Les campagnes contre les « juges sanguinaires » de Bonn

6Cette tranquillité est brutalement interrompue par une campagne est-allemande qui démarre en mai 1957. Sous la houlette d’Albert Norden, le Comité pour l’unité allemande (Ausschuß für Deutsche Einheit) organise une conférence de presse internationale pour présenter une liste de 118 juges, procureurs et magistrats ouest-allemands qui avaient déjà officié sous le III^e Reich13, publiée ensuite dans la brochure Hier juges sanguinaires d’Hitler, aujourd’hui juges d’élite de Bonn. Ces attaques visent à remettre en cause l’objectivité de la juridiction ouest-allemande, la RDA se présentant ainsi comme sa seule garante14. Le Patriote Résistant fait écho à cette publication, tout comme aux brochures qui suivent et dont les titres parlent pour eux-mêmes : Les juges spéciaux d’Hitler, soutiens du régime Adenauer (200 magistrats, 14 octobre 1957) ; 600 juges au service d’Adenauer (21 octobre 1958) ; Nous accusons, 800 juges de sang soutiennent le régime Adenauer (25 février 1959) ; Mille juges étouffent la liberté et la démocratie (3 novembre 1959)15. La première brochure énumère également 407 personnes condamnées par ces magistrats, parmi lesquelles Le Patriote Résistant relève les noms des victimes françaises16.

7Outre la condamnation du maintien du personnel judiciaire en RFA, ces révélations servent à critiquer la poursuite des communistes ouest-allemands qui, selon la formule consacrée, se trouvent alors devant les mêmes juges qu’entre 1933 et 194517. Durant toute cette période, la FNDIRP dénonce régulièrement les poursuites contre la VVN et ses membres, opposant cet acharnement à une permissivité envers les anciens SS et leurs associations.

8Quoique le gouvernement ouest-allemand tente d’ignorer cette nouvelle attaque idéologique dont « l’intention de nuire systématiquement à la RFA18 » est manifeste, il se voit obligé de réagir. D’une part, l’Allemagne fédérale est très soucieuse de son image à l’étranger ; d’autre part, ses partenaires occidentaux l’interrogent explicitement sur sa poursuite des criminels de guerre après les révélations est-allemandes19. Cette crise de légitimité de la justice ouest-allemande est à l’origine d’une sensibilité accrue au passé nazi qui mène à un tournant dans le travail judiciaire et mémoriel20. Ce tournant se cristallise autour de deux événements en 1958 : le procès des Einsatzgruppen à Ulm et la création de la Zentrale Stelle der Landesjustizverwaltungen zur Aufklärung nationalsozialistischer Verbrechen à Ludwigsburg. Marie-Bénédicte Vincent voit dans ce changement « la volonté d’affronter, en tant qu’État et à l’aide de la justice, le passé nazi21 » tout comme une « stratégie de réponse face aux attaques verbales de la RDA22 ». À partir de 1959, le nombre des procès ouest-allemands contre les criminels nazis augmente nettement.

Les campagnes contre des hommes politiques ouest-allemands

9Outre les juristes, les propagandistes est-allemands visent des personnalités politiques. Leurs « révélations » sur l’impunité des criminels nazis qui, selon un topos répandu, « se promènent librement » en RFA, rencontrent un écho durable auprès de nombreux rescapés en France. En effet, la présence d’anciens nazis dans la politique, l’administration, l’économie et la science nourrit de nombreux débats et fournit à la propagande est-allemande des munitions en abondance. Celle-ci tire sur toute personne occupant une position influente en RFA avec un « antécédent nazi » – en d’autres termes d’anciens membres du NSDAP, de la SA ou SS – ou impliquée de près ou de loin dans les crimes commis par l’État, la justice et l’armée. Lors de ces campagnes, le Comité pour l’unité allemande et Albert Norden sont toujours en première ligne23. Par la suite, la FNDIRP relaie chacune de ces attaques dont l’objectif demeure la déstabilisation du gouvernement Adenauer. Celui-ci avait fait le choix de s’appuyer sur un appareil d’État expérimenté, ce qui était certainement utile pour la reconstruction économique et le regain d’une légitimité au niveau international24. En même temps, ce choix obligeait le chancelier à accepter dans son entourage des hommes au passé ambigu.

10Parmi les nombreuses polémiques dirigées contre des hommes politiques ouest-allemands, nous avons fait le choix d’étudier celle qui fut lancée contre Hans Globke25, le bras droit du chancelier Adenauer pendant ses quatorze années au pouvoir. Dès la fondation de la RFA, ce juriste est attaqué par les opposants politiques de Konrad Adenauer ; une première vague s’abat sur lui entre 1949 et 1951, une deuxième en 1955-1956, et enfin la plus importante à partir de 1960. Ces attaques relèvent clairement d’une stratégie politique, permettant de viser le chancelier allemand par le biais de son collaborateur le plus proche26.

11Dans la presse du mouvement déporté français, son nom apparaît pour la première fois suite à sa nomination au poste de secrétaire d’État à la Chancellerie fédérale en 1953. À cette occasion, Le Patriote Résistant reproche à ce « nazi notoire27 » d’avoir prévu en 1940 l’annexion d’une partie de la France allant de la Somme jusqu’à la Franche-Comté. Dans les années qui suivent, la FNDIRP fait état de nouvelles révélations sur l’activité de Hans Globke sous le III^e Reich. En 1957, le député social-démocrate Adolf Arndt démontre qu’en tant que représentant du régime national-socialiste, Globke avait convenu avec les autorités suisses l’apposition du signe « J » sur tous les passeports des Juifs de nationalité allemande28. Arndt considère que Globke connaissait sans aucun doute les conséquences de cette mesure pour les personnes concernées. Empêchés de se réfugier en Suisse, ces Juifs allemands furent ensuite arrêtés, déportés et tués. Par la suite, la VVN s’adresse au chancelier allemand pour savoir combien de temps Hans Globke, qui a « tué par personnes interposées29 », occupera encore cette position influente auprès de lui.

