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Stigmate et métier

 | 
Stéphanie Bryen

Introduction générale

Entrées d'index

Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 Virus d’immunodéficience humaine.

1L’intérêt récemment renouvelé porté à la prostitution retisse les liens anciens que cette pratique entretient avec la santé publique. C’est en effet l’apparition soudaine d’un problème social s’exprimant en termes de pandémie, le sida, qui a rendu possible le financement, depuis 1989, de recherches empiriques, épidémiologiques et ethnographiques, jusque-là peu nombreuses. La prostitution redevient susceptible de porter l’attention de financeurs et de chercheurs, le plus souvent dans les termes de la « recherche-action » pour répondre à l’interrogation posée par le VIH1, donnant parfois lieu directement ou non à des recherches universitaires (Daniel Welzer-Lang et al., 1994 ; Lilian Mathieu, 1998). Elle n’est toutefois pas un objet nouveau pour les sciences humaines. Ces dernières l’ont abordé de trois manières différentes (Jean-Guy Nadeau [1987] et S. Pryen [1999a]). La première centre l’analyse sur l’individu prostitué, essentiellement la femme. L’interrogation porte sur celles qui se livrent à cette activité. Qui sont-elles donc ? La plupart des recherches se sont interrogées sur le parcours des personnes prostituées, le plus souvent dans une perspective étiologique, à la recherche des causes (sociales ou psychologiques). Dans cette perspective, un profil spécifique de la prostituée constitue, de manière discutable (Pheterson, 1992), le paradigme de base. La seconde manière pour les sciences humaines de construire leur discours sur la prostitution règle moins la focale sur la personne qui se prostitue que sur le « corps social prostituant ». Que ce soit pour les sociologues pragmatiques, réglementaristes, ou socialistes, la question n’est plus celle d’une spécificité des personnes prostituées qu’il conviendrait de mettre en évidence, mais celle de la nécessité de la prostitution. Pourquoi est-elle inévitable ? La prostitution est alors appréhendée dans les termes de la fonction, en tant qu’elle constitue dans la société une institution définie comme un ensemble de manières d’être, de faire, de penser, qui présente une relative stabilité. Encore peu explorée, la troisième manière dont les sciences humaines appréhendent la prostitution consiste à prendre pour objet l’interaction symbolique entre les individus déviants et la société, la conception de la déviance s’inspirant de celle d’Howard Becker.

La prostitution dans les recherches en France

  • 2 Elles sont sans doute plus nombreuses en histoire, avec par exemple l’ouvrage fondamental d’Alain (...)

2Les recherches contemporaines sur la prostitution en France sont rares dans le champ de la sociologie2. Elles s’inscrivent majoritairement dans la perspective du corps social prostituant, en privilégiant une approche en termes de rapports sociaux de sexe.

Le modèle de la domination

  • 3 Jean-Guy Nadeau, dans sa typologie (1987), considère que les analyses féministes relèvent de l’int (...)

3L’approche la plus souvent adoptée et entendue, probablement parce qu’elle fait écho et entre en résonance avec les représentations les plus courantes, est en effet celle des analyses féministes françaises. Ces dernières rendent compte de la prostitution dans les termes de l’appropriation plus globale du corps des femmes, que les modalités en soient violentes et/ou symboliques (Louis, 1997a ; Guillaumin, 1978). Il s’agit ici de dénoncer l’ordre de domination des hommes sur les femmes, les rapports de « sexage » pour reprendre le terme de Colette Guillaumin, « l’appropriation d’une classe de sexe par l’autre » (Guillaumin, 1978, p. 21)3. L’appropriation du corps des femmes par les hommes est complète, comme l’était celle des esclaves. Dans ce cadre, le mariage et la prostitution ne s’opposent pas, mais « se vérifient l’un l’autre pour exprimer l’appropriation de la classe des femmes » (Guillaumin, 1978, p. 13). Seule l’idée de mesure différencie les deux. L’appropriation des femmes dans la prostitution est mesurée, tandis que celle qui prend place dans le mariage est illimitée et s’applique à tous les domaines, depuis les services domestiques jusqu’au service sexuel. Simone De Beauvoir note la même chose : « La seconde [la femme mariée] est engagée à vie par un seul homme ; la première [la prostituée] a plusieurs clients qui la paient à la pièce » (1949, p. 377) ; pour les deux, l’acte sexuel est un service que s’approprie l’homme.

4À partir de cette analyse, deux positions sont possibles. Soit la prostituée est la figure de la femme émancipée, puisqu’elle est la seule à établir clairement les termes d’un contrat qui reste implicite dans le cadre du mariage où le service sexuel est gratuit – c’est de ce discours que se saisiront/que construiront, les prostituées révoltées de Lyon en 1975. Soit elle est au contraire, et c’est l’interprétation la plus courante, l’archétype du sujet aliéné. Le texte introduisant le numéro spécial de Chronique Féministe (1994) sur la prostitution et le féminisme est explicite : « Dans le gué de tant d’incertitudes, de doutes, nous sommes arrivées à une évidence : la prostitution, acte tarifé sur base du temps consacré et du type de service presté est bien le pôle dur de toutes les oppressions de femmes. Quelqu’éloignée qu’elle apparaisse du quotidien de la majorité d’entre nous, la prostitution est une forme d’oppression générique des femmes au sein des sociétés patriarcales. À ce titre, elle nous concerne et nous affecte toutes et tous. À l’issue de ce travail et plus que jamais, l’analyse féministe nous engage dans la voie d’une lutte contre la prostitution en tant que telle » (1994, p. 3).

5En France, c’est sans doute Marie-Victoire Louis qui s’engage le plus pour dénoncer l’appropriation du corps des femmes, aussi ancienne que la domination masculine, transcendée dans le système patriarcal, universel même s’il revêt des formes d’expression différentes. Quelles que soient ces formes, le corps est en tous les cas au cœur d’un dispositif d’assignations : corps reproducteur, corps asservi gratuitement dans le travail domestique ou rétribué de manière différentielle dans le travail salarié, corps soumis au plaisir masculin avec le silence des femmes pour allié. « L’hypothèse que je fais, avec beaucoup de précautions, est que le contrôle des corps est sans doute le principal enjeu politique de toutes les sociétés ; celui du corps des femmes, le plus fondamental » (Louis, 1994, p. 15). Ainsi, l’analyse de la prostitution ne peut être isolée de l’analyse plus globale du statut de la femme et des fonctions qui lui sont assignées, expliquant et justifiant la prostitution. Et c’est ce statut assigné à la femme qui, de manière générale, n’offre pas d’alternative suffisamment différente à la prostitution, celle-ci pouvant alors être évidemment considérée comme une issue possible. « La prostitution, c’est l’institutionnalisation permanente, codifiée, d’un pouvoir ainsi offert aux hommes de pouvoir se réassurer eux-mêmes par la domination d’autrui » (Louis, 1994, p. 16-17).

  • 4 Elle pourrait ne pas l’être. Par exemple, l’équipe lyonnaise considère de la même manière que la p (...)

6La prostitution concerne bien évidemment les rapports que les hommes et les femmes entretiennent ensemble dans un contexte social donné. Toutefois, ce type d’approche fonctionnaliste critique, généralisante et objectiviste, ne peut selon nous répondre à certaines objections. D’une part, les groupes sociaux envisagés ne sont pas homogènes, que ce soit celui des clients, hommes – qui constituent moins un groupe qu’une collection d’individus rassemblés par une pratique – que celui des personnes prostituées, hommes et femmes – plus rarement envisagé lorsque la question de la fonction préside au raisonnement, puisque ce sont les besoins des hommes qui sont examinés et non pas ceux (d’argent, d’indépendance ; de subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs enfants…) des personnes prostituées. D’autre part, et surtout, le sens de la relation prostitutionnelle ne peut se passer de celui que les personnes qui la vivent lui accordent, quelle que soit leur place dans cette relation. Ces approches centrées sur le modèle de la domination tendent selon nous à ne pas entendre ce que peuvent en dire les acteurs concernés par ces analyses, sans doute parce que leur perspective est téléologique, que leur démarche est orientée par leur conception de ce que doit être une société harmonieuse. Si cette conception est respectable, elle est aussi aveugle et sourde4.

