Chapitre XI. Oublier les vacances ?
p. 285-291
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Index géographique : France
Texte intégral
Fragments d′une histoire des vacances
1Le rôle contemporain des séjours de vacances dans la formation et la transmission d′une mémoire individuelle et familiale interroge sur les conditions de possibilité pour les familles sédentaires d′élever l′expérience de l′été au rang d′un souvenir valorisé et partagé. Dans quelle mesure les différences dans le rapport pratique et symbolique au temps de vacances induisent-elles des variations dans la production et la conservation des souvenirs propres à cette période de l′année ? Le non-départ en vacances est-il le prolongement logique d′un temps dissous dans le flux continu de l′existence ou bien l′annonce d′un mauvais moment à passer, qu′il convient avant tout d′oublier ? Peut-on, en un mot, opposer à la mémoire des vacances des familles parties la vacance de la mémoire des familles sédentaires ?
La trace des événements
2Ce serait sans doute trop concéder à l′arbitraire culturel du départ en vacances que de refuser tout souvenir à ceux qui ne partent pas et faire d′une vie qui ne soit pas ponctuée par les rites de transhumance estivale le lieu d′un temps immobile, fondu dans l′immanence de l′existence. Certes, les familles sédentaires ne participent pas directement à la division du temps social dominant ni ne s′inscrivent dans celui des vacanciers migrants. Elles ne sont donc pas rappelées ni investies au même degré que les vacanciers reconnus comme tels par le devoir de mémoire. Cela ne signifie pas pour autant que l′expérience de la sédentarité s′éprouve en dehors de toute conscience individuelle et collective du temps et qu′elle ne contribue pas à l′écriture d′une histoire, ne serait-ce qu′au travers d′une série de petits événements qui, avec une fréquence et une intensité variables, ponctuent le déroulement de l′été : les excursions en bord de mer, les visites de parcs d′attraction avec les enfants, les fêtes en famille… Autant d′occasions d′infléchir l′ordre des choses ordinaires, de prendre possession du temps non pour dresser un tableau cohérent de souvenirs plus ou moins convenus, ceux qu′anticipent tout vacancier dont les destinations et les expériences ont vocation à imprimer une mémoire en partie programmée, mais à partir des traces d′histoire que sont les souvenirs éphémères et fragmentaires des vacances sédentaires.
3Les fonctions d′intégration du groupe, de renforcement de sa cohésion et de son identité s′accomplissent dans des pratiques ludiques, festives, événementielles et partiellement transgressives avant d′être vacancières. Ce sont des temps forts, mémorisés, où l′individu se rappelle à son appartenance au groupe comme dans cette sortie de la famille Retiers : « On a amené les enfants à la B. [parc zoologique], on les emmène tous les ans une fois pour voir si les animaux changent. » Ces moments d′exception cristallisent le souvenir familial dans un temps qui, sans être de vacances ni ordinaire, nourrit une mémoire des plaisirs et des occasions qui ont marqué l′existence du groupe et l′appartenance à ce groupe : « Oui, de toute façon, on gardera des souvenirs de ces vacances, les bons fous rires avec les enfants, une bonne détente quand même. Là c′est encore proche, donc on en parle quand même. » assure Madame Méru. Par ce travail de reformulation collective de la mémoire du temps d′été, se constitue un passé familial qui n′est pas sans rappeler les attitudes observées parmi les familles parties : prises de photographies, récits des meilleurs moments, « rites de ressouvenance »… En d′autres termes, les fonctions d′intégration familiale par les souvenirs de l′été opèrent également mais d′une façon sans doute plus fragmentaire et moins durable, auprès des familles sédentaires. Car il faut non seulement que des moments ou des événements puissent susciter l′action de la mémoire mais reconnaître à ces moments un statut privilégié dans une histoire du groupe conjugal et familial porté à s′en souvenir1.
