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Chapitre III. Démographie du célibat noble : une présence incontestable au xviie siècle
p. 65-84
Texte intégral
1Il convient de poursuivre nos réflexions sur le célibat à l’époque moderne par une étude démographique. En effet, pour mieux comprendre ce phénomène, il est nécessaire d’en mesurer l’impact sur la société noble. De même, il faut observer la distinction de genre dans l’accès aux différentes formes de célibat, ainsi que la répartition numérique entre célibataires laïques et religieux.
2Afin de réaliser une étude démographique pertinente du célibat, il nous a fallu faire un premier choix méthodologique, celui d’éliminer les individus morts avant d’avoir eu la possibilité de prendre un parti. En prenant exemple sur Jacques Houdaille qui considérait « comme célibataires toutes les personnes ayant vécu assez longtemps pour entrer au couvent ou à l’armée », donc ayant vécu au-delà de 25 ans (âge moyen au mariage, « sexes réunis1 »), nous souhaitons toutefois proposer une différence de genre. Selon nous, il est plus intéressant de « désunir les sexes », comme nous l’ont montré les âges médians au mariage obtenus au chapitre précédent. Ainsi, les hommes morts avant 26-27 ans et les femmes mortes avant 21 ans sans avoir été mariés ne font pas partie de nos cohortes. Toutefois, les individus morts avant ces âges mais qui avaient accédé à la qualité d’épouse/époux ou de religieuse/religieux figurent bien dans nos échantillons.
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3Pour cette étude démographique, notre corpus se compose de 648 individus (323 femmes et 325 hommes), nés entre 1550 et 1750, au sein des sept familles que nous avons reconstituées. En plus des quatre piliers de notre recherche (Béthune, Courtenay, Harlay et Lameth), on retrouvera les deux lignages étudiés par Flavie Leroux (d’Estrées et La Baume Le Blanc), ainsi que la famille de Séguier, alliée aux Béthune dès le début du xviie siècle2. La popularité du chancelier Séguier a valu à cette famille un travail généalogique suffisamment précis pour être utilisé et suivi depuis 1550 jusqu’à 1700 environ3.
4De 1550 à 1750, quatre cohortes de 50 ans ont été formées, respectivement riches de 180, 229, 164 et 75 individus (tableau 10). Ces individus offrent tous des informations suffisantes à l’étude que nous souhaitions mener. Nous connaissons leur date de naissance, soit réelle soit calculée grâce à la méthode des intervalles proto et intergénésique. Nous savons s’ils sont entrés en religion, s’ils se sont mariés ou s’ils ont mené une existence de célibat laïque. Ces quatre cohortes sont bien définies puisqu’elles se composent de sujets connus et qu’elles forment des échantillons cohérents et relativement homogènes. Les différences de noblesse, de statut et de richesse n’empêchent pas les alliances à certaines générations. Et si quelques individus connaissent des destins singuliers, à l’exemple du ministre Sully ou des maîtresses royales dans les familles d’Estrées et La Baume, ces fortunes se reconduisent de manière très relative aux générations suivantes ou vers les autres branches des maisons. Moyenne et haute noblesses constituent donc ces cohortes, mais les liens de parenté créés entre les familles assurent une certaine homogénéité à l’ensemble.
Tableau 10. – Composition numérique des cohortes.
1550-1599 | 1600-1649 | 1650-1699 | 1700-1750 | Totaux | |
Nombre de femmes | 89 | 126 | 74 | 34 | 323 |
Nombre d’hommes | 91 | 103 | 90 | 41 | 325 |
Total d’individus par cohorte | 180 | 229 | 164 | 75 | 648 |
5Au vu du nombre restreint de familles considérées, les résultats de cette étude seront à lire avec la prudence requise. Toutefois, pour citer Michel Nassiet, « il est préférable d’observer un échantillon réduit mais bien défini qu’un échantillon biaisé4 ». Selon la méthode quantitative exposée par Claire Lemercier et Claire Zalc, pour qu’une comparaison entre deux groupes de cent personnes soit significative, « il faut une différence de 12 à 14 points entre les pourcentages caractérisant chacun de ces groupes5 ». Pour des groupes de 1 000 personnes, 4 points de différence suffisent. Ainsi, dans les calculs suivants, nous adapterons lecture et interprétation à la taille des échantillons observés. Par exemple, hormis la cohorte 1700-1750, nos groupes comportent tous plus de 100 personnes si l’on ne sépare pas les hommes des femmes ; nous considérerons comme pertinents des écarts supérieurs à 10 points. Lorsque notre attention se portera sur les différences de genre ou les différences entre célibataires laïques et religieux, les échantillons seront de plus petite taille ; nous nous fierons donc à l’écart 12-14 points.
6Riche de ces informations et armée des précautions qu’impose notre échantillon, nous avons interrogé ce corpus sur les points suivants : le taux de nuptialité au sein de chaque cohorte, le nombre d’enfants par fratrie, l’incidence du nombre d’enfants sur la nuptialité, la différence hommes/femmes dans l’accès au mariage, la différence hommes/femmes dans l’entrée en religion, la différence hommes/femmes au regard du célibat laïque, le pourcentage de célibat religieux par rapport au célibat laïque. Ces questions sont considérées à l’aune de chaque cohorte, puis posées en termes d’évolution d’une cohorte à l’autre.
