Les maisons familiales rurales
|Première partie. Enseignement agricole et agriculture : un couple trop exclusif
Chapitre II. Pour une approche dialectique de l’ordre et de l’identité d’un enseignement agricole
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- 1 Et, comme nous le montrerons, instituante d’une histoire, d’une « sociologie », d’une « anthropolo (...)
1En tant qu’institution scolaire, les Maisons familiales rurales sont liées à certains univers objectifs de la réalité sociale. Plus qu’une liaison, ces univers participent en fait à la constitution même du collectif Maison familiale ; ils entrent dans la prise en charge réflexive de ce collectif par lui-même. Ils sont alors moins à envisager comme des environnements immédiats qui graviteraient autour de l’institution et interféreraient avec son fonctionnement, que comme des composantes significatives, symboliquement et dialectiquement constitutives de l’identité institutionnelle des Maisons familiales rurales. S’il y a bien dans le concept d’« environnement » – et plus généralement dans la théorie des systèmes qui l’inclut – cette idée d’interrelations entre des (sous-) ensembles sociaux qui, justement, « échangent » avec leurs environnements (Crozier et Friedberg, op. cit., p. 163), parler d’« environnement » implique cependant une autre idée : celle d’une extériorité ou, du moins, d’une frontière entre des ensembles. Il y a là, nous semble-t-il, une conception qui ne s’accorde que très imparfaitement avec celle que l’on peut se faire de la « société » dont l’appréhension, comme le soutient Norbert Elias, doit répudier toute conception « externaliste » ou « environnementaliste » tout en rejetant son opposé « individualiste », ceci au profit de l’idée, beaucoup plus dialectique, de « la société des individus » (1991). C’est encore cette notion d’« environnement » que convoque, pour sa part, la psychologie sociale et son ancrage behavioriste, ceci afin de proposer une théorie de l’identité sociale réunissant l’individu et la société (Baugnet, 1998, p. 66-69). Nous préférerons donc le concept d’« altérité » (Leterre, 1996, p. 77-78 ; Ricœur, 1990, p. 13-14) à celui d’« environnement » afin de penser ces « ordres sociaux » qui sont symboliquement et dialectiquement constitutifs de l’identité collective des Maisons familiales, qui soutiennent toujours chez les acteurs institutionnels une identification à un « Nous ». C’est dire ici que l’« objet école » doit être appréhendé relationnellement et dialectiquement, qu’il n’est point un monde hors du monde. Il s’agit d’être attentif à ces altérités qui façonnent une institution scolaire telle que les Maisons familiales, entrent dans ses mécanismes de constitution identitaire. Et ces altérités ne peuvent se réduire à ces « choses » dont parle Durkheim (op. cit., p. 15-31) dans sa charte méthodologique et épistémologique. Le croire serait occulter par un déterminisme simple et mécanique le caractère fondamentalement médiatisé – dans un rapport de sens – des contraintes « extérieures ». Là comme ailleurs, toute contrainte, même dans son acception la plus totalitaire (Goffman, 1968, p. 245-262), n’existe véritablement comme telle, ne prend sa signification ou ne fait sens pour les Maisons familiales qu’à travers son traitement symbolique par l’institution. Un traitement qui, finalement, participe au procès d’institutionnalisation – d’ordonnancement toujours réflexif – d’un collectif, travaille à la création d’une institution ou d’un « groupement social légitimé » (Douglas, 1989, p. 42) dans ce versant subjectif, pour nous essentiel, de la constitution du social. Un traitement qui est transformation d’« extériorités » en intériorités instituées1 ou altérités intériorisées – et donc non étrangères au « Soi » réflexif de l’identité, fut-il collectif – qui sont devenues symboliquement et dialectiquement constitutives d’une identité institutionnelle.
- 2 Un héritage direct du XVIe siècle où, selon Ariès, parallèlement à l’émergence d’une conception pa (...)
- 3 Car c’est bien de cela dont il s’agit lorsque l’on nous dit que la [théorie de la] violence symbol (...)