Le souvenir des enfants
4Par-delà les faits marquants et moments festifs qui, avec une intensité et une fréquence inégales, ont jalonné le temps des vacances domestiques, persiste une difficulté particulière pour les familles sédentaires à organiser et à partager une mémoire collective qui ne soit hantée par la figure tutélaire du séjour. Prises entre leurs réticences ou leur embarras à évoquer un temps par trop ordinaire et les incitations à raconter ce que furent les vacances domestiques, les familles délèguent à l′enfant et surtout à l′enfant parti en séjour de vacances le pouvoir d′initier et de justifier le souvenir du temps passé2. À la fois sujets et agents de la mémoire familiale, les enfants se voient investis d′un rôle de médiateur voire de gardien de la mémoire ordinairement dévolu aux grands-parents3. Non que l′enfant relie les différentes phases de la mémoire collective mais il contribue à la réunion des mémoires individuelles à l′intérieur de la famille. De même, il ne rattache pas la mémoire familiale au passé de la société mais à son présent vacancier. Figure inversée de « l′ancien », l′enfant est l′instigateur d′un courant de pensée nouveau, il est celui par qui le souvenir arrive et procure au groupe familial les ressources en images, récits d′expériences, nécessaires à la constitution et à l′expression d′une mémoire partagée. L′histoire des vacances ou, plus simplement, le récit que l′enfant en fait, s′offre alors comme une suite d′images et d′évocations proposée à la mémoire du groupe tout entier. Ce souvenir individuel cimente progressivement une mémoire collective, plus souvent entretenue par les mères, à l′image de Madame Retiers qui aime à revivre le récit des vacances de son fils aîné : « Il m′a raconté plein de choses, il m′en raconte encore. Il a fait des zoos, aquariums, des monuments historiques, des parcs d′attraction, il était heureux. Il aimerait bien y retourner mais qu′on y aille aussi. » La mémoire du groupe s′alimente au souvenir vivant de l′enfant et il y a une socialisation du souvenir – et de l′enfant lui-même – au travers des échanges auxquels ces récits donnent lieu. Pour faire trace et date, les bons moments de l′été appellent une reconnaissance par les enfants dont les réactions et témoignages statuent sur la qualité des souvenirs familiaux. Expérience concluante si l′on en croit les commentaires de Madame Guiné : « Avec les enfants on en reparle parce qu′ils en parlent facilement : ″maman, l′année prochaine on fera comme cette année ?″ C′est qu′ils ont bien apprécié. Ils en reparlent souvent : ″tu te rappelles maman, on a été à Saint P. ou quand on a été à la mer…″, pour eux, ça leur a plu. » Tout se passe donc comme si les parents non partis en séjour familial attribuaient à leurs enfants le pouvoir de dire la valeur du temps passé l′été – d′autant plus facilement acceptée qu′elle s′énonce avec la naïveté et la sincérité reconnues d′ordinaire à l′enfance – et, ce faisant, la légitimité pour tous à s′en souvenir. Les propos de Madame Retiers montrent, en effet, que les enfants sont très souvent le miroir à partir duquel s′apprécient les souvenirs de l′été :
« Au mois d′août, on n′a pas fait grand chose mais on a le souvenir de quelques journées, ce qui fait que nos vacances ont été belles, on a eu des repas de famille, beaucoup de choses espacées mais qui ont fait quand même que les enfants ont été contents. En juillet on a fait des parties de pêche, des pique-niques, on emmenait les petits voisins avec nous, ils étaient heureux, ils étaient entre copains. Ils ont des bons souvenirs. »
5Si l′absence de mémoire des temps forts de l′été affecte l′image que le groupe a de lui-même et de son unité, elle atteint également l′identité individuelle en ce qu′elle peut engendrer un sentiment de manque voire de privation chez l′enfant mesurant à travers les relations avec ses camarades l′étrangeté de ses pratiques sédentaires. Sans être visible, cette parenthèse de la mémoire n′en produit pas moins des effets de dévalorisation sociale voire un sentiment d′exclusion dans toute situation où l′enfant se comparera avec ses pairs, dans l′espace scolaire en particulier4. Une mère donne la mesure de ce phénomène :
« Ça nous embête toujours un petit peu de savoir qu′on ne peut pas partir, surtout pour les enfants. Quand on voit nos enfants, la grande, qui nous dit : ″Regarde, quand on va reprendre l′école on va me demander ce que j′ai fait pendant les vacances″, elle me dit : ″Moi, j′ai jamais rien à raconter parce qu′on s′en va jamais.″ Quand ils sont grands, ils voient bien que les petits copains, les petites copines, ils s′en vont dans tel ou tel endroit et tout et pas eux. »
6Loin de se réduire à sa dimension individuelle, le souvenir prend place dans un système de relations sociales où il agit comme support de participation et d′appartenance à un groupe. En d′autres termes, l′absence de souvenirs ou la difficulté à les faire partager interdit tout retour réflexif sur le passé sans favoriser l′intégration dans le temps présent.
