Émile Mayrisch, un homme de réseaux

5Il faut être un « travailleur acharné, [un] technicien hors ligne, [un] diplomate habile12 » pour réussir en 1911 l’association des entreprises concurrentes d’une famille éclatée et leur éviter le naufrage. Émile Mayrisch (1862-1928) découvre la puissance des réseaux en gérant d’abord ses relations interfamiliales. Les cousins descendants du Belge Victor Tesch (1812-1892) et du Luxembourgeois Norbert Metz (1811-1885) sont tous actionnaires des trois sociétés des Mines du Luxembourg et des Forges de Sarrebruck, des Forges d’Eich, et des Hauts-Fourneaux et forges de Dudelange. À l’intérieur de ce « groupe familial » se manifeste sur trois générations une part importante de leurs relations sociales, entre Luxembourg et Bruxelles, et de leurs rapports économiques, dans la finance belge et la sidérurgie luxembourgo-sarroise.

6Mayrisch n’est pas seulement un descendant. Et certainement a-t-il mieux compris le fonctionnement des réseaux grâce à son mariage, en 1894, avec Aline de Saint-Hubert (1874-1947). Là, il ne s’agit plus de relations interfamiliales, les Saint-Hubert, d’origine belge, exploitant un commerce de bois en gros à Luxembourg, dans le quartier de la gare13. Dans cette petite bourgeoisie éloignée des grands milieux d’affaires, les alliances consanguines sont tout aussi courantes que dans la sidérurgie, mais les divorces sont plus fréquents que les solidarités. Ainsi, la belle-sœur de Mayrisch, Jeanne, a épousé successivement les deux cousins de l’industriel opposés politiquement, le socialiste Xavier (1868-1912) en 1893, dont elle divorce en 1910, et le libéral Robert Brasseur en 191414. Onze plus tard, dans une lettre à un ami, Aline Mayrisch note n’être « pas très intime » avec « [s]a sœur et [s]on beau-frère15 ». L’apport de cette dernière à son époux est de l’ordre de l’animation de réseau. Comme elle s’ennuyait à Dudelange, où son mari occupait le secrétariat de direction (1893-1896), avant de prendre la direction technique (1896-1911), elle renoue avec ses années de pensionnat, surtout au Sartorius de Bonn (1889-1890), et profite des opportunités que lui offre le relationnel de son mari. Ainsi rencontre-t-elle à l’été 1891 l’amie d’une cousine de Mayrisch, Maria van Rysselberghe, venue passer ses vacances à Luxembourg. Une profonde amitié se noue progressivement entre les deux femmes, qui ouvre à Aline les portes de la revue avant-gardiste dominicale L’Art moderne (1898), puis celles d’André Gide (1903). Cette dernière rencontre fait découvrir à Aline la Nouvelle Revue française et, à Émile, un de ses fondateurs, Jean Schlumberger.

7Ce réseau amené par Aline Mayrisch constitue la « zone Mayrisch16 ». Ce relationnel d’intimes a deux conséquences. La première est liée à son origine littéraire et artistique, avec l’établissement du « cercle de Colpach » en 192017, dont les prémisses étaient palpables au Kräizbierg de Dudelange18 ; de ce point de vue, elle est véritablement « un pont entre l’Allemagne et la France19 ». La seconde conséquence ouvre le directeur général technique des Arbed aux réalités politiques de l’avant-guerre. Par Schlumberger, il approche le renseignement militaire français en 1917. Il est plus difficile de déceler qui lui ouvre les portes du Quai d’Orsay. Est-ce Charles Michel d’Annoville, arrivé à Luxembourg en 1912 pour prendre son poste de vice-consul de France chargé de la chancellerie ? Ou Gide y pourvoit-il en 1919, par l’intermédiaire de son frère, l’économiste Charles Gide, comme il amène, quatre ans plus tard, le jeune Pierre Viénot ?

