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La révolution du travail

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Rolande Pinard

Troisième partie. La révolution corporative-managériale : le travail du management

Chapitre 4. La corporation managériale et le marché

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Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 L’expression « capitalisme corporatif-managérial » m’a semblé la mieux adaptée au phénomène que je (...)

1Les principales caractéristiques du capitalisme corporatif-managérial1 sont l’organisation systématique du marché et la transformation de la signification de la propriété impliquée par la domination économique de la corporation. Si la séparation du capital et du travail a fait apparaître le travail comme concept abstrait et comme pratique nouvelle, la séparation formelle de la propriété et du contrôle – qui correspond à la montée du management – fait de l’organisation capitaliste une pratique autonome, exercée par le management, qui implique le contrôle des conditions extérieures de l’échange (organisation du marché) et des conditions intérieures de la production (organisation du travail). Cette actualisation de la capacité d’organisation capitaliste représente l’actualisation de l’exercice du droit de propriété et va, ce faisant, le transformer de manière radicale. Tant que le capitaliste ne peut actualiser toute sa capacité d’organisation, il se sent floué d’une partie de sa propriété. Or pour y arriver, il faudra que la propriété subisse une mutation essentielle et que le capitaliste s’efface derrière le manager. Si à la moitié du XIXe siècle l’organisation inhérente au concept de travail – dans la société comme dans l’atelier – demeurait virtuelle plus que réelle, le management, en agissant à la fois sur le capital, sur le marché et sur l’atelier, mettra l’organisation comme « travail productif » au centre de la société. D’une société de marché, nous passerons à une société organisée.

2Comme toute transformation radicale, le capitalisme corporatif-managérial représentera à la fois une mutation et une évolution du capitalisme industriel ; il apparaît d’abord, lui aussi, dans des secteurs nouveaux – des transports (chemin de fer) et des communications (avec le télégraphe et le téléphone) – et dans la distribution (magasins à rayons); ce ne sont pas là des secteurs de la production mais ils servent à établir les conditions pour le développement de la production de masse par l’élargissement et l’unification du marché. Le développement du secteur des services est nécessaire à ce nouveau stade du capitalisme. Cette forme de capitalisme connaîtra un développement rapide et dominera l’économie américaine dès le tournant du XXe siècle (cf. Chandler 1977). Les États-Unis passeront donc directement d’une forme relativement traditionnelle de capitalisme industriel au capitalisme corporatif-managérial et ils ne connaîtront pas véritablement les sens contradictoires du travail propres aux sociétés européennes que j’ai examinées précédemment. L’absence d’une dimension sociale-politique du travail favorisera considérablement cette transformation sociétale, alors que le syndicalisme continuera d’être considéré comme une affaire privée entre ouvriers et patron.

3C’est dans le chemin de fer que réapparaît de façon décisive la nécessité d’une coopération entre les entreprises qui se partagent ce secteur, i. e. la nécessité d’une organisation intracapitaliste. On a vu les commencements de cette forme d’organisation dans la production de la machine à vapeur. Elle refait surface dans le contexte d’une autre révolution – celle des transports – qui, comme la machine à vapeur, devait engendrer une nouvelle forme d’interdépendance dans la production en abolissant l’isolement créé par la distance. Avant que ne soit instaurée cette coopération entre les grandes entreprises du chemin de fer (dans les années 1870-80), les trains d’une entreprise ne pouvaient être transférés sur la voie d’une autre : cela engendrait des coûts énormes de déchargement et de rechargement des wagons et retardait le transport. Les entreprises décideront de coopérer pour diminuer ces coûts, augmenter le trafic et accélérer sa vitesse. Cette coopération inter-entreprise signifie qu’il faut s’entendre sur des procédures d’opération et de comptabilité et sur une technologie qui soient uniformes. Afin de réduire davantage les coûts de la concurrence, les entreprises en viendront à créer de grands cartels ferroviaires pour maintenir artificiellement les tarifs, ce qui engendrera l’opposition de tout un pan de la société. Quand la loi Sherman (Antitrust Act de 1890) rendra illégaux ces cartels, les entreprises ferroviaires créeront des systèmes interterritoriaux pour se soustraire à l’application de la loi.

  • 2 Comme les machines à coudre dont il fallait expliquer le fonctionnement aux acheteurs et acheteuse (...)
  • 3 « La main visible de la gestion remplaçait la main invisible des forces du marché dans la coordina (...)
  • 4 Comme ce fut le cas par exemple entre les géantes américaines et allemandes de l’équipement électr (...)