Une volonté récurrente de rompre radicalement avec le sens commun

7Par ailleurs, des auteurs adoptant la perspective classique de rupture épistémologique ont cherché à « construire l’objet sociologique » dont il est question en établissant une définition fine et tranchée, pour en faire quelque chose de résolument « scientifique », objectif. C’est par exemple la démarche qu’a adoptée Claude Fossé-Poliack, dont l’objectif était d’établir une définition scientifique et rigoureuse de la prostitution (1984), ou celle d’Anne Van Haecht (son travail prenant place en Belgique) qui cherche à répondre à la question de la définition de la prostitution par l’explicitation des « éléments constitutifs de l’acte prostitutionnel » (1973, p. 26).

8Ces critères construisant le profil de la prostituée professionnelle ont été recensés par Alain Corbin pour ce qui concerne la plupart des spécialistes du siècle dernier, pour qui cette définition constituait un véritable enjeu pour la mise en œuvre d’une politique réglementariste. Ils sont au nombre de quatre : « 1) l’habitude et la notoriété ; 2) la vénalité, de telle manière que la prostitution constitue pour la femme qui s’y livre une industrie, un véritable métier dont elle tire l’essentiel de ses ressources ; 3) l’absence de choix, la prostituée se donne à qui la demande ; 4) l’absence de plaisir ou de toute satisfaction sensuelle, du fait de la multiplicité de la clientèle » (Corbin, 1982 [1978], p. 191). Ces quatre dimensions sont encore retenues dans des travaux récents. Par exemple, Riccardo Lucchini, travaillant à une sociologie de la survie des enfants de rue à Montevideo dans une perspective pourtant interactionniste, détermine qu’il faut considérer ces quatre critères pour appréhender la prostitution : « La prostitution est alors définie comme une transaction de caractère vénal et de nature professionnelle, qui comporte promiscuité et absence de relations affectives entre les partenaires » (1996, p. 166). Son objectif est avant tout classificatoire. Il s’agit de différencier les filles de la rue des prostituées ; de faire la distinction entre le comportement des premières et la prostitution qui qualifie le comportement des secondes ; de souligner « l’abus de classification » qui assimile les jeunes enfants à des prostituées professionnelles, classification « qui ne trouve aucune justification sur le plan éthique et scientifique » (1996, p. 163). « Il est donc faux d’assimiler les filles de la rue aux prostituées. Cet amalgame est contraire aux faits, et est la conséquence d’une stigmatisation qui touche la femme lorsqu’elle quitte le foyer pour l’espace public » (1996, p. 169).

9Qu’elles reprennent ces critères ou qu’elles cherchent à en retenir d’autres, ces postures ne permettent pas selon nous de comprendre que les manières de catégoriser, les points de vue à partir desquels on classe sont justement créateurs de sens et signifiants quelles que soient les caractéristiques « objectives » des comportements ou des individus ainsi classés.

Pour une approche constructiviste de la prostitution : la perspective de l’interactionnisme symbolique

10Ce sont ces objections que nous avons cherché à dépasser en nous inscrivant dans la perspective de l’interactionnisme symbolique, afin de saisir ce qui est en jeu dans les rencontres prostitutionnelles, à la fois dans les termes des rapports de domination, de l’enfermement dans un statut, mais également de la quête de sens, de reconnaissance, d’identité sociale. Dans cette perspective, la rupture avec le sens commun n’est pas aussi radicale que peuvent le souligner ceux qui ont tenté de définir la prostitution par des critères objectifs. Et nous ne pouvons dire ce qu’est la prostitution indépendamment des personnes qui la vivent ou des personnes qui en parlent, sans chercher à comprendre en quoi elle est aussi construite socialement, et comment se construit le sens par les acteurs sociaux eux-mêmes qui produisent des classements et tracent des frontières. Il ne nous apparaît pas possible d’avoir accès à ces dernières dimensions en nous limitant à faire des rapports prostitutionnels les archétypes des relations hommes-femmes, à ne voir uniquement la prostitution qu’en tant qu’elle « nous renvoie l’image la plus archaïque de la différence des sexes » (Perrot, 1991, p. 59), et surtout en réduisant la personne se prostituant à « rien que » son statut de prostituée dans la relation prostitutionnelle, en oubliant ses capacités et son intelligence du social.

11Les personnes prostituées sont des sujets sociaux, qui participent, d’une part, d’un monde social spécifique, celui de la prostitution et, d’autre part, s’investissent dans d’autres mondes sociaux communs avec d’autres sujets. Nous abordons donc la prostitution de rue comme un mode de vie, ni uniforme ni homogène, significatif d’un monde social spécifique (Strauss, 1992) auquel participent et contribuent des sujets sociaux. Même si ces derniers aboutissent à une impasse dans cette nouvelle « culture de l’aléatoire » dont nous parle Robert Castel (in Paugam, 1996, p. 40), même s’ils sont relégués et marginalisés tant socialement que géographiquement, même si les conditions de vie socio-sanitaires sont particulièrement difficiles (Serre et al., 1996), ils ne sont pas seulement passifs et porteurs de stigmate. Ils revendiquent, élaborent des stratégies, communiquent, se confrontent à d’autres univers et vivent dans d’autres mondes sociaux, négocient avec des interlocuteurs, qu’ils soient institutionnels ou eux-mêmes marginaux… L’expérience de la prostitution ne se résume pas à l’expérience de la relégation, de l’exclusion, de la souffrance – position misérabiliste qui constitue aujourd’hui l’essentiel du discours public sur la prostitution. Elle ne se réduit pas non plus à une expérience communautaire, relevant d’un mythe pour lequel la prostitution constituerait un mode de vie autonome constitué en sous-culture, dont les membres, définis intégralement par les habitudes et manières de voir le monde dont ils héritent, seraient liés entre eux par des liens de solidarité, formant ainsi une entité homogène – discours qui fait le pendant du premier.

Objet et problématique(s)

La prostitution de rue

12L’activité prostitutionnelle revêt des formes très diverses et occupe des lieux multiples, plus ou moins visibles. C’est le plus visible d’entre eux qui constitue la scène sur laquelle nous appréhendons notre objet. C’est la prostitution qui prend place sur les trottoirs, dans la rue, qui répond en cela au plus près à l’étymologie du terme prostituere, placer devant, qui suscite et porte notre réflexion. Ce choix a été en partie imposé par les contraintes propres à chaque recherche (ressources temporelles et humaines limitées, secret et faible visibilité de pratiques parfois illégales). Il constitue surtout l’objet dans une unité écologique – les rues et les trottoirs de la ville – se référant à un mode de prostitution particulier procédant par racolage – qui confère en partie à la prostitution son caractère public ; unité territoriale qui ne renvoie ni à une unité d’acteurs ni à une unité de sens.

