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La révolution du travail

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Rolande Pinard

Troisième partie. La révolution corporative-managériale : le travail du management

Chapitre 7. Organisation et société

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Géographique :

France

Texte intégral

1Malgré les nouvelles technologies de production, les nouveaux produits, la destruction-transformation des métiers qui avaient été créés par la révolution industrielle, la révolution corporative-managériale n’est pas une seconde révolution industrielle mais sa négation-réalisation qui opère une mutation dans le sens du concept de propriété, dans les formes du capital, ainsi que dans le sens du concept et de la pratique du travail. Avec la corporation économique, l’entreprise n’est plus la propriété d’un individu ou d’un groupe d’individus : elle devient une entité abstraite dont la propriété ne se définit plus à la seule aune physique ou matérielle. En fait, ce type d’entreprise n’a plus tellement besoin qu’on lui reconnaisse son droit de propriété : en tant qu’organisation, il requiert et impose son acception du « droit ». Le capitalisme corporatif-managérial a provoqué une fusion de l’économie et du politique, du capital et du travail sous les auspices du management qui correspond à l’autonomisation de l’organisation capitaliste par rapport à la propriété. Cela aura des répercussions décisives dans la société : ce phénomène généralisé d’organisation, qui est issu du mode de fonctionnement de l’entreprise capitaliste, tend à dissoudre les contradictions dans la société en s’y substituant à la dimension politique. L’organisation corporative-managériale va envahir la société en convainquant les autres segments de sa supériorité fondée sur son efficacité, synonyme d’abondance et de puissance : l’organisation de la société suivant le modèle corporatif deviendra le gage du Common-wealth nouvelle manière.

  • 1 « Le gouvernement soviétique n’est pas nécessairement bolchévique ni socialiste, ni politique dans (...)
  • 2 « La leçon est la suivante : le système des affaires doit accepter sa responsabilité sociale et se (...)

2Cette période, comme celle de l’avènement du capitalisme industriel, donne lieu à un questionnement de la politique, du sens de la démocratie. La vision saint-simonienne de la société, planifiée par les savants et administrée par les industriels, va se concrétiser. Seul l’industrialisme, clame-t-on, peut éliminer les classes sociales, garantir la cohésion et l’unité de la société. Une dimension politique est conférée à l’industrialisme qui apparaît alors à plusieurs observateurs comme une forme souhaitable de gouvernement pour la société contemporaine. Ainsi, Gantt (1919), très critique de la performance du gouvernement de son pays et des dirigeants des grandes entreprises pendant la guerre, n’écarte pas l’idée que le nouveau gouvernement soviétique trace la voie à suivre pour l’avenir : « The Soviet government is not necessarily Bolshevistic nor Socialistic, nor is it political in the ordinary sense, but industrial. It is the first attempt to found a government on industrialism1.» (p. 7.) Gantt considère également l’expérience allemande d’un bon œil, là où le capitalisme des grandes corporations a su orienter la production vers le service à la communauté plutôt que vers les profits à court terme. « The lesson is this : the business system must accept its social responsibility and devote itself primarily to service, or the community will ultimately make the attempt to take it over in order to operate it in its own interest2. » (Ibid. : 15.) Ou bien le système corporatif-managérial s’impose en prenant la forme d’un « service public », ou bien il laisse agir les communautés qui constituent la société. Gantt nous fait voir que cette idée de l’entreprise comme service à la communauté peut servir à légitimer la fusion de l’économie et de la politique sous le nom d’industrialisme (ou « organisation corporative »).

  • 3 Voir Tawney (1920), ainsi que les chapitres écrits par Jennie McMullin Turner et par John R. Commo (...)

3La corporation, qui n’est ni privée ni publique, provoquera la fusion des deux sphères lorsqu’elle deviendra dominante. La controverse entre le profit et le service, qui semble avoir été assez virulente à cette époque3, représente l’une des expressions des tiraillements provoqués par cette fusion. Cette controverse sur la mission première de l’entreprise corporative – profit ou service ? – est une variante de celle entre propriété et contrôle ; elle révèle la prégnance du discours managérial qui présente le nouvel organisateur du travail et du capital comme un agent au service de la prospérité générale. La polémique autour de la priorité à donner au profit ou au service suggère qu’il n’y a pas eu tant séparation de la propriété et du contrôle que mutation de l’une en l’autre. La notion de service répandue par les hérauts de l’idéologie managériale sert à légitimer l’envahissement de la société par la logique de l’organisation corporative-managériale qui en est une d’asservissement. La propriété, dont on conserve tout de même l’idée et le principe, n’est plus l’affaire de l’individu concret (l’actionnaire) mais d’une personne juridique abstraite – la corporation – représentée par le management.

« La propriété sur les moyens de production passe des personnes privées à une société juridique, qui est formée à vrai dire de l’ensemble de ces personnes privées, mais où chacune d’elles en tant que telle n’a plus le droit de propriété sur son bien. Elle n’a plus droit qu’au revenu ; sa propriété, qui signifiait autrefois un droit de disposition réel, illimité, sur les moyens de production et par là la direction de la production, est maintenant transformée en un simple titre de revenu et son droit de disposition sur la production lui a été enlevé. » (Hilferding 1910 : 206.)

4La corporation n’est plus tellement un ensemble de moyens de production appropriés par le capitaliste, que de moyens d’administration, de coordination, de direction, élaborés et contrôlés par le management (cf. Berle et Means 1932). La capacité d’organisation a été une manifestation du droit de propriété depuis l’avènement du capitalisme industriel ; or Berle et Means affirment qu’elle se confond maintenant avec la propriété qui devient elle-même intangible : elle devient synonyme de contrôle. Le discours managérial qui a émergé au début du XXe siècle atteint ici son objectif. On se rappelle que Taylor essayait déjà, en 1903, de convaincre les entrepreneurs que l’organisation représentait un élément de la propriété aussi important que les installations physiques matérielles ; en 1919, Gantt poursuivait cette promotion de l’organisation (et donc du management) en exhortant les banquiers à lui accorder une valeur lorsqu’ils accordaient des marges de crédit aux entreprises. Mais l’effet principal de la reconnaissance de la capacité d’organisation comme forme de propriété n’est pas sa valeur monétaire mais la légitimité qui est ainsi octroyée au contrôle organisationnel sur l’individu, sans passer par celle de la propriété du capital ou du travail.