8Une chose est sûre, l’effet réseau dont bénéficie Mayrisch résulte du pari économique qu’il a fait au début du xx^e siècle. Conscient, d’une part, des mutations en cours dans les espaces sidérurgiques lorrains sarrois et rhino-westphaliens (concentration verticale) et, d’autre part, de la nécessaire modernisation des emprises industrielles des sociétés des Mines du Luxembourg et des Forges de Sarrebruck, des Forges d’Eich, et des Hauts-Fourneaux et forges de Dudelange, il formule la grande idée de les fusionner. Elles étaient déjà étroitement liées de longue date (capitaux, intérêts industriels communs et relations de parenté). Comme c’est souvent le cas lorsque l’on travaille avec le réseau familial, il faut vaincre nombre de résistances avant d’aboutir, au terme de onze réunions entre Bruxelles et Luxembourg, en octobre 1911, à la fondation des Aciéries réunies de Burbach-Eich-Dudelange. Si le cœur de Mayrisch penche dès cette époque du côté de la France, il est évident que son portefeuille le porte vers le « plat pays ».

9À cette matrice du réseau de l’industriel luxembourgeois, il convient d’en ajouter une seconde : les groupes allemands, le syndicat de l’acier à Düsseldorf et le groupe sud-ouest à Sarrebruck de l’Association de l’industrie sidérurgique allemande (Verein deutscher Eisen-und Stahlindustrieller). La reconduction du premier, le 1^er juillet 1912, octroie aux Arbed 15,4 % du contingent quinquennal au sein du second, surclassant les sociétés rhéno-westphaliennes (16,9 %), allemandes (43,0 %), sarroises (59,8 %) et lorraines (33,6 %) ; cinq ans plus tard, son renouvellement renforce cette position (17,2 %)20. Au sein du Stahlwerksverband, la production des Arbed surpasse celle du Konzern Krupp, passant de 9,0 %, contre 9,2 %, en 1912, à 10,2 %, contre 8,6 %, en 1917. Une telle démonstration de puissance économique fait que Mayrisch est pris au sérieux par ses partenaires allemands. Mieux, sa notoriété dépasse l’espace du Zollverein pour déborder sur la Belgique. Ses principaux concurrents appartiennent en effet au portefeuille de la Société générale de Belgique (SGB)…

10À la veille de la Première Guerre mondiale, l’industriel luxembourgeois dispose naturellement d’un « ascendant que lui donnait un sens ample et tranquille des réalités21 ». Il se retrouve à la croisée d’une information déjà européenne, de diverses origines (financière, industrielle, patronale et déjà diplomatique), qui lui permettent de développer une analyse interne aux Arbed. La prise de conscience de Mayrisch se fait à la révélation de la Première Guerre mondiale et de la crise politique qui frappe le Grand-Duché après la mort en octobre 1915 du président du Gouvernement, Paul Eyschen, après vingt-sept années de mandat ! Le directeur général technique des Arbed commence par prendre conscience de la « responsabilité sociale » de son entreprise (RSE), c’est-à-dire qu’il « intègr[e] les préoccupations sociales […] dans leurs activités économiques et dans leurs interactions avec leurs parties prenantes22 », salariés, clients, autorités politiques. Alors qu’Aline Mayrisch continue à tracer les grandes lignes des œuvres sociales des Arbed23, son époux demande, dès le lendemain de l’invasion allemande, le 3 août 1914, à ses cadres, employés et ouvriers « de ne prendre parti pour aucune [des puissances en état de guerre] et d’observer vis-à-vis de toutes la plus stricte neutralité24 ». Avec sept mille salariés, auxquels s’ajoute leur famille, les Arbed ont la responsabilité de 10,6 % de la population luxembourgeoise. Avec la nouvelle donne politique, Mayrisch commence à développer une structure d’analyse de l’information lui arrivant par ses divers canaux. Il embauche pour cela Léopold Mousel, docteur en droit de l’université de Zurich (1914), et en fait son secrétaire.

