Régulation du marché et intérêts politiques

3On sait encore peu de choses de l’histoire de la CCI pendant l’entre-deux-guerres1. Cette lacune pose question étant donné la faveur actuelle de l’histoire globale et des relations internationales, mais aussi étant donné les caractéristiques principales de l’histoire du commerce. Le commerce de marchandises est étroitement lié à des formes institutionnalisées de transaction. Contrairement à ce que suggère l’image classique d’un libre-échange entre des partenaires commerciaux indépendants, les échanges commerciaux nécessitent un terrain constitué et défini par des accords et des réglementations. En effet, selon l’image libérale classique, le mécanisme de régulation des prix sur le marché devrait amener les acteurs économiques à se concentrer sur les produits qu’ils peuvent produire et échanger à moindre coût. Du fait de la variété des configurations locales, ce mécanisme devrait conduire automatiquement à une division internationale du travail, permettant d’augmenter la production et le niveau de vie2. Cette perspective ne prévoit pas l’institutionnalisation de la représentation des intérêts entrepreneuriaux – la main invisible du marché était censée agir précisément grâce à son invisibilité. Un tel marché libre n’a jamais existé en réalité, non seulement à cause de la persistance de barrières douanières, mais également parce que la variété des entreprises engendre une hétérogénéité des systèmes de transports, des formes de pièces de machines ou des modèles de contrats commerciaux. Seul le développement de standards internationaux offre dans ces conditions une possibilité de réduire les frais de transactions et les barrières commerciales. En pratique, cela signifie que les industriels doivent se tenir à des règles négociées en amont. Dans le domaine des relations économiques internationales se répète ainsi le paradoxe bien connu selon lequel la liberté n’est possible que sur la base de sa régulation. La création de la CCI en 1919 a ainsi été liée au constat que les intérêts individuels des acteurs du marché seuls n’amènent pas à une augmentation des échanges internationaux, mais qu’il faut pour cela une instance de représentation des intérêts.

4La période à laquelle cette idée s’est concrétisée ne relève pas du hasard et attire notre attention sur le fait que la tentative de promotion du commerce de biens par le biais d’une régulation internationale du marché est étroitement liée à des intérêts politiques. Outre la constitution de circuits économiques, une deuxième dimension entre ici en jeu. La création de la CCI après la Première Guerre mondiale, en juin 1920, part d’une initiative étatique française : le ministre du Commerce et de l’Industrie Étienne Clémentel a encouragé les associations patronales à fonder une organisation internationale privée visant à la représentation de leurs intérêts3. La conviction française quant à la nécessité d’une coordination économique est liée à la question de la position européenne dans l’économie mondiale. La Grande Guerre a permis aux États-Unis de devenir la première puissance économique mondiale, alors que le développement économique de l’Europe est handicapé par les dettes de guerre, les mesures de reconstruction et les nombreuses frontières nouvelles. En Europe, les entrepreneurs sont encore affairés à démilitariser leurs sociétés au moment où la concurrence américaine menace d’inonder le marché européen de ses marchandises4. La France n’est alors pas la seule à chercher des possibilités d’améliorer sa situation économique. Le fait que Paris devienne le siège principal de la Chambre et que le président du Conseil des ministres Alexandre Millerand préside en partie le congrès d’inauguration indique déjà que la création de la CCI est conditionnée par des intérêts gouvernementaux relevant de l’économie extérieure. Cette corrélation est également soulignée par l’organisation pratique du travail en son sein : dans ses organes majeurs, le comité exécutif et le conseil, des délégations nationales représentent les intérêts entrepreneuriaux de leurs pays respectifs. Le lien entre les intérêts économiques privés et étatiques a ainsi pour conséquence que la CCI a moins provoqué une internationalisation directe des entreprises qu’elle n’a conduit à un élargissement du rayon d’action des associations patronales nationales, qui régissent en effet les délégués de leurs pays respectifs5. Ceux-ci interviennent dans un espace déterminé autant par les intérêts et les coordonnées de relations économiques que politiques.