Le xviie siècle : témoin de changements en matière de nuptialité
Les variations de la nuptialité (fin du xvie siècle-milieu du xviiie siècle)
7Au sein des familles étudiées, le mariage concerne la majorité des individus nés dans la seconde moitié du xvie siècle : 68 % d’entre eux se marient (tableau 11). Ce chiffre connaît une décroissance certaine dans l’échantillon du premier xviie siècle : célibataires et femmes et hommes mariés représentent un nombre quasi équivalent. La seconde moitié du siècle témoigne d’une légère reprise de la nuptialité, puisque 58 % des individus de la cohorte 1650-1699 se marient. Nous ne retrouvons tout de même pas le taux bien supérieur de la fin du xvie siècle. De plus, selon la méthode présentée ci-dessus, cette variation de 4 % est presque trop faible pour être interprétable. La dernière cohorte, en revanche, ne laisse pas de doute quant à un changement radical dans la politique matrimoniale des familles nobles. La nuptialité reprend sans commune mesure puisque nous obtenons un taux de 81 % d’individus mariés.
Tableau 11. – Évolution de la nuptialité au sein du corpus, 1550-1750.
1550-1599 | 1600-1649 | 1650-1699 | 1700-1750 | |
Célibataires (valeurs absolues) | 57/180 | 106/229 | 69/164 | 14/75 |
Taux de nuptialité | 68 % | 54 % | 58 % | 81 % |
8Les chiffres obtenus sont globalement inférieurs aux taux de nuptialité rencontrés dans les classes populaires ou dans les familles bourgeoises. En France et à l’échelle européenne, le pourcentage de célibataires ne dépasse que rarement 20 % au cours de l’époque moderne6. Ainsi, nos résultats corroborent les travaux précédemment réalisés sur la haute noblesse : plus on monte l’échelle sociale, moins on se marie7.
9Par ailleurs, il faut lire la reprise du premier xviiie siècle en miroir de la diminution de l’effectif total de la cohorte (on passe de 164 à 74 individus). Cette faiblesse démographique fait écho aux conclusions de Michel Nassiet :
« La noblesse du royaume a récupéré, de 1470 à 1560, les pertes de la grande crise des xive-xve siècles […] Comme cette récupération fut réalisée avec le renfort d’un flux d’anoblissement non négligeable, elle cache des difficultés dans la reproduction naturelle des familles. Enfin, au cours du xviiie siècle, l’effectif s’est effondré, de l’ordre de 40 %8. »
10Les familles Courtenay et Harlay nous offrent des exemples de cet effondrement démographique : elles tombent en quenouille au milieu du xviiie siècle, avec pour dernières représentantes respectives Hélène de Courtenay, marquise de Bauffremont (1689-1768), et Louise-Madeleine de Harlay, princesse de Tingry (1694-1749). Malgré une descendance masculine, aucun de leurs fils ne reprend le nom, ce qui entraîne bel et bien l’extinction des deux lignages. Si l’extinction d’une famille peut être causée par les seuls aléas démographiques, les historiens qui ont travaillé sur le célibat n’hésitent pas à le désigner responsable. Jacques Houdaille, par exemple, crée un lien explicite entre célibat noble et difficile perpétuation des générations : « Du fait de la fréquence du célibat, [la fécondité] semble à peine suffire au remplacement des générations à la fin de l’Ancien Régime9. » L’effondrement de la noblesse au xviiie siècle est donc le résultat combiné des hasards biologiques et de modifications en matière de fécondité et de nuptialité qui trouvent leurs sources dans le xviie siècle. Le célibat d’un certain nombre d’enfants et la diminution des naissances au sein des couples mariés peuvent ainsi expliquer l’extinction d’une famille noble. En effet, faute de branches cadettes, les lignages ont plus à craindre des aléas biologiques. Hélène de Courtenay avait deux frères aînés dont l’un est mort à 23 ans, sans avoir été marié, et l’autre n’a pas eu d’enfant de son mariage (résultat d’une stérilité très probable puisque le couple a vécu ensemble plus de 25 ans). Quant à Louise-Madeleine de Harlay, elle était la seule enfant de ses parents, et son père n’avait eu qu’une sœur, entrée en religion de surcroît. En se restreignant à une lignée, les lignages nobles ont pris le risque de s’éteindre. Il est donc tentant de lire une réaction de survie dans la reprise de la nuptialité au sein de notre cohorte de 1700-1750, d’autant qu’il ne s’agit pas d’une simple reprise puisque le taux de nuptialité atteint des chiffres bien supérieurs à ceux que nous avions constatés pour le xvie siècle. Ces chiffres correspondent à ceux présentés par Louis Henry et Claude Lévy dans leur étude sur les ducs et pairs : ils évaluent le célibat des hommes à 17-27 % sous les règnes de Louis XV et Louis XVI10. Le célibat noble est donc largement relégué dans les marges au xviiie siècle, alors qu’il concernait la moitié de la population du xviie siècle.
11Toutefois, l’étude de la nuptialité chez les Lameth permet de nuancer quelque peu nos premières conclusions. Au sein de notre corpus, la famille de Lameth représente une noblesse de plus petite envergure résidant encore sur ses terres picardes à la fin du xviie siècle. Dans les tableaux 12 et 13, « N » représente le nombre d’individus mariés sur le nombre total d’individus composant chaque échantillon.
Tableau 12. – La nuptialité chez les Lameth, au regard du corpus entier.
1550-1599 | 1600-1649 | 1650-1699 | 1700-1750 | |
Individus mariés | 55 % (N = 16/29) | 56 % (N = 19/34) | 58 % (N = 7/12) | 60 % (N = 12/20) |
Taux obtenus dans les cohortes | 68 % | 54 % | 58 % | 81 % |
Tableau 13. – La nuptialité chez les Béthune, au regard du corpus entier.