4Les nouveaux moyens de transport et de communication créeront un marché national et contribueront à élargir considérablement le domaine spatio-temporel des échanges. Le capitalisme corporatif- managérial correspond à la concentration des capacités de distribution et de production qui résulte de la concentration et de l’élargissement du marché. Transport et communication ajoutent donc des infrastructures nouvelles à l’économie qui multiplient les possibilités d’échanges, mais qui, sur un autre plan, contribuent à les réduire : la concentration-centralisation des entreprises ainsi favorisée, l’intégration de l’approvisionnement, de la transformation et de la distribution (i. e. l’intégration verticale de l’entreprise), en réduisant la division de la production par secteur et par entreprise, réduisent aussi les échanges. À mesure que le marché contrôlé par les corporations s’étend, les échanges entre les entreprises diminuent relativement. Les entreprises des nouvelles branches de la production doivent en effet souvent se charger elles-mêmes de la distribution de leurs produits, généralement parce que les distributeurs existants sont incapables de s’en occuper, surtout à cause du caractère nouveau et spécifique du produit2. Les grandes entreprises de la production de masse tendront également à intégrer en amont, pour assurer une régularité d’approvisionnement en pièces, produits semi-finis et matières premières ; elles coordonnent et administrent ce flux de biens qui ainsi ne transitent plus par le marché. «The visible hand of managerial direction had replaced the invisible hand of market forces in coordinating the flow of goods from the suppliers of raw and semifinished materials to the retailer and ultimate consumer3. » (Chandler 1977 : 286.) Extensibilité du marché et contractilité des échanges semblent ainsi des phénomènes réciproques. Ces « monopoles », comme le soulignera Weber (1922), ne s’opposent pas au marché comme le faisaient les corporations pré-industrielles : ils dirigent par le marché. Les grandes corporations économiques détournent les lois du marché à leur avantage et monopolisent ce marché, au sens où, seules, elles le maîtrisent ; elles n’éliminent pas la concurrence, elles la dominent en organisant le marché4.

5L’intégration du marché permise par les nouveaux moyens de transport et de communication engendrera une vague de cartellisation et de fusions qui donnera lieu, sous la pression du mouvement populiste, au Sherman Antitrust Act en 1890. Cette loi, plutôt que de stopper cette vague, la nourrira : elle aura pour effet d’empêcher les arrangements informels du genre cartel entre petites et moyennes entreprises et d’encourager la consolidation des entreprises en de gigantesques corporations. Une décision de la Cour suprême des États-Unis rendue en 1895 maintiendra que la corporation manufacturière (dans ce cas-ci, l’American Sugar Refining Co.) n’est pas assujettie à cette loi (qui vise à protéger la liberté du commerce) puisque nous sommes ici en présence d’une fusion qui a pour objet la réorganisation des opérations de production. Les juges de la Cour suprême rappellent que la réglementation des industries manufacturières est de la compétence législative des états, non pas du gouvernement fédéral. C’est à chaque état de décider de poser des limites à ce mouvement de concentration du capital. Or il se passait alors aux États-Unis quelque chose de similaire à ce qui se passe aujourd’hui au plan mondial. Les activités des grandes corporations dépassaient déjà les frontières des états (et même celles du pays tout entier); le gouvernement des états était déjà impuissant à limiter leur développement (si telle avait été leur intention). En fait, les états se sont plutôt mis à rivaliser entre eux pour favoriser le développement des corporations sur leur territoire. L’incorporation d’entreprises manufacturières qui vise à rationaliser la production est en outre considérée comme une affaire privée dans laquelle la loi n’a pas à s’immiscer. Par contre, une association de firmes manufacturières indépendantes y est sujette puisqu’elles ont entre elles des rapports de commerce, d’échange : leur entente a pour effet d’entraver la liberté du commerce.

  • 5 « Ces décisions poussaient clairement les regroupements de petites entreprises familiales à se don (...)

« These decisions [de la Cour suprême] provided a powerful pressure for a combination of family firms to merge into a single, legally defined enterprise. And such a legal organization was the essential precondition for administrative centralization and vertical integration. Without the Sherman Act and these judicial interpretations, the cartels of small family firms owning and operating single-function enterprises might well have continued into the twentieth century in the United States as they did in Europe5. » (Chandler 1977 : 375.)