5Dans cette perspective, la CCI a le potentiel d’assumer pendant l’entre-deux-guerres la fonction d’une politique étrangère néocorporatiste, c’està-dire d’un espace d’interaction entre institutions étatiques et de l’économie privée, résultant de l’importance croissante des échanges commerciaux extérieurs et de la délégation progressive de fonctions de politique étrangère aux représentants de l’économie6. Philippe Schmitter emploie le terme de « néocorporatisme » pour désigner cette intégration d’organisations professionnelles privées dans l’organisation des tâches étatiques. Il juge ce développement compatible avec une organisation démocratique, à condition que les organisations privées aient émergé de manière indépendante et maintiennent une autonomie visible vis-à-vis de l’État7. Dans cette acception, le terme de néocorporatisme peut sembler inadapté pour les années 1930, dans la mesure où les régimes autoritaires au pouvoir dans de nombreux États européens cherchent à mettre sous leur coupe les associations de la société civile. Je propose cependant de dépasser la définition restrictive de Schmitter : il me semble en effet que le contexte des années 1930 n’a fait que stimuler la politique étrangère néocorporatiste8. La politique d’armement du régime national-socialiste a renforcé la CCI dans son rôle de façonnement des relations économiques par le biais des représentants des entreprises eux-mêmes. Après 1933, les délégués français et allemands notamment assument une fonction quasi étatique en tant que représentants des intérêts entrepreneuriaux ; les gouvernements reconnaissent dans la CCI une instance permettant de faire avancer leurs intérêts en matière de politique étrangère. Les représentants de l’économie des deux pays utilisent alors cette situation pour consolider une forme de coordination économique spécifique, celle des ententes internationales. Cette forme de coordination ne fait pas l’objet d’un contrôle étatique, mais est conceptualisée comme une autogestion de l’économie privée. Il faut alors expliquer cette situation paradoxale, ou du moins en apparence : comment a-t-il été possible aux représentants des intérêts économiques, grâce à leur prise de fonction dans le domaine de la politique extérieure, ce au travers même de l’État, de concevoir et de mettre en œuvre une forme non étatique de coordination économique franco-allemande ?

Débuts et difficultés d’un libéralisme organisé

6Après avoir fait l’expérience de l’économie dirigée pendant la Grande Guerre, beaucoup d’hommes politiques et d’entrepreneurs en France comme ailleurs croient nécessaire un retour au libéralisme économique et au commerce international, sans pour autant souhaiter par là un retour au laisser-faire du xix^e siècle. Clémentel parlait en ce sens d’un « libéralisme organisé9 ». Ce terme ne correspond certes pas à une position généralement acceptée, mais tout de même à la conviction répandue que le réaménagement et l’extension des relations économiques internationales après la guerre nécessitent une forme spécifique d’organisation10.

7C’est justement là où la CCI représente une nouveauté importante : on reconnaît par son existence même que les échanges sur le marché mondial ne suffisent pas par eux-mêmes à permettre la liberté du commerce mondial. Il n’y avait pas eu de forum permanent pour la coordination internationale de l’économie privée avant 1914. La CCI semble maintenant offrir à ses membres la possibilité d’améliorer les conditions de circulation internationale des marchandises en s’accordant sur des règles commerciales communes. Au départ, seuls les États membres de la Société des Nations (SDN) pouvaient adhérer à la CCI, c’est pourquoi les associations et entreprises allemandes ne s’y rallient qu’en 1925. Peu avant leur adhésion, un rapport de la Fédération allemande des chambres de commerce et d’industrie (DIHT) souligne : « Il n’y a guère de question de politique économique d’envergure internationale qui n’a été examinée en détail par les organes de la CCI. Nous nous contenterons de nommer ici les problèmes suivants : l’uniformisation du droit cambial et bancaire, du droit maritime, de la statistique économique, des formalités douanières ; la suppression des dispositions d’entrée et de sortie du territoire […] Une grande valeur étant attachée aux travaux de la CCI à l’étranger, on peut en déduire qu’elle est à même d’enregistrer des succès pratiques considérables11. » Dans les années 1920, des coopérations entre la CCI et la section économique de la SDN voient le jour, notamment dans le cadre des préparatifs de la conférence économique mondiale à Genève en 1927 ; des membres bien connus de la délégation participent en outre à l’élaboration du plan Dawes12.

