1En 1976, Jean Améry note que l’allemand (das Deutsche) a apparemment perdu son « exotisme tragique1 », devenant une réalité que l’on consomme comme un bien culturel (Kulturgut) parmi tant d’autres sans « réaction affective2 ». Ce constat d’une « normalisation » de l’Allemagne ainsi que la diminution, voire la disparition, des passions qui en résultent, sont également visibles dans les discours des anciens concentrationnaires en France. Si l’Allemagne a, en effet, fortement changé au cours des décennies d’après-guerre, ses représentations chez les anciens concentrationnaires ont également connu une évolution profonde. Pour retracer ces transformations, nous reviendrons sur les questions posées en introduction.

2Il s’agit d’abord des liens que les rescapés établissent entre Allemagne et nazisme, entre Allemands et nazis. Les réponses à cette question dépendent de la perspective sur l’Allemagne ainsi que du moment de leur énonciation. Selon le point de vue de l’observateur, elles vont de l’amalgame des deux, d’un côté, à la distinction claire et nette, de l’autre. Entre ces deux pôles extrêmes se situent de diverses nuances.

3Selon la perspective patriotique, présente dans les publications de toutes les associations étudiées, l’Allemagne est égale au nazisme – l’écrasante majorité des Allemands est considérée comme nazie. Le nazisme découlerait directement de la mentalité allemande, ses crimes constitueraient des preuves de la barbarie germanique. Par conséquent, le nazisme est interprété comme l’aboutissement du pangermanisme. Avec le lent déclin du patriotisme et l’apparition de l’URSS comme nouvelle menace, cette interprétation est nuancée à partir de la fin des années quarante et se fait rare depuis le milieu des années cinquante. Néanmoins, les interprétations et schémas issus de cette perspective resurgissent dans les publications de l’UNADIF-FNDIR lorsque le NPD enchaîne plusieurs succès électoraux entre 1966 et 1969.

4Pour les personnes qui regardent l’Allemagne à travers le prisme de l’antifascisme, le constat n’est pas trop différent pendant l’après-guerre. Quoique les communistes et leurs compagnons de route insistent sur le fait que leur engagement soit dirigé contre le « fascisme » et non contre l’Allemagne et les Allemands, leurs représentations sont également marquées par un antigermanisme fort. Celui-ci est exacerbé encore à partir de la fin des années quarante, lorsque l’Allemagne de l’Ouest commence à être perçue et présentée comme une menace pour la paix en Europe. De 1949 à 1969, les adeptes de l’interprétation antifasciste ont recours à divers amalgames impliquant l’Allemagne et le nazisme pour dresser l’image d’un État non dénazifié. Ces attaques vont de pair avec l’idéalisation de la RDA, perçue, en opposition à la RFA, comme un État pacifiste et antifasciste.

5Le dénigrement de la République fédérale et le soutien affiché en même temps à la RDA se fondent sur de nombreux schémas, symboles et topoï. Tout d’abord, la FNDIRP et l’Amicale d’Auschwitz ont recours à des symboles de l’imaginaire collectif ainsi qu’à des concepts de l’idéologie nazie pour faire le parallèle entre l’Allemagne nazie et la République fédérale : « l’espace vital », « le Reich » ou aussi « la Wehrmacht ». En outre, les deux organisations font usage de l’expérience concentrationnaire pour appuyer leurs propos. Deux topoï sont ainsi créés et diffusés : « Pas de combat aux côtés des bourreaux ! » et « Pas d’armes à nos bourreaux ! » Enfin, la FNDIRP et l’Amicale d’Auschwitz s’engagent activement dans les campagnes est-allemandes contre des hommes politiques et des juges ouest-allemands, dont le passé nazi sert à les attaquer à l’époque contemporaine.

6Les survivants qui observent l’Allemagne du point de vue antitotalitaire utilisent également des allusions à la période nazie, mais de manière moins systématique que les rescapés antifascistes. Les membres de l’UNADIF-FNDIR mobilisent l’imaginaire concentrationnaire et des symboles comme les barbelés et les miradors pour assimiler la RDA à l’univers concentrationnaire. Certains dirigeants vont encore plus loin en qualifiant la RDA comme un camp de concentration. De cette façon, ces survivants inscrivent la RDA dans la continuité totalitaire de l’Allemagne nazie.