Émile Mayrisch, un Luxembourgeois avant tout

11Qu’il s’agisse de la fusion des sociétés familiales pour constituer les Arbed et de la Première Guerre mondiale, Mayrisch procède à partir d’une analyse précise des enjeux. À l’été 1914 toutefois, il n’est pas préoccupé que par le futur du Luxembourg. Il faut comprendre que les Arbed ne représentent à ce moment rien de plus qu’un pari, dont la réussite ne peut se réaliser qu’à la condition de créer un environnement favorable, à commencer par son pays. Dès ce moment, son patriotisme économique lui fait percevoir que le Grand-Duché cesse de n’être qu’un carrefour ferroviaire pour devenir un enjeu industriel. Il a déjà dépassé le stade purement professionnel, tirant ses informations de l’observation du succès des concurrents rhéno-westphaliens et sarrois. Le concurrent, Krupp, est adossé à la Dresdner Bank. Il fallait que les Arbed aient un tel établissement dans le Grand-Duché, afin de ne plus dépendre de la finance belge ; le directeur général technique mûrissait son projet depuis qu’il s’était séparé de la SGB, au printemps 1914. Encore faut-il que le pays se dote d’un marché financier propre et, cela semble chaque jour plus évident, qu’il quitte le Zollverein25. Ici se trouvent les linéaments de l’« État Arbed » !

12Ils se renforcent naturellement pendant le conflit. Mayrisch est plus proche que l’on croît généralement d’Eyschen ; à l’été 1915, le premier fait passer à Barbanson l’idée qu’une victoire de l’Allemagne n’est pas souhaitable, ce que le second évoque, lors d’une visite à Dudelange, avec le secrétaire général des Arbed, Léon Laval26. Après la disparition de ce « mentor » politique, Mayrisch ressent certainement que, « à défaut d’un appui gouvernemental efficace, il fallait en tout premier lieu s’assurer directement auprès des gouvernements étrangers une appréciation bienveillante de notre situation et une compréhension équitable de nos revendications légitimes27 ». La solidité du lien qui liait l’industriel et le ministre d’État se traduit assurément dans l’opération clandestine qu’ils lancent en août 1914, certainement en coordination avec le vice-consul Michel d’Annoville28 : envoyer Barbanson dans le camp allié pour le renseigner sur les évolutions économiques du groupe du sud-ouest. Les communications passent par une « boîte aux lettres » française, un Luxembourgeois installé en Suisse, « un ancien combattant de 1870, luxembourgeois, François Martin, résidant à Berne29 ». Le 2 août 1914, alors qu’il ne tombait « sous l’implication d’aucune loi militaire ni ancienne, ni nouvelle30 », Barbanson s’engage pour la durée de la guerre dans l’armée belge. Grâce à son « capital-relations » – son beau-frère était le colonel baron Victor Buffin de Chosal, commandant le 1^er régiment de Guides31, son cousin le chef du cabinet Charles de Broqueville –, il connaît une série de promotions rapides, qui le font passer de 2^e classe à sous-lieutenant en quatre-vingt-deux jours32. En mars 1915, il se trouve nommé à Paris, avant d’être versé en juin au service de l’habillement, comme conseiller technique, pour animer un « service secret » au profit de Broqueville. Le 10 juillet, il est à Zurich, où Émile Mayrisch était depuis quelques jours au chevet de son épouse, Aline, victime d’une fausse couche33. S’en suivent encore huit autres jusqu’à l’automne 191734. Au début de 1916, Barbanson sécurise ses communications avec Mayrisch en recourant au télégramme et à une nouvelle « boîte aux lettres », l’universitaire belge Franz Cumont, installé à Rome35.