13Cet objet est également défini en fonction d’un contexte géographique et historique particulier. Si cela n’invalide pas les analyses que nous pourrons exposer, ces dernières restent toutefois situées sur un lieu, en l’occurrence Lille. Par exemple, nous ne parlerons pas de la prostitution masculine, travestie et transsexuelle comme ont pu le faire les auteurs lyonnais (Welzer-Lang et al., 1994), cette question ne se posant pas de la même manière à Lille. Ces analyses sont également situées dans un temps particulier. D’une part, les personnes rencontrées au moment de l’enquête ne sont pas figées dans un statut particulier, et ne sont pas non plus renvoyées définitivement à leurs pratiques et à leurs discours énoncés au moment de l’enquête. D’autre part, le contexte est lui aussi évolutif, et les dispositifs sont saisis à un moment donné, celui de l’enquête. L’exemple le plus frappant est celui des pratiques policières visant à déplacer les territoires de la prostitution, qui ont eu lieu, brutalement et à la surprise (révoltée ou ravie, réelle ou feinte) du plus grand nombre (même de certains institutionnels), quelques semaines seulement après la fin de notre principal travail de terrain (le 9 janvier 1998). Nous avons suivi ces événements de près, en participant à la mise en place du collectif d’associations et en rencontrant les personnes sur le trottoir à ce propos, observant parfois les rencontres avec les policiers en tenue, et nous traiterons de ces observations. Mais il manque sur cette question à interviewer les institutionnels sur la manière dont cette décision a été prise puis gérée dans les relations au « public », et à interroger davantage la manière dont les personnes qui en étaient la cible ont pu y faire face ou non, collectivement et/ou individuellement.

  • 5 Si le sociologue part à la recherche des « types » de prostitués bien définis, il se heurte au mêm (...)

14Avec ces limites inhérentes aux sciences sociales, « sciences nécessairement historiques sauf à se faire sciences de chimère par l’oubli de leur objet réel » (Passeron, 1991, p. 358, en italique dans le texte), nous voudrions éclairer cette multiplicité qui prend place sur ce territoire unique – la rue – et rendre compte de cette complexité qui remet en cause les catégorisations simplificatrices5. Nous interrogerons les catégories de la pratique quotidienne, depuis celle d’« esclavage » jusqu’à celle de « professionnelles du sexe », notamment en ce qu’elles constituent des enjeux pour les différents acteurs quant à l’imposition de leur propre définition légitime de la prostitution. Nous nous attacherons notamment à comprendre la manière dont le discours sur la profession et les revendications de compétences en matière de prévention du VIH, étroitement liés à la nécessité de répondre à la crise que représente le sida et peut-être davantage la toxicomanie, prennent place dans un contexte où l’accès au corps impliquant une compensation est construit dans les termes de la transgression d’une norme, et vécu sous le sceau du secret ou l’ombre de la faute.

  • 6 Everett Cherrington Hughes constitue l’une des figures principales du champ de la sociologie à laq (...)

15Le cadre théorique général dans lequel nous nous inscrivons est celui de l’interactionnisme symbolique6, et emprunte à deux champs, celui de la sociologie des professions et celui de la sociologie de la déviance. La prostitution de rue constitue en effet un lieu privilégié pour tenter de penser ensemble et non pas l’un à la suite de l’autre ces deux concepts, qui se renvoient sans cesse l’un à l’autre, inextricablement liés même dans la tension.

Profession et déviance

La prostitution, un stigmate

16Les conditions de vie des personnes qui exercent cette activité dont on peut dire qu’elle est à risque sont particulièrement difficiles (Serre et al., 1996), marquées par la dissimulation, le mensonge, le secret et la faute, la honte. La prostitution reste définie dans la plupart des espaces sociaux comme un stigmate. L’affirmation semble de prime abord s’imposer dans la société depuis laquelle nous parlons : la prostitution est quelque chose qui « disqualifie et empêche d’être pleinement accepté par la société » (Goffman, 1975 [1963], p. 7). Les attributs de la prostitution sont des « signes dont l’effet spécifique est d’attirer l’attention sur une faille honteuse dans l’identité de ceux qui les portent, et qui détruisent ce qui aurait pu être un tableau d’ensemble cohérent, avec pour conséquence un abaissement de l’appréciation » (Goffman, 1975 [1963], p. 59).

17La sociologie de la déviance nous permet de poser la question de la production du stigmate, en nous interrogeant sur la manière dont la prostitution défie l’ordre, la moralité – et même la santé – publics, en tant qu’elle constitue une transgression construite socialement. La prostitution n’est pas une déviance indépendamment du regard social qui la construit comme telle en définissant le permis et l’interdit. Cette définition est en tous les cas, pour ce qui concerne la prostitution, le lieu de tensions et d’oppositions, de tiraillements et de contradictions. La prostitution révèle en effet de façon particulièrement saillante la double dimension du stigmate telle que la présente Erving Goffman : à la fois reconnaissance et relégation, même et différent. La prostitution est une activité non proscrite mais largement surveillée, légale mais non reconnue, tolérée mais réprouvée, aux frontières du licite et du dicible. « Il est vrai, et la sociologie l’affirme à ses moments, que nous exprimons tous le point de vue d’un groupe. Mais ce qu’il y a de particulier dans la situation de l’individu stigmatisé, c’est que la société lui dit qu’il fait partie du groupe le plus large, ce qui signifie qu’il est un être humain normal, mais qu’en même temps il est dans une certaine mesure “différent”, et qu’il serait vain de nier cette différence. Différence qui, cela va sans dire, a d’ordinaire son origine dans cette même société, car elle n’importerait guère si elle n’avait d’abord été collectivement conceptualisée » (Goffman, 1975 [1963], p. 146, souligné par nous).

La prostitution, un métier

18Si la prostitution est un stigmate, elle est aussi un métier. Elle n’est pas une profession dans le contexte particulier qui est le nôtre, au sens où les fonctionnalistes, autour de Talcott Parsons et Robert K. Merton, dans la tradition durkheimienne, ont pu en définir l’idéal type. Elle ne constitue pas une communauté unie autour des mêmes valeurs et de la même « éthique de service », s’autorisant d’un savoir « scientifique » et pas seulement pratique, deux propriétés nucléaires selon W. J. Goode (Dubar, 1991, p. 140). Il ne s’agit pas d’un groupe caractérisé par la longueur des études nécessitées pour en faire partie et la fermeture de leur marché du travail (Tripier, 1991, p. 145).

  • 7 Mais à d’autres époques et sur d’autres lieux (dans les villes médiévales allemandes par exemple), (...)

19Pourtant, dans son acception sociologique, sans renvoyer à l’origine plus noble de la corporation, du « métier juré » et de l’ouvrier de métier (Dubar, 1991)7, la prostitution constitue bien une « occupation manuelle ou mécanique qui permet de gagner sa vie » (Dictionnaire de la langue française, Hachette, 1990), un « travail dont on tire ses moyens de subsistance » (Larousse, 1992). Eliot Freidson fait de cette manière la distinction entre l’amateurisme et le métier par le fait de gagner sa vie par son travail. Parlant des intervenants traitant la maladie, il précise : « L’aide apportée par ces guérisseurs est souvent rémunérée : pour certains, ces dédommagements viennent en supplément de leurs ressources quotidiennes ; mais d’autres pratiquent ce commerce sur une échelle telle qu’il occupe tout leur temps et peut suffire à leur subsistance ; ils exercent alors un véritable métier » (Freidson, 1984 [1970], p. 13). Plus précisément, un métier consiste en un faisceau de tâches, liées entre elles parce que accomplies par la même personne et sous un seul nom (Hughes, 1996, p. 71), socialement reconnues, nécessitant des compétences, et permettant la subsistance (Freidson, 1984 [1970]). Plus globalement, « on peut dire qu’un métier existe lorsqu’un groupe de gens s’est fait reconnaître la licence exclusive d’exercer certaines activités en échange d’argent, de biens ou de services » (Hughes, 1996, p. 99, en italique dans le texte).

  • 8 Nous en parlons bien au sens que E. C. Hughes lui accorde, et non pas au sens commun de « liberté (...)
  • 9 Les Anglo-Saxons considèrent que ceux qui l’exercent sont des « travailleurs/ses du sexe », ou « o (...)