7Dans les perceptions du nazisme exprimées par des anciens concentrationnaires catholiques, on trouve de rares amalgames entre Allemagne et nazisme au cours des années d’après-guerre. Roger Heim avait ainsi interprété le paganisme, le luthéranisme et le nazisme comme trois étapes du pangermanisme3. D’autres survivants cherchent les origines du nazisme chez Nietzsche, encore d’autres dans le matérialisme. Ces points de vue individuels apparaissent rarement dans les publications des associations et disparaissent au cours des années cinquante.

8Étant donné que nous n’avons pas identifié de représentations marquées par le judaïsme et propres aux rescapés juifs en France, il n’est pas possible de constater de liens établis entre l’Allemagne, les Allemands et le nazisme. Les survivants juifs font bel et bien ces liens, mais les représentations qu’ils formulent s’inscrivent dans les perspectives patriotique, antifasciste et antitotalitaire. Les premières traces d’interprétations du nazisme marquées par la religion juive n’apparaissent qu’à partir du début des années soixante. En outre, les symboles du génocide – comme Auschwitz, Anne Frank, Eichmann et Mengele – ne se cristallisent qu’à partir de ce moment-là et ne se limitent pas aux discours des survivants juifs et de leurs associations.

9Enfin, les rares représentants de la perspective universaliste refusent l’amalgame entre l’Allemagne et le nazisme, tout en faisant remarquer à leurs camarades de déportation que le fascisme et le système concentrationnaire ne sont pas des phénomènes réductibles à l’Allemagne, donc susceptibles de se reproduire dans d’autres pays. Limitée à une poignée de personnes en 1945, ce point de vue fait son chemin au fil des décennies suivantes4.

10Finalement, force est de constater que le nazisme et l’expérience concentrationnaire servent de grilles de lecture pour appréhender le présent. Le comportement des Allemands ainsi que la politique des deux États allemands sont mesurés à l’aune de l’Allemagne nazie. Néanmoins, le schéma de perception distinguant Allemands et nazis, dont les anciens concentrationnaires font usage couramment et sous différentes formes, n’est pas propre à ce groupe de victimes du nazisme. Il apparaît en France dès les années trente lorsque l’existence d’une « autre Allemagne » fait débat.

11La deuxième question consistait à savoir de quelle manière les représentations de l’Allemagne et des Allemands ont évolué entre 1945 et 1969, autrement dit, d’identifier les continuités et les inflexions au cours de cette période. En outre, il était nécessaire d’expliquer ces évolutions. Dans un premier temps, il s’agit de résumer et d’expliquer les modifications et les continuités des différentes perspectives sur l’Allemagne et les Allemands. Seront abordées ensuite les évolutions des représentations des objets d’observation : les deux États allemands et les relations de la France avec ceux-ci.

12En ce qui concerne les différents points du vue sur l’Allemagne et les Allemands, nous avons pu constater un essor des perspectives politiques depuis le début de la guerre froide. L’élément le plus important de ce prisme, la perspective antifasciste, domine le regard des anciens concentrationnaires sur les deux États allemands tout au long des années cinquante et soixante. Cette dominance s’exprime dans la forte présence d’images négatives de la République fédérale que les membres de la FNDIRP et de l’Amicale d’Auschwitz décrivent comme un État nationaliste, militariste et non dénazifié. Toutefois, cette perspective atteint son apogée lors de la période étudiée. Les identifications caricaturales faites par ses partisans les plus ardents rendent rapidement caduques sa popularité5 ; l’emploi abusif du terme « nazi » par Le Patriote Résistant et Après Auschwitz au sujet de la RFA en est un exemple récurrent. Malgré le lent déclin de l’idéologie antifasciste, les schémas et notions forgés par ses adeptes marquent les représentations de la République fédérale durant toute la guerre froide, et celles de la RDA au-delà de son existence.

13Face à l’hégémonie des interprétations antifascistes, les représentations fondées sur l’antitotalitarisme restent minoritaires. L’UNADIF-FNDIR et, en moindre mesure, l’ADIR s’appuient sur cette idéologie pour interpréter l’actualité liée à la confrontation des Blocs en général et entre les deux États allemands en particulier. Cette perspective apparaît surtout chez les adhérents anticommunistes qui s’efforcent de défendre la RFA et de dénigrer la RDA. En effet, ces survivants attaquent l’image idéalisée de la RDA, vantée par les partisans de l’antifascisme, essayant de la mettre sur un même plan que l’Allemagne nazie. Au-delà de la période étudiée, la perspective antitotalitaire restera toujours moins importante tout au long de la guerre froide. Elle ne connaîtra ses jours de gloire qu’après l’effondrement de l’Union soviétique et la disqualification de l’antifascisme communiste.