13Par cette opération, Mayrisch met en rapport son « capital-relations » franco-belge, qu’il partage avec son épouse et Barbanson, et celui qui lui est propre, lié à la sidérurgie allemande. Ses « points d’attache36 », ainsi qu’il lui arrive de nommer « les hommes avec lesquels [il avait] pu causer au cours37 » des semaines précédent ses rendez-vous en Suisse, appartiennent tous au monde de l’industrie allemande38. Mayrisch les aperçoit lors de réunions des organes patronaux, comme le 14 mai 1915 lorsque le groupe du sud-ouest débat des propositions du comité de guerre (Kriegsausschuss), ou le 18 septembre 1918 lorsqu’il accueillit l’Oberstleutnant Koete, délégué du département des matières premières de guerre (Kriegsrohstoffabteilung)39. Il les croise à l’Industrie-Club de Düsseldorf, où se retrouve le petit et moyen patronat régional comme les représentants des grands groupes de l’industrie lourde, à l’instar d’Emil Kirdorf et de Walther Rathenau. Il les rencontre encore lors de contacts professionnels, comme Heinrich Vehling (Gelsenkirchener) ou Albert Vögler (Deutsch-Luxemburgische), deux dirigeants des sociétés « luxembourgeoises » concurrentes de l’Arbed, et « deux éminents financiers de la Province Rhénane40 », Louis Hagen, par ailleurs administrateur de l’Arbed, et Hjalmar Schacht. Il les retrouve également dans des moments plus informels, comme cette « personne […] qu’[il avait] rencontrée en Suisse à maintes reprises depuis le commencement de la guerre41 ». Il y a aussi Georg Zapf, directeur général de Felten & Guilleaume et bras droit de Walther Rathenau, fondateur de l’AEG. Mayrisch a connu le premier lors de la volonté du second de sécuriser les approvisionnements de fonte de leurs aciéries de Carlswerk (1911)42.

14Il retrouve Rathenau après son départ de la direction du département des matières premières au ministère prussien de la Guerre, devant la Deutsche Gesellschaft 191443, en décembre 1915. Le directeur général technique de l’Arbed apprécie tant la « grande clarté de vues » de Rathenau qu’il en est un lecteur assidu ; ne communique-t-il pas ses deux dernières publications à la Commission d’étude des problèmes économiques posés par la guerre et ses conséquences éventuelles (CEPEGCE)44. À l’automne 1917 et au printemps 1918, les deux hommes se voient longuement45 et l’Allemand se rend à Colpach, nouvelle résidence des Mayrisch, en septembre 1920, pour y rencontrer André Gide46. Indubitablement, Rathenau doit être la « très bonne source » dont Barbanson parle dans son compte rendu du 10 décembre 1915. Sans remonter jusqu’aux plus hautes sphères dirigeantes du Reich, Émile Mayrisch est donc en mesure d’apporter un renseignement politique, économique et social au-delà des lignes. Les seules informations de type militaire qu’il s’autorise à donner concernent le passage de la fabrication des obus en fonte à ceux en acier et l’« effet moral » des bombardements47.

15Cette véritable opération d’« intelligence économique » avant l’heure assure à Mayrisch une influence sans commune mesure dans la construction d’un après-guerre au Grand-Duché. La puissance de l’« État Arbed » est assurément à son summum. Le ministre d’État Victor Thorn (février 1916-juin 1917) cultive assidûment le directeur général de l’Arbed48. Après les événements de la « république luxembourgeoise » (novembre 1918), trois personnalités luxembourgeoises le consultent : le ministre d’État Émile Reuter (septembre 1918-mars 1925), le jeune député Joseph Bech, qui succède au premier (juillet 1926-novembre 1937) et la nouvelle Grande-Duchesse, la jeune Charlotte. Et l’« État Arbed » obtient la place financière qu’il attendait49. La manipulation de Reuter, qui n’a pas la clairvoyance d’Eyschen et ne comprend pas que le temps des chemins de fer est passé, va même jusqu’à offrir à Mayrisch une stature diplomatique internationale, via la Société des Nations. Ainsi peut-il traiter avec des « points d’attache », anciens comme Rathenau, devenu ministre des Affaires étrangères du Reich weimarien, ou nouveaux comme Jacques Seydoux, directeur adjoint des Affaires politiques et commerciales du ministère français des Affaires étrangères.