5Cette nouvelle acception de la propriété sans propriétaires implique le monopole du savoir productif. L’importance du savoir et de la science pour le capitalisme industriel a été retracée dès ses débuts mais l’« industriel » d’alors n’en avait pas le monopole : il n’était pas seul à pouvoir l’utiliser, l’organiser productivement. Ce n’est qu’avec l’arrivée du management systématique dans le cadre de l’entreprise corporative que ce monopole pourra être concrétisé, engendrant à la fois la réalisation du sens instrumental du travail et sa mutation (qui accompagnent celles de la propriété). Au début du capitalisme industriel, l’entreprise était une entité concrète aux contours flous, à l’organisation décentralisée laissée à des agents subordonnés économiquement et juridiquement à l’entrepreneur mais « organisationnellement » autonomes. Ce flou, la société britannique sentira le besoin de l’éclaircir dès l’apparition de la fabrique (factory) en la définissant juridiquement : cela fut fait, rappelons-nous, à partir de la technologie utilisée (le principe mécanique) et des biens transformés (les seules fibres textiles). Cette définition très restreinte exprime non seulement le fait que la fabrique était peu répandue mais surtout qu’il s’agissait là de quelque chose de nouveau, qui se distinguait des autres entreprises. La nouveauté de la fabrique résidait dans la superposition d’un contrôle technique (organisationnel) à la soumission économique imposée par le rapport de propriété (une institution). Comme Marx l’a analysé, quand le capital enrôle la science pour qu’elle serve ses fins (comme ce fut le cas pour la première fois avec la machine à vapeur), apparaît la possibilité (sinon la réalité dans un premier temps) du contrôle, c’est-à-dire la possibilité de traiter le travail vivant comme le travail mort : comme une simple force productive, sans subjectivité. Avec la possibilité, apparaît sa nécessité : c’est ce que j’ai identifié comme la capacité d’organisation inhérente au mode de production capitaliste. Cette capacité d’organisation repose sur la science, le savoir productif et son monopole. On se rappellera que l’objectif principal de Taylor, de son aveu même, n’était pas d’accéder à la connaissance scientifique, mais à celle des ouvriers. Il fallait retirer aux ouvriers le monopole qu’ils avaient de leur savoir productif : c’était une condition nécessaire à la réalisation de la capacité d’organisation, en même temps qu’une de ses conséquences. Le savoir, divisé et contrôlé par le management, dépourvu de son caractère subjectif, devient pur instrument de l’organisation capitaliste.

6Quand l’organisation du travail est appropriée par le management, elle prend un sens général qui s’applique à l’ensemble de la société et non plus seulement à l’activité productive concrète comme c’était le cas avec l’auto-organisation de son travail par l’ouvrier. C’est en ce sens que l’on peut dire que la société tend à être organisée comme le procès de travail : au sens où la logique organisationnelle capitaliste, véhiculée par le discours managérial technobureaucratique, se diffuse dans la société. Le lien social assuré par le travail dans la société de marché fondée sur l’échange a été considérablement distendu par le capitalisme corporatif-managérial organisateur du marché et de la société. Le développement d’une « citoyenneté » d’entreprise se substitue au lien social, à la synthèse sociale effectuée par l’échange qui mettait le travail, les travailleurs et le capital sur la place publique. Cette forme de « politisation » de la corporation, qui confère une « citoyenneté » et assure une place dans la société, se double d’une dépolitisation de la société organisée où l’action des sujets sociaux est remplacée par les stratégies de groupes fonctionnels en concurrence les uns avec les autres.

7Cette substitution de l’organisation à la politique a aussi profité d’un discours de légitimation qui présentait la corporation économique comme une forme de gouvernement ou d’État. Ce discours émerge pendant la guerre 1914-1918, alors que des dirigeants de corporation sont mis à la tête de départements de l’État. Les grandes corporations y sont présentées comme des institutions semblables à des États, qui prennent une existence objective indépendante des individus qui les ont créées et ce principalement à cause du caractère désindividualisé de leur propriété.

  • 4 « La relation que nous avons décrite correspond à la désindividualisation de la société. La relati (...)

« The relationship we have been describing signifies that ownership has been de-individualised. The primitive personal relationship between a man and a tangible, accurately known affair, has given place to an impersonal claim upon a theoretical yield.
The de-individualisation of ownership simultaneously implies the objectification of the thing owned. The claims to ownership are subdivided in such a fashion, and are so mobile, that the enterprise assumes an independent life, as if it belonged to no one ; it takes on an objective existence, such as in earlier days was embodied only in state and church, in a municipal corporation, in the life of a guild or a religious order. […]
The de-individualisation of ownership, the objectification of enterprise, the detachment of property from the possessor, leads to a point where the enterprise becomes transformed as it were into a trusteeship, or perhaps it would be better to say into an institution resembling the state4. » (Rathenau 1921 : 121.)

8Walther Rathenau, auteur de cette citation, est alors le président directeur général de l’Allgemeine Elektricität-Gesellschaft (AEG, fondée par son père Emil), l’une des deux entreprises géantes allemandes de l’industrie de l’équipement électrique, avec Siemens ; ces deux méga-entreprises ont représenté les figures de proue du capitalisme d’organisation allemand. Au moment où il écrivait ces lignes (en 1916), Rathenau dirigeait la Division des matières premières du ministère prussien de la Guerre. Le rapprochement entre corporation et État (par personnes interposées) prend donc un sens substantif évident qui suscite la question suivante : est-ce la corporation qui prend les qualités de l’État, ou bien est-ce l’État qui prend celles de la corporation ? Il y a là manifestement une fusion génératrice de confusion. W. Rathenau affirme que cette nouvelle ère d’économie mixte – ni privée ni publique – engendrera un socialisme entendu comme une société sans classe mue par une seule volonté collective orientée vers le développement de la nation. Cette idée que le nouvel ordre économique va éliminer les classes sociales est largement partagée à cette époque, tant aux États-Unis qu’en Europe, où l’idée se répand que le taylorisme et l’augmentation de la productivité signifient « l’élimination de la pénurie et de la contrainte », ouvrant la voie à un « monde post-bourgeois ou tout au moins [à] une ère des managers » (Maier 1978 : 100) par l’élimination des inégalités matérielles et de la lutte des classes. Autrement dit, l’organisation managériale remplacerait l’action politique comme forme de cohésion et d’unité de la société grâce à son efficacité productive, de la même façon qu’elle s’est substituée à la dimension économique marchande de l’entreprise et du travail. L’organisation managériale est plus adéquate et plus efficace que l’action politique lorsque la principale fonction de l’État est d’assurer le bien-être matériel des citoyens.