14L’opposition entre les idéologies antifasciste et antitotalitaire, ainsi qu’entre les représentations qu’elles véhiculent, marque donc une grande partie de la période étudiée. Les deux positions proposent des lectures antagonistes du passé nazi et ainsi des leçons différentes pour l’avenir. En outre, le champ de bataille de ces « luttes de représentation6 » est très souvent l’Allemagne actuelle, divisée en deux États opposés dans l’affrontement Est-Ouest. Ainsi, les deux camps ont recours à des analogies historiques pour valoriser l’Allemagne qu’ils chérissent et surtout pour dénigrer l’autre. Cette dialectique entre la perception d’une « bonne » et d’une « mauvaise » Allemagne structure les perspectives antifasciste et antitotalitaire. Par conséquent, cette division facilite la création et la diffusion d’images binaires selon le schéma « ami contre ennemi ». Cette opposition idéologique ne se limite pas au mouvement déporté, mais les anciens concentrationnaires y jouent un rôle prépondérant en tant qu’autorités morales.

15La montée en puissance des représentations politiques va de pair avec le déclin de la perspective patriotique. Néanmoins, les expressions du patriotisme sont encore très présentes dans les controverses des années cinquante, où la FNDIRP en fait un emploi fréquent pour jeter l’anathème sur la République fédérale, le gouvernement Adenauer ainsi que le réarmement ouest-allemand. Or, le climat entre la France et son voisin ouest-allemand commence à changer sensiblement depuis le milieu des années cinquante et ce à tel point que l’un des dirigeants de la FNDIRP se voit obligé d’assurer que les anciens déportés ne seraient pas des « mangeurs de boches7 ». En effet, les désignations des Allemands liées à la perspective patriotique – allant des « boches » aux « Prussiens », en passant par les « teutons » et les « schleus » – passent de mode et disparaissent des discours sur l’Allemagne actuelle. Dans les périodiques des associations, elles n’apparaissent plus que dans les récits et discours sur le passé. Enfin, les interprétations et schémas issus de cette perspective connaissent un bref retour entre 1966 et 1969 lorsque le NPD remporte plusieurs succès électoraux.

16Comme les perspectives politiques et patriotiques, celles marquées par l’appartenance religieuse se transforment considérablement. L’évolution de la perspective catholique est quelque peu contradictoire. D’une part, on remarque un déclin des représentations qui sont proches du prisme patriotique. Cela est visible dans la raréfaction, voire la disparition, des assimilations de l’Allemagne au nazisme, tels que le paganisme ou la focalisation sur Luther et Nietzsche. D’autre part, le volet proche de la perspective universaliste gagne en importance. Cela s’exprime dans la mise en avant de plus en plus fréquente d’une volonté de réconciliation avec les Allemands et de la nécessité du pardon ou, du moins, de l’absence de haine envers eux.

17Au début des années soixante se manifeste également le réveil de la judéité chez certains rescapés juifs. Leur identification au judaïsme et au peuple juif continue pourtant à exister au même degré d’importance que des identifications avec d’autres éléments de leur identité, notamment les orientations politiques ou le patriotisme. Plus important encore, la prise de conscience du judéocide est en marche, d’abord chez les rescapés eux-mêmes, mais aussi au-delà. La pièce de théâtre consacrée à Anne Frank, puis les nombreux débats autour du procès Eichmann y ont contribué fortement. La mémoire du génocide est donc en éclosion, mais elle joue encore un rôle secondaire. Perçu comme un camp de concentration comme tous les autres dans les années cinquante, Auschwitz acquiert la place de symbole du génocide des Juifs au cours de la décennie suivante.

18En ce qui concerne, enfin, la perspective universaliste, on peut constater que les opinions individuelles exprimées par des intellectuels comme Joseph Rovan et Robert Antelme en 1945 font leur chemin chez les survivants des camps et dans l’opinion publique. Leur refus d’assimiler l’Allemagne au nazisme s’est répandu considérablement au cours des décennies suivantes. De surcroît, les positions exprimées par ces rescapés et leurs activités contribuent aux efforts de rapprochement et de réconciliation avec les voisins d’outre-Rhin. Enfin, la grande différence de cette perspective par rapport aux précédentes réside dans le fait que ses représentants proposent des idées pour élucider la « question allemande » dans toute sa complexité, tandis que les interprétations, schémas et topoï antifascistes, antitotalitaires et patriotiques servent avant tout d’outils rhétoriques tout faits dans des controverses politiques.