8Si la CCI engendre, d’une manière générale, l’espoir d’un nouveau consensus au sein des échanges commerciaux internationaux, il reste à clarifier l’ampleur de la coordination ainsi que les domaines commerciaux et les régions à y soumettre. Plusieurs opinions se font face à ce sujet, représentées au conseil de la chambre par, d’un côté, la délégation française, et, de l’autre, celle des États-Unis. Dans la première, selon le président de la Confédération générale de la production française René-Paul Duchemin, un industriel à lui tout seul ne pourrait pas surmonter ces changements structurels de l’après-guerre dans l’économie européenne. Il plaide ainsi pour renforcer les ententes entre industriels d’une même branche, seule manière de sécuriser l’existence d’une large gamme d’entreprises et donc d’assurer le fonctionnement du marché. Mais cette proposition se heurte à de fortes oppositions venant surtout des délégués nord-américains. Dans leur optique, élargir les ententes entrepreneuriales ne revient pas à faciliter, mais bien à entraver les relations commerciales internationales13.

9Cette opposition au sujet de la forme de la coordination est directement liée à la polémique sur la priorité régionale que doivent accorder les travaux de la CCI. Pour des raisons évidentes, pendant l’entre-deux-guerres, celle-ci n’était pas à proprement parler globale ; elle est dominée par les délégations entrepreneuriales d’Europe de l’Ouest et des États-Unis. Parmi les présidents de la Chambre, on ne compte aucun représentant d’Amérique latine, ni même des anciens empires coloniaux européens. Du point de vue de nombreux délégués d’associations entrepreneuriales européennes, cette situation est également justifiée par le fait que les problèmes économiques de l’Europe de l’après-guerre constituent la mission prioritaire de la CCI. L’économie européenne est considérée de ce point de vue comme un moteur de l’économie mondiale, ce jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, et il est inconcevable, notamment pour les membres européens, qu’un retour de la croissance économique puisse avoir lieu sans le rétablissement de l’espace économique européen. Eduard Hamm, secrétaire général de la délégation allemande, déclare ainsi : « La foi en une communauté européenne plus soudée constitue un puissant moteur pour les travaux de la CCI. Il s’agit ici de la prochaine étape et c’est là que nous devons appliquer ses principes de toute urgence14. » Bien entendu, ce point de vue ne reçoit pas l’approbation générale des membres non européens et, durant les premières années de la CCI, les divergences sur cette question amènent les entrepreneurs européens à se demander si leurs intérêts ne seraient pas mieux défendus au sein d’une institution exclusivement continentale. La possibilité de fonder une telle association avait déjà été envisagée lors de la Conférence économique mondiale de 1927 à Genève. Lors d’une réunion conjointe avec le secrétaire général du département économique de la SDN en 1929, les parties française et allemande se demandent ouvertement si l’échange direct entre les partenaires commerciaux européens ne serait pas plus fructueux au sein d’une nouvelle organisation15.