9Le New Deal américain, qui représente une reconnaissance et une consécration de la capacité d’organisation corporative-managériale, aura des interprétations très contrastées qui expriment les ambivalences et les hésitations propres à cette capitulation de la société devant la logique organisationnelle du capitalisme corporatif-managérial. Des conseillers de F. D. Roosevelt (Berle et Means), dans la foulée de Rathenau (1921), imputeront à la corporation le statut de l’État, lui conférant ainsi une légitimité que l’administration Roosevelt s’empressera d’avaliser.

  • 5 Bell (1973) fait la petite histoire de cet ouvrage et de son auteur, un trotskyste qui se serait i (...)

10La dimension révolutionnaire de la corporation, selon Berle et Means, réside dans le fait qu’elle n’est plus orientée vers le profit, nous obligeant à revoir nos concepts économiques. La motivation d’un directeur de corporation, écrivent-ils, s’apparente davantage à celle d’un Alexandre le Grand qu’à celle d’un petit commerçant du temps d’Adam Smith. Son pouvoir ne vient pas de son avoir mais de sa capacité d’organisation. Le pouvoir économique de la corporation rivalise avec le pouvoir politique de l’État et elle devient elle-même semblable à un État. Cette interprétation qui présente la corporation comme l’institution suprême dans la société sera abondamment critiquée. Jouvenel (1933) tient un discours critique qui s’oppose à celui de Berle et Means ; il note que le brain trust de Roosevelt est formé d’intellectuels, nouvelle classe de technocrates qui prônent l’organisation scientifique de la société comme on a prôné l’organisation scientifique du travail. Par ailleurs, la thèse du capitalisme d’État de Pollock (1941) et (1941a), associée au nazisme, et la thèse managériale de Burnham (1941), associée au New Deal, présentent ces transformations comme deux formes parentes de totalitarisme. Pollock considère le régime nazi comme la consécration de l’économie organisée et planifiée par les grandes corporations. Comme Jouvenel, Pollock constate que la société est gérée comme une grande entreprise, en lui appliquant les principes du management scientifique : ce n’est plus le marché qui lie les agents économiques mais le statut dans un groupe, dans une organisation ; on n’est plus vendeur ou acheteur, mais dirigeant ou exécutant ; le pouvoir ne s’obtient plus par la propriété individuelle mais par le groupe auquel on appartient. Quand la société de marché est remplacée par une société organisée, les lois économiques classiques ne s’appliquent plus et tout devient problème d’ordre administratif à résoudre par les gestionnaires compétents. Tout vestige du sujet économique libre, de rapports personnels qui subsistaient sous le capitalisme, sont détruits par le nazisme. La question que se pose alors Pollock avec plusieurs de ses contemporains, y compris des Américains comme Berle et Means, est la suivante : est-il possible de perdre la liberté économique (identifiée à l’économie de marché) sans perdre la liberté politique ? Les Américains Berle et Means, qui ont adopté une conception industrialiste de la démocratie, affirmeront que le droit de consommer remplace avantageusement le droit de propriété et que le New Deal vient sauver haut la main l’idée de démocratie dans le monde ; des analystes comme Einaudi (1961) et Schlesinger Jr. (1969) ne tariront pas d’éloges envers le maître d’œuvre (F. D. Roosevelt) de cette grande idée de l’Amérique qu’est la démocratie en actes. Mais un autre courant, dont l’ouvrage déclencheur fut celui de Burnham5 (1941), associera le New Deal aux fascismes européens.

  • 6 Pollock (1941) admet lui-même que l’expression « capitalisme d’État », qu’il choisit pour nommer c (...)

11Le totalitarisme est alors associé à la mainmise de l’État sur la société civile, sur l’économie. Même les auteurs conscients du fait que la société est en train d’être organisée selon le modèle des grandes corporations et du management scientifique (Pollock et Burnham, entre autres), identifient la menace totalitaire à la mainmise de l’État sur l’économie et non à la mainmise de la corporation économique sur l’État, i. e. à la disparition de l’État6. J. Burnham écrit :

  • 7 « À sa façon, encore confuse, le New Deal a, lui aussi, opposé avec insistance l’État à l’individu (...)

« In its own more confused, less advanced way, New Dealism too has spread abroad the stress on the state as against the individual, planning as against private enterprise, jobs (even if relief jobs) against opportunities, security against initiative, “human rights” against “property rights”. There can be no doubt that the psychological effect of New Dealism has been what the capitalists say it has been : to undermine public confidence in capitalist ideas and rights and institutions. Its most distinctive features help to prepare the minds of the masses for the acceptance of the managerial social structure7. » (Burnham 1941 : 201-202.)

  • 8 « Everywhere the example of rational industry was cited as the model, and detachment from citizens (...)

12Burnham (1941) avait identifié l’État comme le coupable venu balayer le capitalisme et imposer sa vision managériale de l’organisation sociale. Or cette vision n’est pas née aux États-Unis dans l’État mais dans les entreprises capitalistes elles-mêmes ; ce n’est pas l’État mais la grande corporation qui a détruit le capitalisme au sens de Burnham – qui l’identifie au capitalisme industriel fondé sur l’entrepreneur individuel. Ce n’est pas un excès de politique – l’État tentaculaire – qui caractérise la société managériale, mais sa destruction par la logique corporative-managériale8.