2Parmi ces altérités, il y a tout d’abord, nécessairement ou logiquement, l’objet sans lequel ne peut s’exercer l’acte, le traitement éducatif : l’élève. Sorte de matière première, il conditionne de ce point de vue l’existence même de l’école. Toutefois, ce rapport logique, et quelque peu inerte ici, de l’institution scolaire avec une première altérité ne rend que très imparfaitement compte du véritable enjeu qui lie les deux univers. Sans quitter ce registre d’une altérité que l’on peut qualifier d’« éducative », l’on se doit impérativement de l’augmenter d’une seconde présence, celle des familles, afin de comprendre l’idée même d’« objet éducatif ». Celle-ci commande d’évoquer, au-delà d’un simple rapport « logique » école/élève, l’état objectif d’un ordre social particulier et moderne dans le processus d’éducation de l’enfant. Un ordre où l’école, cette « invention moderne » (De Queiroz, 1995, p. 5-6), marque « une déprise de la famille sur l’enfant » (ibid., p. 63) et rompt ainsi avec l’ordre ancien de la possession familiale. En effet, qu’est-ce que l’éducation, sinon un processus social actif, une socialisation ? Plus encore, l’éducation, par rapport à la socialisation stricto sensu qui comprend une large part d’imprégnation – quelque chose qui passe sans être explicité, qui va de soi, qui est de l’ordre d’une « logique pratique » (Bourdieu, 1980, p. 154) – est, elle, une socialisation consciente et qui explicite ses moyens d’action. Historiquement, elle suppose aussi l’invention de l’enfance comme objet d’attention, notamment éducative (De Queiroz, op. cit., p. 63 ; Prost, 1997, p. 20-25). Une socialisation devient donc éducation quand ce processus fait l’objet, dans le groupe social, d’une élaboration réfléchie où l’on se pose la question « que faire pour éduquer un enfant ? » et où l’on instaure des normes en termes de définition d’une excellence. Tel est le cas d’une éducation moderne de type scolaire qui a su rompre progressivement avec l’apprentissage comme mode dominant d’initiation sociale directe, d’éducation très pratique de l’enfant à la vie d’adulte qui avait autrefois cours dans la société médiévale (Ariès, 1960). Ce processus social qui est donc actif, réfléchi et instrumenté, reste aussi et surtout spécialisé. Il est l’objet d’une temporalité spécifique, d’une spécialisation des lieux2 et des agents sociaux chargés de transmettre le savoir selon des outils pédagogiques appropriés. C’est-à-dire qu’il intègre et consacre dans le schéma d’une division sociale des rôles éducatifs l’autorité (le pouvoir) de l’école face aux familles. Selon « une théorie de la violence symbolique » (Bourdieu et Passeron, op. cit., p. 13-84) qui se joint à la thèse de l’école reproductrice-dissimulatrice des hiérarchies sociales, cette autorité bénéficierait de la suspension du doute quant à sa légitimité. Elle pourrait compter en cela sur l’aveuglement et la complicité des familles qu’elle soustrait de l’acte proprement éducatif. Là où le sociologue voit un acte politique d’imposition d’un certain « arbitraire culturel » (ibid., p. 39), ces dernières ne percevraient que l’évidence (la « naturalité ») ou l’objectivité d’un ordre séparé, essentiellement technique, des compétences pédagogiques et cognitives indispensables à l’accomplissement d’une éducation scolaire. Si notre propos n’est pas ici de débattre fondamentalement de la thèse de la reproduction – l’école est-elle ou non cet instrument de reproduction des inégalités sociales ? –, l’économie de toute justification dont elle semble gratifier l’ordre scolaire (l’autorité éducative) face aux familles « complices3 » mérite cependant une discussion au regard de notre propre objet d’étude. En effet, les Maisons familiales se doivent de concilier deux exigences paradoxales. La première, commune à toute institution scolaire, est celle du bénéfice d’une reconnaissance directe par les familles de compétences technique et pédagogique. Ici certifiée par le ministère de l’Agriculture, là validée par une demande et un recrutement scolaires effectifs, cette compétence reconnue autorise les Maisons familiales à dispenser une formation spécialisée, hors de la portée d’une instance d’éducation ordinaire telle que la famille. Ceci est au fondement même de l’existence d’une institution, du crédit ou du sens que lui accordent les acteurs sociaux, et légitime ainsi le monopole d’une autorité éducative soustraite aux familles. Cependant, les Maisons familiales ont un fonctionnement administratif particulier. Bénéficiant du régime juridique d’une association loi 1901, chaque Maison familiale se voit directement administrée par un conseil élu de parents d’élèves qui contrôle les orientations budgétaires, pédagogiques et politiques de chaque établissement. En même temps, toujours selon ce mode de gestion associatif, les Maisons familiales sont affiliées à l’Union nationale des associations familiales (UNAF) qui les intègre en tant que mouvement familial de type « éducatif et professionnel ». L’institution scolaire se doit donc d’être fidèle à la « philosophie » très familialiste de l’UNAF :
« Philosophie, doctrine et politique du mouvement (des MFR).