La vacance de la mémoire
L′écran du présent
7S′il ne peut s′agir ici de renouer avec l′opposition entre l′histoire cumulative des groupes engagés dans un processus de développement reconnu comme tel et l′histoire stationnaire d′individus prisonniers d′un rapport linéaire au temps, opposition dont Claude Lévi-Strauss a montré qu′elle était avant tout le fait de l′observateur, de sa culture et de ses intérêts propres5, il semble utile, en revanche, de séparer les groupes sédentaires présentant une mémoire active, c′est-à-dire une volonté collective de se souvenir des vacances, des groupes dont la mémoire du temps d′été serait passive et de nature individuelle car soumise à l′aléatoire de situations dont l′enregistrement s′effectuerait en quelque sorte à l′insu même des sujets.
8Le rapport au temps de vacances des familles sédentaires les plus enserrées dans le continuum de la vie domestique apparaît caractéristique de ce phénomène. L′existence réglée par le mécanisme de l′habitude entrave l′action de la mémoire et, par conséquent, l′expression collective du souvenir. Tout se passe comme si le temps qui s′écoule ne pouvait avoir réellement prise sur la conscience d′individus absorbés à d′autres tâches, d′autres nécessités et enveloppés dans d′autres courants de pensée. Dans son interprétation de l′oubli par détachement du groupe, Maurice Halbwachs évoque cette figure en parlant de personnes « dont on dit qu′elles sont toujours dans le présent, c′est-à-dire qu′elles ne s′intéressent qu′aux personnes et aux choses au milieu desquelles elles se trouvent sur le moment, et qui sont en rapport avec l′objet actuel de leur activité, occupation ou distraction6 ». Il poursuit, assez maladroitement pensons-nous, en mettant cette attitude sur le compte d′un « instinct vital » : « Une sorte d′instinct vital leur commande de détourner leur pensée de tout ce qui pourrait la distraire de ce qui les (les personnes) préoccupe actuellement7. » Ce qu′il attribue dans un accès de faiblesse théorique ou, ce qui revient au même, par un relâchement dans le contrôle du langage, à l′ordre des déterminations secrètes et transcendantes de la nature, ne doit pas faire oublier l′effet décrit, à savoir l′individualisation dans le rapport au monde qui isole sinon des proches du moins de la société environnante. Dans ce contexte, les questions visant à recueillir les souvenirs de vacances recueillent des réponses qui gomment la dimension même des vacances, y compris négativement. La réaction de Monsieur Chaussé, occupé durant tout son temps de congé à aménager la maison acquise depuis peu, apparaît significative de cet effet : « Je pense que j′ai pas fini mon travail » dit-il en réponse à la question concernant ses souvenirs de vacances. Les familles se souviennent du temps de « vacances domestiques » principalement au travers de catégories propres à signifier la reproduction des pratiques et le sens des actions envisagées dans une temporalité sans rupture. Invitée à évoquer le temps passé l′été en famille, ses souvenirs éventuels, Madame Chaussé répond de façon laconique qu′« il ne s′est rien passé de spécial ». Les époux Leroux s′accordent également à penser qu′avec les vacances ou sans elles, l′expérience vécue relève, en dernière instance, d′un même rapport au temps qui relie chaque moment de l′existence à un flux temporel sans discontinuités : « On prend le jour qui vient, c′est tout, c′est la vie courante » explique Monsieur Leroux avec le renfort de sa femme qui précise : « Il n′y a pas de changement par rapport au reste de l′année, y′a rien d′extra-ordinaire. » Les contraintes économiques qui pèsent sur les familles à faibles ressources amplifient les effets enveloppants de la vie domestique et condamnent à ne voir dans le temps de congés, s′il en est, qu′un moment parmi d′autres. L′écran du présent opacifie la vision du réel, obscurcit les horizons temporels du passé et de l′avenir. Il repousse la possibilité de s′arrêter, d′immobiliser et de faire durer le temps, propriété qui, selon Maurice Halbwachs8, constitue le propre de la mémoire.