10Ces débats s’intensifient durant la crise économique mondiale. L’abandon de l’étalon-or par la Grande-Bretagne et les États-Unis, la régulation des devises en Allemagne et l’introduction de quotas d’importation stricts en France au début des années 1930 créent un climat international qui affecte la CCI. La question posée au sein du conseil d’administration quant à la direction à suivre en vue de la Conférence économique mondiale soulève d’importants désaccords. Auparavant, les délégations britannique et américaine ont déjà exercé des pressions sur la délégation française afin qu’elle soutienne la fin des réparations réclamées à l’Allemagne, en raison de la crise économique mondiale16. Ainsi, le nombre de sociétés membres de la CCI recule en Allemagne au début des années 1930, et ce pas seulement à cause de la situation économique difficile qui incite à économiser la cotisation. L’échec des négociations au niveau intergouvernemental et à d’autres niveaux ont aussi considérablement renforcé l’impression générale selon laquelle une entente internationale d’ordre économique a peu de chance d’aboutir17.

Un nouvel espace d’interaction

11Cette configuration change après 1933, en particulier du fait des conditions résultant des projets d’armement nazis. Pour la délégation allemande, la CCI prend alors une importance nouvelle en peu de temps. Alors que le régime nazi met fin à la présence allemande à la SDN tout comme au Bureau international du travail à Genève18, le groupe allemand auprès de la CCI reste une organisation indépendante et continue à participer au travail de différentes commissions ainsi qu’aux congrès ayant lieu tous les deux ans. Quelques opposants bien connus au nazisme comme Eduard Hamm quittent leurs postes, mais une grande partie de la délégation allemande reste en place, à l’instar du président du groupe, Abraham Frowein, de son représentant permanent à Paris, Gerhard Riedberg, et du président de l’importante commission pour l’organisation de la production et des marchés, Clemens Lammers. La continuité sur le plan personnel et organisationnel s’accompagne d’une augmentation rapide du nombre de membres. Dès 1934, les départs et nouvelles adhésions en Allemagne s’équilibrent. Les effectifs s’accroissent ensuite principalement du fait de l’adhésion d’entreprises individuelles. Si l’on compare le nombre d’admissions avec celui d’autres pays, on constate une hausse inhabituelle en Allemagne. On compte près de 370 sociétés membres jusqu’en 1937, ce qui représente un doublement par rapport à 1933. Les associations et entreprises allemandes constituent ainsi le groupe le plus important après les États-Unis19.

12Cette croissance significative s’explique, d’une part, par les intérêts de l’État, d’autre part par des intérêts privés. Contrairement à ce que suggèrent les déclarations propagandistes des dirigeants nazis, les responsables sont pleinement conscients de ne pas pouvoir se préparer à la guerre de manière autarcique et de rester largement tributaires du commerce extérieur : les importations de matières premières essentielles tout comme les exportations pour les financer représentent des conditions nécessaires à la réussite des projets d’armement20. De nombreuses entreprises en Allemagne ne se détournent pas du commerce international dans ce contexte. Elles se souviennent des énormes difficultés rencontrées après 1918 pour reprendre les relations interrompues par la guerre avec les anciens partenaires commerciaux. Même celles qui ont encore des carnets de commandes remplis grâce aux commandes publiques d’armement veulent garantir la rentabilité future de leurs investissements dans de nouvelles machines grâce à des débouchés commerciaux à l’étranger21. En conséquence, les domaines étatiques et de l’économie privée se sont retrouvés plus liés qu’auparavant, même si les intentions des deux côtés ne coïncident pas complètement. Ce changement de constellation a eu un effet sur le rôle de la CCI et influe de différentes manières sur la fonction même des représentants économiques allemands.

