Chapitre II. Dresser une typologie du célibat noble
p. 43-64
Texte intégral
1Le célibat noble englobe une pluralité de situations et si nous avons décidé de les réunir sous le même vocable, il demeure nécessaire de détailler leurs différences et/ou leurs similitudes, tout en délimitant des frontières. Ainsi, nous ne considérons pas les veuves et veufs comme des célibataires. Leur contrat de mariage les distingue socialement puisque même lorsque l’union est rapidement interrompue par la mort précoce d’un des époux, ou lorsqu’elle se révèle stérile, le contrat demeure comme une preuve devant témoins. Cette preuve se trouve renforcée par la mise en place du douaire en faveur de la veuve, et du partage de communauté pour le survivant ou la survivante. De plus, les veufs et veuves se distinguent des célibataires par le sacrement qu’ils ont reçu « en face d’Église » et qui occasionne l’inscription de leur mariage dans les registres paroissiaux. Le vécu social et économique des veufs et veuves n’intéressera pas cette étude, puisqu’ils appartiennent bien au groupe des individus mariés.
2Parmi les célibataires, deux principales distinctions doivent être opérées ; elles serviront de fil conducteur à ce chapitre. La première concerne les spécificités du célibat religieux et les rapports complexes qu’il entretient avec le siècle. La seconde a trait aux modalités de genre du célibat, rejoignant plus largement les attendus sociaux et les injonctions faites aux hommes et aux femmes de l’époque moderne.
Le célibat religieux : une gradation entre mort civile et implication dans le siècle
Femmes en religion : des simples moniales aux abbesses
3À partir du ive siècle, le christianisme consacre les religieuses comme épouses du Christ. La cérémonie des vœux se dote d’une symbolique explicite au xiiie siècle : les femmes sont douées d’un anneau le jour de leur profession et « celle qui faillit à son vœu devient une Christa adultera1 ». La métaphore se file avec l’utilisation du terme « dot » pour désigner la somme promise au couvent lors du contrat d’entrée en religion. Pour les filles nobles, il s’agit le plus souvent d’une somme en argent comptant qualifiée explicitement de dot de religion, à laquelle s’ajoutent une pension viagère et une somme moindre, également en argent comptant, qui doit servir aux frais de vêture, d’ameublement et de présents d’église. Parfois, toutes ces sommes sont réunies en une seule et données au couvent « afin qu’icelle demoiselle ne soit à charge audit monastère ». L’institution promet alors de fournir « tout et chacun ses nourritures, habits, linges, meubles et autres commodités2 ». La dot de la religieuse a supposément le même effet qu’une dot de mariage puisqu’elle constitue la part d’héritage des filles entrées en religion. Pourtant, une fois unies au Christ, les religieuses n’appartiennent plus au monde séculier. Elles ne participent plus aux événements familiaux, ne peuvent rien donner, ne font pas de testament. Si ce n’est pour des actes concernant le couvent (gestion des baux, entrée en religion d’une nouvelle sœur…), elles n’apparaissent plus sur les actes notariés. Et même là, seules les supérieures ou les sœurs investies d’une charge spéciale sont appelées à signer – mais toujours par l’entremise d’un procureur puisqu’elles demeurent « à la grille et parloir », selon la formule consacrée. Parce qu’elles ne sont plus héritières, parce qu’elles vivent cloîtrées, et parce qu’elles ont le statut théologique d’épouses du Christ, les religieuses sont à la frontière du célibat et du mariage. Toutefois, il est évident qu’elles font partie du contingent des célibataires car, en dehors de l’ordre symbolique, elles ne sont pas considérées comme des femmes mariées. Le contrat d’entrée en religion n’unit pas une femme à un homme, mais une femme à un couvent, une femme à une communauté d’autres femmes :
« Les dames prieure, religieuses et couvent ont promis et promettent de recevoir et admettre avec elles audit couvent, à profession parfaite comme religieuse du chœur, ladite sœur Marie-Angélique de Jésus, le plus tôt qu’il sera possible pour y faire profession, y vivre et finir ses jours3. »
4Devant notaire, les religieuses ne se présentent pas comme futures mariées. Elles s’engagent à vivre et mourir hors des liens matrimoniaux, entourées de sœurs.
5Les religieuses semblent être de bonnes représentantes de ce que nous appelons le « célibat programmé », c’est-à-dire décidé par la famille, selon une logique de reconduction de génération en génération, de tantes en nièces. En cela, l’étude des prénoms attribués aux filles entrées en religion constitue une piste intéressante. Chez les Harlay, dans la branche cadette de Césy, deux Charlotte se succèdent à la tête de l’abbaye de Sainte-Perrine, la première étant la tante de la seconde4. Dans la branche de Harlay-Champvallon, c’est le prénom Anne qui se voit décliner chez deux abbesses : Anne-Bathilde de Harlay, abbesse de Notre-Dame de Sens, et Marie-Anne (ou Marianne), abbesse de Port-Royal. Elles sont, elles aussi, tante et nièce5. Il semble également possible de donner à une fille le prénom d’un ecclésiastique : en témoigne Marie-Hippolyte de Béthune-Charost qui porte le même prénom qu’un cousin de son père, Hippolyte, abbé de Beaupré6. Attribuer le prénom d’un parent religieux à un enfant, c’est inscrire ce dernier dans une lignée et le destiner à « refaire » un ancêtre7. C’est aussi s’assurer la transmission des plus hautes qualités morales, le prénom étant supposé installer une relation mimétique8. Enfin, un même prénom est souvent le signe d’une parenté spirituelle et donner à son enfant un homme d’Église pour parrain et une religieuse pour marraine, appelle le nouveau-né à un certain destin9. Toutefois, remarquons que ces échos ne sont pas systématiques. En effet, parmi les nombreuses religieuses que comptent les différentes branches de la maison de Harlay, certaines portent le prénom d’une tante mariée, d’une grand-mère, ou bien de nouveaux prénoms apportés par la mode du temps (notamment les prénoms des reines et des princesses de France). De plus, un même prénom peut se rattacher à plusieurs femmes ; la « filiation » religieuse n’est alors plus aussi certaine. Par exemple, Anne-Bathilde que nous avons vue plus haut pourrait tenir son prénom de sa tante maternelle, Anne de Vaudetar, ou d’une cousine paternelle, Anne de Harlay abbesse de Sainte-Perrine10. Force est de constater que le stock de prénoms d’une famille est relativement maigre car la valeur symbolique de ces derniers ne doit pas se perdre, il faut donc multiplier les chances de refaire les ancêtres.
6Il arrive toutefois que certains prénoms ne répondent à aucune de ces logiques (ni prénom familial, ni prénom d’une religieuse). Et lorsque ces prénoms « étrangers » sont affectés d’une consonance pieuse, l’idée d’un programme familial est là encore prégnante. C’est notamment le cas des prénoms tirés de l’Évangile (quelques Madeleine sont à compter chez les Harlay et les Béthune), ou encore des Christine et des Angélique. Pour ce dernier prénom, la personnalité charismatique de l’abbesse Angélique Arnauld et l’impact de sa « journée du Guichet » (le 25 septembre 1609) ne doivent pas être négligés. Prenons l’exemple des filles nées du mariage de François de Béthune-Orval et Jacqueline de Caumont (1620) qui entrent toutes en religion. Une Françoise hérite du prénom de son père, mais ses cadettes se prénomment Marguerite-Angélique et Anne-Éléonore. Si Marguerite et Anne font bien partie du stock des prénoms familiaux, ce n’est pas le cas d’Angélique et Éléonore (de l’hébreu Eliora « mon Dieu est lumière »). Ce second prénom est d’ailleurs donné une nouvelle fois à la fille du deuxième lit de François de Béthune-Orval, entrée elle aussi en religion. Pour revenir sur le prénom Françoise : s’il est la féminisation du prénom paternel, il peut également faire référence à une autre grande abbesse réformatrice, Françoise de Nérestang (1591-1652)11.
7Donner un prénom religieux – soit par sa connotation, soit parce qu’il est porté par une religieuse – à une fille nouveau-née signifie bien souvent la préparer à un rôle précis, créer un lien symbolique et engager une continuité de génération en génération.
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8Du point de vue des ressentis sociaux et des politiques familiales, les religieuses doivent être considérées comme célibataires. Elles auront toute leur place dans l’étude démographique à venir. Toutefois, puisqu’elles sortent du domaine séculier en prononçant leurs vœux, elles figureront à la marge de nos réflexions sur les transmissions et la gestion patrimoniale. Tel n’est pas le cas des abbesses.