12Quand la nouvelle de l’enlèvement d’Adolf Eichmann atteint la France, il ne faut que peu de temps pour que le travail juridique de Globke soit mis en lien avec le travail administratif de l’organisateur de la « solution finale ». Désormais, le nom de Globke ne manque jamais lorsque Eichmann et son procès sont évoqués par Le Patriote Résistant. Dans un premier grand article de septembre 1960, l’organe de la FNDIRP décrit son rôle actuel en tant qu’« éminence grise d’Adenauer30 ». Globke incarne la continuité du nazisme en RFA qui se manifeste par la présence d’anciens nazis dans la politique et la société ouest-allemandes :

« Seize années ont passé. Le monstre EICHMANN est mis au ban de la société. Dans une paisible pharmacie de Göppingen (Württemberg), le docteur Capesius (le S.S. Sturmbannführer qui administrait les stocks de gaz Cyglon B [sic] à Auschwitz) vend des pastilles pour la gorge. À Hanovre (également en République fédérale) le docteur Walter Zirpius, qui exerça ses talents dans le ghetto de Varsovie, est directeur de la police judiciaire. À Bonn, le respectable docteur Globke est devenu Secrétaire d’État du Chancelier Adenauer. C’est de lui que dépend la nomination de nombreux fonctionnaires31. »

13Pour renforcer le lien entre le criminel inculpé et les criminels en liberté, Le Patriote Résistant allègue également une « collaboration étroite32 » entre Eichmann et Globke à l’époque où les deux hommes avaient exercé des fonctions équivalentes en tant que « rapporteurs pour les questions juives », l’un à la Gestapo, l’autre au ministère de l’Intérieur. Afin de souligner la continuité au-delà de 1945, l’actuel « numéro 2 de Bonn » est également identifié comme « bras droit de Himmler » en 1944. Aux informations véridiques sur son implication dans la mise en place de la législation anti-juive sont ainsi ajoutées des approximations, voire des faits inventés, pour alourdir son cas.

14Mais la campagne contre Globke ne fait que commencer. Après avoir évoqué son commentaire des lois de Nuremberg33, Le Patriote Résistant met en lumière sa collaboration à leur rédaction34. Dans la propagande communiste, il passe au rang de « rédacteur des lois racistes du III^e Reich hitlérien35 » avant d’être présenté comme supérieur hiérarchique d’Eichmann36. En tant que tel, il se serait opposé en 1943 à l’évacuation de 20 000 Juifs de Grèce vers la Palestine ; ceux-ci ont ensuite été exterminés37. Peu avant l’ouverture du procès à Jérusalem, Le Patriote Résistant insinue alors que le zèle de Globke aurait dépassé celui d’Eichmann.

15Contrairement aux périodiques de la FNDIRP et de l’Amicale d’Auschwitz, ceux de l’ADIR et de l’UNADIF-FNDIR ne parlent pas de l’affaire Globke. Ceci vaut au Déporté, dans le cadre du conflit idéologique sur l’image de la « bonne Allemagne », le reproche d’être « [m]uet comme [une] carpe sur tout ce qui pourrait porter atteinte à la bonne renommée des “démocrates nouvelle vague” de Bonn38 ». Même en RFA, les accusations contre Hans Globke font débat sur la dénazification du pays. Celui-ci, soutenu encore et toujours par Adenauer, arrive cependant à conserver son poste.

16Trois ans après ses révélations sur la collaboration entre Eichmann et Globke, Albert Norden lance une nouvelle attaque. Lors d’une conférence de presse, il « révèle » que Globke aurait été « un des liquidateurs de la démocratie en 193339 » par l’élaboration des lois justifiant la dictature nazie en Prusse, et tout cela en collaboration étroite avec Roland Freisler40. Le point d’orgue de la propagande est-allemande est le procès contre Hans Globke en juillet 1963, une « sorte de contre-procès Eichmann41 ». Dans la course à la supercherie, le conseiller d’Adenauer est « convaincu de crimes de guerre et de participation active au génocide organisé par les nazis42 ». Étant devenu un enjeu pour la RDA, la question de la dénazification avait fini par se déplacer du niveau éthico-juridique au niveau politique43. En effet, l’insistance sur la continuité du « fascisme » en RFA, toujours liée à la mise en avant de la dénazification en RDA, visait la stabilisation de la situation intérieure de la République est-allemande tout comme sa reconnaissance internationale44. Lorsque Konrad Adenauer présenta sa démission en octobre 1963, son conseiller Globke quitta la scène politique avec lui. Cité encore ici et là dans les années qui suivent, son nom n’aura pas la même persistance que celui d’Eichmann, découvert en même temps que Globke par le grand public et les anciens concentrationnaires.

17En fin de compte, les polémiques lancées contre la RFA permirent quelques succès tactiques dont les propagandistes est-allemands se félicitèrent, mais elles ne nuisaient que peu à l’image de la démocratie ouest-allemande à l’étranger45. De manière paradoxale, cette longue campagne du SED contribua, contre son gré, à une prise de conscience des citoyens ouest-allemands quant à la nécessité de se confronter au passé nazi46. Elle favorisa également l’identification, puis l’élimination de failles évidentes du système démocratique47.