1550-1599 | 1600-1649 | 1650-1699 | 1700-1750 | |
Individus mariés | 79 % (N = 11/14) | 69 % (N = 22/32) | 54 % (N = 21/39) | 93 % (N = 13/14) |
Taux de nuptialité par cohorte | 68 % | 54 % | 58 % | 81 % |
12Tout au long de la période étudiée, les Lameth mènent une politique matrimoniale stable. Puisque les écarts d’une cohorte à l’autre ne dépassent jamais 12 points, on peut considérer que cette famille n’est guère touchée par la crise de la nuptialité que nous observons globalement. Elle est également moins concernée par l’augmentation drastique des mariages que nous constatons dans la première moitié du xviiie siècle. Dans une moindre mesure, le comportement des Lameth peut être rapproché de celui des nobles bretons étudiés par Michel Nassiet11. En s’éloignant du modèle aristocratique, ces derniers adoptent des comportements propres à leur cercle géographique et non à leur classe sociale. Si on reste loin des chiffres bretons (entre 10,7 et 16,3 % de célibataires au xviie et xviiie siècles), la nuptialité des Lameth demeure plus traditionnelle que nos chiffres globaux.
13À l’autre bout du spectre nobiliaire, la famille de Béthune mérite également une attention spécifique. À l’inverse des Lameth, les chiffres obtenus exacerbent nos conclusions.
14Dans le second xvie siècle, la famille de Béthune marie énormément ses enfants. Une légère diminution de la nuptialité se fait sentir au début du xviie siècle, mais la variation de 10 points n’est pas tout à fait suffisante pour être interprétée. On peut dire en tout cas que le taux de nuptialité reste au-dessus de celui de notre échantillon global ; les derniers feux de la fortune de Sully expliquent en partie ce maintien (l’ancien ministre ne meurt qu’en 1642). Mais ce sont surtout les nombreux mariages dans la branche de Selles qui influent sur ce taux. En effet, le mariage d’Hippolyte de Béthune et Marie de Beauvilliers (1629) a donné naissance à 11 enfants (7 garçons et 4 filles) parmi lesquels 7 se marient (5 garçons et 2 filles). Le statut de Marie de Beauvilliers à la cour de France – elle est nommée dame d’atours de la reine Marie-Thérèse en 166012 – a notamment assuré de beaux partis à ses filles : l’une épouse un sous-lieutenant de la compagnie des gens d’armes de la reine, l’autre un page de Louis XIV13. En revanche, la seconde moitié du xviie siècle exprime un virage certain. À contre-courant d’une reprise globale, le taux de nuptialité des Béthune décroît de 15 points. Ceci rend d’autant plus spectaculaire la remontée du premier xviiie siècle. Face à une diminution de leurs effectifs de plus de moitié (on passe de 39 à 14 individus entre les deux dernières cohortes), les Béthune ont réinstauré une politique matrimoniale dynamique.
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15Au vu des chiffres globaux obtenus par cette étude, le xviie siècle se dégage comme un moment durant lequel le célibat quitte la marge pour devenir une tendance démographique aussi prégnante que le mariage. Ce moment est toutefois enclavé entre deux périodes de forte nuptialité. Au début du xviiie siècle, la noblesse semble même adopter une stratégie de survie et réagit de manière spectaculaire au déclin démographique de son ordre.
16Pour comprendre cette nuptialité en berne, il paraît nécessaire de la confronter à un autre phénomène démographique évoqué plus haut. Les historiens s’accordent à dire que la fécondité nobiliaire connaît un certain ralentissement à partir du xviie siècle. Pourtant, la baisse du nombre d’enfants par couple ne semble pas engendrer un regain de la nuptialité comme on pourrait s’y attendre.
Le célibat au sein des fratries : incidence du nombre de germains sur le taux de célibat
17Les études consacrées à la fécondité des couples d’Ancien Régime seront convoquées dans les paragraphes à venir. En revanche, il est important de préciser que nous adoptons ici une méthode différente. Notre intérêt ne se porte pas sur la capacité reproductrice et donc sur le nombre d’enfants nés d’une même femme, mais bien sûr l’équilibre entre adultes mariés et adultes célibataires au sein d’une même fratrie. Les calculs suivants n’ont donc pas tenu compte des enfants morts jeunes, ni des individus morts avant d’avoir eu pleinement la possibilité de choisir un parti (donc avant 26-27 ans pour les hommes et avant 21 ans pour les femmes). Pour réaliser le tableau 14, nous avons choisi de diviser les fratries selon quatre types : 1o celles de 7 adultes et plus (dans notre corpus, la fratrie la plus nombreuse compte 12 adultes) ; 2o celles de 5-6 adultes ; 3o celles de 3-4 adultes ; 4o celles d’1 ou 2 adultes.
Tableau 14. – Évolution de la composition des fratries (1550-1750).
1550-1599 | 1600-1649 | 1650-1699 | 1700-1750 | |
Fratries de 7-12 adultes | 5 | 8 | 0 | 0 |
Fratries de 5-6 | 14 | 11 | 10 | 2 |
Fratries de 3-4 | 13 | 18 | 21 | 10 |
Fratries de 1-2 | 10 | 24 | 25 | 20 |
Fratries par cohorte | 42 | 61 | 56 | 32 |
Individus par cohorte | 180 | 229 | 164 | 75 |
1864 % des fratries de la cohorte 1550-1599 sont composées de 3 à 6 adultes. Le chiffre médian se situe à 4 enfants parvenus à l’âge adulte par couple. Pour la cohorte 1600-1649, 69 % des fratries comptent 1 à 4 adultes. La médiane descend à 3 adultes par couple. Cette médiane reste identique pour la cohorte suivante (1650-1699) mais les valeurs se resserrent encore car, dans 82 % des fratries, 1 à 4 enfants ont atteint l’âge adulte. Enfin, la décroissance se poursuit avec une médiane de 2 adultes dans la cohorte 1700-1750. Autre phénomène intéressant : les fratries composées de 7 enfants et plus disparaissent des deux dernières cohortes. Et entre 1700-1750, aucune famille ne compte plus de 5 enfants. Le graphique 2 permettra de visualiser ces évolutions.