9Ces dernières possèdent un pouvoir tant spirituel que temporel, reconnu « de manière sensible dans les rites, énuméré dans les coutumiers, puis exercé dans les faits12 ». En effet, les supérieures sont gestionnaires des revenus de l’abbaye et de l’entretien de celle-ci. Ainsi, quelques religieuses réapparaissent dans les minutes de notaire lorsqu’elles sont promues à l’abbatiat. Il ne s’agit pas alors de la gestion d’un patrimoine privé ou d’une interaction avec des parents, mais bien d’actes concernant l’économie du couvent comme les contrats d’entrée en religion et les quittances de dot. Des inventaires après décès mentionnent ainsi des quittances rédigées par des abbesses, comme celui de Christophe-Auguste de Harlay (1669) ou celui de François-Bonaventure de Harlay (1682) qui a conservé dans ses papiers une quittance réalisée par sa sœur Louise, abbesse de Notre-Dame de Sens13. Certains de ces actes témoignent d’une liberté des supérieures face à la clôture. Ainsi, une quittance du 13 décembre 1645 indique que Charlotte de Harlay, abbesse de Sainte-Perrine, et sa coadjutrice Charlotte de Harlay la Jeune, sont « à Paris, logées rue Cours-au-Vilain, paroisse Saint Nicolas des Champs14 ». Elles ont quitté le couvent pour venir régler des affaires pécuniaires dans la capitale.
10Les obligations temporelles de l’abbaye ne se limitent pas à l’accueil des novices et à la perception de leurs dots. En janvier 1688, la correspondance de Charlotte de Harlay la Jeune témoigne de quelques échanges avec le contrôleur des finances Le Peletier. L’abbaye de Sainte-Perrine est fortement endettée et l’abbesse pressée par des créanciers, lorsqu’elle écrit ces mots :
« Je demande très humblement au Roi qu’il plaise à Sa Majesté de nous décharger de la condition portée par notre arrêt de liquidation puisqu’il m’est impossible d’y satisfaire, ne trouvant point de fonds qui ne soit rebuté. Cependant, Monsieur, je souffre avec mes religieuses par les saisies que font nos créanciers sur notre revenu. Je me disposais d’aller un de ces jours à Versailles, me jeter aux pieds de Sa Majesté15. »
11Charlotte de Harlay maîtrise son sujet et connaît les risques encourus par le non-recouvrement d’une dette. Il ne faut pas oublier que les abbesses sont issues, en grande majorité, de la haute noblesse et qu’elles ont souvent été formées à leur charge auprès d’une parente. C’est le cas de Charlotte puisqu’elle a d’abord été « coadjutrice et future successeuresse » de sa tante, abbesse de Sainte-Perrine avant elle. En évoquant un voyage à Versailles, la missive rend compte, une nouvelle fois, d’une certaine liberté de mouvement des supérieures. Cette plus grande liberté témoigne également du statut différent que l’on reconnaît à l’abbesse. À la tête du monde très hiérarchisé des couvents, l’abbesse se distingue des sœurs par un mode de vie propre : dotée d’un quartier réservé dans l’abbaye, elle peut mener un train de vie digne de son rang. Elle est encore singularisée par les objets symboliques que sont la crosse, l’anneau, la croix pectorale et la règle16.
12C’est bien ce statut de supérieure hiérarchique qui offre aux abbesses une visibilité plus grande dans les sources, qu’il s’agisse des actes relevant des aspects temporels de leur charge ou de sources littéraires tels que les écrits de type hagiographique. Les abbesses proposent donc un nouvel échelon à notre typologie du célibat. Toutefois, d’un point de vue économique, elles demeurent moins libres que leurs homologues masculins : elles ne recouvrent pas la gestion de leurs biens propres et sont bien considérées mortes civilement. De plus, l’interdiction du sacerdoce et la clôture (même allégée) les astreignent au monde régulier.
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13Chez les hommes d’Église, l’implication dans le siècle se manifeste de manière plus franche. L’accès au sacerdoce et le statut d’héritier font des religieux de notre corpus des célibataires dans une acception plus entière. Précisons que les simples moines ont un statut très proche de celui de leurs consœurs et qu’ils doivent également renoncer à leurs biens et à d’éventuels héritages17. Toutefois, notre ancrage dans la haute noblesse nous a coupé de cette catégorie18. Et si certains hommes de nos familles ont pu débuter leur carrière en bas de la hiérarchie ecclésiastique, cette étape est restée ponctuelle. Ainsi, notre réflexion sur le célibat des hommes d’Église porte davantage sur des abbés, des évêques ou des archevêques. Les fonctions de ces grands prélats et leurs patrimoines les intègrent entièrement dans le siècle et dans leur parentèle.
Abbés, évêques et archevêques : des hommes parfaitement intégrés à leur lignage
14La présence des évêques et des abbés dans les actes notariés de leur parentèle offre de nombreuses preuves de leur inscription dans le siècle. Puisque notre étude du célibat s’ancre dans les logiques d’héritage et de transmission, les actes qui nous intéressent principalement sont ceux qui mettent des évêques et des abbés en lien direct avec des membres de leur parentèle. Nous avons vu plus haut qu’ils pouvaient être désignés comme exécuteurs testamentaires. Ils sont également présents lors des contrats de mariage, soit comme simples témoins, soit pour participer financièrement aux dots des épouses et des époux. Ils peuvent aussi orchestrer des donations entre vifs au profit d’un frère ou d’une sœur, d’un neveu ou d’une nièce. Un relevé non exhaustif de l’activité notariale de quatre ecclésiastiques nous permettra de constater leur participation à la vie familiale (tableau 4). La diversité des actes présentés dans ce tableau montre les abbés et les évêques comme des gestionnaires actifs de leurs biens, mais aussi comme des parents régulièrement sollicités lors d’événements familiaux comme les mariages. Rédiger son testament semble également être une activité courante chez les grands ecclésiastiques. Leurs dignités et leurs bénéfices font bien de ces hommes des célibataires dans le siècle. Ils seront particulièrement présents dans la suite de notre étude.
Tableau 4. – Pratique notariale de quatre grands ecclésiastiques.
Individu | Actes témoins de leur implication familiale |
Achille de Harlay, évêque de Saint-Malo (1581-1646) | – 20 octobre 1638 : témoin au mariage de son cousin Achille de Harlay. – 23 juillet 1643 : donation entre vifs à son frère Henri de Harlay. – 21 août 1646 : testament dans lequel il nomme légataire universel son neveu Ferdinand de Neufville. |
François de Harlay, archevêque de Paris (1625-1695) | – 13 février 1664 : témoin au mariage de sa cousine Marie-Claude de Harlay. – 20 décembre 1670 : témoin au mariage de son cousin Nicolas-Auguste de Harlay. – 29 avril 1671 : témoin au mariage de son cousin Louis de Harlay. – 4 novembre 1676 : donation à son petit-neveu, François de Harlay, d’une somme de 60 000 livres tournois ; avec substitution à sa nièce, Geneviève-Françoise de Harlay. – 3 avril 1682 : requérant à l’inventaire après décès de son frère, François-Bonaventure de Harlay, dont il est aussi l’exécuteur testamentaire. L’inventaire des papiers mentionne aussi une riche activité de leur oncle, François de Harlay, archevêque de Rouen. – 2 mars 1695 : témoin au mariage de sa nièce Geneviève-Françoise de Harlay. |
Armand de Béthune, évêque du Puy (1635-1703) | – 4 septembre 1667 : accords entre les héritiers d’Hippolyte de Béthune et ses créanciers. Il figure au rang des héritiers car il s’agit de la succession de son père. – 25 mai 1708 : testament, dans lequel il institue Marie de Béthune sa sœur comme « héritière universelle ». |
Roger de Courtenay, abbé des Eschallis (1647-1733) | – 10 janvier 1676 : acte de tutelle où il figure en qualité de cousin maternel. – 15 novembre 1704 : témoin au contrat de mariage de son neveu Charles-Roger de Courtenay. – 17 août 1707 : transaction pour régler la succession de Robert de Courtenay, son oncle, abbé des Eschallis avant lui. – 24 février 1713 : cession de seigneuries par son frère Louis-Charles de Courtenay. – 5 mai 1723 : compromis avec son neveu, Charles-Roger, et sa nièce, Hélène de Courtenay, concernant la succession de Louis-Charles de Courtenay. – 5 mai 1733 : dépôt de son testament olographe du 14 août 1731. Hélène est instituée légataire universelle avec substitution à ses deux fils cadets. |
15Hormis les distinctions que nous avons présentées, un élément fait le lien entre religieux et religieuses : il s’agit de leur assignation précoce à la vie religieuse, leur célibat programmé. Chez les Béthune du xviie siècle, la moyenne d’âge à l’obtention du premier abbatiat ou évêché est de 23 ans, ce qui implique une formation religieuse en amont ou du moins d’autres charges obtenues. Lors du contrat d’entrée en religion l’âge des filles oscille entre 13 et 18 ans, mais la fréquentation des monastères remonte souvent à la petite enfance. Chez les chevaliers de Malte, la jeunesse est encore plus visible puisqu’elle peut nécessiter une dispense du pape. En dessous de 16 ans, la réception au rang de frère n’est possible qu’avec cette dispense d’âge. Par exemple, Henri de Béthune (1632-1690) et Maximilien-Henri de Béthune (1669-1729) sont reçus en minorité à l’âge de 4 ans, tandis qu’Armand de Béthune (1659-?) est reçu à 6 ans.