20On verra combien cette licence8 est spécifique. Nous la qualifierons de licence « en creux ». Mais dans le cadre de cette définition, on peut affirmer – sans implications d’ordre moral, sans prendre position dans le débat quant à la place sociale qu’on souhaiterait voir accorder à ceux et celles qui effectuent ce service – que la prostitution est un métier9 pour les personnes qui l’exercent. Mais un métier stigmatisé.

21La notion de profession, utilisée largement en tant que catégorie indigène pour attribuer à la prostitution et aux personnes qui l’exercent des caractéristiques particulières et signifiantes, peut pour nous, mais cette fois dans l’acception sociologique que lui donnent les interactionnistes, prolonger la compréhension de ce qui se joue dans la prostitution. Les catégories analytiques dont nous nous saisirons à partir de cette problématique, s’agissant d’un sujet pour lequel Georg Simmel parlait de « syphilis morale » (1988 [1892], p. 17-18), permettent de nous dégager des catégories de la pratique quotidienne, et en particulier morales, comme Everett Cherrington Hughes a pu prendre ses distances avec le réformisme marquant les recherches de son époque en usant de la méthode comparative. Elles nous conduisent en effet à nous attacher aux processus concrets de réalisation des tâches, en partant de l’hypothèse que « tous les types de travail figurent sur la même liste, quel que soit leur classement sur les échelles de prestige ou de valeur morale » (Hughes, 1996, p. 87), indépendamment de la place occupée dans la hiérarchie des valeurs morales. « Il faut nous débarrasser de toutes les notions qui nous empêchent de voir que les problèmes fondamentaux que les hommes rencontrent dans leur travail sont les mêmes, qu’ils travaillent dans un laboratoire illustre ou dans les cuves malpropres d’une conserverie » (Hughes, 1996, p. 80), ou encore sur les trottoirs des villes. L’objectif était pour E. C. Hughes de dépasser les obstacles particulièrement forts concernant les objets de recherche dotés d’une forte légitimité (ou au sommet de la hiérarchie de la crédibilité) (Chapoulie, 1996, p. 52). Le sociologue américain « découvre » ainsi que les métiers les plus humbles dont se sont saisis ses étudiants peuvent rendre visibles des processus communs à tous les métiers, mais passant inaperçus dans les plus nobles (Hughes, 1996, p. 80-81). Il nous semble que cette perspective peut aussi nous aider à dépasser les obstacles concernant les objets de recherche disposant d’une faible légitimité (en bas de cette même hiérarchie de crédibilité), qui ne sont pas davantage transparents que les plus dignes. N’est-ce pas ce que Pierre Tripier soulignait en esquissant un paradigme, l’interactionnisme, « dégagé des utopies sociétales » (1991, p. 11) ? C’est parce que nous pouvons nous en dégager à partir des outils fournis par la sociologie interactionniste, sans voiler les tensions constantes entre ces deux pôles – déviance et profession, stigmate et métier – que nous pouvons tenter une analyse interprétative et compréhensive.

La relation prostitutionnelle comme relation de service

22Même si elle engage beaucoup d’éléments fortement fantasmatiques ou imaginaires (voir à ce propos J. G. Nadeau, 1987, ou Charles Winick, 1962), la prostitution peut être considérée comme un cas particulier d’une catégorie plus générale, celle des services nécessitant un contact avec le public. « En principe, les professions vouées aux services personnalisés sont celles où les praticiens effectuent pour un ensemble d’individus un service personnel spécialisé, les nécessités de ce service exigeant qu’ils entrent directement et personnellement en communication avec chacun de ces sujets alors qu’aucun autre lien ne les unit à eux » (Goffman, 1968 [1961], p. 378, en italique dans le texte).

23E. Goffman décrit et analyse les services personnalisés qui s’adressent à des clients et qui concernent des spécialistes disposant d’une compétence rationnelle et reconnue pour intervenir sur un objet, système physique complexe, propriété personnelle du client – qui peut être son propre corps. Comme pour l’activité médicale de la médecine libérale qui est pour E. Goffman un cas particulier de la relation de service, nous pouvons décrire les mêmes tensions entre clients et praticiens, les mêmes définitions idéales du service, les mêmes modes de négociation concernant l’activité prostitutionnelle, en considérant que le corps est l’objet en question sur lequel intervient, avec son propre corps, la personne prostituée.

24La relation de service de manière générale a ceci de spécifique qu’elle a une forte composante relationnelle, et pas seulement technique. Dans la relation prostitutionnelle, elle engage les corps des deux interactants. C’est le corps de la prostituée qui est le plus souvent considéré. Mais le corps du client est lui aussi en jeu. La remarque de E. Goffman résonne alors étrangement : « Dans le type de relations sociales qui fait l’objet de cette étude, certaines personnes (ou clients) se mettent entre les mains d’autres personnes (praticiens-réparateurs) » (Goffman, 1968 [1961], p. 380, souligné par nous). « Le fait d’abandonner son propre corps à un praticien pour qu’il le traite sur un mode mi-rationnel, mi-empirique, représente à coup sûr un des points cruciaux de la relation de service » (Goffman, 1968 [1961], p. 394). Le pouvoir du client face à la prostituée est certes plus important que celui dont il peut disposer dans la relation au médecin, étant donnés d’une part le statut social accordé à la personne fournissant le service, et d’autre part le statut « physique », le corps de la prostituée étant également, au sens propre (mais pour certaines pratiques seulement), « entre les mains » du client. Celui-ci est donc plus évidemment susceptible d’intervenir en cas de litige sur la définition du service. Mais il n’en reste pas moins que la relation de pouvoir, même déséquilibrée, est bilatérale.

25Surtout, la dimension morale est essentielle dans la relation de service, comme le rappelle Jean-Marc Weller (1998). Et elle l’est tout autant dans la relation de service que constitue la relation prostitutionnelle, même si de fortes résistances existent pour associer dans le même temps moralité et prostitution. Et ce lien moral entre le client et la prostituée fonde la relation de service prostitutionnel. Nous verrons combien la notion de respect est au centre de la rhétorique professionnelle, notion qui vient confirmer la confiance accordée par le client. Au même titre que pour les avocats, cette confiance est véritablement institutionnalisée comme dispositif de réduction des risques de l’asymétrie de la relation : il s’agit d’une « construction sociale d’un ensemble réciproque de droits et de devoirs », ensemble de règles défendant la qualité minimale et le dévouement à l’égard des clients (Karpik, 1992, p. 12).

Un sale boulot

26À la différence des attitudes envers les avocats, la réaction sociale vis-à-vis de la prostitution oscille entre tolérance et réprobation. Si la prostituée a un statut d’inadaptée sociale dans notre société, elle est pourtant aussi intégrée dans le paysage social. Et elle revendique aussi son rôle dans le maintien de l’ordre social et familial, rôle reconnu par beaucoup. La prostitution est condamnée, mais dans le même temps, civilisée. Si nous définissons la place sociale qui fonde la dignité sociale d’un individu comme une position à laquelle est associée une utilité sociale et une reconnaissance publique (Castel, 1995, p. 412 ; p. 449), on perçoit combien la place accordée à la personne prostituée est problématique, puisqu’elle associe le plus souvent dans les représentations utilité sociale – et donc intégration sociale – et non reconnaissance, et ne peut donc fonder sa dignité sociale. L’autorisation à occuper cette place est donc ambiguë, implicite (une « licence en creux ») et formalisée dans des termes liant inextricablement le privé et le public.

  • 10 E. C. Hughes parle à ce propos de la prostitution comme « institution bâtarde » (1996, chapitre 9, (...)