18Au sein du mouvement déporté, ces campagnes issues du conflit interallemand se répercutent sur les combats idéologiques entre antifascistes et antitotalitaires. Les deux côtés s’engagent du côté de l’un ou l’autre État allemand, participant aux attaques contre la RFA ou à sa défense. Lorsque l’on compare les prises de position de la FNDIRP avec le vocabulaire choisi par Albert Norden pour préparer et attiser les campagnes qui les déclenchent, leur similitude – parfois au mot près – est frappante48. Finalement, la répétition continuelle des mêmes invectives et l’exagération permanente épuisent même les partisans les plus solides du SED49. Dans Le Patriote Résistant aussi, l’effet des campagnes contre les « revanchards nazis de Bonn » s’estompe petit à petit.

L’émergence d’un nouveau parti d’extrême droite

38Le NPD fut créé en novembre 1964, s’inscrivant au niveau de ses membres et par son orientation politique dans la lignée de la Deutsche Rechtspartei (1946-1950) et de la Deutsche Reichspartei (1950-1965)85. Lors des élections législatives de septembre 1965, 664 194 électeurs votent pour lui et lui assurent un score de 2 %. Six mois plus tard, le parti connaît ses premiers succès. Aux élections municipales en Bavière et au Schleswig-Holstein, il fait des scores entre 7 et 11 %86. C’est pour cette raison que le NPD apparaît alors pour la première fois dans les colonnes d’Après Auschwitz87 et à la une du Patriote Résistant88.

39Au cours de l’été 1966, le NPD continue de faire parler de lui. Bien que Le Patriote Résistant mentionne les activités d’étudiants et de syndicalistes visant à empêcher les réunions et congrès de ce parti, les craintes et la stupéfaction dominent les articles. Afin d’expliquer cette « résurgence de l’idéologie nazie » vingt ans après « l’écrasement de l’hitlérisme », les rédacteurs fournissent une étude du journal antifasciste Die Tat89. Celle-ci livre des explications que le mensuel de la FNDIRP répète depuis des années : l’irrédentisme et l’esprit de revanche des gouvernants, la répression judiciaire exercée contre les antifascistes et le manque d’épuration de l’appareil judiciaire. La CDU et la CSU auraient donc créé les conditions favorables à ce phénomène, leur politique constituant selon cette perspective « un dangereux bouillon de culture pour le néo-nazisme, pour le chauvinisme en général, pour les idées nationalistes et militaristes90 ». Face à ce « nouveau parti nazi91 », la FNDIRP et l’Amicale d’Auschwitz expriment leur inquiétude et tirent la sonnette d’alarme.

Manifestations communes, analyses divergentes

40Les résultats des élections régionales en Hesse et en Bavière des 6 et 20 novembre 1966 nourrissent ces inquiétudes et réveillent également les craintes au sein des autres associations d’anciens déportés. En Hesse, le NPD obtient 7,9 % des voix ce qui lui donne 8 députés au Landtag ; en Bavière, 7,4 % des électeurs votent pour lui, faisant entrer 15 députés au parlement bavarois. En l’espace de deux semaines, 1 024 534 Allemands donnent leur voix au NPD92. Ces succès déclenchent des débats de grande envergure au sein du mouvement déporté français quant à la résurgence du nazisme en Allemagne.

41En effet, l’angoisse face à la montée du NPD réunit toutes les associations. Le 10 décembre 1966, elles organisent une manifestation silencieuse contre ce parti au Mémorial de la Déportation à Paris. Les représentants de trente associations et amicales, mais aussi de jeunes Allemands et Français, viennent défiler dans le recueillement « afin de stigmatiser la renaissance sous une forme nouvelle du Néo-nazisme en Allemagne fédérale93 ». C’est donc la totalité des organisations regroupant les victimes françaises du nazisme qui participe à cette manifestation, ce qui incite la FNDIRP à la considérer comme « la plus belle des manifestations unitaires jamais organisées depuis la guerre94 ». Parallèlement à ces manifestations, les périodiques de toutes les associations se saisissent du sujet, tentant d’expliquer ce succès inattendu à leurs adhérents et formulant des pronostics pour l’avenir. Malgré certains points communs, les analyses du camp antifasciste autour de la FNDIRP divergent fondamentalement de celles qui sont émises par le camp antitotalitaire, réuni au sein de l’UNADIF-FNDIR.

42Dans sa première analyse des succès du NPD en Hesse et en Bavière, le mensuel de la FNDIRP évoque la « concomitance d’un certain marasme économique et d’un malaise politique » en RFA95. Or, il ne compte pas cette juste observation parmi les raisons qui expliqueraient l’attirance exercée par le NPD96. Celles-ci sont recherchées dans la politique ouest-allemande des deux dernières décennies : revendications territoriales, remilitarisation et dénazification manquée. Pour convaincre les lecteurs de ses analyses, le mensuel de la FNDIRP établit de nombreux parallèles entre le passé et le présent. Outre le financement par la grande industrie rappelée continuellement, il décrit la progression du NSDAP à partir de 192897, tout en laissant ses lecteurs faire le calcul pour l’avenir du NPD98. Ensuite, le prénom du personnage principal du NPD se prête à des jeux de mots faciles dont ni la presse internationale, ni celle du mouvement déporté français ne se privent. Adolf von Thadden, président du parti, est ainsi baptisé le « nouvel Adolf », comparé avec « l’autre Adolf » ou encore appelé « Adolf II », « le führer du NPD » et « l’apprenti führer ».