La doctrine du mouvement repose sur les principes suivants :
– respect des droits de la responsabilité des familles en ce qui concerne l’éducation et la formation professionnelle générale, morale et sociale de leurs enfants.
– responsabilité de l’association de parents créée pour gérer la Maison familiale. » (« Le mouvement familial en France », Réalités familiales – Revue de l’Union nationale des associations familiales, n ° 29, décembre 1993, p. 25.)
3Matériellement et idéologiquement, les Maisons familiales ne peuvent donc soutenir, du moins directement, ce principe d’une autorité et d’un pouvoir éducatifs qui sépare ordinairement l’école de sa clientèle. Souscrivant à la thèse d’un ordre institutionnel dont seul le traitement réflexif par ses membres lui confère sa « qualité logique » (Berger et Luckmann, op. cit., p. 92), nous pensons que les Maisons familiales, prises dans deux rapports complexes, sinon paradoxaux, avec leur « objet éducatif » (l’élève et, par extension, sa famille), sont soumises à une première contrainte de légitimation de leur action éducative qui, malgré sa coloration familialiste, sous-entend une certaine division des rôles et des autorités. Répondant à un impératif d’intelligibilité de l’ordre institutionnel, cette légitimation – qui explique pourquoi les choses sont ainsi – vise a priori à intégrer et à satisfaire, au moins cognitivement, les familles qui en sont matériellement et juridiquement constitutives. Mais, dans un même mouvement, elle doit alimenter le discours instituant de ceux qui ont le pouvoir de faire le groupe à l’intérieur comme à l’extérieur, qui produisent et distribuent indissociablement de l’ordre et de la connaissance à son sujet : les porte-parole (Bourdieu, 1982, p. 101) permanents de l’institution que sont les directeurs et présidents (nationaux, régionaux, départementaux et locaux) des Maisons familiales. C’est bien selon un double impératif, celui de la satisfaction cognitive d’une altérité « éducative » et celui de la production même de la forme institutionnelle à destination du personnel des Maisons familiales, qu’il faut entendre ici cette contrainte de légitimation d’un ordre institutionnel. Néanmoins, le premier impératif restera chez nous très spéculatif. Le contentement effectif des familles ne sera pas vérifié empiriquement. Si les familles sont présentes dans la construction identitaire des Maisons familiales, et nous estimons qu’elles le sont, c’est surtout à travers leur convocation symbolique dans le discours des responsables de l’institution ; elles représentent cette altérité « éducative » avec laquelle le maintien ou la « logique » de l’identité institutionnelle doit symboliquement et dialectiquement compter. Autrement dit, la tension relative entre un familialisme éducatif et une autorité scolaire plus traditionnelle doit être prise en charge symboliquement par les Maisons familiales lorsqu’elles distribuent à leur personnel la signification de leurs rôles et fonctions éducatifs au sein de l’institution. Ce travail de « socialisation secondaire » (Berger et Luckmann, op. cit., p. 189-200), travail qui participe alors pleinement au processus d’institutionnalisation d’un collectif ici professionnel, relie donc les Maisons familiales à une première altérité dite « éducative » qui n’est pas spécifiquement agricole.