6Après 1899, les conseillers juridiques des entreprises leur ont conseillé d’abandonner la forme du cartel et de se consolider en une seule entreprise légale : la vague de consolidations la plus importante eut ainsi lieu entre 1898 et 1902, grâce à la loi antitrust. Les juges de la Cour suprême n’ont pas vu que production et commerce sont devenus inséparables avec l’apparition de la production de masse des grandes corporations, celles-ci se chargeant elles-mêmes de la distribution de leurs produits ; que l’organisation de la corporation manufacturière et de sa production élimine l’échange. Il s’agit d’une nouvelle façon de monopoliser les moyens de production, qui se manifeste cette fois-ci par l’expropriation des petits et moyens capitalistes. Comme ce fut le cas avec l’apparition de la manufacture, puis de la fabrique, ce nouveau mouvement de concentration du capital réduit les activités marchandes en les faisant entrer dans la sphère capitaliste privée.

  • 6 On peut ici faire un parallèle avec les poids institutionnels de la féodalité au moment de passer (...)

7L’interprétation donnée à la loi Sherman entérinera et encouragera le mouvement d’organisation de l’économie, i. e. de remplacement de rapports institutionnalisés (comme le sont les rapports de marché) par des décisions de gestion centralisées. Des institutions comme la propriété et le contrat tendront à devenir superflues dans les grandes entreprises nouvelles. La coopération entre grandes entreprises, puis l’incorporation permettent de passer outre ces poids institutionnels6 pour les remplacer par l’adaptation organisationnelle aux changements qui substitue des procédures (administratives, comptables,…) aux rapports institutionnalisés : la corporation économique ne fait pas de commerce entre ses unités opérationnelles, il n’y a pas de transfert de droits de propriété de l’une à l’autre, mais de simples transactions comptables internes. Le capitalisme corporatif-managérial profite lui aussi des institutions pour se développer, tout en les détruisant.

  • 7 En fait, le transport routier deviendra presque la seule forme de transport en Amérique du Nord lo (...)

8Cette organisation du capital est aussi organisation du marché puisqu’elle le fait entrer dans la sphère de contrôle du management. Pourtant la production de masse est fondée sur l’extension du marché. C’est que celle-ci est elle-même imputable à une forme d’organisation puisqu’il est possible, pour les entreprises, de créer un marché de toutes pièces en suscitant de nouveaux besoins. Cette dialectique du marché – qui demeure central pour l’écoulement de la production de masse (reconnaissance ou maintien de la logique économique fondée sur l’échange) et qui, précisément pour cette raison, requiert un contrôle croissant de la part des entreprises – est illustrée de façon révélatrice par la rivalité Ford-GM qui se manifestera dans les années 1920. La Ford Motor Co. (FMC) est alors une entreprise « traditionnelle », à propriétaire presque unique (H. Ford détient la grande majorité des actions) qui reconnaît le rôle du marché pour le développement du capital. La FMC a pris de l’expansion, non pas en suivant celle du marché mais en le créant. H. Ford exprimait sa « loyauté » envers le marché qui l’a enrichi en proclamant offrir un service à la population en lui vendant son modèle T, i. e. un moyen de transport bon marché, souple parce qu’individualisé, fiable et durable7. Ford a amorcé l’instrumentalisation du marché tout en reconnaissant ses mérites pour le propriétaire capitaliste qu’il était ; mais c’est General Motors Corp. (GMC) qui en poussera la logique à son terme. Ford, en effet, ne crée pas encore le travailleur-consommateur ; il crée plutôt des usagers d’un nouveau type de « service », auto-assuré par les usagers qui ont acheté les voitures produites en masse par la FMC. Cette individualisation d’un service de transport, GM va la transformer en symbole du rêve américain et faire de l’usager un consommateur.

  • 8 La part du marché de la FMC passera de 55,7 % en 1921 à 19 % en 1940 ; celle de GM passe dans la m (...)
  • 9 D’où l’expression « production de masse flexible ».
  • 10 Voir les analyses de Sloan (1963), de Hounshell (1984) et de Chandler (1990).
  • 11 Ainsi par exemple, la chaîne d’assemblage de Ford était célébrée comme un modèle de flexibilité lo (...)