9Pourtant, de micro-événements continuent d′irriguer, par résonance, une mémoire personnelle, intérieure, mais elle reste moins étendue et moins durable que la mémoire sociale du groupe. Reliés à d′autres dans les moments de la vie présente, les individus ne partagent pas pour autant le courant de pensée d′une mémoire collective qui suppose une perspective sur le temps. Maurice Halbwachs le rappelle : « On peut être dans le temps, dans le présent qui est une partie du temps, et cependant ne pas être capable de penser dans le temps, de se transformer par la pensée dans le passé proche ou lointain9. » C′est parce que leur pensée épouse les fluctuations du présent, s′y soumet par habitude ou en réponse à l′urgence, qu′une partie des familles sédentaires apparaît dépourvue de souvenir. Le temps sans perspective des familles installées dans le continuum de la vie domestique les prive de la possibilité d′une mémoire collective des vacances. Le temps sans vacance des vacances domestiques s′oppose à la formation et à l′enregistrement de souvenirs qui commandent le retour réflexif sur soi et sur le groupe familial.
Les stratégies d′oubli
10Si d′aucuns sont tout entiers aspirés dans le présent de leur existence, d′autres se soucient de conjurer le passé, de ne pas subir dans leurs consciences individuelles un temps collectif qui, précisément, n′a parfois que trop duré. Gérard Namer le souligne : « le travail de la mémoire peut être à la fois un travail d′oubli et de reconstruction10. » Dans cette perspective, la mémoire opère par sélection pour ne conserver, en dernière instance, que les souvenirs les plus favorables à l′intérêt du groupe. À côté de cet oubli « mi-spontané, mi-volontaire » dont parle Gérard Namer, figure l′oubli raisonné d′individus soucieux d′effacer de leur mémoire les quelques traces indésirables qui rappellent, négativement, le temps d′été. En fait, c′est plutôt d′un flux continu, d′ennui voire de souffrance, qu′il faut dans ce cas se départir et non de quelque événement en particulier. Cette manière d′affranchissement procède moins d′une entreprise de reformulation de la mémoire du groupe, de sorte que l′oubli serait une condition de la mémoire, que d′une attitude qui ne se soucie guère du passé, ou mieux, ne souhaite pas le conserver. Parler de stratégie d′oubli, c′est rappeler le caractère intentionnel de cette attitude et décrire les fonctions de protection des individus qu′elle remplit. En d′autres termes, le non-départ en vacances de familles Croyantes ou Contrariées tendues une année durant vers l′objectif d′un séjour de vacances alimente une vision dépréciée de la réalité vécue et un sentiment de privation. L′oubli du temps passé revêt alors un caractère salutaire en vue d′une meilleure accommodation au présent. « Une fois que c′est passé, c′est passé » lâche Madame Martin dont on se souvient qu′elle était quelque peu impatiente de reprendre son travail.
11Difficilement avouable, ce travail de la pensée qui consiste à ne pas se souvenir, à taire la mémoire qui sommeille en soi, peut confiner implicitement à une obligation de silence faite à soi-même et au groupe. C′est du même coup l′impossibilité de se doter d′une mémoire familiale du temps passé qui est en jeu et, avec elle, la participation à une temporalité commune qui se trouve compromise. Les mémoires individuelles s′entrecroisent comme autant d′univers indépendants mais sans jamais composer une mémoire collective qui puisse fonctionner en rappel heureux de sa propre expérience. Les silences imposés à la mémoire sont autant de ruptures volontaires affectant la communication familiale. Loin d′encourager les membres du groupe à se souvenir, le temps des « vacances familiales » semble leur prescrire l′oubli, dans l′attente hypothétique de prochaines vacances.
Notes de bas de page
1 Rappelons ici la difficulté particulière à interroger, après la période estivale, des familles qui s′excluaient d′emblée des entretiens, convaincues que, n′étant pas parties en vacances, elles n′auraient « rien à dire » et ne sauraient quoi répondre.
2 Souvent, les parents sollicités lors de l′entretien sur le déroulement des « vacances familiales » nous invitaient à questionner leur enfant de retour d′un séjour, sur ses activités, ses souvenirs et les bénéfices qu′il en avait retirés.
3 Cf. Namer (G.), op. cit., en particulier p. 68-70.
4 Songeons, par exemple, à ce que la traditionnelle rédaction de rentrée scolaire où il est demandé, comme une sorte d′évidence, de raconter « ses vacances », peut avoir comme effets de réactivation d′un sentiment de privation pour l′enfant des familles sédentaires subitement rappelé à la norme du séjour.
5 Lévi-Strauss (C.), Race et histoire, Paris, Médiations/Denoël, 1985.
6 Halbwachs (M.), op. cit., p. 9.
7 Ibidem, p. 9.
8 Halbwachs (M.), op. cit., p. 128.
9 Ibidem, p. 128.
10 Namer (G.), op. cit., p. 76.
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