13Du côté des officiels français, on prend également acte de l’engagement des représentants du secteur privé en faveur d’une coopération économique, notamment dans un cadre franco-allemand. Deux facteurs influencent particulièrement ce développement. Initialement, le gouvernement français n’a pas suivi la tendance internationale engendrée par la crise économique mondiale et a maintenu le franc au cours défini de l’étalon-or. La dévaluation monétaire simultanée en Grande-Bretagne et aux États-Unis a détérioré considérablement la situation des exportateurs français au sein du commerce international. L’Allemagne constitue une exception à cet égard car, du point de vue du président de la Reichsbank Hjalmar Schacht, les possibles désavantages d’une dévaluation du Reichsmark prédominent. Dans le même temps, la demande allemande en matière d’armement s’amplifiant, les exportations françaises vers l’Allemagne augmentent d’environ un tiers entre 1934 et 1935, contrairement aux ventes enregistrées sur d’autres marchés d’exportation22. Du côté des entreprises françaises, on observe alors un vif intérêt à renforcer les relations commerciales bilatérales. Parallèlement, le gouvernement français espère pouvoir se servir de ces relations économiques pour atténuer les dangers de l’armement militaire en Allemagne. Cette idée a déjà été formulée avant 1933 par Aristide Briand à l’époque où il était ministre des Affaires étrangères. Avec la prise de pouvoir du parti national-socialiste et la violation du traité de paix de Versailles qui s’ensuivit sans tarder, elle prend encore plus d’ampleur : le gouvernement Léon Blum fait en effet face à la nécessité d’une nouvelle stratégie diplomatique après la remilitarisation de la Rhénanie en 1936. On est convaincu à Paris que le régime nazi doit gérer de grandes difficultés économiques à cause du programme d’armement accéléré et serait donc enclin à accepter des propositions françaises de coopération économique23. Dans ce contexte, une coopération entre instances du secteur public et privé apparaît de plus en plus pertinente du côté français, bien que les intentions ne soient pas totalement les mêmes ici non plus.

14Ces évolutions contribuent à définir un nouveau cadre pour les relations économiques franco-allemandes au sein de la CCI. Le recoupement des intérêts allemands et français ainsi que des intérêts publics et privés crée ainsi un espace d’interaction qui modifie le rôle des représentants entrepreneuriaux des deux délégations nationales. La situation de crise assure aux délégués une position intéressante en tant qu’intermédiaires dans la politique économique internationale, mais également la possibilité de poser leurs pions en faveur d’une régulation internationale de l’économie privée. Ils tentent à maintes reprises d’exercer leur influence sur les instances officielles pour intensifier les relations économiques franco-allemandes. Hermann Bücher, le patron d’AEG et membre du conseil consultatif du groupe allemand, rédige plusieurs mémorandums en ce sens à l’intention du ministère allemand des Affaires étrangères. Il y explique : « Chaque industriel raisonnable en Allemagne souhaite une coopération élargie quant à l’échange de produits entre la France et l’Allemagne et à l’intégration de capitaux24. » Les représentants des entreprises françaises s’efforcent également de dissiper les inquiétudes de leur gouvernement au sujet de la diminution des importations de marchandises en provenance d’Allemagne et des faibles réserves en devises de la Reichsbank, qui risquent d’entraîner des difficultés considérables pour payer les exportations françaises. Le vice-président de la Confédération générale de la production française et membre de la délégation française de la CCI, Henri de Peyerimhoff, déclare qu’une réduction du volume commercial franco-allemand décrétée par le gouvernement affecterait les intérêts vitaux de nombreux exportateurs français, car « le prix de nos exportations en Allemagne n’est pas catastrophique25 ».

15En plus des efforts visant à améliorer la portée du quota commercial en ayant voix au chapitre dans les décisions de politique économique, on plaide pour élargir et optimiser, par des formes de régulation, le cadre de la circulation des marchandises entre la France et l’Allemagne. Les représentants des entreprises des deux pays espèrent ainsi maîtriser les conséquences de la crise économique et de l’industrie de l’armement en définissant pour elles une nouvelle base durable. La CCI représente le meilleur forum contemporain, parce qu’elle est le seul officiellement reconnu pour discuter de cette régulation.