16Parallèlement à ce réseau politique, Mayrisch bénéficie également de l’effet réseau de Barbanson sur le plan économique. Ce dernier a profité de son séjour parisien pour nouer des relations avec Eugène Schneider, le maître de forges du Creusot. Il semble toutefois que l’initiative soit venue du Français : au printemps 1914, il a pris conscience que les Arbed peuvent être une « affaire extrêmement importante50 ». Et deux ans plus tard, Barbanson se présente à lui51 ! Ce réseau Schneider lui offre de préparer le rachat des propriétés luxembourgeoises de la Gelsenkirchener Bergwerks AG pour former, en août 1920, la Société métallurgique des Terres rouges. En récompense du rôle joué par son Generaldirektor, Heinrich Vehling est repris comme consultant.

Émile Mayrisch, un Européen convaincu ?

17Dans son éloge funèbre, le 8 mars 1928, Barbanson livre les raisons du « capital-relations » « du « Père Mayrisch » :

« La caractéristique d’Émile Mayrisch c’était l’attirance qu’il exerçait sur les hommes, les choses et aurait-on dit, sur les événements. Traitant les questions les plus complexes avec une simplicité déconcertante, il était un foyer vivant d’où rayonnaient la puissance de l’esprit et la bonté du cœur. S’étant voué à l’universalité des problèmes de la vie économique, sociale et politique, il eut tôt fait de constater combien tout s’enchaîne et combien il serait erroné de ne voir devant soi qu’un haut-fourneau ou un laminoir52. »

18Ce « foyer vivant » ne peut que plaire à Louis Loucheur, ministre du Travail et de la Prévoyance, que Mayrisch rencontre par le biais de la Société des Nations. Les deux hommes partagent rapidement les mêmes préoccupations sociales et européennes53. En septembre 1925, le Français demande qu’une nouvelle réunion économique se tienne à Genève afin d’« organiser les relations économiques internationales à l’échelle de l’Europe54 ». Naturellement, le Luxembourgeois est invité à rejoindre le comité d’initiative, notamment aux côtés de l’européiste, le comte autrichien Richard von Coudenhove-Kalergi, un ancien dirigeant de l’Union nationale de l’industrie allemande (Reichsverband der Deutschen Industrie)55. Son implication dans l’organisation de la conférence56 permet à ce dernier de présenter une contribution sur les problèmes économiques suscités par la situation nouvelle que connaît le Grand-Duché depuis la fin de la guerre57.

19À cette époque, Mayrisch dispose d’un réseau couvrant le Luxembourg (12 %), l’Allemagne (17 %), la France (32 %) et la Belgique (32 %), fort de soixante-quatorze membres en 1929 ; dix ans plus tôt, ils étaient quatre-vingt, mais vingt-deux sont morts et seize seulement ont rejoint Mayrisch. Seuls 23 % ont connu le feu pendant la première « guerre civile européenne ». Ils sont avant tout ingénieurs (31 %) et dirigeants d’entreprises sidérurgiques (25 %), mais aussi politiciens (14 %), banquiers (10 %) et diplomates (9 %). On peut ainsi séparer en deux le réseau de Mayrisch, correspondant à ses deux centres d’intérêt. Sa caractéristique informationnelle repose sur « des ressources encastrées dans une structure sociale, dont l’accès est obtenu et/ou qui sont mobilisées lors d’actions intentionnelles58 » des acteurs. Les Arbed mobilisent 56 % de ses relations, qu’il partage avec Gaston Barbanson, tant en direction des Français de l’équipe du Creusot qu’avec les Belges autour de la SGB. Ce réseau n’échappe pas à une inertie impulsée par les recherches de centralité de chacun des acteurs en fonction de leurs intérêts stratégiques. Ainsi, Théodore Laurent, des Forges et aciéries de la Marine et d’Homécourt, symbolise la concurrence autant belge, alliés des pays carolo et liégeois par le soutien de la SGB, que locale, dans la reprise des emprises de la Deutsch-Luxemburgische Bergwerks-und Hütten-AG, mais sans l’aciérie d’Aix-la-Chapelle !