27Comment rendre compte de cette ambivalence, de cette tension produite par cette institution qui répond de manière illégitime à des besoins toutefois reconnus10 ? Pour prolonger la réflexion dans les termes de la division morale du travail, comme le concierge gagne sa vie en effectuant le « sale boulot » des autres (Hughes, 1996, p. 81), la prostitution relèverait du « sale boulot », délégué par l’ensemble de la société à un groupe de femmes (et d’hommes), celui de pallier les carences dans les arrangements entre les sexes ou les difficultés dans les relations hommes-femmes.

  • 11 Pour une approche sociologique de la place de la prostitution dans les pratiques et dans l’imagina (...)
  • 12 Les données de l’enquête sur l’analyse des comportements sexuels en France (Bajos et al., 1997) in (...)

28Ce processus était sûrement davantage visible lorsque la prostitution servait plus souvent qu’aujourd’hui à initier sexuellement les jeunes hommes, parfois conduits par leurs pères au bordel : l’initiation était directement renvoyée à des professionnelles. En tous les cas, elle révèle bien cette « hypocrisie sociale » concernant un sale boulot jugé nécessaire que l’on feint pourtant d’ignorer comme tel (Hughes, 1996, p. 83). Une fonction est reconnue à la prostitution, et donc aux personnes prostituées, pour effectuer des tâches qui sont estimées indignes mais qu’il faut pourtant bien réaliser. La prostitution, antique institution, ne serait qu’« un des dispositifs organisés permettant de compenser le mauvais fonctionnement du système de sélection des partenaires » (Hughes, 1996, p. 159)11. Par exemple, il est souvent dit que la relation prostitutionnelle serait un lieu privilégié pour la pratique de la fellation. L’explication est communément avancée, notamment par les personnes prostituées : il s’agit de rendre un service qui n’est pas rendu dans le cadre privé – d’assurer le « sale boulot » qu’elles se voient déléguer12. En tous les cas, de manière générale, la place sociale de la personne prostituée porte dans ses termes le poids de cette hypocrisie sociale dont parle E. C. Hughes quant à cette tension entre reconnaissance implicite mais non publique d’une nécessité et d’une fonction.

  • 13 Olivier Dembinski note à propos des infirmières que le « change complet » d’une personne alitée pe (...)

29Il reste à savoir, et nous le chercherons tout au long de ce travail, comment ce sale boulot est vécu, interprété par les acteurs eux-mêmes. Les notions de « sale », d’« impur », sont relatives, ne sont pas « naturelles », et sont susceptibles de classement par les acteurs luttant pour imposer leurs définitions légitimes13. Tout ce qui a trait au corps ne relève pas forcément du sale, et les catégories sont variables en fonction des situations. Par exemple, le baiser est une pratique impensable pour toutes dans le cadre de la relation au client parce qu’il renvoie directement à l’affectivité et à l’intimité, tandis que la fellation est la pratique la plus fréquemment réalisée parce que vécue comme moins impliquante. C’est moins dans l’ordre « naturel » que la souillure se définit que dans l’ordre social : « C’est quelque chose qui n’est pas à sa place. […] notre comportement vis-à-vis de la pollution consiste à condamner tout objet, toute idée susceptible de jeter la confusion sur, ou de contredire nos précieuses classifications » (Douglas, 1992 [1967], p. 55).

Un savoir coupable

30Si le risque de brouillage des frontières entre la femme honnête et la prostituée a toujours guidé la volonté réglementariste, et si ce risque de confusion reste encore aujourd’hui prégnant, c’est peut-être aussi à cause du « savoir coupable » (guilty knowledge) logé au cœur de la relation prostitutionnelle. Le savoir coupable est selon E. C. Hughes l’un des critères fondamentaux quant à la définition de la profession, « sorte de connaissance inavouable qui caractérise un aspect essentiel de la relation entre le “professionnel” et son client » (Dubar, 1991, p. 142). « Le juriste, le policier, le médecin, le journaliste, le scientifique, le chercheur, le diplomate, le secrétaire particulier ont nécessairement tous la licence d’acquérir, et dans une certaine mesure de garder secrets, des savoirs coupables, ou pour le moins potentiellement embarrassants et dangereux » (Hughes, 1996, p. 101).

31S’il convenait dans les termes du réglementarisme de construire un monde à part pour cette « race à part », c’était peut-être aussi pour que ce savoir ne puisse pas franchir ces frontières. La mise à l’écart, institutionnalisée au temps du réglementarisme, plus latente aujourd’hui, participe également de ce cloisonnement entre monde profane et monde professionnel. En quelque sorte, pour marquer ces frontières, la prostituée, comme le prêtre, doit porter un costume distinctif et vivre dans le célibat – en tous les cas, tout est fait dans ce sens par la législation sur le proxénétisme et par la distinction traditionnelle épouse-mère/« putain ». Les confusions, rendues de plus en plus possibles par l’adoption de tenues vestimentaires moins distinctives, sont à ce propos aussi sources d’inquiétude, comme lorsqu’on apprend que la prostituée peut également être âgée, ou insérée même partiellement et de façon précaire dans le monde professionnel légitime ; ou qu’elle peut aussi être mère. Les multiples interventions ou discussions que nous avons pu mener nous ont appris que ces informations choquaient le plus souvent, en bouleversant les représentations cloisonnant les deux mondes.

32Dans la relation prostitutionnelle, l’autorisation au savoir coupable est elle aussi « en creux », marquée elle-même du sceau du secret et de la culpabilité. Il ne s’agit en effet que d’une autorisation implicite. Si l’on peut comparer le savoir coupable des prostituées à celui du prêtre ou du psychanalyste, une différence reste essentielle : ces derniers sont explicitement autorisés à entendre les secrets des pécheurs et des patients, alors qu’on ne reconnaît pas explicitement la nature des secrets des clients que les personnes prostituées ont à entendre. Cette écoute reste dérangeante. Surtout, l’acte lui-même fait partie du savoir coupable. Se confesser, ou travailler à une psychanalyse, est l’occasion d’échanger un savoir coupable, mais la relation aux deux personnages mandatés pour l’entendre ne participe pas de ce savoir. On peut dire qu’on va se confesser, sans pour autant que le contenu de la confession ne soit divulgué. On peut raconter qu’on voit « un psy », sans livrer la nature de la parole énoncée dans ce cadre. Ce n’est pas le cas pour ce qui concerne la relation prostitutionnelle. Même si elle n’est pas considérée comme adultérine, elle reste une faute à dissimuler. La relation prostitutionnelle n’est pas seulement le lieu d’échange d’un savoir coupable, il est également le lieu de sa production.

33Ce secret social comporte plusieurs dimensions, toutes liées à des « situations de culpabilité » qu’il faut savoir gérer. Il concerne d’abord la demande elle-même. Ce secret a une dimension individuelle : taire son recours à la prostitution. Mais il a également une dimension collective : « La prostitution, du moins l’utilisation par des hommes de femmes prostituées, appartient tout à la fois à la logique masculine que nous venons de décrire, et en même temps à un secret collectif que partagent les hommes entre eux » (Welzer-Lang et al., 1994, p. 119), même si le poids du stigmate sur ce secret tend aujourd’hui à l’alourdir davantage qu’en d’autres temps. Ce savoir coupable se double du contenu de la relation demandée par le client : nature des actes, plus ou moins « naturels », « normaux », ou « pervers ». Enfin, les personnes prostituées, peut-être plus spécifiquement les femmes, sont parfois des confidentes, ont parfois ou souvent un rôle d’écoute. Elles mettent en avant leur rôle de réconfort pour les personnes seules, mais également de médiation dans le couple, dans la famille. Elles sont donc parfois au cœur du secret du fonctionnement familial, tel qu’il peut être dit dans la confidence. Elles disposent en tous les cas d’informations sur la mère-épouse sans que celle-ci n’en dispose sur elles. Et elles sont également parfois au cœur de la misère sexuelle et relationnelle de certains hommes.