19Pour ce qui est des continuités et des inflexions des représentations de l’Allemagne et des Allemands, il faut d’abord souligner l’impact de la fondation des deux États allemands en 1949. Ces événements raniment et mettent à jour le schéma de perception des « deux Allemagnes ». Ce schéma binaire permet ainsi de déclarer sa sympathie pour l’un des deux États tout en dirigeant les aversions antiallemandes sur l’autre. Si l’affection de la FNDIRP pour la RDA naît rapidement et culmine dans son idéalisation comme « l’autre Allemagne », le penchant de l’UNADIF-FNDIR pour la République fédérale se fait par défaut. Cependant, les représentations des deux États allemands évoluent avec des rythmes différents.

20Celles de la République fédérale sont marquées par deux tournants majeurs : l’apogée de la « crise de la CED » en 1954 et l’élection des sociaux-démocrates Gustav Heinemann et de Willy Brandt, respectivement en tant que président et chancelier, en 1969. Le premier événement se répercute surtout sur la perspective patriotique. En effet, les débats passionnés sur la Communauté européenne de défense et le rôle des forces allemandes dans celle-ci ont été essentiels pour le changement des représentations de l’Allemagne occidentale. Cette vive controverse a exercé un « effet cathartique8 », faisant disparaître par la suite les propos de nature antiallemande des publications de l’UNADIF-FNDIR et de l’ADIR. Même si ceci n’est pas le cas de la FNDIRP et de l’Amicale d’Auschwitz, ces organisations se voient toutefois obligées de nuancer leurs propos vis-à-vis de la RFA et des Allemands de l’Ouest.

21Parmi les deux perspectives politiques, le prisme antifasciste se répercute fortement sur les représentations de la République fédérale. En effet, la FNDIRP et l’Amicale d’Auschwitz soignent l’image de « l’Allemagne revancharde », visant à faire passer la République fédérale pour un repaire de fascistes et de militaristes. Cette image négative – diamétralement opposée à l’idéalisation de « l’autre Allemagne » – marque les représentations durant les années cinquante au sein de la FNDIRP et des amicales lui étant affiliées. La formule des « revanchards allemands », créée et diffusée à cette même période, perdure encore jusqu’à la fin des années soixante. Au plus tard au moment où l’ancien résistant antinazi Willy Brandt est élu chancelier fédéral, ces images et amalgames hostiles à la République fédérale deviennent caducs. Ce tournant politique majeur, ainsi que les gestes symboliques de Brandt et sa nouvelle politique à l’Est, réduisent les craintes vis-à-vis de la République fédérale et modifient les idées que s’en font les adeptes de l’antifascisme.

22Les représentations de la RDA reflètent très souvent celles de la RFA, mais leur évolution se fait dans un autre rythme. En outre, les représentations de cet État s’insèrent uniquement dans la perspective politique. Idéalisée pendant vingt ans comme « l’autre Allemagne », l’État est-allemand perd son attrait auprès des rescapés communistes lorsqu’il soutient l’écrasement du « printemps de Prague » en 1968. La destruction de cette utopie met fin à une décennie qui avait commencé avec l’inauguration du Mémorial de Buchenwald en 1958 et durant laquelle l’image de la RDA avait connu son apogée au sein de la FNDIRP et de l’Amicale d’Auschwitz. Du côté de l’UNADIF-FNDIR, le rejet de la RDA reste le même durant toute la période étudiée. Mais contrairement à l’image de la RFA qui constitue le « champ de bataille » privilégié dans les nombreux conflits politiques de la guerre froide opposant la FNDIRP et l’UNADIF-FNDIR, celle de la RDA ne joue qu’un rôle secondaire. Lorsque les antitotalitaires s’en prennent à cet État, c’est en réaction aux attaques communistes contre la RFA et pour contrecarrer l’image idéalisée que les communistes dressent de lui. Enfin, la construction du mur de Berlin en 1961 confirme les convictions antitotalitaires, mais il n’ébranle pas encore la fidélité des survivants communistes à la RDA. Ce n’est qu’en 1968 qu’elle perd sa charge affective auprès d’eux. Or, même si la RDA n’est désormais plus considérée comme la « bonne » Allemagne, elle reste pour beaucoup de membres de la FNDIRP la moins pire des deux.

