Le Cercle européen (1941-1944)
Origine, action et épuration d’une « élite » franco-allemande
p. 143-161
Texte intégral
1Dans l’histoire des interactions entre élites économiques franco-allemandes au xxe siècle, la période de la Seconde Guerre mondiale constitue naturellement un moment exceptionnel. Elle est marquée notamment par la politique de collaboration subie, acceptée ou rêvée par certains Français. L’objectif des nazis se concentrait sur l’exploitation du potentiel français pour leur effort de guerre immédiat, tout en préparant un avenir fondé sur la vassalisation du pays conquis. Pour ce faire, les nazis ont masqué leurs buts, eu recours à une propagande habile impulsée notamment par l’ambassade d’Allemagne à Paris et à des auxiliaires français plus ou moins naïfs ou intéressés. Ils ont favorisé la création de lieux de rencontre et d’influence souvent cités mais peu connus, parmi lesquels figure le Cercle européen encadré par des collaborationnistes mais recrutant largement dans les milieux économiques et leurs élites.
2L’historiographie de la France de Vichy et de la collaboration s’est grandement enrichie depuis la « révolution paxtonienne » en explorant de nombreux aspects, portant notamment sur l’action de l’État français, sa politique antisémite et sur le domaine économique. Pourtant, la collaboration politique demeure de fait très méconnue. La dernière synthèse universitaire1, tout comme les dictionnaires thématiques récents2, renvoient dans ce domaine à des recherches déjà anciennes. En dépit des excellents travaux de Philippe Burrin datant du milieu des années 1980 sur les leaders de la collaboration politique3 et de nombreuses biographies, aucune des grandes organisations collaborationnistes (RNP, PPF, etc.) n’a fait l’objet d’une étude approfondie. De même, les diverses succursales de ces mouvements dont le rôle n’a pas été négligeable restent terra incognita4. Dans ce champ historiographique quelque peu laissé en friche, le Cercle européen, un réseau secondaire mais néanmoins intéressant, s’avère globalement ignoré. Est-ce parce qu’il s’inscrit mal dans un schéma simpliste qui analyse les rapports entre les organisations collaborationnistes dans un champ univoque, celui d’une concurrence exacerbée entre elles pour plaire aux Allemands et se substituer à Vichy ? Tout comme le Comité ouvrier de secours immédiat (COSI), la Ligue de la Pensée française et d’autres organismes, situés à la charnière de la politique et de l’affairisme, il n’a guère attiré l’attention car il n’entre pas dans ce cadre conceptuel. Seul, à notre connaissance, Bernard Bruneteau, spécialiste d’histoire intellectuelle et politique, s’est intéressé à ses activités et surtout à ses discours5.
3Sans accorder une importance excessive à ce club « élitiste », il est possible ici de l’inscrire dans un temps moyen des tentatives de rapprochement franco-allemandes au début du xxe siècle. Nous préciserons ce faisant sa fonction de lieu de rencontre, sur une base certes « européenne », mais à la manière nazie. Après une présentation du Cercle, de ses promoteurs, de leurs positionnements politiques, cette contribution s’intéressera aux acteurs français et à leurs particularités politiques. Puis, à partir d’une analyse sociobiographique6 des membres français se concentrant surtout sur les milieux économiques, sera questionnée la réalité de ces « élites » qui fusionnent provisoirement des membres des élites traditionnelles et les « nouveaux messieurs » de Vichy et du collaborationnisme. Ils se retrouvent sur le terrain des rapports franco-allemands dans le cadre vicié de la Collaboration, sur fond de renversements et bouleversements des valeurs.
Une organisation collaborationniste héritière du Comité France-Allemagne ?
La fondation du Cercle
4Fondé le 15 juillet 1941, le Cercle européen a été déclaré à la préfecture de police le 7 août suivant, sous la forme d’une association loi de 1901. Il ouvre réellement ses portes, au 92 avenue des Champs Élysées, au mois d’octobre suivant.
5Le Cercle est né de l’initiative de deux hommes. Le premier, Émile Servan, propriétaire des établissements de spiritueux Dubonnet, grand patron qui se pique de politique et penche de longue date vers l’extrême droite, et responsable de l’association Chambre économique française laquelle compte plusieurs centaines de membres. Le second est Hans Kuntze, représentant à la chambre de commerce allemande à Paris et chef de la section économique des services d’Otto Abetz à l’ambassade d’Allemagne. Kuntze a proposé à Servan que la Chambre économique française reprenne son activité dès août 19407. Après une rencontre des deux hommes avec Yves de Faletans, délégué par Fernand de Brinon, un accord est survenu : le futur cercle va faire de la propagande, par des conférences, en faveur de la Collaboration. Mais l’éviction de Laval, le 13 décembre 1940, remet tout en cause. Un mois plus tard, Servan et son vice-président Pierre (?) Guerlais, qui proclament leur fidélité à Pierre Laval, poussent le comité directeur de leur organisme en gestation à se lier au Rassemblement national populaire (RNP) de Déat, où ils prennent des responsabilités dans les commissions économiques. Servan propose alors à Kuntze de fonder un organisme nouveau, qui laisse au RNP et à ses commissions tout ce qui le concerne, pour transformer son propre organisme en « Chambre de propagande économique » dont il définit ainsi la place :
« Son objet serait de contribuer au rapprochement sympathique avec l’Allemagne : presse, radio, conférences, films, documentation, expositions, séances récréatives, voyages d’études, mise en contact de commerçants et industriels des deux pays […] Une telle conception réserve au RNP les discussions doctrinales sur l’économie ou la politique intérieure ; elle permet le rapprochement de bien des Français acquis à la collaboration et qui pourtant ne sont pas mûrs encore pour les solutions annoncées par le RNP. Elle achemine des sympathies, contribue à meilleure compréhension et, sans heurter, quiconque prédispose à une meilleure compréhension en faveur de la Révolution profonde qui commence8. »
6Convaincu de la formation prochaine d’un parti unique, Servan affirme qu’il n’y a rien de plus opportun que de contribuer à des premiers contacts par « un moyen excluant toute discussion politique ». Il ajoute : « Combien d’hésitants saisiront l’occasion d’accourir, par ce truchement, au secours de la politique de collaboration », dès lors que celle-ci apparaîtrait comme devant prendre le dessus. L’élargissement du comité directeur devait se faire en collaboration avec Marcel Déat et Adolphe Anglade. C’est de ce projet pro-RNP et lavaliste que nait le Cercle européen, avec Édouard Chaux pour représenter Déat et Anglade comme représentant de Laval, dont il est un autre très proche collaborateur9.