34Comme les détritus peuvent constituer pour le concierge « les clés d’un certain pouvoir magique sur le locataire, ce prétentieux malfaisant » (Hughes, 1996, p. 82), par les informations sur sa vie privée qu’ils révèlent, la personne prostituée détient un certain pouvoir, rarement utilisé mais mobilisable vis-à-vis du client, par les informations dont elle dispose, tant du point de vue de la démarche même du client que du point de vue des paroles et des actes échangés durant la rencontre. C’est peut-être ce savoir qui produit une telle opacité sur le monde de la prostitution. Opacité que nous avons cherché à dépasser, en ayant une attention toute particulière au travail de terrain.

Le travail de terrain

35Nous avons cherché à entendre les personnes qui se prostituent et à les rencontrer sur le lieu du trottoir parce que notre conception de ce qui constitue le social ne nous permet pas d’échapper, pour l’étudier, à ce qu’en disent et ce qu’en vivent les acteurs sociaux. Dans tous les cas, il s’est agi pour nous de prendre au sérieux la parole des personnes, en saisissant la prostitution en tant que pratique socialement organisée et en en déduisant donc la qualité de sujet social des acteurs. Si nous insistons sur ce point, c’est que pour un domaine comme celui-ci comme pour bien d’autres, l’argument de la rationalisation a posteriori posant que ces femmes et ces hommes sont dans une telle détresse dans leur situation actuelle qu’ils ne peuvent en rendre compte telle qu’elle serait « réellement », est trop souvent invoqué pour justifier le fait de ne même pas les entendre. Une telle posture ne nous semble pas tenable pour des spécialistes des sciences humaines. Pour une activité comme la prostitution, support de tant de fantasmes, mettant en jeu des dimensions aussi essentielles que le corps, la sexualité, le rapport aux autres, il nous apparaît fondamental de chercher à soulever, sans toujours prétendre les résoudre, les obstacles à la connaissance que son approche peut susciter, en vue de participer à sa démythification.

36Trois moments dans la recherche peuvent être distingués. Chacun est lié à un lieu spécifique, à des manières d’entrer en contact différentes, à des biais particuliers. C’est seulement sur la durée et uniquement en appréhendant ces trois moments ensemble que nous pouvons justifier d’un regard global sur la prostitution de rue, à partir d’un site spécifique, celui de Lille et de la région du Nord, débordant le cadre local pour éclairer de manière plus générale ce qui est en jeu dans cette activité.

37Le premier lieu, à partir duquel ont été menés la plupart des entretiens semi-directifs durant l’année 1990-1991, est le service social travaillant à la prévention et à la réadaptation des personnes prostituées (SPRS) au sein duquel une recherche-action, « Prostitution, promotion de la santé et prévention du sida », financée par l’Agence française de lutte contre le sida, était menée. Nous avons donc nous-même initié notre recherche dans le contexte spécifique du sida que nous décrivions précédemment. Mais nous avions une préoccupation forte à étendre le questionnement sur la manière dont était vécue la prostitution de manière beaucoup plus globale. La relation d’enquête n’a existé, ou presque, que par l’intermédiaire de la relation d’aide avec les travailleurs sociaux antérieure à la nôtre. Les entretiens issus de cette période (15) ont constitué notre première approche de la question. Ils ont participé de notre connaissance globale de la prostitution de rue et de notre connaissance sur le long terme de certaines personnes prostituées.

  • 14 Cela explique que certains entretiens aient été privilégiés pour en extraire des citations textuel (...)

38Le second lieu est celui des trottoirs, dans les rues de Lille. La prise de contact était individuelle, sur les lieux et temps de l’activité prostitutionnelle. Les personnes étaient donc directement accostées sur le trottoir, certaines pouvant être connues antérieurement. La demande était définie uniquement par les objectifs de l’enquête, cette fois dégagés de la première question liée au sida et du contexte du travail social – même si les interprétations du statut de la sociologue, toujours renégociées, pouvaient parfois emprunter à d’autres registres, comme celui du journalisme ou du travail social. La période concernée s’étale du mois de juin 1993 au mois d’avril 1995. Les entretiens (20), pas toujours enregistrés14, ont été menés dans des conditions très diverses (parfois avec le conjoint pour ces jeunes couples usagers de drogues), plus ou moins appropriées et comparables, dans des lieux différents (au domicile des personnes, sur le trottoir, dans des cafés), avec des personnes plus ou moins connues au préalable (certaines n’ont été rencontrées que pour l’entretien, avec d’autres les relations sont suivies depuis plusieurs années et se situent sur des modes différents). La consigne de départ pour ces entretiens, semi-directifs, était la suivante : « J’aimerais que vous me parliez de la manière dont vous vivez la prostitution – ou dont vous la viviez. » Les questions du rapport au passé et du rapport à l’avenir étaient centrales lors des entretiens.

39La compréhension interprétative se heurtait toutefois aux limites propres au contexte dans lequel étaient énoncés ces discours. Si ces derniers faisaient sens, indépendamment de leur caractère « véridique », le poids du contexte sur la production de la parole était particulièrement perceptible : la toxicomanie en tant que pratique nous échappait – même si elle pouvait être dite ; et les caractéristiques de la relation d’enquête « atomisaient » de manière forte la personne interrogée, conduite à prendre ses distances vis-à-vis d’un monde social stigmatisé dont, pourtant, elle faisait partie. On manquait à voir les liens entre les personnes évoluant dans ce monde. On manquait aussi à voir la manière dont ces acteurs sociaux communiquaient avec d’autres mondes sociaux, représentant ou non l’ordre social légitime, et comment ils négociaient ces attributs négatifs dans des interactions spécifiques.

40Confronter différents modes de recueil de données et recourir à l’observation directe pouvait répondre à quelques-unes des limites énoncées. Comment les personnes vivent-elles la prostitution et par lent-elles de cette pratique dans des contextes divers ? De quelle façon le monde prostitutionnel s’organise-t-il ? De quelle manière les personnes entrent-elles en interaction ? Et comment, dans des systèmes d’action concrets, se construit du sens ? Autant de questions auxquelles les réponses n’étaient encore que partielles.

41Nous avons profité d’une rencontre avec le comité régional Nord-Pas-de-Calais de l’association AIDES de lutte contre le sida en janvier 1996 pour chercher à mieux y répondre. Cette équipe a mis en place un dispositif qui d’une part accueille des usagers de drogues au sein d’une antenne mobile, intervenant notamment sur un lieu de prostitution (projet réduction des risques, [RDR]), et d’autre part va au-devant des personnes prostituées avec le préservatif comme support de relation (projet Prévention et Écoute en Milieu Prostitution [PEMP]). L’accompagnement du premier dispositif durant les mois de mai à août 1996 a pu alors permettre d’observer et de saisir pour partie, sur le territoire spécifique du quartier sur lequel s’exerce publiquement l’activité prostitutionnelle, les interactions multiples et diverses qui s’y déroulent. C’est donc à partir de ce dispositif d’échange de seringues destiné aux usagers de drogues par voie intraveineuse, lorsqu’il intervient sur un site spécifiquement lié à la prostitution, que notre interrogation s’est « territorialisée ». Nous avons interrogé le territoire de ce dispositif et de ses environs proches comme un espace social qui contraint pour partie, mais pour partie seulement, les interactions qui s’y déroulent. Ce sont ces dernières qui ont alors constitué l’objet de notre attention. Le dispositif constitue une scène sociale particulière, sur laquelle les individus usagers de drogues et/ou prostitués (le deuxième terme étant, sur ce territoire spécifique, exclusivement décliné au féminin), les salariés du dispositif, la sociologue, les visiteurs occasionnels, les clients des prostituées, la police, interagissent, se définissent, établissent des classements, en tant qu’interactants participant d’autres espaces sociaux et de la société plus globale. Nous nous sommes attaché à rendre compte des codes et des règles qui traversent cette scène. L’observation des échanges lors de l’action en milieu prostitution (PEMP) sur la même période a permis quant à elle de saisir des dimensions plus individuelles de l’expérience prostitutionnelle, et au passage quelques préoccupations quant à la prévention du VIH pour ce qui concerne les pratiques sexuelles et pas seulement les pratiques liées à l’usage de drogues.