Politique économique néocorporatiste

16Après l’échec de la Conférence mondiale sur l’économie à Londres en 1933, le congrès de la CCI de Paris offre en 1935 la première opportunité de chercher des pistes de sortie communes à la crise économique mondiale. Le président du Congrès, René-Paul Duchemin, ainsi que le président néerlandais de la Chambre, Frederick Fentener van Vlissingen, soulignent dans leurs discours d’ouverture l’importance du rôle de la CCI en tant qu’organisme de médiation principal dans le processus de normalisation des relations économiques internationales. Selon eux, les difficultés persistantes sont jusqu’ici principalement dues à la manipulation des devises par les États ainsi qu’à l’édification de frontières douanières et de quotas commerciaux. Les représentants des entreprises devraient ainsi profiter de l’occasion pour proposer des solutions issues du secteur privé afin de résoudre les problèmes engendrés par les différends nationaux26.

17Dans ce contexte, les sessions des groupes de travail individuels et en plénière se concentrent sur la question relative aux chances de mettre en place une organisation entrepreneuriale plus forte. Les délégués franco-allemands surtout vantent la perspective d’une coordination renforcée comme manière de remplacer en partie la régulation étatique des relations commerciales par des ententes privées entre entrepreneurs. On discute ainsi d’une coordination internationale des entreprises de transport sous la tutelle du directeur général de la chambre de commerce et d’industrie de Basse-Rhénanie, Otto Most. Le directeur général de l’administration des chemins de fer de l’État et délégué français Raoul Dautry fait ici en sorte qu’une coopération harmonieuse des moyens de transport soit préférable à toute forme de concurrence. L’idée étant qu’une baisse des prix et une simplification du commerce ne peuvent être réalisées que si, sur la base d’un travail réparti sur le plan international, chaque mode de transport achemine les marchandises pour lesquelles il est le plus approprié27. Dans le même ordre d’idées, le président allemand de la commission pour l’organisation de la production et des marchés, Clemens Lammers, déclare en séance plénière que, en raison des conséquences de la crise économique mondiale, le marché ne peut plus être géré selon le principe de l’offre et de la demande, et nécessite de ce fait de nouvelles formes de planification. Il laisse entendre que, à cette fin, certains gouvernements souhaitaient impliquer davantage des organisations du secteur privé dans la politique économique publique28.

18Lammers joint à son discours la proposition d’une résolution prévoyant la coordination de la production et des ventes entre cartels internationaux, proposition qui avait déjà, avant le congrès, donné lieu à controverse au sein du conseil de la CCI. Tandis que le représentant britannique rejette une régulation entrepreneuriale de la production industrielle, Lammers reçoit l’approbation de ses collègues français et allemands, Louis Marlio, Henri de Peyerimhoff et Jacob Wilhelm Reichert. Ceux-ci se prononcent pour la consolidation des cartels internationaux lors du congrès de Paris et veillent à ce que la résolution soit intégrée aux décisions finales du congrès29.

19Une coalition similaire se reforme lors du congrès suivant, organisé à Berlin deux ans plus tard, en juin 1937. Ce congrès a été plus fréquenté que tous les autres dans l’entre-deux-guerres, parce qu’on espère du côté de la communauté internationale un apaisement par le biais des acteurs de l’économie privée. Toute la hiérarchie politique nazie participe à la cérémonie d’ouverture au Deutsche Opernhaus. Le responsable du Plan de quatre ans Hermann Goering tient le discours d’ouverture et le ministre de la Propagande Joseph Goebbels invite les quelques milliers de participants à une réception festive sur une île de la Havel30. Les dirigeants nazis espèrent que ce congrès puisse servir d’appel aux représentants de l’économie privée à plaider auprès de leurs gouvernements respectifs en faveur d’une meilleure intégration de l’Allemagne dans le commerce international – en d’autres termes, il s’agit de les investir d’un rôle d’intermédiaires privés dans la politique extérieure31. Toutefois, cet intérêt accru des gouvernements français et allemands pour la CCI n’a pas conduit à ce que les délégations nationales deviennent de simples instruments des ministères compétents dans ce domaine. Au contraire, Marlio et Lammers vantent auprès des entreprises membres de la CCI le renforcement des ententes justement comme possibilité de gagner de nouvelles marges de manœuvre par rapport aux interventions étatiques. Pour le second, les signaux au congrès berlinois tendent non vers un contrôle étatique renforcé, mais bien vers une plus grande responsabilité des institutions de coordination issues de l’économie privée32. Son collègue français considère de manière tout à fait similaire que le contrôle libre, non étatique, d’accords entre entreprises peut suffire à une coordination du marché répondant aux conditions actuelles du capitalisme. « Par un paradoxe très curieux, le cartel considéré au début du xix^e siècle comme l’antithèse du libéralisme, en constitue aujourd’hui l’un des derniers remparts, en maintenant l’équilibre économique, dans la mesure où il reste facultatif et libre, il faut voir là un réflexe inattendu de l’organisme capitaliste, en présence du jeu insuffisant de la sélection économique dans les industries concentrées et mécanisées33. »