16Le statut particulier des chevaliers de Malte doit donc faire l’objet d’une étude spécifique, en tant que sous-catégorie du célibat ecclésiastique. Cet ordre religieux et militaire soulève des questions de statut social, de genre et de mobilité géographique particulièrement intéressantes pour notre sujet.
Les chevaliers de Malte : un célibat peu contraignant ?
17L’ancienneté et le prestige de l’ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem continuent d’attirer à l’époque moderne une grande partie de la noblesse, qui y voit une belle façon de placer ses cadets19. Dans la famille de Béthune, par exemple, six garçons sont faits chevaliers de Malte entre 1636 et 1700. Il s’agit le plus souvent des derniers-nés d’une fratrie nombreuse – comme Armand-Alexandre (1659- ?) ou Basile-Louis (1675-1742) – ou de fils cadets d’une fratrie bien dotée en garçons – par exemple, François-Annibal (1634-1732). Comme nous l’avons vu, il arrive que certains chevaliers entrent au couvent des Hospitaliers de Malte avant l’âge requis. En comparant leurs quittances de passage, on voit alors se répéter les mêmes somme et formule : « 3 990 lt 10 sols pour lui dus pour son passage, dispense d’âge et droit de minorité ». En effet, « pour éviter de criants abus et décourager les familles de placer trop précocement leurs fils dans l’Ordre », les droits d’entrée en minorité ont augmenté de 500 à 1 000 écus d’or entre 1612 et 163120. Pourtant, le nombre de mineurs accueillis au couvent de Malte connaît une recrudescence dans la première moitié du xviie siècle, et notamment dans les Langues françaises21 entre 1631 et 1651 (intervalle qui correspond aux magistères de deux grands maîtres français). Convertis en livres tournois, la somme revient à 3 990 livres tournois et 10 sols. On est bien loin des fortunes mobilisées lors des contrats de mariage nobiliaires : les frais de passage sont plus comparables aux dots d’entrée en religion des moniales. Toutefois, l’entretien des chevaliers ne nécessite pas la création d’une pension puisqu’il est assuré par l’ordre lui-même sous la forme d’une solde22. Il est donc relativement peu coûteux de faire de son fils un chevalier de Malte, tandis que le gain en prestige pour les familles est non négligeable. Anne Brogini constate une « aristocratisation des ordres militaires », partout en Europe, à partir du milieu du xve siècle. L’ordre de Malte n’échappe pas à la règle et théorise sa propre définition de la noblesse à force de procès et de publications23 : entre 1550 et 1650, il fixe « de manière toujours plus sévère l’admission des nobles en son sein24 ». Ainsi, des recherches en noblesse sont toujours menées en amont de la profession d’un hospitalier. Ce dernier doit pouvoir prouver la noblesse de ses ancêtres paternels et maternels jusqu’à la génération des trisaïeuls. Dans un xviie siècle féru de recherches généalogiques et où les familles françaises doivent répondre aux grandes enquêtes colbertiennes, l’ordre de Malte est particulièrement attrayant. Très jeunes donc, des garçons sont placés dans le giron de l’ordre pour servir les ambitions familiales et gagner une position sociale à moindre coût.
18En plus de prouver leur noblesse et leur appartenance à la foi catholique, ces garçons doivent faire vœu de célibat. Une des questions posées par les commissaires lors de l’enquête de noblesse porte clairement sur ce point : « S’il est sain, fort et robuste pour rendre service à notre religion, s’il n’a point fait vœu en quelque autre ordre ou religion ou contracté et consommé mariage25 ». Le célibat est requis pour devenir chevalier de Saint-Jean-de-Jérusalem, puisque l’appartenance à tout ordre religieux l’impose. Cette qualité ecclésiastique est d’ailleurs réaffirmée par les traités juridiques : les chevaliers qui prononcent leurs vœux ne peuvent succéder à leurs parents. Toutefois, le célibat et les vœux religieux souffrent d’un certain relâchement au xviie siècle et il n’est pas rare que des chevaliers quittent le couvent pour entretenir une maîtresse dans un hôtel particulier de La Valette. D’autres infractions, comme les rixes, les viols ou les fraudes, sont également enregistrées – d’autant que le non-recensement ou le défaut de sanctions minimisent encore les statistiques26. Pour les Langues françaises, Claude Petiet lie ce relâchement disciplinaire aux volontés autoritaires des rois de France, surtout lors du règne de Louis XIV :
« Bien plus nombreux en effet que les chevaliers résidant au Couvent sont ceux qui résident en France, soit qu’ils disposent d’une commanderie ou servent dans un prieuré, soit qu’ils appartiennent au petit service diplomatique de l’Ordre, soit, cas le plus courant, qu’ils servent le roi27. »
19La résidence française et le service du roi sont deux aspects qui rendent ces célibataires particulièrement intéressants puisqu’ils permettent aux chevaliers de reparaître dans les sources notariales parisiennes. De plus, il ne faut pas oublier la précision de Pothier concernant les vœux : il y a distinction entre chevaliers profès et non-profès. Ainsi, lorsqu’Alexandre-Armand de Béthune est nommé parmi les requérants à l’ouverture de l’inventaire des biens de son défunt père (1678), on peut s’interroger. Il y est présenté comme « chevalier de l’ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem et lieutenant général pour le roi en sa province de Chartres28 ». S’il ne précise pas l’état de sa profession, sa seule présence en qualité d’héritier indique qu’il n’est pas profès (qu’il n’a pas prononcé de vœux religieux). De plus, son grade de lieutenant général rejoint les observations de Claude Petiet. En 1694, lors de l’ouverture de la succession paternelle, Maximilien-Henri de Béthune précise quant à lui être non-profès29. La primauté du service du roi de France et l’ambiguïté quant à la profession religieuse créent un certain trouble dans l’étude de chevaliers français. Ainsi, des vœux de célibat et d’obéissance ont pu être révoqués, comme en atteste le mariage d’Henri de Béthune (1658)30 ou celui de François-Annibal de Béthune. Ce dernier se marie tardivement, à plus de 50 ans, après avoir fait carrière dans la Marine royale. En suivant Emanuel Buttigieg, nous souhaitons interroger la masculinité complexe des chevaliers de Malte31. Ces derniers sont pris entre des injonctions contradictoires, celles imposées par leur statut ecclésiastique, et celles de force et de santé que l’on peut lire dans les preuves de noblesse (« sain, fort et robuste »). Au xviie siècle, maîtres et commandeurs de l’ordre sont relativement tolérants vis-à-vis de la sexualité de leurs chevaliers. De plus, il n’est pas rare que ces derniers servent d’escorte à des femmes nobles en voyage, préfigurant ainsi les sigisbées du xviiie siècle italien32. Nous lisons cette tolérance comme le résultat de deux caractères combinés qui distinguent les chevaliers de Malte des autres religieux nobles : la fonction militaire rappelle ces hommes à leur corps et à leur force physique. Une injonction à la virilité vient s’opposer, chez eux, au vœu de célibat.
20Si le célibat est relativement peu contraignant pour ces hommes de foi et d’armes, une autre réalité s’impose à eux : l’obligation du service, l’obligation de faire la guerre. En effet, à côté des non-profès qui fréquentent davantage les cercles parisiens (à l’image de Maximilien-Henri de Béthune), la plupart des chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem que nous avons rencontrés, profès ou non, exercent activement le métier des armes. Marie-Henri de Béthune (1666-1744) connaît ainsi une belle carrière dans la Marine : d’abord lieutenant de vaisseau, puis capitaine de frégate, il finit capitaine de vaisseau. Cette dernière charge a également incombé à Basile-Louis de Béthune (1675-1742). En effet, la formation des chevaliers de Malte est très largement et traditionnellement tournée vers la mer. Les carrières maritimes menées par Marie-Louis et Basile-Louis indiquent une vraie compétence et donc peut-être la réalisation du cursus honorum au sein de l’ordre ; ce qui n’empêche pas l’appropriation de ce savoir-faire par la monarchie française. Ainsi, les chevaliers de Malte sont nombreux à mourir dans les guerres du roi. Lyon-François de Neufville, parent des Harlay par sa mère, et Paul d’Aubusson, parent des Courtenay, meurent respectivement au siège de Turin (1640) et au siège de Mardyck (1646) ; ils ont servi la France pendant la guerre de Trente Ans. Celle de Hollande voit Jean-Armand de Courtenay mourir au siège de Cambrai (1677). Les trois hommes ont moins de 30 ans. Nous avons pu collecter ces informations dans des nobiliaires, des généalogies et grâce à la Gazette de France. Cette dernière est prompte à informer le public des faits de guerre, des promotions militaires et des décès. En dehors de ces sources nous n’avons rencontré les chevaliers qu’à de rares occasions33. C’est pourquoi les chevaliers non-profès et/ou défroqués apparaîtront bien davantage que les véritables hospitaliers dans la suite de cette étude.