43L’UNADIF-FNDIR et les rédacteurs de son journal partagent certains points de vue de la FNDIRP tout en donnant des explications fondamentalement différentes de la montée du NPD. Les articles publiés par Le Déporté reflètent également les inquiétudes suscitées par les succès du NPD, mais leurs auteurs s’efforcent de les relativiser et de les commenter sans passion. Cette volonté de réagir de manière modérée est visible dès le mois de décembre 1966 où le journal de l’UNADIF publie une série de brèves relatant les dissensions internes du NPD en Bavière, les interruptions d’une de ses réunions électorales par des étudiants à Munich et l’interdiction d’adhérer au syndicat de la police de Brême pour tout membre du NPD99.

44Cette volonté de présenter une critique mesurée – être vigilant sans pour autant fustiger la République fédérale – se retrouve aussi dans une série d’articles d’Eugène Marlot, publiés par Le Déporté suite aux élections de la Hesse et de la Bavière. Ce survivant du Struthof et de Dachau ne se montre pas surpris face à la poussée du NPD. Selon lui, il est évident que le nazisme, « même abattu et écrasé, ne pouvait que laisser des traces dans toute l’Allemagne100 ». Il récuse l’illusion que tous les nazis d’hier seraient devenus de « bons et parfaits démocrates101 », peu importe de quel côté du « rideau de fer » ils soient. Selon cette représentation antitotalitaire qui s’attaque à l’idéalisation de la RDA et à la stigmatisation de la RFA par les communistes, la liberté constitue la grande différence entre les deux États allemands : les citoyens de l’un ont la possibilité de s’exprimer – « ce qu’ils viennent de faire102 » en votant pour le NPD – alors que ceux de l’autre ne l’ont pas.

45Tout comme les rédacteurs du Patriote Résistant, ceux du Déporté constatent un danger pour la jeune démocratie ouest-allemande, sans néanmoins aller jusqu’à considérer le NPD comme une menace pour la paix en Europe. Ainsi, certaines prévisions faites dans les colonnes des deux journaux principaux du mouvement déporté français se recoupent, tandis que d’autres s’opposent. On peut distinguer trois réactions.

46La conséquence principale et unanimement exprimée est l’appel à la vigilance vis-à-vis du néonazisme, terme de plus en plus utilisé pour caractériser ce phénomène103. Suite aux succès électoraux de novembre 1966, un « Comité provisoire de vigilance et d’action contre le nazisme », groupant plusieurs organisations et présidé par Vladimir Jankélévitch, se donne pour but de « suivre de près la montée du nazisme dans l’Allemagne actuelle et de réagir contre sa renaissance, et son renforcement104 ». Du côté de l’UNADIF, Eugène Marlot estime également que « la plus extrême vigilance s’impose105 » tout en prédisant que « l’aventure du NPD n’ira guère plus loin, ses succès restant éphémères et partiels106 ».

47Un deuxième point largement partagé est le soutien exprimé aux démocrates allemands face au péril néonazi. Cependant, l’identification de ces personnes et groupes diverge fortement. Tandis que la FNDIRP fait l’éloge des actions des forces antifascistes, notamment des camarades de la VVN, l’UNADIF et les auteurs de son journal mettent en avant les efforts du gouvernement ouest-allemand et les relations nées des échanges entre la France et la RFA.

48La troisième et dernière question au sujet de l’avenir du NPD concerne la nécessité de son interdiction. Au début de l’année 1967, les réponses données par les différentes associations du mouvement déporté diffèrent largement. La FNDIRP exige sa dissolution depuis 1966, l’Amicale d’Auschwitz et d’autres amicales affiliées la suivent ensuite, tandis que les prises de position dans les périodiques de l’UNADIF-FNDIR et de l’ADIR sont plus nuancées et exprimées à titre personnel.

49Hubert Halin se prononce ainsi contre l’interdiction en se fondant sur les déclarations du ministre fédéral de l’Intérieur Lücke selon lequel celle-ci n’aurait pour le moment aucune chance d’aboutir107. Halin avance ensuite deux autres arguments contre cette solution. Premièrement, l’interdiction de ce parti n’éliminera pas les causes de son succès car, selon lui, il ne faudrait pas confondre les visées « nazies » de ses dirigeants avec les expressions de malaise et de protestation d’une partie importante de son électorat108. Deuxièmement, une interdiction condamnerait ce parti à la clandestinité, entraînant ainsi le risque « de le voir resurgir plus puissant, voir irrésistible, à la faveur d’une crise plus sérieuse109 ». Halin illustre ce danger à l’exemple de l’évolution du NSDAP, interdit en 1923.

50Dans un article consacré aux « nouveaux visages du nazisme », Anise Postel-Vinay aborde cette même question. Bien qu’elle considère le NPD comme « un parti dur, authentiquement nazi110 », elle constate qu’il évite dans ses déclarations officielles « une profession de foi raciste ou une exaltation de la violence111 » par peur de se faire interdire par la Cour constitutionnelle. Ses prises de position sont donc soigneusement préparées pour ne pas donner prise à une inculpation. Par conséquent, Anise Postel-Vinay constate que les propos de ses représentants se bornent à un « nationalisme de bon ton112 ».

Le réveil de la perspective patriotique face au danger du NPD

51Sous l’influence des succès électoraux de l’année 1967113, les explications de la montée du NPD continuent également à évoluer. Moins dans Le Patriote Résistant qui reste fidèle à ses analyses habituelles – irrédentisme, remilitarisation et soutien par la grande industrie – que dans Le Déporté où se réveille la perspective patriotique craignant le « danger allemand ». Ceci est d’autant plus surprenant que la rédaction de ce journal et la direction de l’UNADIF-FNDIR figuraient jusqu’ici parmi les partisans les plus ardents du rapprochement franco-allemand et de l’intégration européenne.