20De la même façon, les liens tissés par les Mayrisch ne profitent pas tous à Barbanson, même si ce dernier est à l’origine de la liaison. Ainsi les hommes appartenant à l’entourage d’Aline Mayrisch à la Nouvelle Revue française avant-guerre, comme André Gide. Jacques Seydoux, cousin de Jean Schlumberger, est un contact régulier de Mayrisch jusqu’au départ en retraite du diplomate, en décembre 1926. Mais cette liaison appartient au seul président de la direction générale, ainsi qu’en témoigne l’interrogation sur l’identité d’« un certain M. Seydoux » du président du conseil d’administration59… Barbanson entretient également des tels rapports personnels, avec Armand de Saint-Sauveur, beau-frère d’Eugène Schneider et lié à Maurice Paléologue, secrétaire général du ministère français des Affaires étrangères. Cette tendance est révélatrice des premiers temps des réseaux de l’Arbed. Avant 1926, les liens sont avant tout personnels. Autrement dit, toutes les relations de Mayrisch le rencontrent plusieurs fois. Ils permettent la captation du patrimoine luxembourgeois complet de la Gelsenkirchener Bergwerks AG par les Arbed. Celle-ci est préparée, côté allemand, dès les derniers mois de la guerre, tandis que, côté français, Barbanson arrange à partir de 1916 une liaison avec Schneider.

21À l’inverse, la création du Comité franco-allemand d’information et de documentation, en mai 1926, et la conclusion de l’Entente internationale de l’Acier, en septembre suivant, laissent apparaître deux réseaux structurés, l’un de dirigeants politiques, économiques et culturels, l’autre de diagnostic de l’environnement économique. Si le premier sert la stratégie générale, sinon du groupe sidérurgique, du moins de Mayrisch, le second a une évidente utilité tactique. Malgré leur apparente organisation, ces réseaux restent composés de « liens faibles60 » pour profiter au mieux de l’ouverture cognitive et professionnelle de cette intelligence multinationale et collective étendue. Cette orientation des réseaux des Arbed est permise par l’évolution de Mayrisch, immergé dans un environnement politico-économique international, et par la structure interne qu’il insuffle, profitant des compétences de Barbanson, au réseau d’expertise bâti au sein du groupe. Ainsi, la veille et l’analyse commerciale et politique incombe-t-elle au comptoir interne de vente Columeta, la veille technologique et l’analyse économique au service de recherche et documentation.

22Le jeu de Mayrisch se présente alors comme une solution pour « ramener la prospérité de l’industrie en Europe61 ». Dans un premier temps, il se met à la disposition de son réseau français pour sortir la France de son impasse en Rhénanie (janvier 1923-juin 1924). Sa médiation permet d’informer Jacques Seydoux62 et de rendre viable le projet de Banque rhénane d’émission. Mayrisch fait appel à ses « points d’attache », Albert Vögler, Louis Hagen et Paul Silverberg, et à leurs contacts régionaux, comme l’avocat Konrad Adenauer63. Puis il propose un moyen d’assainir le marché de l’acier, débloquant au passage les négociations germano-britanniques, qu’il suit depuis un an par le bulletin quotidien Columeta Luxembourg. Aussi n’est-il pas étonné lorsque Fritz Thyssen lui adresse une copie de son avant-projet d’assainissement du marché de l’acier64, qu’il trouve tout simplement d’une « simplicité embryonnaire donc d’une application facile, immédiate65 ». En janvier 1926, il est à Paris pour annoncer à ses contacts français qu’il dispose d’un moyen de « reprise des négociations entre Français et Allemands ». Il voit les représentants du Comité des Forges, dont Théodore Laurent et certainement Jacques Seydoux66. Quatre jours plus tard, il est à Düsseldorf pour voir Thyssen67. Alors que ce dernier pensait trouver un « accord général sur la production d’acier […] en un mois ou même quinze jours, si l’on veut », il doit se résoudre, lors de la réunion en « cercle restreint » à Luxembourg, à attendre huit mois de plus, pour l’Entente internationale de l’Acier (30 septembre), puis encore un mois pour le contingent lorrain-luxembourgeois (4 novembre) et un autre pour le cartel des rails (6 décembre 1926).