23Enfin, les représentations des relations avec l’Allemagne et les Allemands sont celles qui évoluent sans aucun doute le plus fortement. Une première transformation est visible suite à la fondation de la République fédérale d’Allemagne et de la République démocratique allemande, en 1949. Ensuite, la relation triangulaire de la France avec ces deux États allemands marque également les représentations des relations franco-allemandes : selon leur orientation politique, les dirigeants des associations et les adhérents s’expriment pour le rapprochement avec l’une ou l’autre Allemagne. Cette notion domine les discours sur les relations franco-allemandes dans les années cinquante, avant que le terme de « réconciliation » ne s’impose au début des années soixante. Face au soutien de l’UNADIF-FNDIR et de l’ADIR pour la réconciliation avec la RFA, la FNDIRP et l’Amicale d’Auschwitz revendiquent une « véritable réconciliation » avec les forces démocratiques et antifascistes en Allemagne, à savoir les communistes ouest-allemands et la RDA. La perspective antifasciste domine donc la perception des relations franco-allemandes au sein de ces deux organisations, tandis que celle de l’UNADIF-FNDIR et de l’ADIR est marquée par le prisme patriotique et en moindre mesure par les perspectives antitotalitaire et religieuse.

24Malgré l’engagement individuel de certains de leurs adhérents dès 1945, un changement des discours au sein de l’UNADIF-FNDIR et de l’ADIR n’est visible qu’après le retour de Charles de Gaulle. Cette évolution se fait graduellement, des moments forts étant les voyages de Konrad Adenauer en France et de Charles de Gaulle en RFA au cours de l’été 1962. En revanche, la signature du traité de l’Élysée en janvier 1963 est éclipsée par la libération de Carl Oberg et de Helmut Knochen, qui provoque une vive indignation parmi tous les survivants en France.

25Au demeurant, les anciens concentrationnaires créent deux topoï propres à leur groupe qui concernent les relations avec les Allemands à l’époque actuelle autant que les répercussions des crimes : « Ni haine, ni oubli ! » et « Pardonne, n’oublie pas ! » Ces formules répondent au défi de garder vivante la mémoire des crimes nazis sans pour autant entraver la réconciliation franco-allemande.

26Enfin, à propos de la question principale, à savoir l’évaluation de l’impact qu’a pu avoir l’expérience concentrationnaire sur les représentations de l’Allemagne et des Allemands. Malgré la grande sensibilité et la forte vigilance vis-à-vis de l’Allemagne et des Allemands parmi les survivants des camps de concentration, nous n’avons pas pu identifier des schémas ou des topoï qui auraient résulté directement de cette expérience traumatisante. En fin de compte, les représentations de l’Allemagne et des Allemands identifiées au sein des associations d’anciens déportés et chez leurs membres s’insèrent dans les représentations collectives qui circulent dans la société française.

27Il convient néanmoins de nuancer ce constat. Bien qu’il n’y ait pas eu de représentations nées directement de l’expérience concentrationnaire, nous avons pu identifier quatre topoï propres aux survivants en France qui ont été créés ultérieurement. Ils ont été diffusés au sein de leurs associations avant de se répandre parmi le grand public. En font partie deux topoï conçus par des communistes pour jeter l’anathème sur le réarmement de la République fédérale : « Pas de combat aux côtés des bourreaux » et « Pas d’armes à nos bourreaux. » Deux autres topoï sont créés par des rescapés au début des années soixante, dans le cadre des débats sur la réconciliation avec l’Allemagne et les Allemands : « Ni haine, ni oubli ! » et « Pardonne, n’oublie pas ! » Enfin, le topos communiste de la « véritable réconciliation » apparaît très tôt dans les publications de la FNDIRP et il semble donc probable que d’anciens concentrationnaires soient à l’origine de ce mot d’ordre. Néanmoins, il serait nécessaire d’étudier des publications communistes – notamment L’Humanité – pour confirmer cette hypothèse.