- 4 L’idéologie des Lumières et sa passion égalitariste auraient, par exemple, jusqu’en mai 1968, légi (...)
- 5 Ceci selon la double acception du terme : celle, cognitive, qui renvoie à de la production d’intel (...)
4Outre celle « éducative », l’école doit compter avec une seconde altérité. Certes plus diffuse ou moins identifiable empiriquement que la précédente, elle est cependant cet « ingrédient de la vie sociale » (Boudon, op. cit., p. 22) qui ne participe alors pas moins à la construction de l’institution scolaire et de son identité. En effet, l’école n’est pas un monde hors du monde. Elle est même, selon Durkheim, fondamentalement « déterminée par l’état de la société » (1969, p. 16) et ses valeurs morales. C’est en fait tout un ensemble d’aspirations morales et politiques (Prost, op. cit.) qu’incarne l’école en tant que tenant d’idéologies variables4. Des idéologies qui s’objectivent particulièrement bien dans le « discours pédagogique » (Reboul, 1984, p. 9) et dans les contenus des programmes scolaires ou « curricula », pour reprendre un terme qui transporte l’étude des contenus scolaires au cœur d’une sociologie cognitive et du pouvoir (De Queiroz, op. cit., p. 37-42 ; Forquin, 1984, p. 211-232). L’institution scolaire est donc liée à un second univers objectif qu’incarnent ces courants ou systèmes d’idées. Prises pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire des explications sur le sens5 du monde, ces altérités ou ces idéologies faites institution sont véritablement les « ingrédients » dans lesquels puisent les Maisons familiales afin de légitimer leur ordre interne. C’est du moins ce que laisse entrevoir, selon notre seconde hypothèse, l’appellation « MFREO ». Son étendue sémantique annonce un beau syncrétisme qui semble interdire toute réduction des « catégories doctrinales de l’entendement institutionnel » à la seule idéologie agrarienne ou corporatiste agricole.
5Troisième univers objectif que rencontre l’école : celui de ses homologues fonctionnels que sont les différentes « familles » d’établissements – présentes principalement autour de la tripartition public/catholique/Maisons familiales pour l’enseignement agricole – qui coexistent à l’intérieur de l’espace scolaire. Une coexistence qui prend la forme d’une concurrence quand cet espace, loin de se réduire à une simple proximité géographique d’établissements, est organisé par un marché de l’offre et de la demande scolaires. Le recrutement de la population scolarisable devient ici un enjeu de luttes entre les différentes institutions spécialisées proposant des formations agricoles, ainsi qu’entre des établissements agricoles et non agricoles qui offrent tous à leur public indéterminé des enseignements généraux identiques : les Maisons familiales ouvrent, par exemple, des « 4 e et 3 e technologiques [qui] permettent d’acquérir une bonne formation générale en utilisant la motivation de l’enseignement des bases technologiques. Elles s’adressent à des jeunes qui cherchent une poursuite d’études. » (Ex trait d’un document publicitaire d’une Maison familiale.) Cette double concurrence qui se cristallise autour d’un public relativement indéterminé, une « population marginale scolarisable » (Briand et Chapoulie, 1993, p. 17), s’objective notamment dans quelques indices matériels qui fixent une différenciation revendiquée entre des familles d’enseignement. Notons ainsi pour la formation agricole initiale l’affiliation des établissements à trois appellations génériques distinctes : « Enseignement public », « Enseignement catholique » et « Maisons Familiales Rurales d’Éducation et d’Orientation ». Des dénominations différentes qui, pour chacun des enseignements privés, s’augmentent de sigles respectifs tout aussi spécifiques et qui sont autant de supports publicitaires à destination de la clientèle scolaire. Remarquons encore que les textes de loi sont à même de réifier la distinction entre établissements, d’objectiver, sur le papier et dans les faits, la compétition qui oppose des concurrents dans une course aux mêmes intérêts : c’est ainsi que la loi du 31 décembre 1984 attribue pour chaque famille de l’enseignement agricole trois représentations séparées au Conseil national de l’enseignement agricole (CNEA) et au Comité régional de l’enseignement agricole (CREA) qui sont chargés d’établir les schémas prévisionnels des formations. Ici encore, dans le rapport concurrentiel aux autres enseignements ramenés globalement à une altérité « négative », la construction identitaire des Maisons familiales s’émancipe de la question agricole stricto sensu.