  • 15 Nous renvoyons à l’annexe méthodologique pour une présentation plus complète de la méthodologie.

42Enfin, dans le prolongement de ce travail et avec la collaboration du comité de AIDES, un aperçu des conditions de vie et d’exercice de la prostitution a pu être dessiné en dernier lieu par l’analyse d’un questionnaire passé auprès des personnes prostituées de Lille au mois de septembre 199615. Nous avons ensuite cherché à retrouver quelques-unes des personnes usagères de drogues qui avaient participé à cette enquête par questionnaire pour mener avec elles des entretiens. Nous nous sommes donc à nouveau rendu dans le dispositif d’échange de seringues, cette fois en hiver, et un hiver particulièrement rigoureux (1996-1997), redécouvrant alors si nous l’avions oublié le poids de l’environnement, en l’occurrence climatologique, dans l’exercice de la prostitution. Seulement deux personnes ont pu être interviewées dans ce cadre quant aux liens spécifiques entre toxicomanie et prostitution, mais notre présence a été l’occasion de nouvelles observations.

43D’autres dimensions de l’enquête viennent compléter le dispositif en s’adressant à quelques autres personnages du théâtre de la prostitution. Nous avons pu profiter de quelques présences dans les cafés servant de point de rencontre et de pause pour quelques-unes des personnes prostituées, notamment travesties. La familiarité avec le quartier a également permis d’entendre les habitants qui partagent en partie un même territoire avec les personnes prostituées, avec des intérêts parfois radicalement opposés, et de suivre le chemin de leurs doléances et la manière dont elles peuvent être reçues. La logique du traitement policier a pu, en partie, être analysée grâce à des entretiens réguliers avec les membres de la Brigade de protection et de préservation sociale (la « Brigade des Mœurs ») et des rencontres et observations depuis le trottoir, particulièrement à partir du mois de janvier 1998 concernant les relations aux policiers en tenue ayant mission de dresser des procès-verbaux en vue de déplacer la prostitution vers un lieu périphérique. La prise en compte de la dimension historique a, par ailleurs, permis de resituer les politiques publiques actuelles en direction de la prostitution sur longue période. Une analyse secondaire des données de l’enquête sur les comportements sexuels en France (ACSF) a permis d’interroger, par un traitement statistique, la figure de l’homme ayant payé pour avoir des rapports sexuels dans les cinq années précédant l’enquête (Bajos, Pryen, Warszawski, Serre, ACSF, 1997). Dans le cadre d’une enquête commanditée par le Conseil Général du Nord, et en collaboration avec l’Observatoire régional de la santé Nord-Pas-de-Calais, des entretiens semi-directifs ont été menés avec des travailleurs sociaux de différentes structures, un questionnaire étant passé auprès de l’ensemble des services sociaux relevant du Conseil Général du Nord (Plancke, Pryen, 1993).

  • 16 Quatre ateliers animés par la Déléguée régionale aux droits des femmes réunissaient les institutio (...)

44De façon continue, tout au long de notre travail, nous avons rencontré (et travaillé avec) les différents intervenants plus ou moins impliqués dans ce champ. Nous y avons donc aussi joué un rôle, au niveau local (Conseil communal de prévention de la délinquance de la ville de Lille, comité régional de l’association AIDES, préfecture (Commission Départementale16), services de police, Direction départementale des affaires sanitaires et sociales, Conseil Général, Conseil Régional, Observatoire régional de la santé, associations travaillant dans le champ de la toxicomanie, collectif d’associations créé le 12 mars 1998 suite aux actions policières ayant entrepris de déplacer les territoires de la prostitution (Prieur, 1998) ; et au niveau national (« réseau sentinelle » regroupant les projets de prévention VIH en milieu prostitutionnel, institutions et chercheurs). Les liens entre la recherche et l’action questionnent toujours la pratique de chercheur. Il me semble que ma place de chercheur sur la prostitution dans le Nord, dégagée de l’action en tant que telle et de quelque préconisation que ce soit, s’est construite aussi dans l’objectif de donner aux acteurs sociaux des outils pour penser leur action. C’est dans cette perspective que j’ai toujours cherché à rendre publics/mettre en débat mes travaux, que j’ai cherché aussi à faire se rencontrer mes différents réseaux, tout en redéfinissant constamment ma position de chercheur, distincte de l’action.

45De façon générale, la perspective que nous avons adoptée, qui s’inscrit dans cet espace de questions que Philippe Corcuff (1995) désigne du terme de constructivisme social, a conduit à rester attentive et en éveil, de façon permanente et dynamique, quant à la production des données ou des catégories d’analyse. Les données empiriques ne sont pas neutres. La manière dont elles ont été construites doit être selon nous exposée et discutée dans les productions finales. Elle est aussi résultat. Nous avons présenté de manière formelle la méthodologie employée, mais surtout nous veillerons à contextualiser au maximum les résultats et analyses présentés dans leur dynamique de production, en nous attachant particulièrement à la relation sociale que constitue la relation d’enquête.

La norme et le métier

46L’ensemble de ces matériaux viendra éclairer, de manière transversale, les questions que nous posons à l’objet et celles que l’objet nous pose. Toutes s’enracinent dans la sociologie interactionniste. Nous avons tenté de présenter le raisonnement dans une dynamique, en tant qu’il a constitué quelque chose de vivant, d’historique, de contextualisé, et en évolution.

47Le premier chapitre rendra compte de la manière dont est construite socialement la prostitution. Avant de chercher à décrire et à analyser ce que font et disent les personnes prostituées, il est nécessaire de comprendre avec quel contexte institutionnel elles sont aux prises. Trois tensions participent à construire la place sociale de la prostitution, celle qui articule de manière ambiguë le domaine public et le domaine privé ; celle qui oscille entre mal et nécessité ; et enfin, celle qui situe la personne prostituée entre sujet et objet. Nous examinerons les tensions entre le domaine public et le domaine privé que révèle le niveau juridique, du point de vue de l’ordre public, de la moralité, de la santé publique. Nous rendrons compte de ces tensions à partir de l’oscillation entre légitimité et illégitimé d’une fonction, qui organise les débats actuels autour de la réglementation et du traitement de la prostitution. Nous retrouverons ces mêmes tensions dans les pratiques et discours des travailleurs sociaux, intervenant spécifiquement dans le champ de la prostitution. C’est la question de la production de la norme qui éclaire ce chapitre, à laquelle nous tenterons d’apporter quelques éléments de réponse en nous attachant aux sentiments sociaux que sa transgression éveille.

48Les trois chapitres suivants ont pour objet de montrer comment cette place est occupée à partir de l’activité elle-même, des tâches, des rapports aux autres, « profanes » ou autres « professionnels » qui interviennent dans le même champ mais à partir de places différentes. À un niveau microsociologique, c’est le sens construit par les acteurs qui porte ces chapitres. Nous nous saisirons plus précisément des outils fournis par la sociologie des professions dans la perspective de l’interactionnisme symbolique (E. C. Hughes, H. Becker, A. Strauss). Il s’agit pour nous de suivre la démarche de recherche de l’analyse des professions appliquée plus habituellement aux classes moyennes, non pas pour résoudre les tensions, non pas pour sortir des considérations faisant osciller la prostitution entre relégation et reconnaissance, mais au contraire intégrer ces tensions entre stigmate et métier dans l’analyse. Nous chercherons donc à préciser les contours de la prostitution en l’étudiant comme un métier de service stigmatisé.