9General Motors Corp., contrairement à la FMC, est une société anonyme dirigée et gérée par un management salarié et actionnaire. Alfred P. Sloan, alors PDG de GM, présente la lutte entre les deux entreprises qui se produisit dans les années 1920 pour l’appropriation du marché des voitures comme celle entre propriété capitaliste et organisation managériale8. L’organisation de GM vise non seulement à s’adapter au changement mais à le produire : l’introduction d’une gamme hiérarchisée de produits (selon leur prix) et du changement annuel de modèle9 révélera alors l’extrême rigidité des méthodes de production de Ford10. L’organisation de l’atelier est par définition rigide et c’est pourquoi toute nouvelle méthode apparaît flexible par comparaison du simple fait qu’elle introduit un changement auquel les concurrents doivent – généralement avec difficultés – s’adapter11. Outre les changements apportés dans les méthodes de production et de travail, les experts en marketing, en publicité, et le management de GM développent une approche-produit et une approche-client qui vont créer le travailleur-consommateur : non pas en augmentant les salaires, mais en généralisant la vente à crédit et la publicité et en remplaçant le principe utilitaire puritain de Ford par le rêve américain.

10Quand GM imposera la « production de masse flexible », avec planification et création du changement constant, le système de Ford, fondé sur la stabilité du produit et l’amélioration continue des méthodes de production, sera anéanti. GM introduira une flexibilité dans la production de masse grâce à une organisation décentralisée (divisions par produit) et à des machines-outils polyvalentes – deux dimensions absentes chez Ford qui privilégie les installations gigantesques au contrôle centralisé et les machines-outils spécialisées. GM applique alors un savant dosage de centralisation et de décentralisation avec l’adoption de la structure multidivisionnelle. Une division relativement autonome est créée pour chacun des modèles de voiture, responsable de la rentabilité et de l’efficacité, en concurrence avec les autres divisions, dans le cadre de politiques corporatives imposées de manière centralisée. Il s’agit de l’internalisation du principe de la concurrence propre au marché, sous l’égide de l’organisation corporative-managériale : la corporation développe une flexibilité interne – la décentralisation, la concurrence – afin de contrôler le marché externe.

11Ford n’apportait des changements à son modèle T que pour améliorer les méthodes de production : celles-ci étaient premières et le produit, secondaire, un moyen. GM, avec le modèle Chevrolet qui concurrence le modèle T de Ford comme voiture bas de gamme, lance un produit qui vise à séduire le consommateur américain et à créer du rêve : l’attrait du produit prend le pas sur les méthodes de production. Pour GM, la production de voitures signifie la production du changement et son contrôle ; cette entreprise intégrera ce faisant le marché des voitures à son organisation. La voiture utilitaire de Ford, c’est désormais le consommateur qui la vend en donnant sa vieille voiture comme premier paiement de la Chevrolet rutilante de GM. Le travail et le travailleur s’effacent derrière cette vision hollywoodienne du produit : la consommation prend le pas sur la production en même temps que l’organisation devient véritablement l’« acteur » principal du capitalisme corporatif-managérial. Le changement annuel de modèle, qui crée l’insatisfaction, illustre cette facette du rêve américain, jamais réalisé non pas parce qu’il s’agit d’un idéal, mais à cause de l’absence de finalité qui est propre à la re-création constante du même sous de nouvelles formes.

12Cette lutte de titans entre Ford Motor Co. et General Motors Corp. correspond au passage de la capacité d’organisation qui demeure fondée sur l’exercice du droit de propriété (Ford) à la capacité d’organisation devenue processus autonome, détaché de la propriété, qui l’abolit en la réalisant (GM). Les péripéties de cette lutte entre Ford et GM, qui mènera à la victoire incontestée de l’organisation managériale de GM, représentent une manifestation concrète du rôle joué par les institutions (représentées par la FMC) dans la réalisation de la dimension organisationnelle du capitalisme (représentée par GM) : c’est la FMC qui, sur la base de l’entreprise capitaliste à propriétaire unique se prévalant de son droit de propriété au nom de la responsabilité que celui-ci lui confère dans la société, crée les conditions qui vont permettre à GM de fondre la production et la consommation de masse dans sa capacité d’organisation, d’en faire des éléments de son environnement sous son contrôle. La production et la consommation de masse comme moyens de l’accumulation capitaliste deviennent des variables-clés de l’organisation de la société : le fordisme sera réalisé par GM, mais cette victoire repose sur l’organisation fordienne de la production et du travail et sur la création par la FMC du marché des voitures. Sans ces deux préalables, le sloanisme (c’est le nom qu’on donne aujourd’hui à cette organisation de GM, d’après son PDG d’alors, Alfred P. Sloan) comme autonomisation de l’organisation eut été impossible. La FMC a créé le marché et GM en a fait un élément de son organisation.