6Il est enfin un quatrième univers objectif de la réalité sociale à laquelle participe l’institution scolaire : le marché, à l’instant évoqué, où se joue et se règle la rencontre entre une offre et une demande d’éducation. Il convient toutefois de distinguer ici deux pôles ou deux sous-ordres d’un tel univers. Le premier s’incarne dans l’État via le ministère de l’Agriculture et son instance administrative, la Direction régionale de l’agriculture et de la forêt (DRAF) pour l’enseignement agricole. L’État représente cet ordre « législatif » qui réglemente et régule le marché scolaire. Objectivé par des lois et décrets ou encore matérialisé par les instances administratives chargées de leur application contrôlée, cet univers impose ses normes en matière d’enseignements dispensés (contenu des programmes, ouverture des filières), de diplômes délivrés et de niveau de recrutement du corps enseignant. Représente-t-il cependant pour l’identité des Maisons familiales une altérité au sens plein du terme ? Le statut à attribuer à l’État relève en fait d’un problème plus complexe. Ce statut serait en définitive ambivalent. D’un côté, ce régulateur « législatif » du marché scolaire est cette institution auprès de laquelle les Maisons familiales doivent véritablement démarcher lorsqu’elles sollicitent – et « vendent » – une demande d’ouverture de nouvelles formations. Il y a là, dans cette obligation de rencontre et d’acceptation, dans cet effort d’accession au pouvoir décisionnaire, l’idée d’un État qui est relativement « extérieur » ou, du moins, qui n’est pas automatiquement acquis, loin s’en faut, aux projets des Maisons familiales. De ce point de vue, l’État est assimilable à un environnement « législatif », instance extérieure qui conditionne la capacité de l’institution scolaire à se développer, à atteindre ses objectifs. D’un autre côté, et comme nous le montrerons, s’est instaurée entre les Maisons familiales et l’État une véritable dynamique croisée de valeurs à travers, notamment, la notion juridique de « service public ». Celle-ci, promulguée par la loi de décembre 1984 sur l’enseignement agricole, semble participer effectivement et dialectiquement à la constitution du « Nous » identitaire des Maisons familiales. De ce point de vue, l’État perd son statut d’extériorité. Il peut être alors assimilé à une altérité « législative ». Le second pôle du marché scolaire est, lui, économique. Si l’État demeure le principal bailleur de fonds des enseignements agricoles, leur viabilité matérielle reste cependant assujettie à leur taux de recrutement scolaire. Une subvention de fonctionnement à l’élève est ainsi versée aux établissements par l’État. Indirectement, et en plus des frais d’inscription qui ont cours dans les écoles privées, le nombre d’élèves recrutés contribue donc à alimenter d’autant les finances des établissements. La demande scolaire représente finalement la matière première économique des établissements. Elle conditionne de ce point de vue l’existence même de l’école qui ne saurait ainsi compter sans cet environnement « économique » qu’incarnent les familles considérées, cette fois-ci, comme une clientèle scolaire. Il convient de bien faire ici la distinction entre les statuts d’altérité « éducative » et d’environnement « économique » qu’occupent successivement dans nos propos les familles. Bien qu’elles admettent toutes deux un traitement symbolique, les problématiques sont pour l’institution scolaire différentes et décalées dans le temps. L’une, touchant l’autorité éducative, nécessite l’intégration symbolique et légitimée des familles qui sont déjà matériellement (ou physiquement) présentes au sein de l’institution ; cette dernière dispose par ailleurs d’un schéma conceptuel de légitimation bien établi dans l’histoire institutionnelle et fortement soutenu par un corps de doctrines. L’autre, première dans le temps et devant régler la question plus matérielle, et surtout plus urgente, de la viabilité financière des établissements, induit une stratégie marchande (de marketing), dynamique et inventive, face à un public potentiel, non encore acquis, et qui est donc pour l’instant extérieur à l’institution.