7Servan, son premier président meurt en février 1942, trois mois seulement après la formation du Cercle. Édouard Chaux, jusqu’alors vice-président, le remplace10. Proche de longue date de Marcel Déat, avec lequel il a rédigé au mitan des années 1930 « un plan français », Chaux passait, si l’on en croit l’un de ses vice-présidents à la Libération, pour « un économiste très avancé et utopiste, un rêveur s’intéressant à mille choses et [qui] tentait sans y parvenir [à] les mener à bien11 ». Il se trouve à la confluence des milieux industriels, politiques, intellectuels et techniciens. L’homme a aussi une longue expérience de la gestion de salles de prestige : il a été le fondateur du Lido et a dirigé le cercle Fantasio à Montmartre12. Il fournit un local au Cercle grâce à ses liens dans les milieux des jeux et à son ami Raoul Devort, propriétaire du Cercle Gaillon, qui cherche une occasion de l’utiliser alors que les salles de jeux sont désormais interdites13. Cet établissement de luxe, situé au 92 avenue des Champs Élysées, a souvent animé la chronique judiciaire depuis sa naissance… et continue à le faire après la guerre, sous le nom de « Cercle Wagram ».
8Édouard Chaux négocie la création de l’association grâce à des personnalités de l’ambassade d’Allemagne14. Des lettres de remerciements et des cartes de membres données gratuitement permettent de cerner un certain nombre de responsables allemands qui ont favorisé cette fondation, au premier rang desquels Otto Abetz. Le Cercle demeurera sous leur contrôle permanent : les demandes d’adhésion exigent le parrainage de deux membres, puis sont soumises à l’accord des autorités de l’ambassade.
9Le conseil d’administration comprend six membres. Le pouvoir réel est assumé par le président Édouard Chaux et Jean Valby, le secrétaire général, auquel est associé Marcel Honoré en 1942. Les vice-présidents sont Alfred Bonnet et Victor Levy-Courrière, remplacés en 1943 par l’anarchosyndicaliste Charles Dhooghe et par l’industriel Charles Pelabon.
10L’association a compté durant ses trois années d’existence certainement plus de deux mille15 membres, en comptant les adhérents étrangers. Nous en avons identifié à ce jour plus des deux tiers, 1 246 Français et environ 200 Allemands, « Européens » et autres étrangers, généralement des pays alliés de l’Allemagne ou neutres. Les fichiers et bulletins d’adhésion, saisis à la Libération, ont été dispersés dans les dossiers personnels conservés dans différents fonds policiers et judiciaires16.
Un lieu de rencontre franco-allemand, sous le signe de la collaboration
11Il est inutile d’épiloguer sur le caractère collaborationniste du Cercle et sur son fond idéologique raciste et antisémite, même s’il a été nié par ses promoteurs durant leurs procès à la Libération. L’association porte le sous-titre parlant alors de « comité de collaboration économique et culturelle européenne ». Ses statuts sont rédigés à la fois en français et en allemand. Son objet officiel est double. D’une part, « constituer un centre de documentation et de collaboration en vue de l’organisation rationnelle de l’économie européenne ». D’autre part, « réunir dans un cadre social et […] faciliter les contacts entre les écrivains, les intellectuels, les économistes, les industriels, les commerçants, les techniciens appartenant aux diverses nationalités de l’Europe ». Le Cercle se veut donc à la fois lieu de réflexion, voire de recherche scientifique, et lieu de rencontres internationales, rassemblant en priorité des Français et des Allemands.
12Notons au préalable que les adhérents du Cercle doivent certifier sur l’honneur « ne pas être de race juive » et s’engager à « ne présenter ou inviter au Cercle européen aucune personne de race juive ».
13L’appui militaire au régime nazi est revendiqué sans ambiguïté. Le 14 juillet 1942, une conférence en présence « des plus hautes autorités des deux pays17 » traite de la question de la participation de la France à la défense de l’Europe. Marcel Déat est l’un des principaux orateurs. Le vieux syndicaliste anarchiste Charles Dhooghe y déclare que la France défaite se devait de faire l’effort nécessaire en vue d’envoyer ses ouvriers travailler en Allemagne, si elle voulait être admise à participer à la défense et à la reconstruction de l’Europe nouvelle où elle serait intégrée18.
14Les correspondances avec les autorités allemandes et les proclamations des responsables du Cercle sont elles aussi révélatrices d’une complicité totale avec l’Occupant. Par exemple, le 10 février 1943, au lendemain de la défaite de Stalingrad, Chaux et Valby communiquent au professeur Grimm un texte adopté par le conseil d’administration. Ils assurent au gouvernement hitlérien s’associer « pleinement au deuil du peuple allemand ». Ils saluent « avec émotion et avec respect les héros allemands et européens qui sont tombés et qui tombent pour le salut de la civilisation occidentale19 ». L’ambassade remercie sept semaines plus tard les membres du Cercle.
15Par-delà ces proclamations publiques, les responsables du Cercle entretiennent avec des dirigeants nazis une connivence permanente, une servilité assumée. Chaux écrit par exemple au conseiller d’ambassade Liebe, de retour du front russe :
« [C’est] avec une grande joie que j’ai appris que vous n’étiez plus dans les lointains de cet affreux pays soviétique, mais que vous étiez maintenant du nombre des gardiens de nos côtes françaises. »
16Il espère le voir venir quelquefois à Paris et qu’il lui fera alors « l’honneur et l’amitié de venir partager mon déjeuner ou mon dîner », lui assurant qu’il sera toujours reçu « avec le plus grand plaisir20 ».
17Des liens personnels anciens expliquent aussi ces rapports.
Une continuité revendiquée avec les anciens milieux franco-allemands et européistes d’avant-guerre
18Tout d’abord, une continuité avec le Comité France-Allemagne est assurée par la présence d’anciens animateurs de celui-ci. Le comité d’honneur du Cercle européen est placé sous le double patronage de l’ambassadeur allemand Otto Abetz et de l’ambassadeur de Vichy, Fernand de Brinon. Tous deux sont d’anciens piliers du Comité franco-allemand. Outre Otto Abetz et d’autres Allemands, on y retrouve au moins une trentaine d’anciens du Comité ; et non des moindres dans le monde de la Collaboration. Côté français, Ernest Fourneau, directeur de l’Institut Pasteur, l’ancien président de l’Union nationale des anciens combattants Jean Goy, ancien député normand et fondateur du RNP, le conseiller de Paris Maurice Levillain (RNP), Jean Montigny devenu membre du Conseil national de Vichy, Stéphane Rivière (dit de Grand Boulogne), qui s’occupait des échanges entre les jeunes commerçants ou employés de commerce français et allemands, le journaliste Georges Suarez, Étienne Fougère, vice-président de la Confédération générale du patronat français en 1936 et animateur du Rotary Club français, et Robert Welland, vice-président du Groupe Collaboration.