13Suite au New Deal, la société américaine verra ainsi le sens du localisme changer de contenu, de lieu et de forme : le localisme ne renverra plus à une forme d’action politique identifiée à la démocratie directe, à l’action d’individus rassemblés sur une base géopolitique (communauté, municipalité, état), mais à des sections de la société établies selon la fonction. La nouvelle démocratie doit être fondée sur la planification et la gestion économiques et sociales. L’application du modèle corporatif au gouvernement de la nation constitue le meilleur moyen d’assurer l’unité du pays, i. e. d’empêcher son éclatement par la lutte entre deux classes polarisées. Mais la démocratie de masse ne peut être fondée sur l’individu car c’est désormais l’organisation qui est au fondement de la société. Elle sera donc fondée sur des groupes fonctionnels (les syndicats, les associations de consommateurs, de fermiers,…) insérés dans une société organisée pour y représenter leurs membres ; c’est ce que W. A. Williams (1961) a appelé la vision « syndicaliste » de la société :

  • 9 « Le syndicalisme est essentiellement une philosophie dérivée de deux valeurs fondamentales : la f (...)

« Syndicalism is in essence a philosophy derived from two basic values : function and efficiency. Arguing that an industrial system operates through a division of labor organized by function and in groups rather than through individuals who handle many jobs, syndicalists conclude that such a pattern should be accepted, encouraged, and rationalized. Political representation should arise within each segment and be coordinated at the top in the national government. Individuals would thus participate in the relevant decisions and at the same time enjoy a sense of community and purpose within their particular group that would replace the alienation of an individual lost in a highly organized society9. » (p. 384.)

  • 10 Parmi les nombreux tribunaux administratifs ou organismes gouvernementaux créés par le New Deal on (...)
  • 11 C’est ce que craignait Weber pour l’Allemagne dans son petit texte contre les « litérati » alleman (...)
  • 12 Par exemple, pendant le New Deal, l’American Farm Bureau Federation (AFBF) exigeait du Ministère d (...)

14En permettant une centralisation des pouvoirs au profit du gouvernement fédéral afin d’harmoniser la structure gouvernementale avec l’état de fait créé par les corporations économiques, la décentralisation du pouvoir jadis assurée par l’imperium in imperio représenté par la coexistence du gouvernement fédéral et des gouvernements (très autonomes) des états, se fera désormais sous la forme d’agences juridico-administratives associées à divers segments de la société, possédant des pouvoirs discrétionnaires quasi-législatifs d’investigation et d’exécution10. De géographique et juridico-politique, la décentralisation devient fonctionnelle et provoque un éclatement des intérêts qui éloigne, voire élimine, la menace du politique11. Les ministères gouvernementaux eux-mêmes (que les Américains appellent des « départements ») sont vus de plus en plus comme ne représentant que des segments de la société12. La démocratie représentative envisagée de cette façon laisse entrevoir une société fragmentée, formée de groupes fonctionnels autonomes en concurrence les uns avec les autres. Cela ressemble à la structure multidivisionnelle par produit adoptée par General Motors dans les années 1920 qui visait l’adaptation aux changements que la corporation elle-même produisait, dans une forme d’autoproduction de cette société anonyme gérée par ses hauts managers.

15Tous ces segments fonctionnels, ou groupes d’intérêts, ne disposent pas de la même capacité de faire valoir et imposer leurs intérêts dans cette mosaïque que constitue la société organisée. Les intérêts particuliers prennent une dimension publique et se substituent à l’intérêt général. Pour les grandes corporations, cette fusion public-privé qui amène des représentants des entreprises privées et du gouvernement, ainsi que des experts à collaborer au sein de comités décisionnels pour organiser la croissance économique, favorise l’élimination des incertitudes liées aux rapports de marché qui subsistent.

  • 13 « Par définition, l’économie de marché est celle où une certaine organisation, une certaine entrep (...)

« In the nature of the market, one organization or enterprise sells to another and the boundaries between the two are sharp. This same delineation characterizes the private firm selling (say) powdered milk to the Department of Agriculture. But when planning replaces the market, and identification and adaptation supplement pecuniary compensation, matters are very different. No sharp line separates government from the private firm ; the line becomes very indistinct and even imaginary. Each organization is important to the other ; members are intermingled in daily work ; each organization comes to accept the other’s goals ; each adapts the goals of the other to its own. Each organization, accordingly, is an extension of the other. The large aerospace contractor is related to the Air Force by ties that, however different superficially, are in their substance the same as those that relate the Air Force to the United States government. Shared goals are the decisive link in each case13. » (Galbraith 1967 : 314.)

  • 14 Mills (1951) avait déjà souligné : « Across the bargaining tables of power, the bureaucracies of b (...)
  • 15 Dès la Grande Dépression, comme l’écrivait M. Byé dans Gurvitch (1949), le gouvernement américain (...)

16Galbraith fait bien ressortir comment le caractère organisationnel de la fusion rend imperceptibles la distinction et la frontière entre public et privé, donnant naissance à une réalité nouvelle d’autant plus difficile à cerner que le discours dominant continue de distinguer et d’opposer ces deux sphères14. La fusion public-privé se manifeste également par l’approfondissement d’un mouvement de sectorialisation et de particularisation du droit, où la législation se confond de plus en plus avec la gestion, c’est-à-dire où la « loi » devient une mesure opérationnelle immédiatement exécutoire, transitoire, réversible, annulable. Le droit universaliste édicte des normes générales pour l’action, alors que le nouveau droit-gestion impose directement et de façon exécutoire des décisions résultant de la concertation des « partenaires » (managers d’une corporation, banques, gouvernement, syndicat) qui font consensus15. Ce nouveau type de « droit », qui résulte d’une négociation entre l’État et les groupes socio-économiques impliqués, sanctionne l’éclatement de la société et l’accentue. La Grande Crise et le New Deal ont amené le législateur américain à intervenir davantage sur le plan économico-organisationnel selon cette tendance gestionnaire. L’Employment Act de 1946 (qui établissait le Council of Economic Advisers auprès du Président), en stipulant que tout homme a droit à un emploi et qu’il est de la responsabilité du gouvernement de maintenir le plein emploi, est venu sceller le pacte économico-législatif public-privé d’organisation de la société. Cela a généralement été interprété comme la reconnaissance longuement retardée par le gouvernement américain de la nécessité d’intervenir dans le système économique pour mettre un frein au laisser-faire capitaliste. Or plein emploi, maintien du pouvoir d’achat, consommation ne sont pas des moyens de régulation sociale du capitalisme corporatif-managérial mais des moyens économico-organisationnels visant sa croissance. Corollairement, le gouvernement prendra des mesures sociales minimales, toutes reliées à la primauté de l’emploi, pour combler les vides laissés par le système corporatif.