20Les représentants des entreprises françaises sont particulièrement concernés par ces propos, alors que les deux pays sont en pleine négociation d’un nouveau contrat commercial en 1937. L’Allemagne était dépendante de la France pour ses projets d’armement, d’importation de minerais de fer et d’autres matières premières. On sait du côté de la hiérarchie nazie que les accords privés entre les entreprises des deux pays ont déjà partiellement complété, voire remplacé les relations commerciales officielles les années précédentes. Éric Bussière et Françoise Berger ont montré à ce propos que 40 % de toutes les ententes internationales de l’époque comprennent une participation commune franco-allemande34. À la chancellerie du Reich, un haut fonctionnaire déclare ainsi pendant les discussions bilatérales de 1937 : « Dans beaucoup de domaines de l’économie privée on trouve des ententes ou des coopérations soutenues, par exemple dans le domaine de la chimie, de l’électrotechnique, de la construction de machines. […] Ces ententes ont un effet positif sur l’échange de produits et prouvent qu’il y a aussi une disposition à s’entendre avec la concurrence allemande au sein de l’économie française35. »

21Le nouveau Traité commercial franco-allemand conclu durant l’été 1937 n’aboutit pas à l’augmentation escomptée des échanges bilatéraux, car il limite le volume d’exportations françaises au volume d’importations en provenance d’Allemagne. La crise économique persistant en France et la faiblesse du franc contribuent, après une brève hausse, au recul des importations en provenance d’Allemagne, et donc des exportations françaises36. Le nouvel ambassadeur français à Berlin, Robert Coulondre, et le ministère français des Affaires étrangères appellent alors de leurs vœux une autre initiative et suggèrent de laisser les associations d’entreprises nationales négocier afin qu’elles renforcent la coopération économique.

22On recourt avec ce plan à l’expérience de la commission économique franco-allemande de 1931-1932, époque à laquelle les associations d’entreprises nationales ont déjà pris les rênes et mis en place une multitude d’accords privés entre entreprises allemandes et françaises37. Sur le même modèle, on confie les préparatifs à des représentants expérimentés de la CCI, comme Louis Marlio, qui examinent entre autres la possibilité de coopération entre des entreprises des deux pays sur des marchés tiers tels que l’Espagne, ainsi que dans les colonies françaises38. Un certain nombre de sociétés allemandes à vocation exportatrice expriment le souhait de conclure des accords de coopération d’ordre privé. Était considérée comme particulièrement prometteuse la vente de produits de mécanique à la France, notamment par l’ouverture de marchés dans les colonies. De l’autre côté, les sociétés françaises spécialisées entre autres dans l’extraction de minerais de fer et de bauxite en Afrique du Nord espèrent accéder à des produits d’ingénierie allemands39. Le ministère français des Affaires étrangères espère, en encourageant les échanges bilatéraux, pouvoir motiver l’Allemagne à fabriquer des biens de consommation destinés à l’exportation et la détourner ainsi de son programme d’armement. « Pour exporter des produits exportables, condition nécessaire pour pouvoir “acheter des vivres”, le Reich doit cesser de produire exclusivement des armes. Ainsi l’extension des échanges commerciaux, considérée comme vitale par le chancelier Hitler, se trouve liée à une politique de limitation de l’armement40. » Les gouvernements allemands et français, informés, soutiennent largement les négociations et les accords passés entre les associations d’entreprises des deux pays jusqu’à la veille de la guerre. Ce soutien consiste principalement à donner aux représentants des entreprises un mandat pour négocier entre eux sur les relations économiques franco-allemandes et pour développer leurs propres propositions.