19Ensuite, parmi les conférenciers du Cercle sont particulièrement actifs des anciens animateurs des mouvements planistes et européistes. En dehors du président, Édouard Chaux, on note la présence de trois figures majeures de ces cercles : Francis Delaisi21 et les anciens députés radicaux Henri Clerc et Gaston Riou, fédéraliste européen qui a été élu premier vice-président du parti radical et président d’honneur des jeunesses radicales en 1934. On citera encore l’industriel Édouard Vermorel, le spécialiste agricole Charles Braibant, sans oublier des cadres qualifiés alors de « techniciens », tel Barthélémy Montagnon, ancien député de Paris. La continuité des thèmes, rapprochement des élites, coopération et meilleure compréhension entre les peuples européens, ne trompe guère : prôner la collaboration en 1942-1944 n’a pas le même sens que vouloir éviter les conflits avant la guerre.
20Pour autant, le Cercle européen s’avère rassembler des Français aux parcours politiques divers et pas obligatoirement européistes. L’engagement avant-guerre est connu pour environ 130 membres (11 %) qui occupaient souvent des fonctions partisanes importantes. Des itinéraires complexes, à l’instar de celui de Delaisi, brouillent tout éventuel tableau d’ensemble. Soixante-quinze adhérents appartenaient aux extrêmes droites dans toutes leurs composantes et quinze aux différentes droites modérées. À gauche, une quarantaine d’entre eux a, au moins un temps, porté une étiquette socialiste, soit SFIO (35) ou USR (20 dont 13 au moins viennent de la SFIO), une dizaine étant passée par le PCF – souvent abandonné de longue date – et 32 ayant été apparentés aux « divers gauche » (de l’anarchiste Charles Dhooghe à Gaston Bergery, en passant par le trotskiste Henri Molinier, le radical Gaston Riou ou l’inévitable Anatole de Monzie, par exemple).
21Pourtant, l’immense majorité des adhérents ne semble pas avoir eu d’activité politique repérée avant l’Occupation par les autorités policières ou judiciaires. De fait, le Cercle hérite de réseaux anciens mais il s’inscrit totalement dans les combats et réseaux de cette période. Aussi s’y côtoient des milieux collaborationnistes et vichystes, mais aussi des occupants et d’autres « européens » sous contrôle et, enfin, des personnalités diverses parmi lesquelles de nombreux agents économiques non engagés politiquement. Intéressons-nous d’abord aux milieux politiques
Un lieu neutre de rencontre entre rivaux collaborationnistes et vichystes ou un instrument du RNP ?
22La guerre facilite une radicalisation ou, pour le moins, une plus grande visibilité des engagements. Au moins un quart des membres français du Cercle repérés à ce jour sont des collaborationnistes actifs en politique ou dans des organismes engagés au service des nazis comme le montre le tableau ci-après.
Tableau 1. — Engagements multiples au service des nazis des membres du Cercle.
| Partis collaborationnistes | ||
| Rassemblement national populaire | 132 | dont 35 membres de la direction nationale (MSR-RNP exlus) |
| Parti populaire français | 67 | dont Doriot et 10 autres membres de la direction nationale et 11 ex-MSR |
| Groupe Collaboration | 49 | dont Alphonse de Châteaubriant, Robert Weilland, Ernest Fornairon, René Pichard du Page |
| Mouvement social révolutionnaire | 39 | 1 seul membre de la direction nationale El Maadi du Comité nord-africain |
| Parti national socialiste français | 8 | Aucun dirigeant |
| Francisme | 7 | Deux membres de la direction nationale ; dont Paul Laffite (secrétaire) |
| Ligue Française | 5 | dont le président (Costantini) et Albert Rose (secrétaire) |
| Agents allemands | ||
| Abwehr et autres services secrets | 26 | |
| SIPO-SD (dite Gestapo) | 20 | |
| Autres collaborationnistes | ||
| LVF | 22 | dont le général Puaud et Guy Servant |
| COSI | 20 | dont son président (Mesnard), son secrétaire général (Auriac), 10 membres de la direction nationale |
| Organisations antisémites | 42 | dont 10 IEQJ, CGQJ, Amis antijuifs, Ethnie Française, Journalistes antijuifs, etc. |
| Milice Française | 17 | |
| Comité d’action antibolchevique | 6 | dont Paul Chack |
23Le RNP est, de très loin le parti le plus représenté dans notre échantillon. Il est suivi par le PPF, le Groupe Collaboration, puis le MSR, respectant, hors la place du RNP, la hiérarchie des partis collaborationnistes. Les petits mouvements collaborationnistes arrivent loin derrière. On note ensuite l’importance d’autres engagements non moins concrets comme agents des services secrets allemands ou des différents services de sécurité (SIPO-SD, SS, Gestapo, etc.). On remarque encore l’importance des engagements dans des organismes antisémites, l’Institut d’études des questions juives (IEQJ), ou des employés du Commissariat général aux questions juives (CGQJ), sans préjuger des administrateurs de biens juifs qui mériteraient d’être recensés.
24Le nombre de multi-engagements collaborationnistes ou d’engagements successifs impose de ne pas additionner ces chiffres. Édouard Longue, cas extrême, a successivement occupé neuf responsabilités en quatre ans, dans trois partis (MSR, JNP, PPF) à la LVF, à l’Institut d’études des questions juives, au journal France-Europe et comme agent du SIPO-SD.
25Néanmoins, si les politiques sont très minoritaires, on trouve au Cercle tout le gratin de la Collaboration. Citons Marcel Déat, Jacques Doriot, Pierre Costantini, le Colonel Puaud de la LVF, Alphonse de Châteaubriant, directeur de La Gerbe et président du Groupe Collaboration. Le comité d’honneur initial est politiquement « ouvert », dans la limite des partis collaborationnistes et des milieux vichystes. Pierre Laval est président d’honneur et plusieurs de ses collaborateurs sont présents et actifs nous l’avons vu. Au premier rang des ministres et hauts fonctionnaires de Vichy figurent le fidèle lavaliste Pierre Cathala, le très collaborationniste Jean Bichelonne, secrétaire d’État à la Production industrielle, sans oublier Abel Bonnard, futur ministre de l’Éducation nationale, Gaston Bruneton, directeur du service de la main-d’œuvre française en Allemagne, l’ex-radical indépendant Gaston Bergery, plume provisoire de Pétain devenu ambassadeur en Turquie, et Jean Berthelot, secrétaire d’État aux Transports et aux Communications. On note, par contre, la faible place occupée par les élus de la Troisième République, peu sollicités il est vrai, mais aussi peu demandeurs. Parmi les autres rares anciens parlementaires, une vingtaine au total, on signalera néanmoins Fernand Bouisson, ancien président de la Chambre des députés.
26Faut-il s’étonner de trouver quelques personnalités de la gauche associative, comme l’ancien responsable de la Ligue de l’enseignement, Léon Douarche, ou l’« abondanciste » et ancien ministre Jacques Duboin22 ? Comme l’anarchiste Charles Dhooghe, ces derniers relèvent du pacifisme. On peut soupçonner dans cette pluralité politique affichée, à dominante collaborationniste beaucoup plus que vichyste, la main de l’ambassade d’Allemagne. Elle n’est pas sans rappeler l’accord passé dans le cadre de la LVF ou la cohabitation faite dans le monde syndical, au COSI et au Secours national. La concurrence entre collaborationnistes n’exclut pas des lieux de cohabitation, le Cercle européen en est un.