17La « nationalisation » du syndicalisme par le Wagner Act (le National Labor Relations Act) fait partie de cette fusion public-privé modelée sur la corporation – ni privée ni publique. La forme de syndicalisme consacrée par le New Deal est fondée sur la corporation comme une forme d’État, une société dans la société. Le droit social universaliste qui a été développé en France et en Grande-Bretagne est ici absent : les « protections sociales » sont négociées localement ou sectoriellement par l’entreprise et le syndicat ; elles dépendent du rapport de force du moment et peuvent donc être retirées ou diminuées à chaque renouvellement de la convention collective. Le Wagner Act (ou NLRA) représente la consécration officielle de la corporation comme une forme d’État, à laquelle est greffé le syndicalisme. Cette « délégation » par l’État de sa capacité de faire des règles, de créer du droit constitue, selon Freitag (1986), l’un des signes les plus probants d’une transformation radicale de la société.

« [Cette transformation] est caractérisée avant tout par l’érosion et l’effritement progressif du monopole conféré dans la société moderne aux institutions universalistes d’État pour la régulation des rapports sociaux et la reproduction de leur structure, et par le développement de tout un réseau complexe de nouvelles modalités de régulation à caractère pragmatique et excentré, et c’est pour cela qu’elle peut être comprise théoriquement comme une transformation formelle du mode de reproduction de la société. » (Freitag 1986 : 317-318.)

18Cela signifie qu’une organisation particulière a désormais la capacité d’orienter la conduite de ses membres (comme le droit dans la société). Depuis, quand on parle d’institutions reliées au travail, c’est à cette forme d’« institutionnalisation » localisée et « excentrée », entrée dans le giron de l’organisation corporative, que l’on se réfère et non plus à une institution universaliste comme le mouvement ouvrier ou le droit social qu’il a imposé à toute la société. La convention collective (à l’américaine), convention privée à portée de droit public, manifeste donc, selon M. Freitag, un changement radical dans le « mode de reproduction » de la société. La convention collective se situe à la fois en dehors du champ classique de l’économie et de celui du droit du travail étatique, comme la corporation : elle n’est ni privée ni publique. Et pourtant, elle est à la fois privée et publique : substituée au contrat individuel, elle lie une collectivité particulière (caractère privé) mais a pour elle valeur de droit public (que l’on peut faire respecter par des organismes judiciaires créés à cette fin et qui peuvent lier des tiers). Ainsi, plutôt que d’avoir un droit général qui régit des situations particulières, on a des droits particuliers dont la portée devient de plus en plus générale et « prend valeur objective pour l’ensemble du fonctionnement de la société » (Freitag 1991 : 59). La transformation du sens du travail provoquée par le capitalisme corporatif-managérial est indissociable de celle qu’il a générée dans la société tout entière.

19Pendant la révolution industrielle, le travail était célébré comme étant la source de la richesse, en même temps que les travailleurs étaient tenus hors de la société comme marchandises libres. Le mouvement ouvrier et les revendications à caractère social qui visaient à contrer les lois du marché ont ensuite donné une nouvelle dimension institutionnelle au travail comme source de droits sociaux. La révolution corporative-managériale n’est pas fondée, comme la révolution industrielle, sur le travail comme source de toute richesse, mais sur le management comme source de la productivité par son organisation. C’est le mouvement ouvrier qui avait mis le travail au centre de la société au XIXe siècle en forçant sa reconnaissance comme institution sociale créée par les salariés (distincte du travail comme institution créée par la bourgeoisie) ; au XXe siècle, le management se fera l’auteur du travail et le remplacera chez le travailleur par l’emploi qui est une création de l’organisation et qui véhicule donc son caractère privatif et exclusif. Le capitalisme corporatif-managérial correspond à l’organisation des conditions dans lesquelles se meuvent le capital et le travail (ce que prônait Proudhon), phénomène qui va à l’encontre de leur fondement économique marqué par la liberté bourgeoise et par l’imprévisibilité. Les anarchistes proudhoniens et les défenseurs du libéralisme qui prônent un gouvernement minimal, voire la disparition de l’État, trouvent ici une réponse à leurs vœux : dans les deux cas, il n’est toutefois pas certain que ce soit la réponse souhaitée. En effet, l’organisation managériale s’est substituée aux institutions sociales construites par le mouvement ouvrier et aux institutions politiques bourgeoises. Représentant ainsi un nouveau mouvement social, le voici en mesure de garantir le bien-être général (Common-wealth). L’élévation du statut de salarié dans la société française dont fait état Castel (1995) est le résultat d’un mouvement ouvrier (syndicats et partis politiques ouvriers) qui demeure un mouvement social décisif lié au travail ; aux États-Unis, ce rôle est ravi par la classe managériale qui se présente comme la seule capable d’assurer la sécurité (d’emploi) aux travailleurs, tout en sauvant le capitalisme (cf. Commons 1921).

20L’organisation du marché du travail (l’entreprise comme « marché du travail interne ») s’est d’abord concrétisée pour les segments touchant les travailleurs et les travailleuses de la production et de la distribution de masse, ce qui devait avoir des conséquences décisives pour la forme de syndicalisme adoptée dans ces grandes entreprises (comparée au mouvement ouvrier européen issu de la dialectique propre au travail-marchandise). Les syndicats industriels ne pouvant se prévaloir de la dialectique métier/travail-marchandise, ils vont prendre pour base le « marché interne » – le travail organisé, tant comme activité que comme travail-marchandise – c’est-à-dire l’entreprise corporative, et ils vont chercher à assurer aux travailleurs et aux travailleuses la meilleure sécurité d’emploi et la meilleure sécurité sociale possibles compte tenu du rapport de force : le rôle du syndicat consistera désormais à garder ses membres sur ce « marché interne » (dans cette organisation) et à y réguler leurs mouvements. Le « marché du travail interne » change la nature du contrat de travail : celui-ci s’élargit pour inclure des dimensions de la vie qui, jusque-là, demeurait du domaine privé ; il s’agit d’une organisation de la vie des employés qui modèlera leur comportement et leur conscience de manière discrète et insidieuse (cf. Perrow 1991) et beaucoup plus efficacement que toutes les méthodes manipulatrices des psychologues ou des sociologues industriels, quel que soit le courant dont ils se réclament. Le syndicalisme d’entreprise, en jouant le jeu de la sécurité économique, contribuera à parfaire la chaîne qui devait river le travailleur et la travailleuse industriels à leur travail comme activité empirique organisée et à leur emploi. Le travail, par le biais de l’emploi, commence à prendre le sens d’une place dans l’organisation. En défendant l’emploi, le syndicalisme va défendre la centralité de l’entreprise dans la société.