Graphique 2. – Évolution de la composition des fratries (1550-1750).

19Notre étude corrobore les observations de Louis Henry et Claude Lévy concernant les ducs et pairs entre le milieu du xviie siècle et la fin du xviiie siècle : « Dans la première période, on observe quelques familles très nombreuses 10, 11, 13, 14, 15 et 21 enfants ; dans la deuxième période, une famille seulement, atteint 9, dans la troisième une, encore, atteint 7 enfants14. » Rappelons que les chiffres énoncés prennent en compte les enfants morts jeunes. Nous n’avons pas fait le même choix, mais nos résultats vont bien dans le même sens. Ces résultats font écho aux nombreuses études de démographie historique menées dans le sillage de l’enquête de l’Institut national d’études démographiques, et surtout aux travaux de Jacques Dupâquier, Alain Bideau et Jean-Pierre Bardet15. Les ouvrages publiés dans les années 1980-1990 entérinent l’idée d’une baisse globale de la fécondité au xviiie siècle en France. L’explication collectivement choisie est celle d’un contrôle volontaire des naissances ; contrôle qui débute plus précocement chez les élites. Jean-Pierre Bardet parle ainsi de pionniers et de suiveurs de la contraception16, ce que confirme Scarlett Beauvalet : « Dans les familles de ducs et pairs, le nombre d’enfants par famille complète est passé de 6,1 en 1650-1699, à 2,7 en 1700-174917. »
20Ainsi, en allant vers le xviiie siècle, les fratries de notre corpus s’amenuisent. Pourtant, comme nous l’avons vu plus haut, le xviie siècle est marqué par une augmentation du taux de célibat. Il convient de se demander si la réduction du nombre d’enfants facilite l’accès au mariage dans ces fratries de plus petite taille. Le graphique 3 permet de voir la proportion de célibataires au sein des différents types de fratrie, cohorte après cohorte. Les familles très nombreuses (7-12 enfants), peu représentées dans notre corpus, n’ont pas été intégrées. Pour rendre le tout plus lisible, un encadré isole les résultats de chaque cohorte.
Graphique 3. – Proportion du célibat par type de fratrie (1600-1750).

21Ce qui saute aux yeux c’est bien la diminution du célibat dans les fratries de 1-2 adultes, du moins pour les deux dernières cohortes (20 % de célibataires en 1650-1699 et aucun dans la première moitié du xviiie siècle). Pourtant, ce constat ne vaut pas pour la cohorte 1600-1649. Les individus nés durant cette période, peu importe le nombre de leurs germains, avaient entre 40 % et 57 % de chances de conserver le célibat. La courbe se rapportant aux fratries de 5-6 enfants ne fait que croître au cours de la période, avant de s’interrompre, faute de spécimens, au début du xviiie siècle. Ce type de fratrie, tout au long du xviie siècle, accueille entre 57 et 60 % de célibataires. Les fratries de 3-4 enfants suivent une courbe similaire : les individus nés en leur sein sont plus nombreux à ne pas accéder au mariage dans la seconde moitié du xviie siècle que dans la première (même si nous avons affaire à des proportions moindres, de l’ordre de 40 et 43 %). Ainsi, un noble né entre 1550 et 1599 dans une fratrie où 3-4 enfants ont accédé à l’âge adulte a 23 % de chances de demeurer célibataire ; tandis que son homologue, un siècle plus tard, conservera le célibat dans 43 % des cas.
22Il n’y a donc pas corrélation exacte entre la taille de la fratrie et l’accès au mariage, du moins pour ce qui est des fratries de plus de deux. Au xviie siècle, avoir peu de germains n’assure pas forcément l’accès au statut matrimonial. À l’inverse, le xviiie siècle renoue très clairement avec la nuptialité, tout en ayant beaucoup moins d’enfants à marier (les fratries les plus nombreuses comptent quatre personnes).
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23Cette étude des fratries a permis d’affiner notre propos et de dessiner un xviie siècle tourné vers le célibat de manière réfléchie et volontaire. Les proportions de célibataires que l’on constate font de ce siècle un moment à part.
24En suivant la typologie dégagée au chapitre précédent, il convient désormais d’interroger les différences de genre, ainsi que la distinction entre célibat religieux et célibat laïque. Quels sont les effectifs numériques de chacune de ces catégories ?
L’inversion des tendances entre hommes et femmes au cours du xviie siècle
Marier les fils en priorité… au détriment des filles
25En considérant les chiffres exprimés dans le tableau 10, relatifs au nombre d’hommes et de femmes présents dans nos cohortes, les deux sexes apparaissent de manière relativement égale. Les femmes composent respectivement 48 %, 54 %, 45 % et 46 % des quatre cohortes. Les chiffres que nous allons présenter ne sont donc pas biaisés par un échantillon féminin moindre, comme c’est souvent le cas dans les études quantitatives qui s’intéressent à l’époque moderne. Les manquements des nobiliaires ont été en partie palliés par l’étude qualitative menée sur un groupe plus réduit de sujets. Ici, le faible écart numérique entre hommes et femmes doit être imputé à la petite taille de notre corpus, davantage soumis à la réalité biologique de l’alternance aléatoire des naissances.
26Au sein des groupes de femmes et d’hommes, nous avons donc observé le nombre de célibataires pour voir si le célibat était plus prégnant chez l’un ou l’autre sexe. Le graphique 4 présente en noir les hommes célibataires et en gris leurs homologues féminins.