27Le Cercle peut être assimilé à un « lieu neutre », concept proposé Luc Boltanski et Pierre Bourdieu qui le définissent comme :
« une entreprise collective, rassemblant dans une confrontation organisée […] des agents qui occupent – souvent simultanément – des positions éloignées dans le champ de la classe dominante et/ou expriment les intérêts attachés à ces différentes positions. L’effet d’objectivité que produit le lieu neutre résulte fondamentalement de la structure éclectique du groupe qu’il rassemble : lieu de rencontre où se retrouvent des gens prélevés dans les différentes fractions […], le lieu neutre impose par sa seule logique le respect des règles de forme que l’on identifie à la “neutralité” et à l’“objectivité”23 […]. »
28À condition, toutefois, de ne pas oublier que cette neutralité dépend de la volonté des nazis et s’inscrit dans un ensemble organisé par eux : les collaborationnistes et les vichystes et ceux qui cherchent la proximité avec le IIIe Reich. Engagé politiquement sans restriction pour la collaboration avec les nazis sur la base de l’exclusion des juifs et démocrates, l’adhésion au Cercle permet dans le cadre limité de son local luxueux la fréquentation et la confrontation pacifiée de tendances antagonistes à l’extérieur. C’est un lieu de sociabilité et de rencontre autour de personnalités allemande où se diffusent les thèmes « européens », s’échangent des concepts et des carnets d’adresses. Les membres peuvent s’y faire connaître des occupants, leur être présenté et nouer des affaires. Il existe toutefois des exceptions notables, certains membres démissionnant, car ils n’acceptent justement pas de jouer les règles de ce « lieu neutre », probablement par sectarisme ou par ambitions personnelles. On citera le cas de Jean Mamy, dit Paul Riche, antisémite et antimaçon obsessionnel. Il a intégré le Cercle en décembre 1941, mais en démissionne en 1943, après avoir dénoncé Chaux dans L’Appel, comme ayant été conférencier dans une loge maçonnique. Ancien vénérable de la loge Ernest Renan, cinéaste et acteur, il est l’auteur du film antimaçonnique Forces occultes24. Il fustige « ce petit monde, affairiste et politicien » qui boit ensemble l’apéritif « au Cercle élyséen Hiram ». Il revendique alors sa liberté de critique sans compromission et sa solidarité avec le commandant Costantini et son « camarade de combat » Henry Coston25. Autre démissionnaire célèbre, Céline, qui a accepté de figurer au Comité d’honneur, puis a fait retirer son nom le 15 mai 194326. Le Cercle se retrouve alors rattrapé par les vieilles haines et des conflits du moment caractéristiques de ce monde de la Collaboration politique et intellectuelle.
29Formellement indépendant et ouvert, le Cercle est animé en fait par des responsables du RNP, parti pour lequel il constitue une succursale et une ressource réelle après la scission avec le MSR. Tous les membres du conseil d’administration appartiennent au Rassemblement. Édouard Chaux président, Jean Valby secrétaire général, Alfred Bonnet et Victor Levy-Courrière vice-présidents, Maurice Jeannin s’occupant de la trésorerie. Une femme, Margueritte Germain, est secrétaire administrative. Les vice-présidents sont remplacés en 1943 par l’anarchosyndicaliste Charles Dhooghe, et par l’industriel Charles Pelabon. Le pouvoir réel est assumé par Chaux et Valby, nommés par le conseil d’administration à un « Comité de direction », auquel est associé Marcel Honoré, comme secrétaire général, en 1942. Par ailleurs, les membres du RNP semblent fournir l’essentiel des parrainages qui permettent d’entrer dans l’association. Témoignage encore de cette omniprésence du RNP lors de la fondation du Cercle, le fait que les chefs du MSR avec lequel la scission vient de se faire, sont pratiquement les seuls à ne pas être présents, ni parmi les responsables ni parmi les membres du Cercle.
30Mais le recrutement du Cercle dépasse largement la limite des partis collaborationnistes, s’élargissant à des élites qu’il importe de préciser.
Sociologie d’une élite
Le recrutement du Cercle
31Les professions de 1 034 adhérents français sont connues. Leur répartition s’établit ainsi (graph. 1).
32Le Cercle, on le voit, ne parvient que partiellement à répondre à son objectif premier officiel : « faciliter les contacts entre les écrivains, les intellectuels, les économistes, les industriels, les commerçants, les techniciens appartenant aux diverses nationalités de l’Europe ».
33La première place revient en effet au monde de l’entreprise auquel il est possible d’inclure les cadres, dont une partie semble en service commandé par leurs sociétés, suivi par les professions libérales. La distribution des diverses sous-catégories au sein des indépendants permet de distinguer de fortes concentrations (graph. 2).
Graphique 1. — Les catégories professionnelles des membres du Cercle européen.
Graphique 2. — Répartition par branche des membres des chefs d’entreprise du Cercle européen.
34Les industries essentielles pour l’économie de guerre allemande (métallurgie, mécanique, électricité, chimie) tiennent la première place. En second, on retrouve le secteur du ravitaillement, puis d’autres non moins importants en cette période : matières premières, énergie et textile. On remarque encore l’importance des entreprises du luxe (avec notamment des parfumeurs, des soyeux lyonnais et de nombreux patrons des champagnes et alcools) et le monde de la Finance. Seule une étude approfondie, supposant une recherche sur la taille des entreprises, permettrait de voir la part réelle du grand capitalisme. Mais on est frappé par l’absence des grands capitaines de l’économie française Renault, Peugeot, de Wendel, etc., même si sont présents le maître de forges, Amidieu du Clos, administrateur de Krupp France, le métallurgiste Maurice Olivier, Gabriel Cognacq, directeur de la Samaritaine et du Secours national, Gaston Moyse, spécialiste en locotracteurs, ou les représentants des alcools et du Champagne (Dubonnet ou Melchior de Poligny, responsables de la maison Mumm) et de l’univers de la mode (Nina-Ricci et Chanel pour ne citer qu’eux). Parmi les figures patronales intéressantes, notons encore la présence d’Henry Toulouse, vice-président et fondateur du Centre national des jeunes patrons qui « s’épanouit clairement dans les premières années de l’Occupation27 ».