52Après avoir essayé d’aborder ce phénomène sans passion, la rédaction du Déporté et d’autres auteurs du journal se font donc rattraper par la peur profonde que suscite le NPD. Sa montée et les déclarations de plus en plus déterminées de ses dirigeants raniment des schémas de perception ainsi que des termes liés à la perspective patriotique. On retrouve ainsi des réflexions sur le « caractère allemand » ainsi que des remarques sur « l’Allemand » ou la différence entre « Germains » et « Latins ». Ces réactions illustrent le caractère « stéréotypogène114 » des temps de bouleversements et de crises qui génèrent ou raniment une vision simpliste d’autrui. Face à une nouvelle menace qu’ils n’arrivent pas à élucider par le biais de leurs modèles d’interprétation habituels, certains observateurs ont de nouveau recours à des explications et à des interprétations dépassées par l’évolution politique et sociale.

53L’exemple le plus frappant est celui de Maurice Thiriart, rédacteur en chef du Déporté, dont un article consacré au congrès du NPD en novembre 1967 à Hanovre regorge de généralisations et de confusions. Le premier en liste est l’amalgame entre l’Allemagne et le nazisme lorsqu’il constate « la très inquiétante germanisation néo-nazie d’Hanovre115 ». Encore plus surprenante est sa crainte que les intellectuels allemands puissent la soutenir et même l’« ériger en système philosophique116 ». Pour illustrer ses propos, Thiriart a recours à un procédé utilisé d’habitude par Le Patriote Résistant ; il crée une opposition franco-allemande en comparant les manifestations du 11 novembre dans les deux pays : « Pendant que la France entière, le 11 novembre, rendait un hommage pacifique aux morts de 1914 [sic], un 11 novembre à Hanovre servait de symbole à une résurgence de l’esprit nazi et devenait le foyer d’une nouvelle espérance de violence et de rancune117. »

54En outre, la peur du rédacteur en chef du Déporté face à l’apparition d’un « nouveau régime de revendication militaire et territoriale, basé sur la perspective d’une toute proche puissance germanique118 » se rapproche des analyses publiées par Le Patriote Résistant. En même temps, la vision antitotalitaire se manifeste là où Thiriart soutient qu’Adolf von Thadden « envisage la réalisation d’un nouveau pacte germano-soviétique119 ». Dans son imagination débordante, Maurice Thiriart affirme même que la salle de congrès d’Hanovre aurait été « abondamment décorée de croix gammées120 », tout en prédisant que « [b]ientôt ces mêmes croix gammées émergeront des rassemblements publics121 ». Chez cet Européen convaincu, le troisième congrès du NPD fait resurgir d’énormes craintes calmées temporairement par le rapprochement avec la RFA et les contacts avec ses ressortissants.

55Les résultats des élections suivantes n’ont pas pu apaiser l’inquiétude de Maurice Thiriart. En avril 1968, le NPD accumule 9,8 % des voix au Bade-Wurtemberg, un score jamais dépassé par la suite. Il se trouve au zénith de son succès, possédant 61 mandats dans sept parlements régionaux et 550 mandats communaux122. Au cours des dix-huit mois passés, le NPD a remporté 1 871 000 voix et pour Maurice Gogan « ce chiffre n’est que le résultat du début de [son] existence123 ». La crainte unanimement partagée est donc celle de voir entrer le NPD au Bundestag en septembre 1969.

56Lorsque Maurice Thiriart reprend le fil de son argumentation après les élections du Bade-Wurtemberg, il n’est pas question de l’actualité. La nouvelle poussée du NPD suscite chez lui encore plus de généralisations ainsi que des explications désuètes sur le « caractère national » des Allemands. Puisant ses exemples dans « les jours lointains de la migration des peuples où les tribus germaniques déferlèrent sur l’Empire romain124 » et « les conquêtes des Hohenstaufen », le rédacteur en chef du Déporté se livre à un examen de « l’irrationalisme allemand » : « Depuis toujours les Allemands ont aimé provoquer le destin et plus grandes étaient leurs défaites et plus insensés étaient leurs défis125. » Dans la foulée, il mobilise aussi le schéma qui oppose « Germains » et « Latins » pour expliquer les mentalités actuelles : « Leur histoire […] nous offre maints exemples de cette mentalité que les Allemands nomment “héroïque”, mais que nous trouvons nous Latins, si déraisonnable126. » Selon ce point de vue, l’irrationalité et la démesure allemandes s’opposeraient à la rationalité française.

57Cette analyse est d’autant plus surprenante que les propos de Maurice Thiriart sont loin de toute rationalité. Après avoir dressé l’image d’un possible « Crépuscule des Dieux127 » d’où surgira un « nouvel Apollon nordique128 » ou, pourquoi pas, « un nouvel Adolf qui engourdirait une deuxième fois la conscience de la nation allemande129 », il retourne au passé récent pour illustrer cette menace. Cette fois-ci, l’exemple nazi lui sert à éclaircir la mentalité allemande : « La fin affolante d’Hitler dans son “bunker” de Berlin illustre comme nulle autre, la conception idéologique de ce peuple sans mesure que nous avons affronté si souvent sur les champs de bataille130. »

58Cette analyse grossière de la « mentalité allemande » est marquée par l’ignorance complète de l’évolution de la mentalité des Allemands depuis 1945. Comme dans le cas du Patriote Résistant, les analyses et évaluations de l’actualité allemande sont très souvent faites « à distance ». Elles reposent parfois sur les informations fournies par des Allemands qui partagent les mêmes orientations politiques et puisent par ailleurs aux mêmes sources que l’opinion publique française. De ce manque d’informations résultent des perceptions en décalage avec la situation réelle, nourries par les expériences traumatiques de la période nazie et ranimées par une menace actuelle. Contrairement aux rédacteurs du Patriote Résistant, pour lesquels la montée du NPD confirme leurs analyses du danger militariste et revanchard ouest-allemand, on ne peut pas imputer de desseins politiques à Maurice Thiriart. Son appel aux Allemands à s’éveiller « à leur tour devant l’imminence du danger131 » illustre pourtant à quel point il sous-estime, voire ignore l’opposition massive de la société civile allemande au NPD.