Graphique 4. – Évolution du célibat par genre (1550-1750).

27Ces résultats doivent être lus comme suit : parmi les 89 femmes nées dans la seconde moitié du xvie siècle, 21 demeurent célibataires, ce qui représente 24 % du contingent féminin. Ainsi, dans notre première cohorte, les hommes sont bien davantage concernés par le célibat puisque 40 % d’entre eux ne se marient pas. Toutefois, le début du xviie siècle donne lieu à une inversion : plus de la moitié des femmes sont célibataires (54 %), alors que les hommes conservent le même comportement (37 % de célibat). La seconde moitié du siècle témoigne d’une légère reprise de la nuptialité, mais entérine la distinction de sexe déjà observée : 37 % des hommes et 47 % des femmes sont célibataires. En revanche, le premier xviiie siècle voit le retour d’une nuptialité traditionnelle (ou d’avant « crise ») : 78 % des hommes et 85 % des femmes se marient. Le graphique 4 isole le xviie siècle comme un moment d’inversion des tendances entre hommes et femmes : à une augmentation progressive de la nuptialité masculine répond une augmentation du célibat féminin (avant que la nuptialité ne connaisse une forte reprise au début du siècle suivant).
28Comparons désormais les données recueillies sur le célibat et sur la nuptialité, pour avoir une vue d’ensemble de la composition de chacune des cohortes (tableau 15). En laissant apparaître les hommes mariés et les hommes célibataires aux côtés des femmes mariées et des femmes célibataires, nous obtenons la composition réelle de ces échantillons. Pour plus de précisons, nous présentons à la suite les données numériques (valeurs absolues) et le graphique qui en découle (pourcentages). Le graphique 5 n’est donc pas proportionnel ; nous avons choisi de calculer le taux représenté par chaque catégorie à l’échelle de la cohorte globale.
Tableau 15. – Composition réelle des cohortes par catégorie.
1550-1599 | 1600-1649 | 1650-1699 | 1700-1750 | |
Hommes mariés | 55 | 65 | 56 | 32 |
Hommes célibataires | 36 | 38 | 34 | 9 |
Femmes mariées | 68 | 58 | 39 | 29 |
Femmes célibataires | 21 | 68 | 35 | 5 |
Total d’individus par cohorte | 180 | 229 | 164 | 75 |
Ratio H-F | 91-89 | 103-126 | 90-74 | 41-34 |
Graphique 5. – Composition réelle des cohortes par catégorie.

29Riches d’environ 400 individus, les deux cohortes du xviie siècle témoignent d’une représentation quasi égale des hommes et femmes célibataires face à leurs homologues mariés. Toutefois, l’avantage numérique chez les hommes revient bien aux époux (surtout dans la seconde moitié du siècle), tandis que dans le contingent féminin, le célibat reste une composante primordiale tout au long du siècle.
30Pour affiner cette idée, il convient de revenir sur la composition des fratries de notre corpus. Au cours de nos recherches, nous avons rencontré des « sorories » de célibataires. Ce terme, utilisé notamment par Didier Lett, désigne le groupe formé par toutes les sœurs appartenant à une même fratrie ; son corollaire masculin est une « fratrie de frères18 ». Nous avons donc interrogé nos fratries sous un angle nouveau, celui de leur composition sexuée et du lien existant entre cette composition et l’accès au mariage. Le tableau 16 ne tient pas compte de la dernière cohorte (1700-1750) car le célibat y est trop marginal. Précisons que pour obtenir des résultats pertinents nous n’avons conservé que les fratries composées à la fois de fils et de filles (« fratries mixtes »). Précisons encore que les « fratries équilibrées » désignent les fratries où autant d’hommes que de femmes sont demeurés célibataires, en proportion du nombre de naissances féminines et masculines. C’est-à-dire que si 4 fils et 2 filles naissent dans une fratrie mais que seuls 2 fils accèdent au rang d’époux tandis que leurs sœurs se marient toutes deux, il y a déséquilibre en faveur des filles. Ce raisonnement proportionnel a été adopté pour les trois dernières lignes du tableau.
Tableau 16. – Le célibat au sein des fratries mixtes (1550-1699).
1550-1599 | 1600-1649 | 1650-1699 | |
Sorories de célibataires + au moins un frère marié | 2 (7 %) | 10 (26 %) | 11 (33 %) |
Fratries de frères célibataires + au moins une sœur mariée | 2 (7 %) | 3 (8 %) | 2 (6 %) |
Fratries où les femmes se marient plus que les hommes | 13 (43 %) | 6 (15 %) | 7 (21 %) |
Fratries où les hommes se marient plus que les femmes | 3 (10 %) | 12 (31 %) | 4 (12 %) |
Fratries équilibrées | 10 (33 %) | 8 (20 %) | 9 (28 %) |
Total des fratries mixtes | 30 | 39 | 33 |
31Les sorories de célibataires apparaissent au xviie siècle et ne cessent d’augmenter entre les fratries mixtes nées en 1600-1649 et celles nées en 1650-1699. À l’inverse, les fratries de frères célibataires demeurent largement anecdotiques (2 ou 3 selon les cohortes). Une autre variation se dessine entre la première et la deuxième cohorte : dans 43 % des fratries mixtes nées en 1550-1599, les filles se marient plus que leurs frères, tandis que dans 31 % des fratries nées en 1600-1649 les fils sont privilégiés. Ce dernier résultat, lu en miroir du nombre croissant de sorories de célibataires et du nombre significatif de fratries « équilibrées », dénote bien un intérêt renforcé pour le mariage des hommes au détriment de celui des femmes. Dans la seconde moitié du xviie siècle, les fratries les plus représentées sont celles au sein desquelles aucune fille ne se marie (11/33 soit un tiers). Or, ce phénomène doit être replacé dans un contexte étudié plus haut, celui de la diminution globale du nombre d’enfants par fratrie.