35À l’inverse, les milieux de la culture et de la propagande s’avèrent surreprésentés. Les écrivains, journalistes (auxquels nous avons associé les publicitaires), éditeurs, tiennent une place de choix au Cercle. Pas moins de 28 d’entre eux figurent d’ailleurs dans le comité d’honneur. On citera Jean Luchaire, Abel Bonnard, Louis-Ferdinand Céline (qui prétendra avoir été inscrit d’office), Paul Chack, Alphonse de Châteaubriant, Guy Crouzet, Eugène Gerber, directeur de Paris-Soir puis des Nouveaux Temps, José Germain, Abel Hermant. Ils côtoient d’autres plumes de la Collaboration, comme Dominique Sordet, Georges Prade des Nouveaux Temps ou José Germain. Des absences n’en sont pas moins remarquables là aussi, même dans le petit monde des collaborationnistes : Robert Brasillach, Jacques Chardonne, Pierre Drieu la Rochelle, Marcel Jouhandeau, ou parmi les pacifistes, Jean Giono n’ont pas été repérés. Notons enfin que les polémistes et les caricaturistes sont mieux représentés que les écrivains célèbres. Les artistes et les avant-gardes d’avant-guerre sont pratiquement absents, sauf pour quelques figures de la collaboration ou des égarés28.
36La fonction publique – des enseignants aux hauts fonctionnaires – compte peu de membres. On trouve dans notre échantillon dix-sept enseignants, dont Déat et son fidèle Georges Albertini, le directeur du collège Chaptal, spécialiste de Nietzsche et six enseignants du supérieur ; mais aussi une dizaine de militaires dont Puaud de la LVF, sept policiers, comme Charles Detmar, chef de la police anticommuniste (SPAC), deux conseillers d’État, le caissier général de la ville de Paris, etc.
37Notons enfin que les femmes ne représentent que 10 % des effectifs connus (121 repérées), dont un tiers sans profession. C’est moins que dans les mouvements collaborationnistes semble-t-il. Il s’agit pour ces dernières essentiellement d’épouses de membres du Cercle. Les couples s’avèrent peu nombreux. Il est vrai que la cotisation demandée est conséquente pour deux. Les passionnés des complots relèveront les noms de Jeanne Canudo et de quelques occultistes, comme la très nazie Geneviève Zaepffel ou la journaliste astrologue dite « Odette Thierry ».
Quelles élites composent le cercle ?
38Le Cercle européen est indiscutablement élitiste, ou plutôt sélectif. La cotisation élevée explique partiellement ce point. Elle est de 1 000 puis 1 200 francs par an pour les habitants de la région parisienne, soit pratiquement l’équivalent d’un mois de salaire d’un policier parisien débutant par exemple, de 500 puis 600 francs pour les provinciaux ou de 150 ou 200 francs par mois pour les « passagers ». À cela s’ajoute un droit d’admission de 50 francs. Même si les avantages en nature – le rapport qualité/prix du restaurant qui ne connaît pas les restrictions – ou en termes de relations, compensent partiellement ce coût, le Cercle pratique une sélection sociale drastique29. Celle-ci est partiellement contrebalancée par des adhésions à un tarif réduit (150 puis 200 francs) pour environ 10 % des membres choisis par Chaux et Valby. En profitent principalement des cadres du RNP, des syndicalistes et des journalistes.
39Une caractéristique de ces « élites » est le poids écrasant des Parisiens vivant à Paris intramuros, soit les deux tiers des membres. Pour le reste, 11 % des adhérents résident dans la petite banlieue – qui correspond alors au reste du département de la Seine – et 5,5 % dans les deux départements périphériques (Seine-et-Oise et Seine-et-Marne). Et seulement 16,50 % en province. Cette domination parisienne conduit à resserrer la focale. Faute d’informations qualitatives pour l’ensemble des adhérents, il est possible d’observer les lieux de résidence de ce petit monde et même de le cartographier (graph. 3).
40L’Ouest parisien et les beaux quartiers dominent totalement notre échantillon30. Ainsi la moitié des adhérents parisiens – soit un tiers de la totalité des membres du Cercle – se trouve concentrée dans les 8e, 16e, 17e arrondissements, ainsi qu’à Neuilly-sur-Seine. En revanche, le nombre des autres résidents diminue graduellement vers l’Est. Les quartiers populaires de l’époque sont relativement absents, notamment les 3e, 4e, 13e ou le 20e arrondissement. Signalons enfin la modicité relative de l’implantation dans le 7e arrondissement, qui semble marquer soit une prudence des hauts fonctionnaires et des élites traditionnelles, de l’aristocratie ou la bourgeoisie ancienne, soit le fait que leur participation n’est pas recherchée. Cette implantation apparaît bien peu conforme – pour le moins – à ce que peut être celle d’un mouvement de gauche. Elle ne correspond pas non plus à l’implantation du RNP qui a joué un rôle central dans la naissance du Cercle.
Fig. 1. — Répartition par arrondissement des adhérents du Cercle européen
41S’il est incontestablement élitiste, le Cercle européen manque donc d’une présence significative des grandes élites économiques – par exemple les grandes fortunes de l’industrie et de la banque à quelques exceptions près –, de la bourgeoisie et des élites provinciales mais encore des élites politiques et administratives traditionnelles. Pour autant, cette sociologie est conforme – par-delà la présence des politiques et collaborationnistes les plus engagés – à la cible visée de longue date par Marcel Déat et ses proches : les classes moyennes et les techniciens (cadres).
Quelles fonctions parapolitiques pour le Cercle européen ?
42Par-delà les visées politiques de l’ambassade d’Allemagne, de Marcel Déat et de Pierre Laval, à quoi sert le Cercle européen ? Les rares auteurs qui l’évoquent, en dehors de Bernard Bruneteau, en font un lieu d’influence, mais sans plus de précision pour les uns, et un simple organisme mondain pour la plupart des autres. L’expression la plus couramment employée est celle de « club31 », voire de « super-club » : « tout collaborateur notoire brigue d’être admis au sein du très fermé Cercle européen, ce super-club des Champs-Élysées, dirigé par Édouard Chaux […] N’y pénètre pas qui veut. Il convient de montrer patte blanche… ou plutôt brune pour demeurer dans la couleur politique du moment. Le gratin de la presse, de la radio, de la politique et de l’économie dirigée y tient ses assises sans crainte de manquer de Dom Pérignon32 ». D’autres ironisent sur « un cercle confiné d’happy few novateurs et très influents33 » ou ses « très mondaines réunions34 ». Les mondanités sont un des aspects de celles-ci, certes, mais non le plus important.
43Le Cercle européen utilise avenue des Champs-Élysées de vastes et luxueux locaux à proximité de nombreux bureaux nazis, mais aussi, par exemple, des bureaux du gendre de Laval et de différentes entreprises. Ils lui permettent de satisfaire à ses trois fonctions principales : un restaurant de très bonne qualité35 – avec une salle de réception et des salons et cabinets aptes à des rencontres plus discrètes –, un lieu de rencontre « européen » – où se côtoient de nombreux Allemands et leurs alliés ou agents – et un organisme culturel dont les membres peuvent suivre les conférences et s’imprégner de la doxa collaborationniste, celle qu’il faut alors connaître pour faire ou maintenir sa place dans ce monde.