21Les chevaliers de Malte sont célibataires dans leur essence puisqu’ils ne doivent pas être mariés pour accéder au rang de frère et qu’ils renouvellent le vœu de célibat en faisant profession. Une fois profès, ils sont soumis aux mêmes restrictions juridiques que les autres religieux et religieuses : ils sont morts civilement. Toutefois, la non-profession est chose courante dans la noblesse française du xviie siècle, ce qui donne lieu à des situations diverses allant du militaire de carrière au courtisan. La question du célibat se pose alors de manière différente, peut-être dans une conception moins religieuse. Les chevaliers non-profès vont intéresser notre étude dans la mesure où ils sont en capacité de tester et de recevoir des successions. Ils seront également au cœur des questionnements en matière de sexualité et de genre puisqu’ils ne semblent astreints à la chasteté que sur le papier.
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22Il apparaît que le célibat religieux est une terminologie englobante qui cache en réalité une diversité de situations. Religieux et religieuses sont célibataires car ils ne sont pas mariés, mais ils ne le sont pas tous et toutes de la même façon. Une gradation de célibats se dessine selon le mètre étalon d’une plus ou moins grande capacité d’agir (disposer de ses biens, avoir des responsabilités, se mouvoir librement). Les religieuses et les chevaliers profès de Malte constitueraient le premier échelon de notre définition. Les abbesses occuperaient un rang intermédiaire. Les abbés, évêques et archevêques ainsi que les chevaliers non-profès de Malte pourraient correspondre au rang supérieur puisque leur capacité d’agir s’apparente à celle des laïcs.
23Une telle gradation n’est pas si évidente dans le siècle où les individus mariés et célibataires ont peu ou prou les mêmes droits. Toutefois, il semble nécessaire d’y interroger les distinctions de genre entre femmes et hommes célibataires pour savoir si une autre hiérarchie a pu se mettre en place.
Filles majeures et hommes en réserve : le genre du célibat
Un rapport à l’âge différencié
24Le mariage des jeunes gens fait l’objet de plusieurs édits entre le milieu du xvie et le xviie siècle, notamment sur les questions de rapt et de défaut de consentement des parents. En février 1556, Henri II promulgue un édit pour prévenir les mariages clandestins, établissant une distinction que souligne encore un Traité du mariage rédigé au xviiie siècle :
« Ainsi les garçons au-dessous de 30 ans et les filles au-dessous de 25 ne peuvent contracter un mariage sans le consentement de leurs père et mère, qu’ils ne s’exposent à la peine de l’exhérédation et aux autres peines portées par l’ordonnance34. »
25Alors que la majorité civile est reconnue pour les filles comme pour les garçons à 25 ans, l’édit installe une différence de traitement au moment du mariage. Peut-être faut-il y voir un déplacement des lois canoniques qui autorisent à marier les filles à partir de 12 ans et les garçons à partir de 14 ans ; lois qui se voient réaffirmées par le concile de Trente, dont les débats sont contemporains au texte de 155635. La distinction sexuée des âges de la vie, quant à elle, ne semble intervenir qu’au xviiie siècle, sous la plume notamment de Restif de La Bretonne, Jean-Baptiste Moheau ou Gabriel Sénac de Meilhan36. Au siècle précédent, un consensus se fait autour de 40 ans pour qualifier l’entrée dans la vieillesse des hommes comme des femmes37. Ainsi, on peut lire dans le Dictionnaire français de Richelet (1680) que le « vieillard » et la « vieille » ont dépassé 40 ans ; ils ne sont pas encore dans « l’âge décrépit » qui commence à 70 ans38. Ce sont probablement ces définitions qui ont poussé les historiens démographes à choisir le palier de 50 ans pour calculer les pourcentages du célibat définitif à l’époque moderne39. Là encore, femmes et hommes sont considérés dans une seule et même définition du célibat. Pourtant, on peut se demander si l’interprétation des âges de la vie n’est pas sujette à variations selon l’appartenance d’un individu à l’un ou l’autre sexe. C’est en comparant les âges au premier mariage d’un certain nombre d’individus que la question s’est posée.
26Nous avons divisé le xviie siècle en deux cohortes de 50 ans, elles-mêmes subdivisées entre groupe féminin et groupe masculin. Les deux cohortes présentées ici comprennent respectivement les femmes et les hommes nés entre 1600 et 1649 (tableau 5), et les femmes et les hommes nés entre 1650 et 1700 (tableau 6) ; les mariages de ces individus prennent place entre la fin des années 1610 et les années 1740 environ. Précisons que nous ne considérons que les premiers mariages. Ces cohortes ont été établies grâce à notre collecte de données (dates de naissance et contrats de mariage) concernant les familles Béthune, Courtenay, Harlay et Lameth. Pour obtenir des échantillons plus importants et donc plus lisibles, nous y avons ajouté les données collectées par Flavie Leroux pour les familles d’Estrées et La Baume Le Blanc40. En effet, la méthode adoptée par cette chercheuse est proche de la nôtre. En travaillant sur les maîtresses royales, Flavie Leroux a eu affaire à un groupe restreint de familles qu’elle a reconstituées avec précision pour pouvoir étudier l’impact de la faveur sur plusieurs générations. Ainsi, les quatre échantillons (un échantillon masculin et un féminin par période) sont d’égale importance, ils se composent d’environ quarante individus chacun. Pour donner plus de précision à nos calculs, nous avons fait le choix des déciles, valeurs qui partagent une distribution en dix parties égales41.
Tableau 5. – Âges au premier mariage. Individus nés entre 1600 et 1649.
Femmes (n = 40) | Hommes (n = 41) | ||
1er décile | 15 ans | 1er décile | 20 ans |
2e décile | 17 ans | 2e décile | 22 ans |
3e décile | 18,7 ans | 3e décile | 22,3 ans |
4e décile | 20 ans | 4e décile | 25,4 ans |
5e décile | 21 ans | 5e décile | 28 ans |
6e décile | 21,4 ans | 6e décile | 29 ans |
7e décile | 22,3 ans | 7e décile | 30 ans |
8e décile | 27,2 ans | 8e décile | 33,8 ans |
9e décile | 29,3 ans | 9e décile | 39 ans |
Tableau 6. – Âges au premier mariage. Individus nés entre 1650 et 1699.
Femmes (n = 41) | Hommes (n = 45) | ||
1er décile | 14 ans | 1er décile | 18 ans |
2e décile | 16 ans | 2e décile | 20,8 ans |
3e décile | 17 ans | 3e décile | 24 ans |
4e décile | 19 ans | 4e décile | 25 ans |
5e décile | 21 ans | 5e décile | 27 ans |
6e décile | 21 ans | 6e décile | 28 ans |
7e décile | 24 ans | 7e décile | 32 ans |
8e décile | 26 ans | 8e décile | 36,2 ans |
9e décile | 32 ans | 9e décile | 48,6 ans |
27Appliqué à l’âge au premier mariage, le premier décile de l’échantillon indiquera l’âge au-dessous duquel 10 % des femmes/hommes se marient et donc l’âge au-dessus duquel 90 % d’entre elles/eux se marient. Ainsi, il conviendra de lire chaque ligne des tableaux comme suit : 20 % mariés avant < 2e décile > 80 % mariés après cet âge, 30 % mariés avant < 3e décile > 70 % après cet âge, etc. Le calcul par déciles nous permet d’examiner à la fois la médiane (située au cinquième décile) et les extrémités de nos échantillons.
28Dans la première moitié du xviie siècle (tableau 5), 70 % des femmes sont mariées avant leur 22e anniversaire (7e décile), contre seulement 30 % des hommes (3e décile). Les femmes entrent sur le marché matrimonial environ cinq ans plus tôt que les hommes (10 % d’entre elles se marient avant 15 ans), et en sortent près de dix ans plus tôt. Parmi les femmes nées entre 1600 et 1649, quatre seulement se marient à plus de 30 ans, et la doyenne est âgée de 37 ans. Dans la cohorte masculine, quatorze individus ont dépassé 30 ans, quatre ont plus de 40 ans, et le doyen est âgé de 51 ans. La médiane se situe donc pour les femmes à 21 ans et pour les hommes à 28 ans. Ces deux chiffres restent quasiment identiques pour les cohortes féminine et masculine suivantes. Toutefois, les écarts entre les extrémités se renforcent, et augmentent encore la distinction de genre.