Échec électoral et chute du NPD

59Aux élections législatives de septembre 1969, le NPD n’obtient finalement que 4,3 % des voix et n’entrera pas au Bundestag. Les anciens concentrationnaires français accueillent cette nouvelle avec un grand soulagement. Cependant leurs prévisions pour l’avenir continuent à diverger largement. La rédaction du Déporté commente cette nouvelle rapidement dans une annonce de dernière minute. Elle se félicite d’« une grande victoire de la démocratie132 » et en tire ces conclusions pour l’avenir : « [P]ar la volonté du peuple, la menace de la nazification de la vie politique en RFA est écartée, certainement pour longtemps et, après ce résultat, on respire mieux133 ! » Ensuite, Le Déporté ne consacrera plus jamais d’article au NPD.

60De son côté, la rédaction du Patriote Résistant fait également l’éloge des démocrates qui se sont opposés au NPD. Malgré ces nouvelles rassurantes, les associations et rescapés imprégnés par l’antifascisme restent sur leurs gardes. Lorsque Louise Alcan présente le rapport moral aux membres de l’Amicale d’Auschwitz un mois après les élections, elle aborde entre autres le « problème allemand ». La secrétaire générale souligne que, même si le NPD n’entre pas au parlement fédéral, il continue néanmoins à rester actif134. Dans les résolutions de cette assemblée générale de l’amicale, les adhérents demandent donc au président allemand Gustav Heinemann ainsi qu’au nouveau chancelier Willy Brandt de tout faire pour que ce parti soit interdit135.

61La FNDIRP cultive également l’« hypervigilance ». En novembre 1969, Le Patriote Résistant avertit ses lecteurs que « malgré la défaite du NPD, le danger néo-nazi n’a pas disparu136 ». Même si ce parti ne parvient pas à entrer au Bundestag, le journal rappelle à plusieurs reprises que 1 422 000 Allemands lui ont donné leur voix, faisant ainsi doubler son score de 1965. Face à ce qu’il considère comme un « demi-échec » du NPD, Le Patriote Résistant rappelle à ses lecteurs le « dur revers » d’Hitler en 1928 lorsque son parti obtenait uniquement 2,6 % des voix. Deux ans plus tard, le NSDAP recueillit déjà 6 millions de suffrages et 100 sièges au Reichstag. En 1933, il accédait au pouvoir137. Contrairement au NSDAP, le NPD n’arrive cependant pas à renouer avec les succès des années précédentes, perdant en 1970 tous les sièges dans les parlements hessois et bavarois. Pourtant, même ces nouveaux échecs n’arriveront pas à rassurer la FNDIRP138. Cela s’explique par ses représentations du passé et sa perception de la période contemporaine, façonnées fortement par l’antifascisme : le danger néonazi est toujours présent, même s’il ne se manifeste pas ouvertement.

L’origine de cette phrase et son apparition dans les textes des rescapés

63La fameuse phrase d’origine brechtienne clôt l’épilogue de la pièce La Résistible Ascension d’Arturo Ui, écrite en 1941. Avec pour décor le Chicago des années trente, celle-ci traite de la question de savoir comment Hitler avait pu prendre le pouvoir et le consolider. Brecht y répond sous la forme d’une parabole qui dépeint les tenants et les aboutissants de cette « résistible ascension ». Transposé dans le milieu du crime organisé, il parodie les nazis sous les traits de gangsters américains : Arturo Ui n’est personne d’autre qu’Adolf Hitler, ses adjoints Gori, Gobbola et Roma sont facilement reconnaissables comme Göring, Goebbels et Röhm. D’autres personnages tels que Hindsborough (Hindenburg) et Dollfoot (Dollfuß) ainsi que l’incendie d’un entrepôt de choux-fleurs – qui fait écho à celui du Reichstag – illustrent les parallèles établis pour dépeindre le mécanisme de l’accession au pouvoir des nazis.

64En novembre 1958, cette pièce est jouée pour la première fois en RFA, la première en France a lieu deux ans plus tard. Mise en scène par Jean Vilar, La Résistible Ascension d’Arturo Ui est présentée au palais de Chaillot. Dans la chronique qu’il tient dans Le Patriote Résistant, Raph Feigelson en rend compte de manière très élogieuse. D’après lui, « Brecht dépouille le mécanisme de l’entreprise fasciste et, comme La Fontaine dans ses Fables, son allégorie suggère un autre univers et montre d’autres faits142 ». À Chicago, Berlin ou Vienne, le mécanisme de l’arrivée au pouvoir serait le même. Pour Raph Feigelson, cette pièce n’est rien d’autre que

« l’étude d’un régime qui porte en lui les germes du gangstérisme et qui utilise le banditisme politique des groupements fascistes. Pour maintenir ses privilèges, la bourgeoisie fait appel aux services de ces gangs dont le rôle para-policier brise l’opposition et les indécis et ouvre la voix de la dictature143 ».