21L’emploi n’est pas le travail vu sous un autre angle (e. g. l’angle statistique des catégories socioprofessionnelles); c’est une catégorie organisationnelle du capitalisme qui représente un phénomène encore plus restreint que le travail ne l’a jamais été dans les sociétés humaines. Il s’agit là d’une forme éminemment capitaliste (organisatrice) de rapport salarial visant précisément à échapper aux incertitudes du marché, du fragile salariat et du profit. Le capitalisme est confronté à cette contradiction qui lui est inhérente : il dépend étroitement de ces trois institutions, mais pour en profiter, il doit les détruire. En créant l’emploi, le capitalisme corporatif-managérial organise le segment du marché du travail qui le concerne, remplace le salariat comme condition sociale par le rapport salarial comme organisation sociale. Le nouveau sens du travail ne sera ni économique (marchandise) ni social-politique (ouvrier), il sera gestionnaire et il sera l’affaire du management. Cette prise en charge du travail par le management aurait pu représenter, pour le travailleur, le début d’une libération du travail (nous verrons bientôt comment cette possibilité trouve quelque concrétisation dans la réalité du procès de travail). Mais l’emploi maintient non seulement le travailleur dans la logique organisationnelle du travail, il la diffuse à d’autres dimensions de sa vie en société (dont le syndicalisme) et dans sa vie « privée ». L’organisation obéit à une logique de contrôle où les deux figures principales prennent simultanément la forme du manager et du travailleur, du contrôleur et du contrôlé, de l’organisateur et du consommateur, du concepteur et de l’exécutant.

22Sous le capitalisme corporatif-managérial, le travail connaît donc une mutation importante : du travail comme catégorie économique assimilée à une marchandise et comme source d’une force sociale-politique subjective et intersubjective, nous passons à l’emploi comme catégorie organisationnelle créée par l’entreprise et par la technobureaucratie d’État (voir l’invention du chômage selon Topalov). On peut parler de mutation uniquement pour la société capitaliste en général ; la société américaine ne connaît pas une telle mutation puisque le travail n’y existait pas dans les quatre sens sens développés dans les sociétés britannique et française du XIXe siècle : la société américaine considérait le travail comme une forme d’entreprise et l’ouvrier de métier comme un travailleur autonome (d’où les réticences premières à accepter le système Taylor qui venait détruire cette indépendance chère aux travailleurs américains). Le travail était une affaire privée qui s’est collectivisée, socialisée sous l’égide du capitalisme corporatif-managérial, i. e. selon une logique organisationnelle au caractère privatif et exclusif, et non pas selon une logique institutionnelle émancipatrice comme celle imposée par le mouvement ouvrier français (cf. Castel 1995).

  • 16 Voir aussi Le Goff (1985). Le même phénomène se produisait aussi en Grande-Bretagne à la même époq (...)

23L’entreprise comme « marché du travail interne » rapproche le travail industriel du travail administratif (qui, comme le soulignait Lockwood 1958, est spécifique à l’entreprise et oblige les employés à se rendre indispensables pour y avoir une carrière à long terme) parce que le travailleur devient un employé, tant par son lien d’emploi que par la prise en charge du travail productif par le management (le travailleur n’est plus un producteur). En liant les travailleurs et les travailleuses à l’entreprise, la liberté contractuelle qui avait fait disparaître la servitude féodale est remplacée par la sécurité d’emploi. Le lien d’emploi, d’abord plutôt ténu, va devenir de plus en plus fort et régir non seulement la vie au travail mais aussi la vie hors travail dans une sorte de néoféodalisme corporatif. Ce n’est pas le statut de salarié qui donne droit à certaines protections sociales, mais celui d’employé appartenant à telle organisation. La logique de service qui va se développer pendant le reste du XXe siècle, en même temps que le secteur d’activité du même nom, trouve ici sa signification première : en faisant disparaître la forme marchandise du travail, qui lui conférait une liberté formelle liée à celle associée au contrat, au droit de propriété et au marché, l’emploi comme lien stable et durable avec une entreprise fait réapparaître une relation de service, maître-serviteur. Le passage du contrat individuel au lien d’emploi, de la propriété au contrôle a d’ailleurs été accompagné par un changement de nature juridique visant à reconnaître que les rapports sociaux du travail (d’organisation) ne mettent plus en présence les représentants du capital et du travail (rapports fondés sur la propriété et sa liberté formelle) mais des supérieurs et des subordonnés (rapports fondés sur le contrôle et son asservissement). Le droit français qui, jusqu’alors, ne reconnaissait que le travail-marchandise comme une chose (cf. Supiot 1994), va reconnaître les travailleurs comme êtres humains par le biais de la législation sur les accidents du travail16. À partir du moment où le législateur se préoccupe de ce qui se passe dans l’atelier (plutôt que sur le marché avec sa relation d’échange), il est contraint d’y reconnaître la servitude qui découle du droit de propriété : le législateur est alors obligé de définir l’ouvrier et l’employé par le lien de subordination juridique et technique à un employeur. Le Goff (1985) note que cette innovation juridique coïncide avec la montée de l’organisation technobureaucratique dans les entreprises et viserait :

« à persuader l’ouvrier qu’il n’est plus d’abord soumis à la volonté du patron comme personne particulière mais aux exigences parfaitement objectives et donc incontestables de l’organisation, de la production, de la rationalité technique. Lui-même d’ailleurs, n’existe plus comme personne mais comme mini-rouage d’une immense mécanique scientifique réglée… » (Le Goff 1985 : 79.)

24On voit ici comment l’institution de la propriété continue de conférer son autorité à l’organisateur managérial dont la fonction est précisément de s’y substituer.

  • 17 En témoigne le fait que Henry Ford ait pu, en toute impunité, enrégimenter la vie familiale et dom (...)