29Dans la seconde moitié du xviie siècle (tableau 6), 60 % des femmes se marient avant 21 ans (6e décile), tandis que 60 % des hommes se marient après 25 ans (4e décile). Quatorze d’entre eux ont plus de 30 ans lors du contrat de mariage, quatre ont plus de 40 ans, deux ont plus de 50 ans, et le doyen de la cohorte se marie à 73 ans. Seulement trois femmes se marient après 30 ans, mais le cas particulier de deux sœurs d’Estrées, qui se marient à 46 et 48 ans, biaise légèrement le dernier décile42. Là encore, les femmes entrent sur le marché matrimonial quatre ans plus tôt que les hommes, et en sortent dix à quinze plus tôt. Le graphique suivant permet de visualiser ces différences à l’échelle des deux cohortes confondues, donc sur le temps long du xviie siècle. Chaque point individualise un individu féminin (gris clair) ou masculin (gris foncé) et indique l’âge auquel il s’est marié et l’année du mariage (graphique 1).
Graphique 1. – Récapitulatif des âges au premier mariage.

30Le nuage de points montre bien une concentration des âges au premier mariage des femmes autour de la vingtaine voire en deçà, et en immense majorité avant 30 ans. En cela, nos résultats concordent avec les études démographiques consacrées à la noblesse. Les points noirs figurant les âges des hommes sont beaucoup plus dispersés, y compris vers le haut de l’axe des âges. De fait, des écarts d’âge se retrouvent entre époux et épouses : les mariages célébrés entre 1600 et 1649 unissent, dans 78 % des cas, des hommes plus âgés à des femmes plus jeunes (avec un écart d’âge moyen de dix ans) ; entre 1650 et 1700 ce chiffre monte à 92 % des unions (avec un écart d’âge moyen de six ans). Ce déséquilibre est largement constaté par les historiens qui en font même une composante du marché matrimonial d’Ancien Régime43.
31La lecture de ces chiffres rend nécessaire l’intégration d’une dimension de genre dans les réflexions sur la vieillesse et l’âge mûr à l’époque moderne – ce qui doit mener à requalifier le célibat. Ces réflexions pourraient être de deux ordres : soit les femmes sont considérées vieilles plus tôt que les hommes et sont donc plus rapidement disqualifiées sur le marché matrimonial, soit l’âge avancé constitue une valeur masculine sur ce même marché. Dans le premier cas, la maturité est conceptualisée de manière différenciée entre hommes et femmes. Dans le second, ce n’est pas sa définition qui change, mais la plus ou moins-value qu’on lui attribue en fonction du sexe des individus. Nous ne saurions trancher cette question. Toutefois, en supposant que dans une société donnée la conception de la vieillesse dépend en partie de l’espérance de vie, il convient d’observer les âges au décès des hommes et des femmes de notre corpus (tableau 7). Pour ce faire, nous avons exclu les enfants morts avant l’âge de 15 ans : ce palier fait consensus entre les auteurs du xviie siècle et les démographes du xxe siècle pour désigner la sortie de l’enfance44. Ainsi, les échantillons masculins et féminins suivants sont composés d’individus mariés et de célibataires (laïques et religieux confondus) pour lesquels nous sommes parvenus à réunir les informations nécessaires (dates de naissance et de décès). Ces échantillons présentent un biais principal : époux et épouses y sont majoritaires car les données recueillies à leur sujet sont plus nombreuses et précises. Toutefois, ce biais est à relativiser alors que les dates connues concernant les religieuses et religieux et les célibataires laïques nous font dire que le statut marital n’était, pas plus ou moins qu’un autre, facteur de longévité. Autre biais de l’échantillon masculin : les militaires y sont relativement nombreux puisque la Gazette de France ne manque pas de préciser leur âge en relatant leur mort au combat. Ces morts souvent précoces entraînent donc un abaissement global de l’âge au décès dans l’échantillon masculin.
Tableau 7. – Âges au décès : hommes et femmes nés au xviie siècle.
Femmes (n = 121) | Hommes (n = 151) | ||
1er décile | 25 ans | 1er décile | 23 ans |
2e décile | 37 ans | 2e décile | 28 ans |
3e décile | 49 ans | 3e décile | 39 ans |
4e décile | 56 ans | 4e décile | 49 ans |
5e décile | 62 ans | 5e décile | 58 ans |
6e décile | 69 ans | 6e décile | 64 ans |
7e décile | 74 ans | 7e décile | 70 ans |
8e décile | 79 ans | 8e décile | 75 ans |
9e décile | 83 ans | 9e décile | 83 ans |
32En ne s’intéressant qu’à la mortalité tardive, on constate une certaine symétrie entre hommes et femmes : 30 % des individus, tous sexes confondus, meurent en ayant dépassé 70 ans et 10 % en ayant dépassé 80 ans. Toutefois, avant ces âges très avancés, l’espérance de vie des femmes est assez largement supérieure à celle des hommes : 70 % d’entre elles meurent après avoir atteint 49 ans (3e décile), tandis que 40 % d’entre eux meurent avant de fêter leurs 50 ans (4e décile). De plus, la mortalité en deçà de 30 ans est un phénomène beaucoup plus masculin puisqu’il concerne 20 % des hommes contre 10 % des femmes – ce qui doit être relié en partie au biais soulevé plus haut concernant les jeunes hommes morts au combat. Cela signifie également que parmi les 87 femmes mariées de notre échantillon, très peu sont mortes en couches. Nous ne pouvons supposer ces tristes circonstances que pour quatre d’entre elles car l’année de naissance d’un enfant correspond alors à la mort de la mère45. Il est possible que certains décès en couches nous soient inconnus car dans ce genre de situation, de nombreux nouveau-nés ne survivent pas (la moitié selon Gutierrez et Houdaille46). Or, les enfants mort-nés ou morts très jeunes nourrissons sont rarement inscrits sur les registres paroissiaux et donc encore moins dans les arbres généalogiques. Cependant, 4/87 femmes est un chiffre qui rejoint les travaux sur la mortalité maternelle d’Ancien Régime. Longtemps surestimée, cette mortalité serait en fait de l’ordre de 5-6 % des accouchements dans la France du xviiie siècle47.
33Malgré un âge au décès globalement inférieur pour les hommes, l’âge médian (5e décile) s’harmonise à peu près puisqu’il est de 62 ans pour les femmes et de 58 ans pour les hommes. Les âges moyens sont de 59 ans pour les femmes et 54 ans pour les hommes, ce qui rejoint les chiffres avancés par René Baehrel (tous sexes confondus) : « Ne s’intéresse-t-on qu’aux défunts ayant dépassé 19 ans, l’âge moyen devient 56 en 1676-1680, 55 en 1702-170648. » Ces chiffres rejoignent également les calculs effectués par les démographes et qui prennent comme référence l’espérance de vie à 25 ans : « Sous l’Ancien Régime, on ne mourait pas “jeune” : on mourait très jeune ou on mourait vieux49. » Au milieu du xviiie siècle, l’espérance de vie à 25 ans est proche de 31 ans et « passé son 15e anniversaire, un individu peut espérer atteindre la vieillesse, c’est-à-dire vivre jusqu’à 60 ans50 ». Si ces études ne prennent pas en considération la différence sexuée, nous pouvons dire que 50 % des femmes de notre corpus atteignent cet âge, contre seulement 40 % des hommes.
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34Il y a donc un léger décalage entre la mortalité effective des deux sexes et leur accès différencié au mariage. Puisque les femmes cessent plus tôt d’être éligibles au mariage et qu’elles vivent globalement plus longtemps que les hommes, il faut envisager une société noble riche en femmes célibataires de tous âges. Ainsi, l’âge tardif de 50 ans, choisi par les démographes pour calculer le célibat définitif, ne nous semble pas pertinent. Il faut repenser la définition du célibat laïque en fonction de cette exclusion précoce des logiques d’alliances matrimoniales ; cela est surtout important pour le célibat féminin. Selon nous, dès l’âge de 24-26 ans, les femmes se savent potentiellement célibataires. Il ne faut pas ignorer le fait qu’elles évoluent dans des cercles où les femmes sont mariées et parfois mères depuis plusieurs années quand elles-mêmes atteignent l’âge de 24-26 ans. De plus, comme nous l’avons vu, le statut de fille majeure vient sanctionner leur célibat passé 25 ans. Elles sont dès lors bien distinctes, juridiquement, des femmes mariées. Il ne semble pas anodin que ce titre soit corrélé à nos résultats statistiques concernant la nuptialité. Ainsi, la notion de « célibat définitif » nous semble bien plus opérante pour les femmes.
35À l’inverse, l’inexistence du statut de « garçon majeur », du moins au xviie siècle, tend à faire du mariage un projet toujours possible pour les hommes.