49Le premier de ces trois chapitres plantera le décor, en décrivant les territoires que la prostitution investit, occupe, ou encore envahit selon les perspectives, dans les rues de Lille – mais éclairant également ce qui peut se passer sur d’autres trottoirs –, territoires sur lesquels, ou à partir desquels, se réalisent des tâches spécifiques qui constituent l’activité de prostitution. Cette étape descriptive est nécessaire pour tenter de saisir dans quelles conditions concrètes la pratique prostitutionnelle s’effectue, mais également quels enjeux et quelles difficultés elle présente dans sa réalisation même. Nous interrogerons dans un second chapitre la notion de professionnalité, la définition des règles du « bon travail » donnée à des tiers, après avoir posé la question de l’apprentissage. Le dernier chapitre aura pour objet de cerner les principales valeurs communes aux personnes exerçant la prostitution, dans la présentation qu’elles font d’elles-mêmes à autrui, au monde profane. C’est sur la question de la crise de la prostitution de rue que nous conclurons. Le discours sur la profession en constitue une réponse, en permettant de rétablir un ordre dans le désordre.

Notes

1 Virus d’immunodéficience humaine.

2 Elles sont sans doute plus nombreuses en histoire, avec par exemple l’ouvrage fondamental d’Alain Corbin (1982 [1978]), ou celui de Jacques Rossiaud (1988).

3 Jean-Guy Nadeau, dans sa typologie (1987), considère que les analyses féministes relèvent de l’interactionnisme, étant donnée la place qu’elles réservent à la parole des femmes prostituées elles-mêmes et au sens qu’elles accordent à leur activité. Toutefois, les féministes qui se font majoritairement entendre en France relèvent davantage d’une perspective fonctionnaliste critique. Parce que notre recherche s’inscrit dans le contexte français, et que celui-ci est particulièrement marqué par l’adhésion et la défense de l’abolitionnisme, nous centrons davantage notre propos sur ce point de vue. Nous renvoyons, pour une plus large mise en perspective des débats au niveau international, aux travaux de Gail Pheterson (1995).

4 Elle pourrait ne pas l’être. Par exemple, l’équipe lyonnaise considère de la même manière que la prostitution constitue un « miroir grossissant des rapports sociaux de sexe » (Welzer-Lang et al., 1994). Mais son approche ethnographique, son ancrage empirique, la conduisent à porter aussi et surtout l’attention à l’expérience vécue et aux logiques pratiques (Mathieu, septembre 1996).

5 Si le sociologue part à la recherche des « types » de prostitués bien définis, il se heurte au même obstacle que les chercheurs du CADIS à la recherche, dans les cités, de leurs types de « galériens » ou de « loubards » tels qu’ils étaient préconstruits : ces catégories si bien décrites, si bien formalisées, aux contours si précis, ne se rencontrent pas (Dubet, 1987). L’expérience de la prostitution, comme celle de la galère, est flottante et polymorphe. La rigidité des classements ne correspond pas à la réalité multiple, ne rend pas compte de la fluidité des frontières, ni de la manière dont les acteurs définissent, construisent, négocient les statuts qui leur sont attribués.

6 Everett Cherrington Hughes constitue l’une des figures principales du champ de la sociologie à laquelle nous nous référons (voir Jean-Michel Chapoulie, 1973, 1984, 1996). À l’articulation entre deux générations, celle de William Isaac Thomas et Robert Park, considérés comme les fondateurs de ce que l’on a appelé « l’École de Chicago » d’avant 1940, et celle de l’interactionnisme symbolique formée à cette université dans les années 1940 et 1950, avec comme figures Erving Goffman, Howard Becker, Anselm Strauss et Eliot Friedson, E. C. Hughes a pour thèmes privilégiés le travail, les institutions, les relations interethniques. Deux enseignements majeurs de cet auteur constituent les raisons de notre propre inscription dans cette perspective. Le premier consiste dans la place accordée au travail de terrain dans la pratique de la sociologie (Chapoulie, 1984). Le second enseignement est celui qui concerne la façon d’aborder le travail, dont nous nous saisirons pour analyser la prostitution (Hughes, 1996).

7 Mais à d’autres époques et sur d’autres lieux (dans les villes médiévales allemandes par exemple), les « filles de joie » ont pu avoir, comme tous les autres « corps » de métier, leur « corporation », avec ses droits et ses devoirs (Élias, 1973 [1969], p. 258).

8 Nous en parlons bien au sens que E. C. Hughes lui accorde, et non pas au sens commun de « liberté trop grande, contraire aux bonnes mœurs ».

9 Les Anglo-Saxons considèrent que ceux qui l’exercent sont des « travailleurs/ses du sexe », ou « ouvriers(ère)s du sexe », traduction de « sex-workers ». Au passage, nous pouvons souligner les difficultés du « genre » dans l’écriture française. Le terme est en effet d’abord exclusivement féminin. Ce n’est que par extension qu’au milieu de ce siècle le nom a existé au masculin. C’est pourquoi, pour renvoyer aux hommes autant qu’aux femmes, nous utilisons le terme de personnes prostituées à moins de spécifier de quelle réalité, masculine, féminine, ou travestie et transsexuelle, il est question – plutôt que d’adopter le mode nord-américain : les prostitué-e-s. Nous verrons que la tendance dans notre travail est forte à ne parler plus que des femmes, le monde prostitutionnel lillois étant peu marqué, contrairement semble-t-il à d’autres territoires, par la prostitution masculine, et même par la prostitution des travestis et transsexuels, peu importante et surtout proche dans ses formes de la prostitution des femmes.

10 E. C. Hughes parle à ce propos de la prostitution comme « institution bâtarde » (1996, chapitre 9, p. 155-163).

11 Pour une approche sociologique de la place de la prostitution dans les pratiques et dans l’imaginaire érotiques masculins, voir l’article de L. Mathieu (1998), « Un désir socialement construit. Le fantasme de la prostituée dans le désir masculin », qui s’appuie sur les travaux des historiens et sur ses propres recherches contemporaines.

12 Les données de l’enquête sur l’analyse des comportements sexuels en France (Bajos et al., 1997) indiquent que bien que les hommes ayant eu un rapport sexuel payant dans les cinq ans soient plus nombreux à pratiquer souvent ou parfois la fellation que les hommes n’ayant jamais été clients, ils y ont recours plutôt moins fréquemment avec leur partenaire principale, leur partenaire « privée ». Si cette différence n’est pas statistiquement significative, elle va toutefois dans le sens de ces représentations communes.

13 Olivier Dembinski note à propos des infirmières que le « change complet » d’une personne alitée peut être perçu par certaines professionnelles comme un acte très gratifiant, alors que le fait de placer des perfusions à la chaîne peut être au contraire perçu comme très dévalorisant (Dembinski, 1997, note 18 p. 8). Il invite à la vigilance quant aux préconceptions appliquées pour définir ces notions. Il s’agit de ne pas naturaliser ce qui constituerait le « sale boulot » comme E. C. Hughes a tendance à le faire en y incluant certaines tâches « simplement parce qu’elles sont physiquement dégoûtantes » (Hughes, 1996, p. 81).

14 Cela explique que certains entretiens aient été privilégiés pour en extraire des citations textuelles. Mais il reste que c’est bien à l’ensemble de la démarche de terrain que nous renvoyons, en citant ces « témoins privilégiés ».

15 Nous renvoyons à l’annexe méthodologique pour une présentation plus complète de la méthodologie.

16 Quatre ateliers animés par la Déléguée régionale aux droits des femmes réunissaient les institutionnels et associations concernés par la répression, la santé, la prévention, et la prise en compte des conditions de vie des personnes prostituées, sous l’impulsion du Préfet délégué à la sécurité et à la défense, à partir de novembre 1997.

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