32Le tableau 17 montre l’aspect systématique du célibat des femmes, peu importe la taille des fratries et le nombre de filles en leur sein. Et si le premier xviie siècle engendre également son lot d’hommes célibataires, aux côtés d’un seul frère marié, la seconde cohorte opère une modification substantielle. Dans seulement quatre fratries sur onze, un ou plusieurs garçons gardent le célibat. La majorité des fratries mixtes se partagent alors entre une sororie de célibataires et une fratrie de frères mariés. Un même schéma se répète : 1 ou 2 filles célibataires font face à 1, 2, voire 3 frères mariés.
33Illustrons ce phénomène avec deux fratries nées dans la famille de Béthune. La première appartient à la branche de d’Orval et figure dans la première cohorte du xviie siècle. La seconde appartient à la branche aînée de Sully et s’inscrit dans la seconde cohorte du siècle (généalogie 2).
Généalogie 2. – Fratrie issue de François de Béthune et Jacqueline de Caumont.

34François de Béthune-Orval et Jacqueline de Caumont donnent naissance à trois fils (dont deux seulement atteignent l’âge adulte) et trois filles. Les deux fils se marient à 29 et 26 ans, tandis que les trois sœurs entrent en religion. Le contrat de l’aînée des filles nous apprend qu’elle débute son noviciat à 15 ans, bien avant le mariage de ses frères19. Dans la branche aînée de Sully, une situation comparable se rencontre deux générations plus tard dans une fratrie de quatre enfants. De son union avec Antoinette Servien, le deuxième duc de Sully engendre deux fils et trois filles (seules deux atteignent l’âge adulte) [généalogie 3].
Généalogie 3. – Fratrie issue de Maximilien-Pierre-François de Béthune et Antoinette Servien.

Tableau 17. – Les sorories de femmes célibataires et leurs frères (1600-1699).
Type de fratrie | Filles célibataires | Fils mariés | Fils célibataires | |
1600-1649 (10) | 10 enfants | 5 | 1 | 4 |
6 enfants | 4 | 1 | 1 | |
6 enfants | 2 | 3 | 1 | |
5 enfants | 2 | 1 | 2 | |
5 enfants | 2 | 2 | 1 | |
5 enfants | 2 | 1 | 2 | |
4 enfants | 3 | 1 | ||
2 enfants | 1 | 1 | ||
2 enfants | 1 | 1 | ||
2 enfants | 1 | 1 | ||
1650-1699 (11) | 6 enfants | 2 | 1 | 3 |
5 enfants | 2 | 1 | 2 | |
5 enfants | 2 | 3 | ||
4 enfants | 2 | 2 | ||
4 enfants | 1 | 1 | 2 | |
3 enfants | 1 | 1 | 1 | |
3 enfants | 1 | 2 | ||
3 enfants | 1 | 2 | ||
2 enfants | 1 | 1 | ||
2 enfants | 1 | 1 | ||
2 enfants | 1 | 1 |
35Nous avons déjà évoqué l’enchaînement des mariages du quatrième puis du cinquième duc de Sully, notamment le mariage tardif de Maximilien-Henri de Béthune. Il convient de préciser ici qu’ils avaient deux sœurs dont nous savons très peu de chose si ce n’est qu’elles furent religieuses à la Visitation de Saint-Denis et qu’au moins l’une d’entre elles mourut très âgée20. De même, dans la fratrie précédente, Marguerite-Angélique meurt à 83 ans et Anne-Éléonore à 77 ans. Il est important de préciser que le grand âge de ces religieuses, s’il n’éloigne pas complètement l’hypothèse d’une maladie mentale, permet au moins de nier une fragilité naturelle qui aurait soustrait ces femmes du marché matrimonial. De plus, au vu de leur nombre l’explication accidentelle est bien moins recevable que l’explication systémique.
•
36Le célibat s’est donc tendanciellement féminisé en n’étant plus le fruit aléatoire d’un excédent de filles ou de garçons. Il concerne davantage les sœurs que les frères : ne pas marier sa ou ses filles, ne pas créer de branches féminines à telle génération, est devenu un comportement fréquent dans la seconde moitié du xviie siècle.
37Pour gagner encore en précision dans cette étude démographique, il convient de se demander de quel célibat nous parlons. En effet, les deux fratries précédentes témoignent de la prégnance des vocations religieuses féminines. Toutefois, nous savons qu’il existe des filles majeures et que les différents célibats touchent également les hommes. Voyons selon quelles proportions les femmes et les hommes d’Église et les célibataires laïques habitent les cohortes. Le célibat, que nous avons vu conséquent, en partie décorrélé de la natalité et majoritairement féminin, est aussi à interroger dans son rapport à l’Église.