25Belloc (1913) souligne que ce nouveau type de loi crée deux catégories de citoyen : l’employeur (responsable) et l’employé (irresponsable parce que subordonné). En fait, la loi reconnaît un état de fait créé par le principe de la propriété : dans la sphère privée de la production capitaliste, le travailleur ne s’appartient plus, il est subordonné au propriétaire dans toute sa personne (et pas seulement dans son corps comme affirme Supiot 199417). Mais cette loi est aussi l’une des premières formes de régulation étatique à pénétrer dans la sphère privée du capitaliste ; cette régulation de la liberté du capitaliste est aussi reconnaissance de la liberté des travailleurs (selon le principe que la liberté n’existe pas là où aucune régulation des rapports sociaux ne prévaut, mais seulement la loi du plus fort). C’est pourquoi la loi sur les accidents du travail, malgré la technique capitaliste de l’assurance qui collectivise le risque, crée un nouvel espace de liberté ; alors que la loi sur l’assurance-chômage, adoptée à la même époque en Grande-Bretagne, est une loi organisatrice qui vise à réduire et encadrer les espaces de liberté du travailleur. C’est ce que fait bien ressortir l’analyse de Topalov (1994). L’État social, que Castel (1995) oppose à l’État libéral, comprend lui aussi deux versants, l’un qui reflète l’action libératrice du mouvement ouvrier et l’autre, la dimension organisatrice du capitalisme.

26La fusion public-privé à l’américaine, par contre, tend à annihiler cette dialectique. Le contrôle managérial implique des acteurs au mode de comportement conditionné (d’où l’émergence du courant des relations humaines en même temps que la systématisation du management), alors que l’autorité fondée sur la propriété implique des agents pour commander et pour (dés-) obéir. Le contrôle organisationnel fait ainsi surgir la dimension humaine et sociale du travail, mais comme simple « technologie » de production, comme moyen d’augmenter le rendement et de susciter la motivation à travailler. Plus le sens organisationnel du travail prendra de l’importance, plus le travail se réduira à un mode de comportement, se rapprochant de la prestation de service. Car la réalisation de l’organisation capitaliste introduit une nouvelle forme de servitude dans la société, celle-ci étant de plus en plus organisée comme le procès de travail : la contradiction entre l’organisation dans l’atelier et la liberté dans la société s’estompe. À mesure que la logique organisationnelle s’étendra à la société, celle-ci se laissant fragmenter dans des espaces organisés, la soumission propre au procès de travail s’y imposera, prenant la forme d’une société de service sans maître identifiable.

27L’organisation, comme le travail issu de la révolution industrielle, est polysémique : 1) l’organisation est combinaison des facteurs socio-techniques de la production (l’organisation du travail dans son sens habituel) à l’intérieur de 2) l’organisation comme entité autonome (l’entreprise); à mesure que l’entreprise organisée s’impose dans la société, l’organisation prend le sens 3) d’une logique globale, d’un mode de régulation sociétal qui se substitue à la politique et à ses institutions. Le New Deal américain représente le moment de la consécration de ce troisième sens. Le privé élargi créé par la corporation et le management a vampirisé la société sous la forme d’une pyramide corporative à l’intérieur de la pyramide sociétale : un état dans l’État consacré par le New Deal sous la forme de la fusion public-privé, quand la pyramide corporative atteint le sommet de la pyramide sociétale. L’organisation corporative-managériale a vaincu la contradiction entre l’organisation capitaliste et les institutions de la société en se substituant à celles-ci, en faisant de ses acteurs des citoyens de l’entreprise et en orientant leur conduite de façon à sauvegarder cette société dans la société. L’époque des Trente Glorieuses qui s’amène va servir à parfaire cette cohésion organisationnelle : la rencontre des sommets des pyramides va transformer la mosaïque sociétale en un tout organisationnel formé de cercles concentriques exclusifs les uns des autres, autour d’un noyau central constitué par la rencontre du public et du privé. « Le cœur de la problématique de l’exclusion » dont traite Castel (1995) se trouve au centre de la société d’organisations qui a été parachevée, en Amérique, pendant la période du salariat triomphant des Trente Glorieuses.

Notes

1 « Le gouvernement soviétique n’est pas nécessairement bolchévique ni socialiste, ni politique dans le sens courant, mais industriel. C’est la première tentative de fonder un gouvernement sur l’industrialisme. »

2 « La leçon est la suivante : le système des affaires doit accepter sa responsabilité sociale et se vouer principalement au service, sinon la communauté va ultimement tenter de s’en emparer pour l’opérer dans son propre intérêt. »

3 Voir Tawney (1920), ainsi que les chapitres écrits par Jennie McMullin Turner et par John R. Commons dans Commons et al. (1921). Voir aussi le cas Dodge vs Ford Motor Co. (170 N. W. 668, 1919) où la Cour suprême du Michigan donna raison à un actionnaire minoritaire de la FMC qui se sentait lésé dans son droit au profit par une décision de Henry Ford. La Cour maintint que « a business corporation is organized and carried on primarily for the profit of the stockholders » et que le comité de direction n’a pas le pouvoir de priver les actionnaires du bénéfice optimal auquel ils ont droit pour donner la priorité à quelque autre objectif (citation tirée de Commons et al. 1921 : 375).

4 « La relation que nous avons décrite correspond à la désindividualisation de la société. La relation personnelle originelle entre un homme et une entreprise tangible, connue de façon précise, a cédé la place à un droit impersonnel à un résultat théorique. La désindividualisation de la propriété implique simultanément l’objectivation de la chose possédée. Les droits à la propriété sont subdivisés de telle manière et sont si mobiles que l’entreprise assume une vie indépendante, comme si elle n’appartenait à personne ; elle acquiert une existence objective, comme celle qui, jadis, était personnifiée par l’État et l’Église, une corporation municipale, la vie d’une guilde ou d’un ordre religieux. […] La désindividualisation de la propriété, l’objectivation de l’entreprise, la séparation de la propriété et du possesseur mènent à une situation où l’entreprise est transformée dans une sorte d’administration, ou peut-être serait-il plus juste de dire en une institution qui ressemble à l’État. »

5 Bell (1973) fait la petite histoire de cet ouvrage et de son auteur, un trotskyste qui se serait inspiré de l’ouvrage introuvable intitulé La bureaucratisation du monde d’un Italien nommé Bruno R. qui critiquait le régime soviétique, qualifié de « bureaucratique », et qui associait dans un même mouvement la Russie de Staline, l’Allemagne de Hitler, l’Italie de Mussolini et les États-Unis de F. D. Roosevelt. L’identité de Bruno R. fut découverte en 1956 (R pour Rizzi).