23Cette seconde opération d’intelligence économique, après la reprise des emprises allemandes de 1919, est aussi le premier exercice de la politique étrangère de l’« État Arbed ». Comme n’importe quelle négociation diplomatique, elle est menée dans le plus grand secret, et même dans la plus grande désinformation, tant auprès des actionnaires de l’Arbed68 que de l’opinion publique69, notamment belge70. Le Comité franco-allemand d’information et de documentation71 sert de couverture pour abriter les négociations des regards curieux. Sinon, pourquoi est-il lancé en mai 1926 alors que Pierre Viénot a approché Aline Mayrisch trois ans plus tôt72 ? Certes, la négociation est difficile à Paris comme à Berlin, mais Émile Mayrisch offre sa médiation. Il le met en contact avec Jacques Seydoux, qui rassure les industriels français méfiants73 et obtient l’appui des instances ministérielles françaises74, quand bien même « il s’ag [it]-là d’une initiative purement privée ; le gouvernement n’avait nullement l’intention de la faire sienne et de prendre une responsabilité quelconque à son égard75 ». Ce soutien français montre combien ce Comité se situe dans la droite ligne de la politique rhénane poursuivie par les Affaires étrangères françaises. Mayrisch s’y rallie parce qu’il est conscient que « par le contact personnel et régulier des [élites], les esprits [s’étaient] rapprochés et les points de vues […] partiellement adaptés ». Il fait le constat de l’échec des tractations étatiques françaises et belges, ainsi qu’une tentative « de mettre, au moins temporairement, un peu d’ordre dans [ce] domaine […] des intérêts économiques internationaux76 ».

*

24Comme dans le cas du Comité franco-allemand, il est proposé à Mayrisch de prendre la première présidence annuelle de l’Entente internationale de l’Acier. Pour le « Grand Chef », cette présidence supplémentaire est la consécration de sa carrière. En janvier 1928, Gaston Barbanson peut annoncer la décision de son président de la direction générale de se retirer en avril suivant77… Pierre Viénot quitte le Comité franco-allemand, en décembre 1930, deux mois après que le principe de coordination sidérurgique fondé par Mayrisch se délite sous les effets de la Grande Dépression. Cet échec marque la fin de l’effet réseau du Luxembourgeois en Europe. Seul le marché luxembourgeois reste coordonné et le Comité franco-allemand ouvre une nouvelle page de son histoire, différente de celle voulue par Mayrisch.

25Ce dernier a été à la croisée de plusieurs réseaux (interpersonnel, professionnel, politique, culturel). Il les met à la disposition d’une vision, celle de l’affermissement des Arbed dans un espace concurrentiel. Il profite de la première partie de la « guerre civile européenne » pour renforcer la position de l’entreprise sur le plan luxembourgeois, tout en sécurisant son développement en recherchant l’appui de la France contre l’entremise de la Belgique dans son pays (1919). Mieux, il européanise la question de l’acier pour mieux assurer le leadership des Arbed (1926). Sa mort n’empêche pas son esprit d’illuminer les dirigeants des Arbed. Sur le court terme, il leur manque toutefois la profondeur de vue du « Grand Chef » pour anticiper les événements. Sur le long terme, il leur a permis d’amener les Arbed à un rang mondial (fig. 1).

Fig. 1. − Le capital-réseau d’Émile Mayrisch à son optimum, 1919.