65Dans sa conclusion, Feigelson refuse explicitement l’idée qu’Adolf Hitler soit arrivé au pouvoir de manière démocratique. Il fait remarquer que « la logique du fascisme cherche un masque de légalité et demande hypocritement au peuple à qui l’on fait croire qu’il est libre et souverain puisqu’il est consulté, de légaliser sa propre servitude144 ». Pour lui, la leçon de l’histoire rappelée par Bertolt Brecht est la suivante : le « mécanisme de l’ascension d’Arturo Ui, de Hitler et autres gangsters-fascistes est résistible145 ».

66L’éclairage apporté sur les événements du passé n’est pas le seul intérêt de la pièce aux yeux de Raph Feigelson. Il note également que ce « tableau d’histoire ancienne concerne directement le spectateur de 1960 », puisque « “[l]a chose immonde” tressaille et gagne du terrain146 ». Face au danger de sa résurgence, ce survivant d’Auschwitz appelle à combattre la « menace renouvelée du fascisme […] avant qu’il ne soit trop tard147 ». C’est également Raph Feigelson qui popularise la phrase brechtienne dans les colonnes du Patriote Résistant. Dans les chroniques publiées en 1962, on la retrouve à plusieurs reprises en allusion au racisme et au fascisme148. Lorsqu’il interroge Jean Ferrat sur la motivation qui l’a poussé à écrire Nuit et Brouillard, ce dernier lui répond par la phrase de Brecht149. Chez lui aussi, ce message se réfère aux « conséquences du racisme et du fascisme sous toutes ses formes150 ».

La phrase se transforme en topos et se diffuse amplement

67À partir de 1964, la fameuse citation trouve sa place dans les communiqués officiels de la FNDIRP et devient un slogan. Elle apparaît d’abord dans la convocation du XIII^e congrès national de la FNDIRP en mai 1964151, puis dans le rapport moral du comité national, présenté par Charles Joineau. Or, dans le discours du secrétaire général de la FNDIRP, la mise en garde ne concerne plus le nazisme ou le racisme, mais la puissance économique et militaire de la RFA152. Celle-ci dominerait non seulement le marché commun européen, mais agrandirait aussi continuellement la taille de son armée. En 1965, la phrase est mobilisée encore une fois pour mettre en garde contre le militarisme allemand. Le Patriote Résistant révèle alors à ses lecteurs que de nombreux jeunes ouest-allemands de 14 à 16 ans passent leurs vacances « dans les casernes et sur les champs de manœuvre de la Bundeswehr153 ». Deux photos ainsi que la citation brechtienne soulignent cette menace.

68En 1965, la phrase de Brecht apparaît également dans Après Auschwitz. Marie-Elisa Nordmann-Cohen s’en sert à l’occasion du 20^e anniversaire de la libération des détenus d’Auschwitz pour appeler à la vigilance. Chez elle, la formule se réfère au « retour du nazisme et de son corollaire, le racisme154 ». Au congrès de l’Amicale de Neuengamme de cette même année, son président Marcel Mérigonde considère « encore fertile le ventre qui enfanta le monstre nazi155 » lorsqu’il évoque la possible prescription des crimes contre l’humanité en RFA. La phrase commence donc à apparaître sous diverses formes pour mettre en garde contre une multitude de menaces. Parfois, les auteurs et orateurs mentionnent uniquement le « ventre fécond », une autre fois la « bête immonde », leurs auditeurs et lecteurs sachant compléter la phrase. Cette variabilité, ainsi que l’énonciation d’un ou de plusieurs objets précis, montre qu’il ne s’agit pas encore d’un topos, autrement dit d’une formule creuse.

69Entre 1966 et 1969, les auteurs du Patriote Résistant utilisent la phrase brechtienne pour insister sur le danger du NPD en particulier et du néonazisme en général. Dans ce contexte, elle n’apparaît plus seulement dans le journal de la FNDIRP, mais aussi sous la plume de certains intellectuels. Lorsque Joseph Rovan expose ses réflexions sur l’éventualité d’un nouveau « danger allemand », il y intègre le message de Brecht. En outre, son commentaire des résultats électoraux de novembre 1966 illustre la progression de l’imaginaire lié au judéocide dans les références aux crimes nazis :

« La banalité hitlérienne et néo-hitlérienne n’est jamais vraiment banale. Quelque chose chez le démon porte toujours le signe renversé et son origine. Le moindre conseiller municipal franconien redevient pourvoyeur et fourrier de chambre à gaz. Le ventre qui les enfanta n’est toujours point stérile, dit Brecht156. »

70Dans les décennies qui suivent, la formule continue à être mobilisée à chaque fois que l’extrême droite allemande se manifeste. Mais en dehors de ces regains d’attention ponctuels, l’Allemagne inquiète et intéresse de moins en moins les anciens concentrationnaires et leurs associations. Les atteintes aux droits de l’homme et à la liberté dans le monde constituent désormais une préoccupation prépondérante pour eux. En 1970, Raph Feigelson mentionne ainsi « l’Espagne enchaînée et le Vietnam assassiné », « le Brésil aux enfants torturés » ainsi que les arrestations et tortures dans la Grèce des colonels pour illustrer le sens actuel de la phrase brechtienne157. Dans la décennie suivante, elle commence aussi à apparaître dans les publications de l’UNADIF-FNDIR, d’abord pour appeler à la vigilance face à la « réhabilitation » du nazisme ou de la collaboration à travers la minimisation du chiffre des victimes et la négation de « l’existence des chambres à gaz ou des fours crématoires158 ». En septembre 1982, Roland Teyssandier modifie la phrase afin d’exprimer sa révolte face aux massacres de Sabra et de Chatila : « Le ventre immonde qui a provoqué le génocide et l’extermination peut encore féconder159. »

La banalisation de son usage

71La décennie quatre-vingt est celle où l’emploi de cette phrase sous toutes ses formes se banalise. Les auteurs du Patriote Résistant l’utilisent de plus en plus souvent comme mise en garde générale, sans se référer à une menace précise. Elle est donc devenue creuse, un topos mobilisé automatiquement et répété de manière rhétorique. Parallèlement à ces appels généralisés à la vigilance, cette formule apparaît toujours en lien avec les dangers du moment : racisme, antisémitisme, néonazisme.