6 Pollock (1941) admet lui-même que l’expression « capitalisme d’État », qu’il choisit pour nommer ce capitalisme d’organisation, est plus ou moins adéquate puisqu’il n’y a plus d’État comme tel dans l’Allemagne nazie.

7 « À sa façon, encore confuse, le New Deal a, lui aussi, opposé avec insistance l’État à l’individu, la planification à l’entreprise privée, la sécurité à l’initiative, les “droits humains” aux “droits de propriété”. Il n’y a aucun doute que son effet psychologique a été, comme s’en plaignent les capitalistes, de saper la confiance que le public accordait aux idées, aux droits et aux institutions capitalistes. Le New Deal a préparé les masses à accepter la structure sociale directoriale. » (James Burnham, L’ère des organisateurs, Paris : Calmann-Lévy, 1947, pp. 193-194.)

8 « Everywhere the example of rational industry was cited as the model, and detachment from citizens and their particularistic needs paralleled the impersonality of wage dependency upon which industry had flourished. The infrastructure that supported the economy – welfare, education, medical care, and local governance – not only began to resemble the economic organizations ; the infrastructure interacted more directly with them and less with what remained independent of bureaucracies, that is, the remnants of society. The infrastructure organizations pulled their very charges, the needy, the young, the sick, and the citizens seeking redress from externalities, into their bureaucracies, recasting their needs in organizationally appropriate terms. Less and less remained outside that was untouched by the organizations.» (Perrow 1991 : 753.)

9 « Le syndicalisme est essentiellement une philosophie dérivée de deux valeurs fondamentales : la fonction et l’efficience. Arguant que le système industriel est opéré à travers une division du travail organisée selon la fonction, en groupes plutôt qu’avec des individus accomplissant plusieurs tâches, les syndicalistes concluent qu’un tel modèle devrait être accepté, encouragé et rationalisé. La représentation politique devrait provenir de chaque segment et être coordonnée au sommet par le gouvernement national. Les individus participeraient ainsi aux décisions qui les concernent ; ils bénéficieraient d’un sentiment de communauté orienté vers une finalité à l’intérieur de leur groupe particulier ; cela remplacerait l’aliénation d’un individu perdu dans une société hautement organisée. »

10 Parmi les nombreux tribunaux administratifs ou organismes gouvernementaux créés par le New Deal on retrouve : Tennessee Valley Authority (TVA), Housing and Home Finance Agency, Civil Aeronautics Board (CAB), Security and Exchange Commission (SEC), National Labor Relations Board (NLRB), Federal Deposit Insurance Corporation, Atomic Energy Commission (AEC), Farm Credit Administration (FAC), Federal Security Agency (FSA). Burnham (1941) y voyait la fragmentation, et donc la perte, du pouvoir législatif du gouvernement élu.

11 C’est ce que craignait Weber pour l’Allemagne dans son petit texte contre les « litérati » allemands à la fin du volume 2 d’Economy and Society, annexe II.

12 Par exemple, pendant le New Deal, l’American Farm Bureau Federation (AFBF) exigeait du Ministère de l’agriculture qu’il défende les intérêts des fermiers au même titre que les autres ministères défendaient les intérêts des gens qu’ils servaient. Ed O’Neil, président de l’AFBF : « In no case do we farmers question the right of the Department of Commerce to aggressively serve business nor of the Department of Labor to vigorously promote the welfare of the group it represents. In turn, we must demand that those serving agriculture be anxiously concerned only in the welfare of the group they represent. » (cité par Campbell 1969 : 42-43)

13 « Par définition, l’économie de marché est celle où une certaine organisation, une certaine entreprise, vend sa production à une autre organisation ou à une autre entreprise. La frontière qui sépare l’une de l’autre est nettement tracée. C’est cette démarcation qui existe par exemple entre une firme privée qui vend du lait en poudre et son acheteur, le département de l’Agriculture. Mais, lorsque la planification remplace le marché et que l’identification et l’adaptation viennent s’ajouter aux pécuniaires, les choses sont très différentes. Il n’existe plus de frontière distincte entre l’État et l’entreprise privée ; le tracé est très flou et même imaginaire. Chaque organisation a de l’importance pour l’autre ; leurs membres se mêlent les uns aux autres dans les tâches quotidiennes ; chacune en arrive à accepter les objectifs de l’autre ; chacune adapte les objectifs de l’autre aux siens propres. Par conséquent, chacune est le prolongement de l’autre. Le grand adjudicataire de matériel aérospatial est uni aux Forces aériennes par des liens qui, si différents qu’ils soient en apparence, sont, dans leur substance, les mêmes que ceux qui unissent les Forces aériennes au gouvernement des États-Unis. Dans chaque cas, le lien décisif est la communauté des objectifs. » (John Kenneth Galbraith, Le nouvel État industriel : essai sur le système économique américain. Paris : Gallimard, 1989, p. 359.)

14 Mills (1951) avait déjà souligné : « Across the bargaining tables of power, the bureaucracies of business and government face one another, and under the tables their myriad feet are interlocked in wonderfully complex ways. » (p. 79.)

15 Dès la Grande Dépression, comme l’écrivait M. Byé dans Gurvitch (1949), le gouvernement américain intervenait pour légiférer « sur les effets d’une grêle, sur les prix uniques ou sur les chaussures Batja » (p. 67). Quand public et privé sont ainsi liés, le sort de la société devient indissociable de celui de la corporation. Pas plus que le gouvernement, une corporation ne pourra désormais faire faillite (cf. infra, le sauvetage de la corporation Chrysler en 1979).

16 Voir aussi Le Goff (1985). Le même phénomène se produisait aussi en Grande-Bretagne à la même époque (cf. Belloc 1913).

17 En témoigne le fait que Henry Ford ait pu, en toute impunité, enrégimenter la vie familiale et domestique de ses employés.

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