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23La prise de pouvoir des nazis dans le contexte de la crise économique mondiale a changé la fonction des représentants des intérêts entrepreneuriaux dans la CCI, l’un des derniers forums internationaux de discussion après 1933. Les délégués français et allemands ont alors gagné de l’importance pour les gouvernements nationaux en tant que potentiels intermédiaires de la politique commerciale. Toutefois, ce changement n’implique pas l’instrumentalisation directe d’acteurs économiques à des fins politiques. La relation entre les représentants des entreprises et les autorités de l’État des années 1930 doit plutôt être comprise comme néocorporatiste : dans la perspective des représentants des deux États, l’utilité des contacts au sein de la CCI en matière de relations économiques bilatérales dépendait précisément du fait que les représentants des entreprises allemandes et françaises ne négociaient pas des intérêts politiques mais économiques, c’est-à-dire qu’ils agissaient en tant qu’acteurs privés plutôt qu’étatiques. Ni le gouvernement français ni le gouvernement national-socialiste ne pouvaient espérer obtenir une démilitarisation de l’économie allemande ou un approvisionnement de l’industrie allemande de l’armement par des entreprises françaises dans le cadre de négociations officielles. Il en était autrement, selon la stratégie poursuivie conjointement avec des intentions différentes, lorsque les relations étaient façonnées par les représentants des entreprises eux-mêmes. Cette approche signifiait nécessairement que les formes de coopération entrepreneuriale devaient se voir accorder une certaine indépendance par l’État. L’exemple des représentants des entreprises allemandes et françaises à la CCI avant la Seconde Guerre mondiale montre ainsi que cette autonomie ne dépend pas du caractère démocratique ou autoritaire du système politique. L’indépendance fonctionnelle des représentants des entreprises et la coopération entrepreneuriale franco-allemande ont été favorisées par les objectifs que l’industrie de l’armement nationale-socialiste et la crise économique mondiale avaient produits. Ces conditions ont entraîné un nouveau besoin d’un espace d’interaction entre les élites économiques allemandes et françaises après 1933 – tant du côté du gouvernement que du côté des entreprises. Cet espace pouvait s’appuyer sur la fonction précédemment institutionnalisée de la CCI. Sa fondation même reposait sur l’idée qu’une coordination du commerce international était nécessaire afin de réduire les coûts de transfert par le biais de normes et de réglementations communes. De nombreux membres de la délégation allemande sont restés des représentants nationaux après 1933, poursuivant ainsi leurs contacts existants avec leurs collègues français. Lors des congrès de Paris et de Berlin en 1935 et 1937, ils ont conjointement accru leurs efforts pour promouvoir les cartels internationaux. Lorsque le Traité commercial franco-allemand de 1937 n’a pas favorisé les relations commerciales bilatérales dans la mesure souhaitée, ils sont redevenus les protagonistes de négociations menées au nom de l’État mais non sous son contrôle direct. C’est donc précisément l’engagement étatique qui a conduit à la possibilité pour les représentants entrepreneuriaux de concevoir et partiellement de mettre en place une forme indépendante de coordination du marché.