Mariages tardifs et retours à la vie laïque : un célibat masculin de circonstance
36En étudiant les âges au mariage des hommes, nous avons pu constater une certaine hétérogénéité des situations. Parmi les hommes nés entre 1600 et 1650, le plus jeune se marie à 17 ans, le plus vieux à 51 ans. L’écart est encore plus grand dans la seconde cohorte qui compte un jeune époux de 15 ans et un homme âgé de 73 ans. L’accès au mariage semble donc toujours possible pour les hommes, soit qu’il résulte d’un choix personnel, soit qu’il réponde à une nécessité lignagère car la sortie du célibat peut être exigée pour assurer la continuation d’une maison noble.
37Chez Armand de Béthune, septuagénaire précité, la sortie est double puisqu’il a vécu toute sa vie comme « abbé d’Orval ». Il a en effet obtenu l’abbatiat de Sénanque en novembre 1680, puis l’abbatiat de Poitiers en novembre 1699. Il se démet pourtant de ses abbayes pour épouser Marie-Jeanne Aubery de Vatan, de 50 ans sa cadette, le 3 mai 172951. Ce mariage surprenant trouve sa justification dans l’histoire compliquée de la transmission du duché-pairie de Sully (généalogie 1).
Généalogie 1. – La succession au duché de Sully (1642-1729) : généalogie simplifiée.

38L’abbé d’Orval est né en 1657 du second mariage de François de Béthune, fils de Maximilien de Béthune, le ministre Sully. Quelques années après l’érection de la terre de Sully en duché (février 1606), Maximilien organise sa transmission au moyen d’une substitution fidéicommissaire en faveur de son fils aîné, Maximilien de Rosny, et des descendants de ce dernier, de mâle en mâle, d’aîné en aîné (mars 1609)52. Les hasards biologiques permettent effectivement au duché de se transmettre sans encombre jusqu’au début du xviiie siècle. Mais, en 1712, Maximilien-Pierre-François-Nicolas de Béthune, quatrième duc de Sully, meurt sans enfants. Il n’a qu’un frère, chevalier non-profès de Malte, déjà âgé de 43 ans. Maximilien-Henri de Béthune quitte alors son statut de chevalier et prend séance au parlement en qualité de duc et pair, le 14 février 171353. Le cinquième duc de Sully ne semble pas avoir été très pressé ni vraiment désireux de donner une postérité à sa ligne : il se marie six ans plus tard à une veuve de 43 ans, Marie-Jeanne Guyon. Le mariage reste stérile et la mort de Maximilien-Henri, en 1729, ferme donc la branche aînée des Béthune. Comme le stipulait la substitution de 1609, les descendants du second fils de Maximilien de Béthune sont appelés à la succession, ou plutôt l’aîné mâle survivant de la branche de d’Orval. C’est donc là que nous retrouvons l’abbé. En effet, la descendance de François de Béthune est réduite à sa portion congrue puisqu’il ne reste plus que deux mâles en 1729 : l’abbé Armand de Béthune (fils cadet de François) et Louis-Pierre-Maximilien de Béthune-Orval (arrière-petit-fils de François). La bataille s’engage entre les deux hommes, devenus concurrents au titre de duc et pair. Louis-Pierre-Maximilien revendique le titre comme plus proche parent linéal (aîné issu du fils aîné, lui-même issu du fils aîné). Armand le réclame comme plus proche parent en degré.
39En réalité, aucun des candidats n’est un très bon parti. Louis-Pierre-Maximilien est marié depuis vingt ans mais n’a donné naissance qu’à deux filles, ce qui est un vrai handicap, surtout depuis l’édit de 1711. Cet édit rend difficile la succession d’une femme au titre de duc et pair puisqu’il autorise le retrait lignager par tout autre enfant mâle survivant. L’article 7 déclare ainsi :
« Permettons à l’aîné des mâles descendus en ligne directe de celui en faveur duquel l’érection des duchés et pairies aura été faite […] et ensuite à tout autre mâle de degré en degré, de les retirer des filles qui se trouveront en être propriétaires, en leur en remboursant le prix dans six mois sur le pied du denier 25 du revenu actuel54. »
40Les chances de Louis-Pierre-Maximilien d’obtenir un héritier mâle sont d’ailleurs maigres puisque son épouse a 44 ans en 1729. Une lettre de 1739, envoyée au sieur Dubuisson qui réalise alors la généalogie des Béthune, témoigne d’une certaine amertume sur ce point :
« Vous auriez pu aussi sur mon article, ne mettre qu’une fois que j’étais sans postérité masculine, les répétitions ne convenant guère dans toutes sortes d’ouvrages, et surtout dans un abrégé. Je puis cependant dire que je suis encore bien éloigné de l’âge où M. le comte d’Orval a eu son fils55. »
41Il est intéressant de noter que Louis-Pierre-Maximilien ne fait pas référence à l’âge de son épouse, mais bien au sien propre. La dernière phrase est une apostrophe à son rival puisque François d’Orval avait 57 ans à la naissance d’Armand de Béthune.
42Du côté de ce dernier, la principale tare est d’être un cadet, qui plus est issu d’un second mariage. Pour citer un des factums de l’affaire : « Un cadet peut-il envier cet honneur au chef de la Maison, sans la dégrader en quelque manière56 ? » En revanche, la question de son appartenance à l’Église a été rapidement évacuée par son mariage en 1729, quelques mois après la mort de Maximilien-Henri de Béthune Sully. Le cinquième duc de Sully est décédé en février et l’alliance a été conclue en mai. Cette précipitation témoigne bien d’une volonté de la part d’Armand de rendre légitime sa revendication à la pairie ; revendication encore renforcée par la naissance d’un fils l’année suivante (1730). C’est pourtant Louis-Pierre-Maximilien qui sort vainqueur de cette procédure : il est autorisé à effectuer le retrait lignager du duché, tout en indemnisant Armand de Béthune, qui obtient en plus la terre d’Henrichemont. Cette décision n’a finalement pas grande conséquence car le sixième duc de Sully meurt sans postérité masculine en 1761. Les terres et le titre reviennent alors au fils d’Armand, Maximilien-Antoine-Armand de Béthune, marié depuis 1749 et déjà pourvu d’une descendance masculine viable (deux fils nés en 1750 et 1756).
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43La succession compliquée du duché de Sully nous offre deux exemples de mariages tardifs ; autant d’applications de ce que nous avons choisi d’appeler le « célibat de circonstance ». Le cas de Maximilien-Henri, ancien chevalier de Sully devenu duc et pair, est peut-être le plus intrigant. Alors qu’une responsabilité lui incombe de perpétuer le nom de Sully et de soutenir sa nouvelle dignité, il porte son choix sur Marie-Jeanne Guyon, veuve de 43 ans dont la fécondité reste à prouver puisqu’elle n’a pas eu d’enfant de son premier mariage57. Nous y voyons l’aveu d’une liaison entretenue de longue date et le refus de choisir une autre femme. C’est d’ailleurs ce qu’assure Saint-Simon : le chevalier devenu duc de Sully « était depuis bien des années amoureux de la fille de la fameuse Guyon58 ». Maximilien-Henri de Béthune appartient, en effet, au milieu lettré et galant de son temps. Il a été introduit à la Société du Temple par un cousin maternel, l’abbé Hugues-Humbert de Servien, et a fait du château de Sully-sur-Loire un lieu de fêtes, de poésie et de théâtre, qui accueille notamment l’exil du jeune Voltaire en 171659. Plusieurs éléments nous portent à croire que le cinquième duc de Sully cultivait une certaine liberté d’esprit. Quelques jours avant de réaliser devant notaire leur contrat de mariage, Maximilien-Henri et Marie-Jeanne Guyon ont reçu de l’évêque de Vannes, avec dispense de l’archevêque de Paris, la bénédiction nuptiale60. Ce mariage dans une « chapelle domestique », en présence d’une petite poignée de témoins et loin de Paris, est révélateur d’un désaccord avec ses parents quant au choix de l’épouse. Saint-Simon nous apprend que le mariage est demeuré caché à la duchesse du Lude – riche tante de l’époux – jusqu’en 1721. En effet, cette dernière s’y était vivement opposée car « elle en craignait la vile alliance qui par l’âge […] ne promettait pas d’enfant61 ». La célébration du mariage montre donc la persévérance et la volonté des amants. Un autre élément a retenu notre attention : parmi les témoins de cette bénédiction nuptiale se trouve André-Michel de Ramsay, mieux connu sous l’orthographe anglaise Andrew Michael Ramsay. Considéré comme l’un des introducteurs de la franc-maçonnerie en France, ce philosophe écossais était donc un ami intime de Maximilien-Henri de Béthune62. Alors que les francs-maçons développent une pensée libérale et multiconfessionnelle, rapidement perçue comme une menace par le pouvoir royal et par l’Église63, il est intéressant de considérer Ramsay dans l’entourage immédiat du duc de Sully. Notre hypothèse est donc que Maximilien-Henri s’est soumis à l’obligation matrimoniale, qui allait de pair avec son nouveau titre, mais qu’il l’a fait à sa manière, en épousant sa maîtresse et sans se soucier d’autres considérations. Le mariage, célébré en 171964, est bien le résultat d’une modification de la conjoncture familiale des Béthune. Toutefois, il n’a pas réellement bouleversé les conditions d’existence de Maximilien-Henri. Le célibat qu’il devait garder pour le bien du lignage a dû être abandonné pour la même raison. Tandis que le mariage de son frère devait assurer, seul et sans concurrence, la transmission du titre et des terres ducales, le décès de ce dernier sans postérité a contraint Maximilien-Henri au mariage.