72Ces menaces restent d’actualité dans les années quatre-vingt-dix et le discours antitotalitaire triomphant en ajoute une dernière : le communisme. Dans son compte rendu du Livre noir du communisme160 pour les lecteurs du Déporté, Pierre Le Rolland leur rappelle ce que disait Brecht sur le nazisme tout en affirmant que ceci est tout aussi vrai pour le communisme161.

73En fin de compte, cet appel à la vigilance emprunté à Bertolt Brecht aura donc été mobilisé dans de nombreux contextes, même en dehors de celui de son origine : la mise en garde contre le nazisme. Depuis les années soixante, les anciens concentrationnaires s’en sont servis pour avertir leurs camarades et compatriotes du danger d’un éventail de « -ismes » allant jusqu’au communisme, en passant par le militarisme, le racisme, l’antisémitisme et le négationnisme. La variabilité de son emploi distingue ce slogan de son prédécesseur qui continue pourtant à exister en parallèle : « Plus jamais ça ! » En effet, même les partisans les plus hardis de l’antitotalitarisme n’auraient pas osé s’en servir pour stigmatiser le communisme. Même si le « ça » du « Plus jamais ça ! » et la « bête immonde » se recoupent dans la plupart des avertissements – contre la guerre, le nazisme ou fascisme, le néonazisme, le racisme et l’antisémitisme – le « ventre fécond » donne lieu à une plus grande souplesse dans son adaptation à de nouveaux dangers comme la réhabilitation du nazisme ou le négationnisme. Ce slogan est donc plus flexible parce que plus allusif que son prédécesseur. En effet, il permet de transmettre un message de manière bien plus métaphorique. Enfin, le fait qu’un Allemand l’ait formulé permet de prévenir le reproche d’antigermanisme, question à laquelle les rescapés sont de plus en plus sensibles depuis le début des années soixante.

⁂

74Parmi les trois axes qui structurent la perception de la République fédérale par les anciens concentrationnaires, l’observation scrupuleuse des continuités du nazisme est dominante. Les signes indiquant un « retour » du nazisme en Allemagne – des actes antisémites et racistes ainsi que les succès électoraux du NPD – mobilisent les rescapés beaucoup plus fortement que leurs craintes du nationalisme et du militarisme. L’espace consacré à ce phénomène dans les réunions et les publications des associations de rescapés en est un indicateur. En effet, la peur d’une « renaissance » du nazisme surpasse les clivages politiques et idéologiques entre ces organisations. Les manifestations rassemblant toutes les associations de survivants contre le NPD en sont des exemples concrets.

75Néanmoins, les divergences réapparaissent dans les analyses de la « résurgence », voire de la « recrudescence » du nazisme en République fédérale. Les anciens concentrationnaires qui perçoivent la RFA à travers le prisme de l’idéologie antifasciste semblent être plus à l’aise avec l’explication de ce phénomène qui s’inscrit dans leurs analyses habituelles. Sont ainsi avancées la dénazification manquée, la remilitarisation du pays et la persistance des revendications territoriales. En revanche, la grille de lecture antitotalitaire semble moins se prêter à une compréhension satisfaisante, ou du mois rassurante, de ce phénomène. D’où le recours à des schémas de pensée issus de la perspective patriotique, enfouis depuis une dizaine d’années, lorsque le NPD connaît des succès électoraux répétés au cours des années soixante. Les partisans de l’antitotalitarisme gardent cependant leurs distances lorsque la propagande communiste dirigée contre la RFA exploite à des fins politiques les inquiétudes face à un retour du nazisme.

76Contrairement à ce que l’on observe pour les représentations du militarisme allemand, les survivants ne créent pas de schémas propres à leur groupe. Cela est d’autant plus étonnant que le nazisme et ses conséquences sont des domaines qu’ils ont connus mieux que leurs concitoyens français. Le topos du « ventre fécond de la bête immonde » est, certes, utilisé pour mettre en garde contre les dangers toujours existants, mais il est emprunté à Bertolt Brecht. En outre, les symboles liés à la Déportation sont moins présents que dans d’autres activités des associations. Lors des manifestations contre le NPD, certains rescapés portent l’uniforme rayé, toutefois beaucoup plus rarement que pendant les diverses manifestations des années cinquante et soixante contre le réarmement allemand ou les manœuvres de la Bundeswehr en France.

77En fin de compte, ce troisième axe de perception de la République fédérale est une fois de plus dominé par les discours antifascistes. Qui plus est, sa présence dans les interventions publiques et les publications internes de la FNDIRP et de l’Amicale d’Auschwitz reste constante tout au long de la période étudiée. Au sein de l’UNADIF-FNDIR et de l’ADIR, l’appréhension d’un retour du nazisme apparaît surtout dans les moments où l’extrême droite ouest-allemande se manifeste publiquement.