- 6 C’est-à-dire par des écrits interposés qui prennent ici la forme de dossiers de demande d’habilita (...)
7Tel qu’il vient d’être défini, l’univers du marché scolaire est sans nul doute celui qui installe les Maisons familiales dans le plus fort degré de dépendance fonctionnelle. Ses deux pôles, « économique » et « législatif », qui sont en partie assimilables à un « environnement pertinent » pour reprendre le concept de Crozier et Friedberg (op. cit., p. 164), conditionnent directement la viabilité des établissements soumis à des sanctions financière et administrative, juridique. Une telle contrainte, nous l’avons dit, s’augmente pour les Maisons familiales d’une obligation : celle d’atteindre ces environnements ou de communiquer avec eux afin d’y promouvoir une offre scolaire. Cette rencontre communicationnelle, certes à distance6, ne sera matériellement fructueuse pour l’institution scolaire que si celle-ci effectue d’abord des typifications justes de ses environnements, c’est-à-dire qui répondent, par une anticipation correcte, aux différentes attentes des deux pôles du marché scolaire. Il s’agit ensuite d’« idéaliser » (Goffman, 1973, p. 41) en retour la présentation d’un « Soi » institutionnel selon les exigences normatives des environnements. Une telle activité d’« expression explicite » (op. cit., p. 12), qui prend place dans une « communication au sens traditionnel et étroit du terme » (ibid.), met en jeu toute une rhétorique institutionnelle. De la même manière, lorsque, à propos du rapport de l’institution à son altérité « éducative », nous parlons d’un « discours instituant » destiné à reproduire et à justifier l’ordre éducatif auprès du personnel des Maisons familiales, l’on aura maintenant compris que c’est au langage que nous attribuons cette double capacité. Ce serait toujours à travers l’utilisation d’une rhétorique institutionnelle que les Maisons familiales feraient participer les familles mais aussi, et surtout, leur personnel « au stock social de connaissances [qui] permet ainsi la “localisation” des individus dans la société, et leur “traitement” approprié » (Berger et Luckmann, op. cit., p. 61). Discours à l’intention des environnements et discours destiné au personnel de l’institution : cette rhétorique institutionnelle est-elle pour autant un (bon) concept sociologique ?
Notes
1 Et, comme nous le montrerons, instituante d’une histoire, d’une « sociologie », d’une « anthropologie » et d’une « cosmologie » propres aux Maisons familiales.
2 Un héritage direct du XVIe siècle où, selon Ariès, parallèlement à l’émergence d’une conception particulariste de l’enfance, s’instaure dans les écoles « un processus de différenciation de la masse scolaire » en classes (ibid., p. 201).
3 Car c’est bien de cela dont il s’agit lorsque l’on nous dit que la [théorie de la] violence symbolique est cette « forme de violence qui s’exerce sur un agent social avec sa complicité » (Bourdieu, 1992, p. 142).
4 L’idéologie des Lumières et sa passion égalitariste auraient, par exemple, jusqu’en mai 1968, légitimé la mystique de « l’égalité des chances » dans le système scolaire français (Derouet, 1992, p. 29-44).
5 Ceci selon la double acception du terme : celle, cognitive, qui renvoie à de la production d’intelligibilité (de sens) ou à de la fabrication de connaissances ; celle, politique et militante, qui prescrit ou oriente d’une manière absolutiste le sens (la direction) de l’action.
6 C’est-à-dire par des écrits interposés qui prennent ici la forme de dossiers de demande d’habilitation déposés auprès du ministère et de documents publicitaires envoyés à la clientèle scolaire potentielle.
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