13Le contrôle du marché implique le contrôle du travail dans l’atelier. Chandler (1977) remarque que l’industrie du cigare a échappé à l’absorption par l’American Tobacco – qui n’a jamais réussi à s’accaparer plus de 15 % de ce marché – essentiellement parce que la fabrication y reposait sur le travail manuel d’une main-d’œuvre semi-qualifiée qui conservait une autonomie professionnelle du fait qu’elle détenait un monopole du savoir productif, empêchant le contrôle managérial du travail. Dans son livre de 1990, où il fait une analyse comparative du développement du capitalisme corporatif aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en Allemagne, Chandler note un retard de la Grande-Bretagne par rapport aux deux autres pays en ce domaine. Or, là aussi les ouvriers de métier avaient réussi à sauvegarder la maîtrise de leur travail – comme dans l’industrie du cigare aux États-Unis ; cela peut probablement être considéré comme l’un des facteurs de retardement du capitalisme corporatif et de la montée de l’entreprise managériale dans ce pays. Il y a un lien entre la sauvegarde d’un monopole du savoir productif par les travailleurs et l’échec partiel du capitalisme corporatif-managérial dans certains pays et dans certains secteurs. L’organisation managériale du travail représentera donc une dimension cruciale du capitalisme corporatif-managérial et provoquera une transformation décisive du sens du travail en même temps qu’elle viendra réaliser une tendance présente dès les débuts du capitalisme industriel.

14Dire que le capitalisme corporatif-managérial représente la réalisation de la capacité organisationnelle décelable dès les débuts du capitalisme industriel c’est du même coup affirmer le déclin de la dimension institutionnelle de l’économie (qui suppose l’existence du marché comme institution, i. e. un ensemble de régulations servant à régir les échanges entre les individus-éléments du système économique). Si la capacité d’organisation découle du droit de propriété, elle n’en est pas le synonyme ; elle obéit même à une logique totalement différente. Pour se réaliser, l’organisation capitaliste doit neutraliser les institutions, s’y substituer car elle est incompatible avec la liberté du sujet humain. Pour cette raison, le principe de la propriété lié au capitaliste et au travailleur individuel doit être sabordé. Pour y arriver, il faut ce nouvel agent qu’est le management, ni capitaliste ni travailleur, mais qui procède des deux. La complexité grandissante des organisations économiques dans le capitalisme corporatif-managérial les a amenées à reposer sur des décisions – fonctionnelles et stratégiques – et non plus sur l’institution du marché à la fois trop rigide et trop imprévisible pour la gestion de la production de masse. Ces décisions ont été confiées à une hiérarchie managériale et on en est venu à parler de la séparation de la propriété et du contrôle comme d’une rupture décisive sur le plan institutionnel qui transformait radicalement l’exercice du droit de propriété. La capacité d’organisation capitaliste exercée par le management se substitue au droit de propriété et élimine la liberté formelle qui lui était inhérente. On parle désormais d’autonomie exercée dans le cadre réduit et limité de l’organisation. Celle-ci ne retient du droit de propriété que son caractère privatif et exclusif : elle enferme dans sa sphère les pans institutionnels qu’elle absorbe, qui prendront un sens nouveau en devenant subordonnés à la logique organisationnelle. Aux États-Unis, la grande corporation va représenter une société dans la société, un État dans l’État, provoquant une fragmentation de la société qui rendra impossible la création d’institutions communes. L’État n’y représente plus le moyen d’assurer le Common-wealth de tous les citoyens : il s’insère dans le moule corporatif-managérial et transige séparément avec des groupes d’intérêt selon leur rapport de force dans la société.