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44Cette conscience d’être comme en réserve a pu pousser ces hommes célibataires à mener une vie sentimentale relativement libre. Les fils entrés en religion peuvent également constituer une réserve, un vivier de potentiels époux que l’on peut sortir des ordres en cas de crise (ou qui en sortent volontairement). Le cas d’Armand de Béthune n’est pas isolé. Mêmes les hauts dignitaires de l’Église ne sont jamais tout à fait soustraits au marché matrimonial. Henri de Verneuil épouse ainsi Charlotte Séguier, veuve du deuxième duc de Sully, en 1668. Ils ont tous deux passé la prime jeunesse puisqu’elle est âgée de 46 ans et lui de 67 ans. Henri de Bourbon, fils légitimé d’Henri IV, s’est vu très tôt destiné à reprendre l’évêché de Metz, auquel il a ajouté l’abbatiat de Saint-Germain-des-Prés. C’est pourtant en tant que duc de Verneuil, pair de France et gouverneur général de la province de Languedoc qu’il épouse Charlotte Séguier65. Les clauses de leur contrat de mariage donnent une première explication à cette union : Charlotte s’engage à payer les dettes de son futur époux à hauteur de 160 000 livres tournois ; promesse faite en considération de la donation réalisée par Henri du duché de Verneuil et d’une rente de 6 000 livres tournois. Outre cela, le contrat précise qu’il n’y aura pas communauté entre les époux. Ce contrat est donc très profitable pour les deux parties ; il est d’ailleurs réalisé en la présence du roi, de la reine et de plusieurs membres de la famille royale. Selon Flavie Leroux, ce mariage est également une façon pour Henri de Bourbon d’évincer de sa succession la famille de Balzac, parents maternels qui ont perdu la faveur du roi en s’engageant dans la Fronde66.
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45Le plus souvent, un mariage tardif s’explique par la nécessité de donner une postérité au lignage après le décès d’un aîné sans enfants. Mais les hommes n’ont pas forcément besoin d’une telle raison pour rompre leur célibat. Le goût ou la nécessité individuels entrent également en jeu. Quelles que soient les raisons de ces mariages tardifs, leur existence tend à prouver que la pensée du célibat définitif s’impose plus difficilement à l’esprit d’un noble du xviie siècle.
46Une même dissymétrie entre hommes et femmes se rencontre d’ailleurs au moment du veuvage puisqu’un veuf aura davantage accès au remariage qu’une veuve. Dans nos échantillons, sur les 41 hommes mariés nés entre 1600 et 1649, nous avons pu isoler quinze veufs dont les informations recueillies nous permettent d’effectuer calculs et comparaisons (tableau 8). Sur les 45 hommes mariés nés entre 1650 et 1700, 12 connaissent un veuvage également bien renseigné. Nous avons donc interrogé cet échantillon pour savoir si le remariage était de règle, s’il coïncidait avec la stérilité du précédent mariage et si la période de veuvage était plus ou moins courte. À chaque fois, plus de la moitié des veufs convole en deuxièmes noces : 9 hommes pour le premier échantillon (dont 2 qui se marient à 3 reprises), 7 pour le second.
Tableau 8. – Le remariage des veufs.
1600-1649 | 1650-1700 | |
Veufs et pères qui se remarient | 4 | 3 |
Veufs et pères qui ne se remarient pas | 6 | 3 |
Veufs sans enfants qui se remarient | 5 | 4 |
Veufs sans enfants qui ne se remarient pas | Aucun | 2 |
TOTAL des remariages | 9 | 7 |
TOTAL des veufs | 15 | 12 |
47Les remariages de notre échantillon ne semblent pas motivés uniquement par le défaut de postérité car presque la moitié des pères se remarient (4/10 dans la première cohorte, 3/6 dans la seconde). En revanche, la grande majorité des veufs sans enfants se remarient, à l’exception notable de deux hommes de la seconde cohorte qui demeurent en viduité et survivent chacun à leur défunte épouse plus de dix ans. En plus d’être fréquentes, les secondes noces sont également rapides à se nouer : un ou deux ans après le décès de l’épouse dans 11 cas sur 16. Des travaux portant sur le xviiie siècle observent un intervalle de temps similaire : en Toscane, les veufs se remarient en moyenne au bout de vingt-deux mois ; dans la France du Nord, 60,1 % des veufs se remarient avant un an67. Le titre évocateur de l’article de Carlo Alberto Corsini, « Pourquoi le remariage était-il une affaire d’homme ? » invite alors à la comparaison. Sur les 40 femmes mariées de notre échantillon, nées entre 1600 et 1649, nous avons isolé 22 veuves. Sur les 41 femmes mariées, nées entre 1650 et 1700, elles sont 25 (tableau 9).
Tableau 9. – Le remariage des veuves.
1600-1649 | 1650-1700 | |
Veuves et mères qui se remarient | 6 | 3 |
Veuves et mères qui ne se remarient pas | 13 | 10 |
Veuves sans enfants qui se remarient | 2 | 4 |
Veuves sans enfants qui ne se remarient pas | 1 | 8 |
TOTAL des remariages | 8 | 7 |
TOTAL des veuves | 22 | 25 |
48Ces deux échantillons féminins nous montrent une tendance au non-remariage des veuves ; tendance qui s’accentue entre les deux moitiés du xviie siècle puisque l’on passe de 8 remariages sur 22 veuvages (36 % de l’échantillon) à 7 remariages sur 25 veuvages (28 % de l’échantillon). Cela rejoint les analyses de Guy Cabourdin : « à moyens financiers similaires, l’HV [homme veuf] a plus de chance de se remarier que la FV [femme veuve]68 ». Scarlett Beauvalet constate également un taux élevé de non-remariage chez les femmes primo-veuves, de l’ordre de 73,8 % (1700-1749)69. Il est certain qu’un biais sociologique entre ici en jeu : la veuve qui se remarie est soumise à un jugement négatif, surtout lorsqu’elle est déjà mère70.
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49Ainsi, l’accès des hommes au mariage est facilité sur plusieurs points : ils ne connaissent pas de restriction en matière d’âge, ils ne sont jamais pleinement soustraits au marché matrimonial puisque ni l’âge ni le statut religieux ne semblent un réel frein au mariage, et lorsqu’ils connaissent le veuvage, leur solitude est souvent de courte durée. Pour chacun de ces points, le basculement du côté des femmes donne une réponse presque toujours inverse. Après 30 ans, les femmes qui se marient sont de l’ordre de l’exception ; les vœux rompus des religieuses sont très rares71 et même absents de notre corpus ; enfin, les veuves sont minoritaires à convoler en secondes noces.
50Cette étude du célibat au prisme du genre a mis en lumière des éléments plus généraux propres à la société nobiliaire d’Ancien Régime. Alors que le statut des hommes peut présenter une certaine fluidité au cours de leur existence, et ce jusqu’à un âge avancé, les femmes sont astreintes bien plus tôt et de manière plus rigide à leur condition matrimoniale ou célibataire. Cette distinction fluidité/rigidité est éminemment liée aux questions lignagères et patrimoniales. Les hommes doivent perpétuer le nom, transmettre le sang noble, y compris à leurs enfants bâtards72 et même s’ils ont d’abord été consacrés à l’Église. À un célibat circonstanciel masculin répond alors un célibat définitif féminin, mais bien plus précoce que celui postulé par les démographes.
51Une telle binarité peut être nuancée par la grande diversité des situations que nous avons présentées. À côté des structures qui paraissent rigides, des trajectoires individuelles voient également le jour : des vocations religieuses que ne sauraient troubler les impératifs familiaux, les plaisirs et la liberté apportés par le célibat ou encore le choix d’un mariage imprévu voire peu sortable.
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52Cette typologie du célibat nous a permis de montrer la complexité d’un terme supposément évident et l’ancrage historique et social que nous souhaitons lui donner tout au long de notre étude. En effet, une définition en négatif du mariage est insuffisante, de même qu’une considération univoque qui ne ferait pas de distinction entre hommes et femmes ou une simple opposition entre célibat religieux et célibat laïc.
53Selon une grille de lecture qui tiendrait compte de la capacité d’agir (considérée comme liberté économique et pouvoir décisionnel), nous voyons plus de similitudes entre une fille majeure et un abbé qu’entre la même demoiselle et une religieuse. Toutefois, la perception sociale de la sexualité et de la reproduction biologique impose une distinction de genre parmi les célibataires, recréant une communauté entre la fille majeure et sa consœur religieuse. L’impossible accès à la maternité de ces femmes, la rareté de leur retour sur le marché matrimonial, peuvent apparaître comme un frein à leur pouvoir décisionnel.