Femmes et hommes dans l’Église : les proportions du célibat religieux
38En ne considérant que les célibataires présents dans nos cohortes, on obtient respectivement 57 (21 femmes et 36 hommes), 106 (68 femmes et 38 hommes), 69 (35 femmes et 34 hommes) et 14 (5 femmes et 9 hommes) individus. En s’intéressant uniquement aux célibataires religieux, on obtient à nouveau 32/57, 80/106, 35/69 et 6/14 individus. Au sein du graphique 6, ces valeurs absolues sont figurées en pourcentages ; la partie grise indique le célibat ecclésiastique et la partie blanche le célibat laïque. Pour l’instant, les différences de genre ne sont pas représentées. La première moitié du xviie siècle voit l’écart se creuser en faveur des carrières ecclésiastiques : 46 % des enfants nés entre 1600 et 1649 demeurent célibataires et parmi eux, 75 % appartiennent au Clergé. Le début du xviiie siècle témoigne d’une modification de la tendance puisque le célibat laïque devient légèrement majoritaire (57 %). Bien que le résultat de cette dernière cohorte soit à relativiser en raison du faible nombre de célibataires (14 individus pour rappel), il s’inscrit dans la ligne de considérations historiennes sur le sujet. En effet, une « chute des vocations », tant féminines que masculines, est constatée à Rouen par Jean-Pierre Bardet, mais également en Auvergne21 ou encore en Provence22. Les interprétations diffèrent mais J.-P. Bardet n’y voit pas forcément le résultat d’une crise spirituelle : « Lorsque la fécondité décroît au xviiie siècle, la nécessité de l’exutoire monastique se fait moins sentir23 » (graphique 6).
Graphique 6. – Le célibat religieux dans notre échantillon de célibataires.

39Dans notre petit échantillon de la période 1700-1750, une différence de genre est toutefois à interroger. Parmi les huit célibataires laïques, seul l’un d’entre eux est une femme tandis que plus de la moitié du petit contingent religieux est féminin. Observons cette distinction de genre dans les trois autres cohortes qui offrent des échantillons plus conséquents de célibataires. Dans les tableaux 18 et 19, « L » est l’abréviation de « laïcs », « R » est l’abréviation de « religieux ».
Tableau 18. – Composition des sous-cohortes de célibataires : femmes.
Religieuses | Femmes laïques | Total femmes célibataires | Pourcentages | |
1550-1599 | 20 | 1 | 21 | 95 % R 5 % L |
1600-1649 | 55 | 13 | 68 | 81 % R 19 % L |
1650-1699 | 21 | 14 | 35 | 60 % R 40 % L |
Tableau 19. – Composition des sous-cohortes de célibataires : hommes.
Religieux | Hommes laïques | Total hommes célibataires | Pourcentages | |
1550-1599 | 12 | 24 | 36 | 33 % R 67 % L |
1600-1649 | 25 | 13 | 38 | 66 % R 34 % L |
1650-1699 | 14 | 20 | 34 | 41 % R 59 % L |
40Dans les deux premières cohortes, le célibat des femmes est presque entièrement tourné vers la religion. Toutefois, la seconde moitié du xviie siècle voit se préciser une tendance faible mais latente du demi-siècle précédent : alors que l’échantillon féminin est plus petit, les femmes célibataires laïques s’imposent davantage. Le célibat féminin laïque est devenu une réalité démographique, en gagnant 35 points entre la première et la troisième cohorte, et 21 points entre la deuxième et la troisième. Ces chiffres correspondent à nos considérations sur le statut de fille majeure et sur la multiplication des dénominations de « fille », « fille âgée », « fille majeure » dans les actes notariés.
41Chez les hommes, les comportements sont presque inversés. Parmi les célibataires nés entre 1550 et 1599, un tiers mène une carrière ecclésiastique. Ce chiffre est doublé dans la première moitié du xviie siècle, avant de redescendre. Dans la cohorte 1650-1699, le célibat masculin se partage à parts égales (ou environ) entre l’Église et l’état séculier. Alors que les hommes se marient davantage au fil de la période étudiée, la permanence du célibat religieux masculin est significative. Elle a, selon nous, une raison d’être économique sur laquelle nous reviendrons plus longuement : les grands ecclésiastiques, abbés, évêques et archevêques, sont des fortunes nécessaires à l’équilibre des lignages. C’est également sous cet angle que nous analysons l’augmentation du célibat laïque féminin. Alors que l’entrée en religion entraîne une mort civile et rend les femmes inaptes à participer à l’économie familiale, les filles majeures apportent un soutien considérable à leurs parents. L’inversion des tendances entre hommes et femmes, jusque dans les différentes expressions du célibat, doit donc être considérée à l’aune de la plus-value qu’elle représente pour la génération et pour le lignage.
42Les distinctions formulées permettent d’observer les groupes féminin et masculin en ayant en tête les différentes catégories qui les composent (graphiques 7 et 8). Alors que 76 % des femmes nées entre 1550 et 1599 se marient, 23 % de leurs consœurs sont religieuses et seulement 1 % demeure célibataire dans le siècle. Pour la cohorte suivante, l’échantillon féminin présente presque autant de femmes mariées (46 %) que de religieuses (44 %). La deuxième moitié du xviie siècle exprime alors l’augmentation du célibat féminin laïque. Tout en continuant à occuper une place de choix, l’entrée en religion n’y est plus la seule alternative au mariage : près d’une femme sur cinq mène une vie de fille majeure.
Graphique 7. – Célibat et mariage des femmes (1550-1699).

Graphique 8. – Célibat et mariage des hommes (1550-1699).

43Les hommes, quant à eux, modifient assez peu leurs pratiques d’un bout à l’autre de la période. Face à une nuptialité croissante, l’équilibre relatif entre célibats religieux et laïque alterne en faveur de l’un ou de l’autre dans des proportions fines.
44Il convient de clore ce chapitre sur une présentation complète, en forme de récapitulatif, de tous les individus qui constituent nos quatre cohortes principales. Selon le procédé adopté plus haut, nous présentons les valeurs absolues (tableau 20) qui nous ont permis d’obtenir les statistiques du graphique 9.
Tableau 20. – Composition réelle des cohortes, toutes catégories représentées.