15Ce phénomène s’oppose à la force instituante du mouvement ouvrier du XIXe siècle, qui a mené à la création du droit social universaliste. Parce que celui-ci manifeste la dialectique des rapports sociaux antagoniques entre la classe représentant le capital et celle représentant le travail, il peut prêter à différentes interprétations. Belloc (1913) a fait une analyse critique des nouvelles lois sociales alors adoptées en Grande-Bretagne comme l’émergence d’un nouveau type de droit qui crée deux catégories de citoyen – employeur et salarié, supérieur et subordonné, propriétaire et non-propriétaire : ce n’est pas un droit universaliste qui s’adresse pareillement à tous les citoyens. Belloc (1913) déplore le fait que par ce nouveau type de droit, les travailleurs acceptent leur statut de salarié, de non-propriétaire, abdiquant du même coup leur liberté (qu’il lie à la seule propriété) pour bénéficier d’une certaine sécurité. Mais on peut aussi interpréter la création du nouveau droit social comme venant redresser un tort dont souffre la classe ouvrière, incapable de se prévaloir du droit universaliste bourgeois (qui considère les prolétaires comme des propriétaires). H. Belloc ne voit dans ce nouveau droit qu’une abdication des ouvriers alors qu’il est lui-même en partie issu des luttes ouvrières, celles-ci représentant aussi une manifestation de la liberté, différente de celle conférée par la propriété. En ce sens, la relative sécurité (matérielle, sociale) obtenue par le mouvement ouvrier est davantage le produit de la liberté que son contraire. Les ouvriers britanniques et français de la première moitié du XIXe siècle ont lié leur action dans l’atelier à leur place dans la société et ont imposé l’institutionnalisation, i. e. la politisation, de leur action en s’imposant comme sujet social et politique dans la société. Cette forme de liberté est inscrite dans le nouveau droit social (dont le droit du travail). C’est ce qui explique que le capitalisme corporatif-managérial mettra beaucoup de temps à percer ce mur institutionnel pour imposer son caractère organisationnel aux sociétés britannique et française.

16Mais Belloc avait en partie vu juste puisque le droit social reflète aussi le point de vue de la classe capitaliste. C’est dans l’organisation corporative-managériale à l’américaine que le côté négatif de la sécurité, celui qui s’oppose à la liberté, prendra toute son ampleur. Ici, la sécurité va effectivement remplacer la liberté, mais une sécurité inventée par le management des grandes corporations, pas celle revendiquée et obtenue par les mouvements ouvriers français et britannique. L’analyse de Castel (1995) est éclairante à ce propos. Les protections sociales assurées par le nouveau droit sont « délocalisées » par la technique de l’assurance, qui « instaure une association inédite de la sécurité et de la mobilité » (Castel 1995 : 317). Castel, qui associe la mobilité à l’insécurité (alors que je l’associe plutôt à la liberté), voit là à juste titre une avancée cruciale pour la condition de salarié en France. En effet, le salarié qui est protégé par un droit universaliste, qui n’est plus dépendant de la paroisse pour survivre (ou d’une entreprise, pourrions-nous ajouter) bénéficie de la liberté – et pas seulement de la sécurité – octroyée par cette nouvelle forme d’institution qu’est le droit social. Or nous verrons que l’organisation corporative-managériale à l’américaine va substituer ses modalités propres de sécurité qui ont précisément pour objectif de lier les employés à l’entreprise, d’en finir avec la mobilité des ouvriers sur le marché qui leur permet de fuir l’organisation capitaliste, la rendant ainsi en partie inopérante, en plus d’engendrer des coûts intolérables. Le management des grandes corporations américaines ne considère pas les ouvriers mobiles comme des « désaffiliés » au sens de R. Castel, mais comme des travailleurs indisciplinés à mater (rappelons-nous les griefs de Poulot 1870 : ce sont les mêmes). L’organisation du travail dans tous ses sens contradictoires sera l’affaire de ce nouvel acteur qu’est le management.

17L’apparition du management comme processus et comme agent de l’organisation de l’atelier, de l’entreprise, puis de la société, viendra brouiller les cartes. Avant la montée du management, l’organisation dans son sens technique de combinaison des facteurs de production appartenait aux ouvriers de métier, aux tâcherons, aux contremaîtres, et très peu à l’entrepreneur. Il y avait séparation de la propriété des moyens de production (de l’entrepreneur) et du contrôle du travail et de son organisation (par les producteurs); en ce sens, la séparation de la propriété et du contrôle a été la règle tout au long du XIXe siècle. Même si le contrôle découle formellement du droit de propriété, il semble que l’entrepreneur capitaliste ait effectivement été incapable, par lui-même, de l’actualiser et il faudra qu’apparaisse le management pour que le contrôle se fonde véritablement dans l’organisation capitaliste. La double signification du management, comme processus d’organisation et comme agent du contrôle, transformera la nature des rapports sociaux de production. Car pour monopoliser le contrôle, le management devra déposséder les travailleurs de leur ultime propriété : le sens subjectif qu’ils peuvent donner au travail en tant qu’auteurs de leur activité (par le monopole du savoir productif).