44Le restaurant confié par contrat à Louis Causse, un ancien maître d’hôtel de la brasserie Muller prend en charge toutes les dépenses d’entretien et d’usage des locaux, paye les loyers, impôts, assurances et redevances, assure le paiement des traitements et salaires du personnel, à l’exception du secrétariat36. Son succès est indéniable37. Géré par un grand traiteur, les membres savent y trouver une nourriture abondante, raffinée, exempte de restrictions, sans les risques et désagréments habituels des contrôles et des rafles que font courir les restaurants de marché noir. Le vice-président du Cercle, Charles Pelabon, déclarera à la Libération que le restaurant était toujours très fréquenté et qu’il avait l’impression « que la plupart des membres n’étaient intéressés que par le restaurant et ne devaient se soucier des problèmes auxquels M. Chaux s’intéressait38 ». La défense qui minimise l’aspect politique du Cercle est intéressée certes, mais elle n’est certainement pas sans fondements.
45La comparaison avec le Groupe Collaboration, autre lieu de rencontre entre élites diverses, collaborateurs français et allemands, intellectuels et chef d’entreprise notamment, n’est pas sans intérêt. Toléré par Vichy, le Groupe Collaboration est présent en zone Sud mais aussi dans les grandes villes de la zone Nord par un réseau de comités locaux. Le Cercle européen, lui, est lié totalement à son local prestigieux ; il n’a pas de comités locaux et reste, pour l’essentiel, parisien, même s’il accueille les provinciaux de passage39. Le public du Cercle est plus sélectif encore, à l’exception des élites politiques et administratives traditionnelles peu représentées.
46Les motivations idéologiques des adhérents transparaissant dans les informations biographiques collectées à ce jour (policières et judiciaires pour l’essentiel) sont évidemment sujettes à caution. Nos sources nous permettent toutefois de supposer que l’engagement idéologique pro-nazi n’est certainement pas essentiel. Nous l’avons vu, les multipositionnements avérés au service de l’occupant dans cette période sont minoritaires : environ 25 % pour l’ensemble des membres du Cercle.
47Les explications fournies devant la Justice à la Libération par les adhérents ordinaires non multipositionnés s’inscrivent, on s’en doute, dans une stratégie de défense. Il s’agit pour eux de nier un engagement politique ou l’aide professionnelle volontaire aux buts nazis, crimes passibles des articles 75 et suivants du Code pénal. Ensuite d’échapper aux foudres des comités de confiscation des profits illicites. Pour autant, leurs explications ne peuvent être rejetées a priori. Si l’on considère les plaidoyers des industriels et autres professions indépendantes, la catégorie sociale la plus représentée et la plus dotée en pouvoir dans le domaine économique, leurs adhésions au Cercle leur permettaient d’obtenir plus facilement des informations ou des documents indispensables à leurs sociétés, comme des passeports (ils sont au moins une quinzaine à les avoir demandés) ou des bons matières, pour faire tourner leurs entreprises, chercher des commandes pour maintenir une activité afin que l’outil industriel ne soit pas saisi par les occupants et pour maintenir un niveau d’emploi nécessaire pour que leurs ouvriers ne partent pas au STO. On retrouve ici, sans surprise, les explications courantes données pour justifier la collaboration économique. Beaucoup d’accusés pourront arguer à la Libération – attestations à l’appui – qu’ils ont employé clandestinement des réfractaires. Ce qui ne veut rien dire sur leurs engagements idéologiques : on pouvait à la fois être un ardent collaborationniste et vouloir assurer ses intérêts et ses profits en France. Plusieurs évoquent aussi la protection fournie par la possession de la carte du Cercle40.
48On relève, nous l’avons vu, pour les entrepreneurs la part importante de représentants élus de quelques branches ou corporations particulièrement dépendantes des commandes ou des choix du IIIe Reich. Plusieurs d’entre eux ont indiqué avoir adhéré au Cercle européen sur commande de leurs organisations pour veiller aux intérêts de celles-ci. Joseph Jadoul, industriel en machines agricoles, aurait ainsi été présenté par la Chambre économique française. Mais, on observera que le président du conseil d’administration de la Chambre économique française et premier président fondateur du Cercle, Émile Servan, s’est lui engagé autour de la Cagoule puis au MSR et enfin au RNP. Engagements extrémistes et intérêts ne sont pas forcément contradictoires durant cette période.
49Le Cercle, essentiellement parisien, apparaît tourné socialement vers le patronat moyen et les leaders médiatiques du moment ; les journalistes et hommes de lettres comptant pour 8 % du corpus rappelons-le. Politiquement, les hommes des centres sont sous-représentés et, à l’inverse, les extrêmes, et surtout l’extrême droite, surreprésentés. Mais, surtout, il attire une élite intéressée à la Collaboration, de plusieurs manières, avec une influence « mafieuse » qui s’affirme au fur et à mesure que la nature du nazisme et de l’occupant se révèle, jusqu’à la mainmise de l’économie française au service du Reich nazi.
Une épuration limitée
50On ne peut conclure sans évoquer le devenir des membres du Cercle européen à la Libération. Ils semblent avoir été peu – ou pas – poursuivis pour leurs activités dans cet organisme. La simple appartenance à une organisation sans responsabilité dirigeante est rarement poursuivie. Seuls neuf dirigeants font l’objet d’une procédure collective spécifique pour leur direction du Cercle. Tous étaient par ailleurs membres du RNP et pouvaient être poursuivis à ce titre mais aussi à d’autres pour la plupart. Le président Édouard Chaux est condamné en juillet 1946 à une peine de cinq ans d’emprisonnement, 120 000 francs d’amende et à la dégradation nationale, mais il est libéré l’année suivante à la suite d’une grâce présidentielle. Son principal adjoint, Jean Valby, fait l’objet d’une peine un peu moins lourde : trois ans de prison, 25 000 francs d’amende et la dégradation nationale. Un mois et demi plus tôt, un classement avait été décidé par la cour de justice pour les sept autres membres de la direction. Plusieurs ont été ensuite renvoyés – ou avaient déjà été condamnés – en chambre civique. Marcel Honoré se voit infliger cinq ans d’indignité nationale, alors qu’il avait par ailleurs des rapports avec des agents de l’Abwehr et qu’il a parrainé deux de leurs membres éminents41. Le vice-président Alfred Bonnet, également trésorier de Jeune Europe, est lui relaxé par la chambre civique en octobre 1946. Charles Dhooghe, qui assumait d’importantes fonctions dans les organismes collaborationnistes syndicaux – présidence du comité directeur du Centre syndicaliste de propagande, membre du bureau du Front social du Travail – sans oublier ses fonctions au RNP, voit son dossier totalement classé, car il bénéficie d’attestations de responsables de la Résistance de retour de déportation, affirmant qu’il a joué double jeu. La plupart ont pu présenter des attestations témoignant de services rendus pour faire libérer des personnes arrêtées ou menacées de déportation, ce qui a été retenu en leur faveur. Pourtant, cela témoignait aussi de leur entregent auprès des Allemands. Ceux-ci leur fournissaient ainsi des moyens d’influence envers leurs clientèles.