Hommes mariés | Religieux | Célibataires laïques | Femmes mariées | Religieuses | Filles majeures | Total individus par cohorte | |
1550-1599 | 55 | 12 | 24 | 68 | 20 | 1 | 180 |
1600-1649 | 65 | 25 | 13 | 58 | 55 | 13 | 229 |
1650-1699 | 56 | 14 | 20 | 39 | 21 | 14 | 164 |
1700-1750 | 32 | 2 | 7 | 29 | 4 | 1 | 75 |
Graphique 9. – Composition réelle des cohortes, toutes catégories représentées.

45Ces résultats, obtenus à l’échelle de nos cohortes, témoignent de la diversité et surtout de la diversification de cette société noble au xviie siècle. Les évolutions les plus spectaculaires concernent toutefois les femmes. C’est dans l’échantillon féminin que de véritables modifications peuvent être observées avec une nuptialité en berne pour les femmes nées entre 1600 et 1699 et le renforcement d’une troisième voie offerte par le célibat laïque. À côté de cet échantillon féminin, le groupe des hommes est caractérisé par une croissance continue de la nuptialité de 1600 à 1750. Tous sexes confondus, 81 % des individus nés entre 1700 et 1750 se marient. Le xviiie siècle renoue donc avec des pratiques qu’il accentue largement.
⁂
46Ce chapitre consacré à la démographie aura permis de montrer les limites et les bienfaits d’une étude quantitative appliquée à un petit corpus. Avec près de 650 sujets sur deux siècles, donc à peu près huit générations observées dans sept familles nobles, il est certain que la pertinence statistique peut être interrogée. Toutefois, nos résultats confortent certaines tendances statistiques dégagées par les travaux de démographie historique précédents.
47Les quelques articles qui traitent du célibat noble ont, quant à eux, les défauts et les qualités de l’étude quantitative de grande ampleur. Jacques Houdaille a tenté de donner plus de précision à ses travaux en refusant de définir le célibat en fonction de l’âge de 50 ans ou en élargissant les recherches à la noblesse non courtisane. Toutefois, il constate la faiblesse de ses sources sur un point précis : « Dans les trois ouvrages […] mais surtout dans les deux premiers, les renseignements sur les femmes font souvent défaut24. » Les ouvrages en question sont le Dictionnaire de la noblesse de La Chesnaye Desbois (1780), la continuation par Potier de Courcy de l’histoire généalogique du père Anselme (1867) et les généalogies publiées par Hubert Lamant (années 1970). Louis Henry et Claude Lévy formulent un même constat d’échec : ils renoncent à calculer le célibat des filles de ducs et pairs, « le nombre relatif d’âges au décès inconnus étant très élevé25 ». Les sources généalogiques utilisées par ces historiens démographes sont fort utiles et il n’est pas question d’en faire le procès. Toutefois, notre méthode, à mi-chemin entre monographie et prosopographie, a permis d’obtenir d’autres informations sur les individus étudiés et de poser de nouvelles questions à ce corpus de familles.
48Ainsi, nous avons mis en lumière différentes formes de célibat, l’importance numérique du célibat laïque, et surtout la force démographique du célibat féminin au xviie siècle. L’étude par groupes sexués a également démontré l’inversion des tendances entre hommes et femmes dans l’accès au mariage et, à moindre échelle, dans le rapport à l’Église. Sans précédent historiographique, cette démonstration méritera d’être confrontée à un plus grand nombre de familles. Pour l’instant, nos résultats ne valent qu’à l’aune de ces lignages. Ils ont pourtant permis d’isoler le xviie siècle comme fabrique du célibat et de célibats.
Notes de bas de page
1Houdaille, 1989, p. 504.
2Charlotte Séguier (1622-1704), fille du chancelier Séguier, épouse le deuxième duc de Sully, Maximilien-François de Béthune (1615-1661), en 1639.
3Richet, 1991 ; Nexon, 2015.
4Nassiet, 2000, p. 186. Nous soulignons.
5Lemercier et Zalc, 2008, p. 29.
6Bennett et Froide, 1998.
7Minvielle, 2006.
8Nassiet, 2000, p. 21.
9Houdaille, 1989, p. 512.
10Henry et Lévy, 1960, p. 812. Il s’agit d’hommes nés entre 1700 et 1749, donc des exacts contemporains de notre cohorte. L’étude n’a pas été menée pour les femmes car Henry et Lévy précisent que leurs données étaient insuffisantes.
11Nassiet, 2012.
12Base biographique du centre de recherche du château de Versailles, notice « Béthune (Anne-Marie de Beauvilliers, comtesse de) ». Elle est dame d’atours de 1660 à 1683 [http://www.chateauversailles-recherche-ressources.fr/jlbweb/jlbWeb?html=notdictionnaire&ref=93].
13Il s’agit respectivement de François de Rouville, qui épouse Marie de Béthune-Selles en 1667, et de François-Joseph de Tertulle, qui épouse Catherine de Béthune-Selles en 1664 et obtient le gouvernement du fort Saint-André de Villeneuve en 1668.
14Henry et Lévy, 1960, p. 820.
15Bardet et Bideau, 1988.
16Bardet, 1983.
17Beauvalet-Boutouyrie, 2008, p. 252.
18Lett, 2011, p. 8.
19AN, MC/ET/XXIV/422, Contrat d’entrée en religion de damoiselle Marguerite de Béthune, le 28 mai 1643.
20BNF, Carrés de d’Hozier 90 : « Louise-Élisabeth, religieuse. Elle vit encore actuellement au monastère de la Visitation Sainte Marie à Saint-Denis, elle est dans un âge extrêmement avancé. »
21Dompnier, 1997.
22Vovelle, 1973 ; Dinet, 1991.
23Bardet, 1983, p. 305. J.-P. Bardet reprend aussi certaines analyses de Jean-Louis Flandrin.
24Houdaille, 1989, p. 502.
25Henry et Lévy, 1960, p. 812.

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