54Il existe donc des célibats qui forment ensemble un contingent d’individus non mariés. Il existe également des zones troubles, des frontières entre les catégories, selon l’angle de lecture adopté ; à l’exemple des « pères célibataires » sur lesquels nous reviendrons dans un autre chapitre. Ces catégories et leurs marges (parfois transgressives) montrent toute la richesse de la société d’Ancien Régime, qu’il serait dommage de réduire à un vocabulaire figé.
55Cet effort définitionnel, combiné à la reconstitution des lignages de notre étude, doit désormais permettre d’observer plus en détail la répartition démographique des individus mariés ou célibataires, et l’expression statistique des différents célibats au sein de ce dernier échantillon.
Notes de bas de page
1Lett, 2013, p. 99.
2BNF, NAF 25242, Acte de profession au monastère des Carmélites de Pontoise de demoiselle Madeleine-Françoise de Béthune, le 3 juin 1658.
3AN, MC/ET/LXIX/392, Contrat d’entrée en religion d’Élisabeth de Harlay, le 7 septembre 1664.
4Il s’agit de Charlotte de Harlay (1590-1662), fille de Jean de Harlay-Césy et d’Anne du Puy ; et de Charlotte de Harlay (1612-1688), fille de Philippe de Harlay Césy et de Marie de Béthune.
5Il s’agit d’Anne-Bathilde de Harlay (1613-1668), fille d’Achille de Harlay-Champvallon et d’Oudette de Vaudetar ; et de Marianne de Harlay (1648-1722), fille de François-Bonaventure de Harlay-Champvallon et de Geneviève de Fortia.
6Il s’agit de Marie-Hippolyte de Béthune (1664- ?), fille de Louis-Armand de Béthune-Charost et de Marie Fouquet. Ce cousin est Hippolyte de Béthune (1643-1720), fils d’Hippolyte de Béthune-Selles et d’Anne-Marie de Beauvillier.
7Klapisch-Zuber, 1980. « Refaire » est le verbe rencontré dans les sources italiennes. Il s’agit donc, littéralement, de reproduire l’ancêtre décédé, en créant un nouvel individu doté des mêmes qualités.
8Burguière, 1980.
9Fine, 1987.
10Nous parlons d’Anne de Vaudetar (1580-1629), épouse et mère à la naissance d’Anne-Bathilde, et d’Anne de Harlay-Césy (morte en 1666), fille de Jean de Harlay et d’Anne du Puy.
11Marcigny, 1656.
12Henneau, 2012.
13AN, MC/ET/LIV/379, Inventaire réalisé au décès de François-Bonaventure de Harlay, marquis de Bréval, le 3 avril 1682 ; quittance du 5 juillet 1672.
14AN, MC/ET/LII/28, Quittance de 18 000 livres tournois donnée à Laurent La Hire, prêtre ordinaire des Bâtiments du roi, par Charlotte de Harlay, abbesse de Sainte-Perrine, le 13 décembre 1645.
15AN, 259/AP/20, « Correspondance de Le Peletier, contrôleur général des Finances, avec différentes abbesses », Lettre de La Villette, le 9 janvier 1688.
16Reynes, 1987.
17Le Brun, 1714. Dans ce traité, on trouve souvent l’expression « une inhabilité générale comme celle d’un moine ou d’un bâtard ».
18Hours, 2016. Si le simple statut de moine attire encore des fils de la noblesse au xvie siècle, le recrutement aristocratique se tarit dès le milieu du xviie siècle.
19Buttigieg et Caruana, 2018.
20Brogini, 2017, p. 103.
21Au xviie siècle, l’ordre de Malte est composé de sept nations ou Langues : Provence, Auvergne, France, Italie, Castille, Aragon et Allemagne. Provence, Auvergne et France constituent les trois Langues françaises.
22Buttigieg, 2011.
23Brogini et Butaud, 2018.
24Brogini, 2017, p. 68.
25BNF, Carrés de d’Hozier 331, Preuves de Malte de Nicolas de Sénicourt de Sesseval.
26Brogini, 2017.
27Petiet, 2002, p. 141.
28AN, MC/ET/LXXXVIII/166, Inventaire après décès de François de Béthune, duc de Charost, le 8 août 1678.
29AN, MC/ET/LXXXVII/296, Inventaire réalisé au décès de Maximilien-Pierre-François de Béthune, duc de Sully, le 28 juin 1694.
30BNF, NAF 25242, fo 75-80, Contrat de mariage d’Henri de Béthune et Anne-Marie Dauvet, le 28 janvier 1666. Le contrat précise que les parties sont mariées depuis le 19 février 1658, sans conventions matrimoniales.
31Buttigieg, 2011.
32Bizocchi, 2007.
33Cela vient aussi du fait que nous n’avons pas consulté les archives de l’Ordre car notre objectif était d’étudier l’implication des célibataires dans leur parentèle.
34BNF Arsenal, Ms. 674, fo 53-81, Traité du mariage, date incertaine, dans Recherches curieuses, t. IV, 1887. Nous soulignons.
35Dufournaud, 2007.
36Bourdelais, 1993.
37Bois, 1984.
38Richelet, 1680, s. v. « Vieillard » et « Vieille », p. 528.
39Henry et Lévy, 1960 ; Henry et Houdaille, 1978.
40Leroux, 2020.
41INSEE, « Déciles », publié le 13 octobre 2016 : [https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c1265].
42Constance-Éléonore d’Estrées (1671-1726) épouse Joseph de Laurens en 1719 ; Marie-Yolande d’Estrées (1678-1724) épouse Hyacinthe-Dominique de Laurens en 1724. Mariages étudiés par Flavie Leroux (2020).
43Minvielle, 2009.
44Bourdelais, 1993.
45Marie de Béthune (1602-1628) meurt à la naissance de son troisième enfant, le futur cardinal César d’Estrées (1628-1714). Louise-Marie de Béthune (1644-1666) succombe à ses premières couches. Elle donne naissance à une fille, Anne-Marie de Melun (1666-1683), qui meurt également en couches en donnant naissance à son second fils, Paul-François de Béthune (1683-1759). Anne-Madeleine de Lamoignon (1649-1671) meurt en mettant au monde sa fille, Marie-Madeleine de Harlay (née handicapée).
46Guttierez et Houdaille, 1983.
47Berthiaud, 2012.
48Baehrel, 1957, p. 88.
49Dupaquier, 1988, p. 237.
50Minvielle, 2010.
51AN, MC/ET/LXXXVIII/511, Contrat de mariage d’Armand de Béthune Orval et de Marie-Jeanne Aubery de Vatan, le 3mai 1729.
52Barbiche, 2017.
53Gazette, 18 février 1713.
54BNF, Série F, actes royaux, 5001, no 690, Édit du roi de mai 1711, article VII.
55BNF, Carrés de d’Hozier 90.
56BNF, FOL-FM-15918, « Mémoire : Pour Louis-Pierre-Maximilien de Béthune, duc de Sully / Contre Armand de Béthune, comte d’Orval ».
57Marie-Jeanne Guyon est veuve, depuis 1705, de Louis-Nicolas Fouquet (1653-1705), fils du surintendant Fouquet. Leur mariage a été célébré en 1689 mais s’est révélé infécond (ou bien les enfants n’ont pas survécu).
58Saint-Simon, 1983-1988, t. VII (1987).
59Lepape, 1994.
60AN, MC/ET/LXXXIV/350, Célébration avec dispense du mariage de Maximilien-Henri de Béthune, duc de Sully, et de Marie-Jeanne Guyon, veuve de Louis-Nicolas Fouquet, le 7 février 1719.
61Saint-Simon, 1983-1988, t. VII (1987).
62Baldi, 2008.
63Bauer et Mollier, 2012.
64AN, MC/ET/LXXXIV/350, Contrat de mariage de Maximilien-Henri de Béthune, duc de Sully, et de Marie-Jeanne Guyon, veuve de Messire Louis-Nicolas Fouquet, le 14 février 1719.
65AN, MC/ET/VI/533, Contrat de mariage d’Henri de Bourbon, duc de Verneuil, et de Charlotte Séguier, veuve de Maximilien-François de Béthune, duc de Sully, le 27 octobre 1668.
66Leroux, 2018.
67Corsini, 1981, p. 391 ; Beauvalet-Boutouyrie, 2008, p. 107.
68Cabourdin, 1978, p. 316.
69Beauvalet-Boutouyrie, 2001, p. 165.
70Calvi, 2006.
71Choudhury, 2004. Entre 1731 et 1789, seuls deux cas sont enregistrés à l’officialité de Paris ; Schutte, 2011.
72Steinberg, 2018.

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