Conclusion de la troisième partie

p. 235-236


Texte intégral

1De cette étude à échelle d’homme et de femme ressort forcément la difficulté à distinguer les comportements individuels de l’ensemble des structures sociales. C’est en réalité une tentative vouée à l’échec qui résonne parfaitement avec la fausse question du « choix ». Pierre Bourdieu, dans ses entretiens avec Roger Chartier, a affirmé que la « société » existe sous formes de mécanismes et de structures, de manière objective, mais qu’elle existe également « dans les cerveaux […] à l’état incorporé1 ». Contre le débat binaire et infécond entre individus et structures, il inscrit le sujet dans une position intermédiaire. Il importe de suivre cette ligne et, à l’image de François-Joseph Ruggiu, de considérer que les sujets sont marqués par une éducation et des normes, mais qu’ils peuvent développer une capacité d’agir2. Le concept d’intériorisation des normes, forgé par Herbert Kelman3 et largement repris par les sciences sociales, nous semble également primordial pour ne pas brosser le portrait d’une société d’Ancien Régime oppressive et tyrannique. La force du patrilignage, que l’on a pu percevoir dans les logiques matrimoniales et économiques, est aussi à l’œuvre dans les résidences collectives (complexes et transgénérationnelles) et les élections de sépulture. Vivre ensemble crée des rapports de domination, qui ne sont pas forcément ressentis comme une contrainte, et mêle imperceptiblement émotions et normes. À l’inverse, les foyers ou les tombes solitaires ne sont pas le signe d’un isolement ou d’un rejet des structures lignagères. L’attachement à la famille se manifeste toujours, sauf rares exceptions, par des donations ou des legs, par l’envoi de lettres, l’entretien d’une correspondance et des petites attentions.

2Les sources contredisent les représentations archétypales qui font des célibataires des individus désolés, aigris, malheureux. En réalité, les testaments de célibataires se distinguent très peu de ceux du reste de la noblesse. En revanche, les vies célibataires créent parfois leurs propres normes : les filles majeures témoignent d’une plus grande liberté de résidence (dans la vie comme dans la mort), les hommes célibataires vivent une sexualité hors mariage relativement tolérée (quand elle n’est pas préjudiciable). Tant que le patrimoine familial (matériel ou symbolique) n’est pas mis en danger par des comportements hors normes, il semble que chacun puisse agir à sa guise. En cela, des logiques individuelles sont plus décelables dans notre corpus, nobiliaire et fortuné, que dans les autres classes sociales peut-être davantage marquées par le conformisme4.

3Nous avons achevé cette partie par la question de la mort et de sa préparation, à hauteur d’individu, mais la mortalité soulève également et immanquablement des questions d’ordre démographique. Si nous avons déjà évoqué l’extinction des familles Harlay et Courtenay au milieu du xviiie siècle, il convient d’y revenir, dans une étude plus systématique, à l’aune des interrogations soulevées par Robert Descimon et Pavel Ouvarov. Ces derniers questionnent « les fragilités de la reproduction » ou comment « la continuité des noms [est] toujours le fruit d’opportunités où se mêlaient les “stratégies” et les hasards5 ». Parmi ces « stratégies » nous incluons donc le célibat, son maintien malgré la raréfaction des branches ou bien son délaissement. Voyons comment les quatre familles de notre étude ont survécu ou non au xviiie siècle, et selon quelles modalités d’adaptation ou de chance.

Notes de bas de page

1Ces entretiens radiophoniques de 1988 ont fait l’objet d’une publication : Bourdieu et Chartier, 2010. Nos citations sont tirées de l’entretien du 4 février 1988, « L’habitus, ce n’est pas le destin, c’est le fatum. »

2Ruggiu, 2007.

3Kelman, 1958.

4Faggion, Mailloux et Verdon, 2008. L’influence des notaires (dans la formulation des testaments, dans les mots employés) grandit à mesure que le taux d’alphabétisme décroît.

5Descimon et Ouvarov, 2010, p. 85.


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