51En tout, 161 adhérents sont passés devant la cour de justice de la Seine et ont souvent été lourdement condamnés. Ainsi, 44 au moins ont été frappés d’une peine de prison ferme par une cour de justice, 21 à des travaux forcés et 10 à la peine de mort. Ont été exécutés, parmi les plus connus, Paul Chack, Jean Luchaire, Jean Mamy (dit Paul Riche), Georges Suarez, mais aussi Charles Detmar, directeur de la police anticommuniste, Richard du même service, puis fondateur de l’« Équipe Médéric » qui tenta de former des « maquis noirs » après la Libération42, Toutefois, ces lourdes condamnations ont été prononcées essentiellement pour d’autres faits : espionnage, répression, propagande, dénonciations, affairisme, participation à des partis politiques collaborationnistes, par exemple. L’appartenance au Cercle européen n’est souvent citée que comme incidente dans les « exposés des faits » produits par les commissaires du gouvernement ; lorsqu’elle n’est pas simplement omise. Pour les poursuites devant les chambres civiques, le croisement de la base de données réalisées par Anne Simonin à partir du dépouillement intégral de ces dossiers pour le département de la Seine43 avec celle des membres français du Cercle repérés à ce jour permet de constater que 158 d’entre eux ont été poursuivis (dont 29 passent devant les deux institutions, chambres et cours civiques). Quelques dizaines de simples adhérents qui n’ont pas été convaincus d’autres formes de collaboration ont, au pire, été frappées d’indignité nationale. Cette peine s’avère grave néanmoins dans des milieux comprenant de nombreux hommes d’affaires et journalistes, car leur condamnation les privait du droit d’exercer leur métier d’administrateur de sociétés, de directeur de presse, etc.44. Ont-ils réussi à rétablir leur situation après l’amnistie ? L’étude sur ce point reste à faire. La plupart des politiques n’ont pas refait carrière et rares également sont, d’après les sondages que nous avons pu faire, les entrepreneurs qui figurent dans le Who’s Who in France qui paraît peu après l’amnistie de 1953.
52Parmi les pistes à poursuivre sur ce sujet encore vierge à ce jour, on citera tout d’abord les recherches sur les membres allemands et leurs alliés du Cercle européen. Si l’on distingue le rôle prépondérant de l’ambassade et d’Otto Abetz, d’autres composantes des « forces d’occupation » fréquentent les salons des Champs-Élysées, notamment les militaires et des membres des services de répression : SS, Abwehr, SIPO-SD. Ils rencontraient ou recrutaient en toute discrétion dans cet univers confortable leurs « honorables correspondants » français. Des recherches plus poussées dans les archives allemandes sont aussi à mener, ainsi que du côté des anciens alliés. L’analyse des dossiers de confiscations des profits illicites pourrait permettre de repérer les avantages retirés par certains membres grâce à leurs affaires avec les occupants, mais repérer les personnes concernées serait difficile dans la mesure où ce sont les entreprises qui sont poursuivies. Ensuite, on devine, en scrutant une série de profils, qu’il faudrait croiser ces données avec les archives de la spoliation des juifs. Au terme d’investigations plus poussées sur les milieux collaborationnistes et ceux de la France de Vichy, des études de réseaux seraient possibles. On remarque ainsi que Chaux a été invité à plusieurs reprises aux « Diners de la Table ronde » au Ritz.
*
53Héritier de milieux franco-allemands de l’entre-deux-guerres, mais produit de son temps, celui de l’Occupation, de la contrainte et du collaborationnisme, le Cercle européen a tenu une place originale, celle d’un « lieu neutre » entre collaborationnistes tout d’abord, puis entre eux et les vichystes, enfin avec les milieux économiques, le tout sous l’égide et le contrôle des nazis. Il a été un lieu d’influence à l’heure où celle-ci s’avérait parfois indispensable pour « faire des affaires », dans cette période où des fortunes se sont provisoirement établies aux dépens de la nation, de la masse de la population paupérisée et des juifs persécutés. Au carrefour entre les différentes formations collaborationnistes, le cercle a peu mordu sur les grandes élites politiques et administratives traditionnelles mais a été un lieu de rencontre convivial et intellectuel entre les forces d’Occupation et une part importante des élites économiques parisiennes et, dans une moindre mesure, culturelles ou médiatiques.
54On peut s’interroger sur l’ombre portée de l’engagement dans le Cercle européen qui semble se limiter à la période de l’Occupation. Faut-il alors relativiser l’importance de ce Cercle ? Être un simple club à la mode réservé à des Happy Few au cœur du monde de la collaboration est-il si anodin ? Il emprunte dans son fonctionnement et son mode de sociabilité bien des traits à d’autres organismes sélectionnant leurs membres, et il est indéniablement inscrit dans une période exceptionnelle. Même si la rupture semble être brutale au moment de la Libération, si l’on ne peut lui distinguer d’héritier direct, les mises à l’écart de ses membres étant une quasi-règle, l’étude de l’épuration de ces milieux doit être poursuivie pour lever toutes les interrogations que pose l’existence même de ce type d’organisation.
Notes de bas de page
1La plus récente est celle d’Azéma Jean-Pierre, Vichy-Paris, les collaborations, histoire et mémoires, Paris, André Versailles éditeur, 2012. Renvoyons à sa bibliographie.
2Broche François et Muracciole Jean-François, Histoire de la Collaboration, Paris, Tallandier, 2017. Voir aussi Broche François, Dictionnaire de la collaboration, Paris, Belin, 2014.
3Burrin Philippe, La dérive fasciste, Doriot, Déat, Bergery, 1933-1945, Paris, Le Seuil, 1986.
4À l’exception d’un travail sur le Groupe Collaboration, Prévotaux Julien, Un européisme nazi. Le Groupe Collaboration et l’idéologie européenne dans la Seconde Guerre mondiale, Paris, François-Xavier de Guibert, 2010.
5Bruneteau Bernard, L’Europe nouvelle de Hitler, une illusion des intellectuels de la France de Vichy, Paris, Éditions du Rocher, 2003.
6Cet article s’appuie sur la base de données que nous constituons concernant les collaborationnistes. Elle intègre à ce jour 1 189 membres français du Cercle européen. À ceux-là s’ajoutent environ 200 « Européens ». Nous remercions Pierre Abramovici pour nous avoir fourni une série de documents issus des archives allemandes du Bundesarchiv Militärchiv de Fribourg, Pol3Ny4.