Notes

1 L’expression « capitalisme corporatif-managérial » m’a semblé la mieux adaptée au phénomène que je m’apprête à analyser. En effet, l’expression « capitalisme monopoliste » ignore la dimension managériale, qui est centrale, de ce stade du capitalisme ; l’expression « capitalisme organisé » n’est pas plus adéquate puisque le mode de production capitaliste est intrinsèquement organisateur.

2 Comme les machines à coudre dont il fallait expliquer le fonctionnement aux acheteurs et acheteuses ; le développement de la vente à crédit pour les biens de consommation durables au prix relativement élevé explique aussi que les entreprises de production aient pris en charge la distribution (les entreprises devaient faire elles-mêmes crédit aux consommateurs car les banques refusaient de prêter de l’argent pour l’achat de biens de consommation). Les produits ayant besoin d’être réfrigérés (viande) ou qui requéraient une température contrôlée (bière) ne pouvaient non plus être pris en charge par les distributeurs existants. En outre, les nouveaux types de machinerie requéraient un service après vente pour l’entretien et la réparation. Cela était vrai tant pour les consommateurs individuels que pour les entreprises (dans le cas des biens de production comme les élévateurs, les pompes et chaudières, les presses d’imprimerie, les équipements électriques divers, équipement de bureau, caisses enregistreuses, moissonneuses, etc.).

3 « La main visible de la gestion remplaçait la main invisible des forces du marché dans la coordination des flux de marchandises allant du fournisseur de produits bruts ou semi-finis au détaillant, puis au consommateur final. » (Alfred D. Chandler, jr. La main visible des managers : une analyse historique, Paris : Economica, p. 317.)

4 Comme ce fut le cas par exemple entre les géantes américaines et allemandes de l’équipement électrique pour se partager les marchés : AEG et GE d’un côté, Siemens et Westinghouse de l’autre. Après la guerre 1914-18, GE devint un actionnaire important de sa « concurrente » allemande AEG. Les deux grands groupes – AEG/GE et Siemens/Westinghouse – négociaient leur position respective sur le marché en fonction de leurs forces technologiques et organisationnelles (voir Chandler 1990).

5 « Ces décisions poussaient clairement les regroupements de petites entreprises familiales à se donner une existence juridique commune, structure qui était à son tour le premier pas indispensable vers la centralisation administrative et l’intégration verticale. Sans le Sherman Act et ces décisions de la Cour, les cartels de petites firmes familiales possédant et exploitant des établissements monofonctionnels auraient sans doute pu persister plus longtemps, comme cela s’est passé en Europe jusque bien avant dans le XXe siècle. » (A. D. Chandlel Jr, La main visible des managers, p. 417.)

6 On peut ici faire un parallèle avec les poids institutionnels de la féodalité au moment de passer à l’économie moderne dont il a fallu se débarrasser pour laisser libre cours à la révolution industrielle.

7 En fait, le transport routier deviendra presque la seule forme de transport en Amérique du Nord lorsque les grandes corporations de l’industrie de l’automobile auront provoqué la disparition des tramways et la marginalisation du transport ferroviaire.

8 La part du marché de la FMC passera de 55,7 % en 1921 à 19 % en 1940 ; celle de GM passe dans la même période de 12,3 % à 47,5 % (Cf. Chandler 1990 : 206 et 208). Voir aussi Sloan (1963), ch. 9.

9 D’où l’expression « production de masse flexible ».

10 Voir les analyses de Sloan (1963), de Hounshell (1984) et de Chandler (1990).

11 Ainsi par exemple, la chaîne d’assemblage de Ford était célébrée comme un modèle de flexibilité lorsqu’elle fit son apparition (cf. Arnold et Faurote 1915) ; dans les années 1920, la gamme de produits, les machines-outils polyvalentes, l’organisation décentralisée de GM seront qualifiées de « production de masse flexible » par un représentant de Ford. Plus près de nous, dans les années 1980, les méthodes de production et d’organisation nord-américaines seront cette fois qualifiées de rigides comparées aux méthodes japonaises.

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