28D’autres topoï connaissent une utilisation récurrente dans les discours individuels et collectifs, mais ils ne sont pas issus du mouvement déporté. Il s’agit tout d’abord du slogan « Plus jamais ça ! », hérité des anciens combattants de 14-18, employé dès 1945 et adapté au contexte mémoriel de la répression (« Plus jamais d’Oradour ! ») et de la déportation (« Plus jamais de Buchenwald ! »). Au cours des années soixante, les associations s’approprient également la phrase brechtienne du « ventre fécond de la bête immonde » qui devient ensuite un topos.

29Hormis ces topoï, les anciens concentrationnaires abordent l’Allemagne et les Allemands sous le même angle que leurs compatriotes. Même si certains survivants consacrent toute leur énergie à « leur » association, ils ont une vie en dehors de ces sociabilités et appartiennent à d’autres groupes sociaux. Ainsi, les anciens déportés sont, eux aussi, marqués par les discours ambiants qui circulent dans la société. Leurs représentations de l’Allemagne et des Allemands sont déterminées par des appartenances et des identifications qui s’inscrivent dans leurs biographies et qu’ils partagent avec leurs compatriotes non déportés ou les groupes sociaux auxquels ils appartiennent. En effet, les orientations politiques et philosophiques ainsi que les convictions patriotiques et religieuses structurent leurs représentations beaucoup plus fortement que l’expérience concentrationnaire.

30Ainsi, nous n’avons pas pu identifier de différences notables entre les représentations exprimées par les trois grands groupes d’anciens concentrationnaires en France (déportés de répressions, déportés juifs et Français arrêtés sur le sol allemand). Cela vaut également pour les représentations chez les déportées, étudiées à travers l’ADIR, et chez leurs camarades masculins qui forment la majorité des membres au sein des trois autres associations9. Nous pouvons en conclure que ce ne sont pas tant les expériences individuelles et collectives qui ont marqué les représentations et les attitudes, que l’évolution des discours sur l’Allemagne et les Allemands diffusés par leurs associations ainsi que les échanges au sein de celles-ci. Dans la grande majorité des cas, les idées et perceptions exprimées sur les voisins d’outre-Rhin s’inscrivent dans des schémas de pensée qui ont existés avant 1945 et en dehors des cercles des victimes du nazisme. L’exemple le plus répandu est le schéma de perception des « deux Allemagnes » qui structure les représentations françaises de l’Allemagne au cours de toute la période étudiée. En outre, l’image de « l’Allemagne éternelle », expression d’une perspective patriotique sur le voisin d’outre-Rhin, est encore présente dans les discours des dix années d’après-guerre.

31En fin de compte, force est de constater que les controverses de la guerre froide constituent le facteur d’influence le plus important pour la création et la diffusion de nouveaux topoï et schémas de pensée. Dans ces combats idéologiques, certains survivants n’hésitent pas à attiser les craintes et inquiétudes résultant des expériences traumatisantes de la répression, de la persécution et de la déportation. Tout au long des années cinquante et soixante, les dirigeants de la FNDIRP et les rédacteurs de son journal s’efforcent d’entretenir une image négative de la RFA en faisant des parallèles avec l’Allemagne nazie. Du reste, le rôle particulier des survivants en tant qu’autorités morales leur permet de se faire entendre par le grand public. Dans les controverses de la guerre froide, le prestige accumulé grâce à l’expérience concentrationnaire sert de caution pour se positionner vis-à-vis des deux États allemands. Toutes les associations, leurs dirigeants et adhérents en font usage.

32Entamée afin de déceler des représentations particulières dues à l’expérience concentrationnaire, cette étude a finalement montré que les représentations chez les anciens concentrationnaires ne divergent pas fondamentalement de celles de leurs compatriotes. Cette recherche illustre néanmoins l’impact des schémas de perception collectifs. Uniquement une poignée de personnes pense, perçoit et interprète l’Allemagne en dehors des schémas et topoï répandus. Ceci soulève la question de la formation des représentations personnelles concernant les individus, les groupes sociaux et les nations qui nous entourent.

33Se pose donc, enfin, la question de la validité des schémas mentaux qui sont censés nous aider à comprendre le réel. S’en passer paraît impossible, s’en défaire difficile. Néanmoins, elles constituent souvent des obstacles à un regard neutre sur un phénomène inédit. Comme l’a constaté Marc Bloch, il serait peut-être un bienfait « de savoir plus facilement oublier : car le souvenir brouille parfois l’image du présent et l’homme, avant tout, a besoin de s’adapter au neuf10 ».