7Rapport de Servan, conservé dans le fonds de Paul Néraud (Archives nationales, Pierrefitte-sur-Seine, F7/14962). Il contient une « note confidentielle » non datée mais probablement du printemps 1941, concernant des tractations entre les autorités allemandes et Servan.
8Ibid.
9Journaliste, Anglade a partagé des bureaux avec « le président Laval » au 120 avenue des Champs-Élysées. Ils possèdent tous deux des intérêts et des parts dans de nombreuses sociétés et entreprises de radio et de presse, dont des fleurons de l’empire Laval, Le Moniteur du Puy-de-Dôme et dans la Société des eaux minérales de Châteldon, Radio-Lyon dont il était le directeur.
10Archives de la préfecture de police (APP), PJ/32, déposition de Charles Pelabon, 9 décembre 1944.
11Ibid.
12AN, BB18/7109/8BL149F.
13Le Cercle Gaillon qui pratiquait les jeux de hasard depuis 1935 a cessé toute activité en juin 1940, les Allemands ne donnant pas l’autorisation de réouverture. Devort fournit l’essentiel les premiers fonds nécessaires à la mise en marche.
14Principalement Liebe, mais aussi Schleier, Gerstner, Grosse et Kuntze.
15Les Allemands validant les adhésions ont les moyens de contrôler le nombre exact de membres. Le 8 février 1943, Chaux écrit à Abetz « au nom des mille sept cents membres » du Cercle. De nombreux bulletins d’adhésion portent une date ultérieure, cette estimation constitue donc un minimum. APP, 77W1781/111207, dossier Valby, lettres des 9 avril 1942 et 10 février 1943.
16APP, sous-séries BA, GA, 1W, 77W principalement ou des AN dans les dossiers des Cours de justice et chambres civiques de la Seine (notés ici AN, Z6 et Z5).
17Notamment pour les autorités vichystes, le ministre Bichelonne, des représentants des ministres du Travail et de l’Information, des secrétaires d’État aux Communications et à l’Information, du commissariat aux prisonniers, du représentant du préfet de la Seine, du côté allemand, de Rahn, ministre d’Allemagne à Paris, des envoyés de l’ambassade les docteurs Ritte et Boesbeck, mais aussi le représentant du consul d’Italie.
18Cercle européen, La Participation de la France à la défense et à l’organisation de l’Europe. Déclarations de MM. Édouard Chaux, Charles Dhooghe, Maurice Viret, Gaston Bruneton, Préambule de M. Jean Bichelonne, Paris, 1942, 48 p.
19APP, 77W1781/111207, lettre du 10 février 1943.
20Doc. cit.
21Bussière Éric, Dard Olivier et Duchenne Geneviève (dir.), Francis Delaisi, du dreyfusisme à « l’Europe nouvelle », Bruxelles, Éd. PIE Peter Lang, 2015. Voir, dans cet ouvrage, Gilles Morin, « Du Comité de vigilance antifasciste au Rassemblement national populaire, les tribulations d’un collaborationniste sincère », p. 181-198.
22Dard Olivier, « Sortir de la crise par la technique et par la science ? Les réponses de l’abondancisme de Jacques Duboin », L’Homme et la société, 2015/1, no 195-196, p. 127-146. L’abondancisme est un mouvement fondé au début des années 1930, prônant une « économie distributive », envisageant « l’abondance pour tous » par le développement des sciences et des techniques. Duboin a dirigé le « Mouvement français pour l’abondance ».
23Boltanski Luc et Bourdieu Pierre, La production de l’idéologie dominante, Paris, Éditions Raisons d’Agir, Demopolis, 2008, p. 116.
24Voir Coy Jean-Louis, Forces Occultes, le complot judéo-maçonnique au cinéma, Paris, Éditions Véga, 2008 + DVD. Arrêté en août 1944, jugé en 1948, Paul Riche est fusillé le 29 mars 1949.
25L’Appel, 15 avril 1949.
26Céline Louis-Ferdinand, Lettre de prison à Lucette Destouches et à Maitre Mikkelsen (1945-1947), Paris, Gallimard, 1998, lettre XXV.
27Le Bot Florent, « La naissance du Centre des jeunes patrons (1938-1944). Entre réaction et relève », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2012/2, no 114, p. 99-116. DOI 10.3917/vin. 114.0099.
28Sapiro Gisèle, La responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France, Paris, Le Seuil, 2011.
29AN, Z6/250/2960.
30Auxquels on pourrait ajouter leurs prolongements hors de la capitale, de Neuilly à Versailles, avec Le Vésinet, Saint-Cloud, Maisons-Laffitte, Ville-d’Avray notamment.
31Lucand Christophe, Le vin et la guerre : comment les nazis ont fait main basse sur le vignoble, Paris, Armand Colin, 2017.
32Le Boterf André, La vie parisienne sous l’Occupation, Paris, France-Empire, 1997, p. 314.
33Meletta Cédric, Jean Luchaire, l’enfant perdu des années sombres, Paris, Perrin, 2013, note 716.
34Broche François et Muracciole Jean-François, op. cit., p. 221.
35AN, Z6/250, contrat daté du 14 octobre 1941.
36Voir [laurentdingli.com/2017/02/11/prises-dinterets-et-reseau-dinfluence-sous-loccupation/].
37Dès mars 1942 le restaurant s’avère trop petit pour répondre à l’affluence et à partir du 1er avril, le nombre d’invités extérieurs des sociétaires est limité. Chacun dispose de six invitations individuelles par mois. En 1944, il devra s’adapter à la réglementation générale et fermer deux jours par semaine.
38APP, PJ/32, déposition de Charles Pelabon, 9 décembre 1944.
39Prévotaux Julien, op. cit
40Par exemple, APP, 77W1944/329340, interrogatoire de Louis Lefrançois du 11 octobre 1945.
41André Brécé et Jean Petit, dit Védrines ou Bernard de Bréval.
42Berlière Jean-Marc, Polices dans la France des temps noirs, 1939-1945, Paris, Perrin, 2018 (notices SPAC, SRMAN, l’Équipe). Il n’existe pas à ce jour de base de données des condamnés en cours de justice. Cette estimation ne peut qu’être revue à la hausse.
43Nous remercions Anne Simonin de nous avoir communiqué cette base de données.
44Sur les effets des interdictions, voir Simonin Anne, Le déshonneur dans la République, une histoire de l’indignité, 1791-1958, Paris, Grasset, 2008.
Auteur
Docteur en histoire, est chercheur associé au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains de l’université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne. Membre du comité de rédaction de la 20 & 21. Revue d’histoire, ses travaux portent sur l’histoire politique et sociale de la France au xxe siècle. Il a codirigé une douzaine d’ouvrages, parmi lesquels, avec Noëlline Castagnez, Le Parti socialiste d’Épinay à l’Élysée (Presses universitaires de Rennes, 2015), et il prépare un livre sur le « Rassemblement national populaire et les mouvements collaborationnistes au service des nazis ».
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