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La Seconde Guerre mondiale : conflits et coopération au sommet
p. 35-40
Texte intégral
1Monnet et de Gaulle se sont rencontrés quelques jours avant l’appel du 18 juin. Le général de Gaulle était depuis le 6 juin sous-secrétaire d’État à la guerre du gouvernement de Paul Reynaud1. Il avait été envoyé en mission à Londres et c’est dans ces circonstances qu’il avait rencontré Jean Monnet. Celui-ci avait repris les fonctions de coordination qu’il avait assumées pendant la Première Guerre mondiale.
2C’est à ce moment que Monnet a porté le fameux projet d’union franco-britannique, projet assez stupéfiant qui a été présenté aux Britanniques et aux Français le 16 juin. Ce projet, en réalité, avait été très préparé au préalable, comme l’attestent les archives britanniques. Ce projet apparaît à partir du mois de mars lorsqu’il devient clair que la France constitue le maillon faible de l’union. Les Britanniques commencent alors à échafauder des plans pour essayer de maintenir la France dans le combat contre l’Allemagne. J’ai été frappé de constater que dans les archives de Jean Monnet il y a une note de Keynes qui va dans ce sens et préfigure le texte de la déclaration d’union2.
3Le 16 juin donc, Jean Monnet propose ce projet d’union totale des deux pays dont on peut dire qu’il est totalement inédit dans l’histoire de l’humanité. Ce qui est encore plus étonnant, c’est qu’il réussit à convaincre Churchill et de Gaulle, nationalistes assumés. De Gaulle s’en explique d’ailleurs assez bien dans ses Mémoires3. Il indique y avoir adhéré parce que le côté grandiose du projet garantissait qu’il ne serait pas réalisé. En réalité, ce qui intéressait de Gaulle c’était, dans l’immédiat, de donner une sorte de ballon d’oxygène à Paul Reynaud dans l’espoir que cela lui permettrait peut-être de rester au pouvoir et d’éviter que la France ne signe l’armistice.
4On sait que cela a échoué. De Gaulle arrive à Londres le 17 juin 1940 au matin et il dîne le même soir chez Jean Monnet. Ce dîner est important car de Gaulle ne dit rien à Monnet de l’initiative de son Appel qu’il va prendre le lendemain. Or Jean Monnet prévoit, lui, de partir pour Bordeaux pour une sorte de mission de la dernière chance afin d’essayer de convaincre le nouveau gouvernement de ne pas signer l’armistice. Différents indices suggèrent que Jean Monnet en a voulu au général de Gaulle de ne pas l’avoir informé de ses plans. Selon certains témoins, il en a conclu que de Gaulle n’était pas fiable4. Cela va beaucoup compter dans l’attitude qu’il adoptera par la suite vis-à-vis de de Gaulle. Monnet dit en effet très clairement qu’il ne croit pas à la possibilité pour un Français d’entreprendre une action de résistance à partir de l’Angleterre. Il est, comme de Gaulle, opposé à l’armistice. Il pense qu’il faut continuer le combat mais il ne le conçoit pas de la même façon. Et donc, dans les jours qui vont suivre l’appel du 18 juin, il est certain que Monnet intervient auprès de lord Halifax, ministre des Affaires étrangères, pour que de Gaulle ne puisse pas s’exprimer à nouveau sur les ondes de la BBC.
5Les relations entre les deux hommes commencent donc de façon un peu tendue. Derrière tout cela il y a deux conceptions différentes de la poursuite de la lutte. À l’un de ceux qui l’ont rejoint immédiatement dès le lendemain du 18 juin, de Gaulle dit clairement : « N’oubliez pas une chose : nous sommes ici pour défendre les intérêts de la France, au besoin contre nos alliés. » Cette position va déterminer l’attitude de de Gaulle tout au long de la guerre. Il veut continuer le combat contre l’Allemagne. Mais son but, c’est aussi de défendre, envers et contre tous, les intérêts de la France. Monnet n’est pas indifférent aux intérêts français, bien sûr, mais il conçoit les choses différemment en ce sens que, pour lui, ce qui est important à ce moment-là, c’est d’abord la victoire alliée. C’est la raison pour laquelle il va accepter la proposition de Churchill de devenir à Washington vice-président du British Supply Council.
6À partir de là s’ouvre une période qui va durer pratiquement jusqu’au débarquement allié en Afrique du Nord en novembre 1942, durant laquelle il semble qu’il n’y ait pas beaucoup de contacts directs entre les deux hommes. Cela ne veut pas dire que Monnet ait désavoué de Gaulle. Hervé Alphand, qui était à l’ambassade de Vichy auprès des États-Unis et qui passera du côté gaulliste, a rapporté que Monnet l’a encouragé à rejoindre la France libre5. Un autre témoignage qui est intéressant : celui de Jean Marin, une des grandes voix de la France libre. Il connaissait très bien le général de Gaulle et assez bien aussi Jean Monnet et voilà ce qu’il écrit à propos de Jean Monnet :
« À cette période souvent il parlait du général de Gaulle, devinant que j’y pensais moi-même. Il ne supportait pas que l’on pût imaginer qu’il ne l’eut pas dès l’origine tenu dans la plus haute estime et qu’il ne l’admirât point. Seulement il en était de lui, dans ses rapports avec ce personnage incommode et considérable, comme il en est de tous les hommes animés par un grand dessein et qui, en croisant un autre d’une force égale à la leur, même si l’un et l’autre sont de nature différente, ils s’affrontent peut-être mais ne se contrarient pas forcément6. »
7Cette formule définit assez bien, au-delà des oppositions de caractère, ce qui se passe dans ces mois qui précèdent le débarquement en Afrique du Nord.
8Le débarquement allié de novembre 1942 en Afrique du Nord est une date clé dans l’histoire de la guerre. C’est une date clé dans l’histoire de Monnet par ce qui va en découler. C’est le début de ce que l’on a appelé « l’expédient provisoire Darlan ». L’amiral Darlan s’est trouvé à ce moment-là, semble-t-il par hasard, à Alger au chevet de son fils malade et a rendu objectivement un grand service aux Alliés en ne suivant pas les ordres de Pétain et en se ralliant aux Alliés. Cela a évidemment été un atout qui n’était pas négligeable. Pendant quelques semaines, l’amiral Darlan va être le représentant du pouvoir français, dans une position un peu ambiguë, jusqu’au jour où il est assassiné, la veille de Noël 1942. Il est assassiné dans des conditions qui sont encore obscures, puis est remplacé par le général Giraud. Giraud est un personnage important dans la hiérarchie militaire. Il était prisonnier en Allemagne, s’est évadé et il a rejoint l’Afrique du Nord. À ce moment-là, il va prendre, avec l’appui des Américains, le titre de « Commandant en chef civil et militaire ». Évidemment, pour de Gaulle qui est toujours à Londres, c’est une menace. Giraud a l’appui des Américains, il représente la France en Afrique du Nord, il a donc une base territoriale, ce qui constitue un enjeu considérable pour de Gaulle. C’est à partir de ce moment-là que Jean Monnet et de Gaulle vont se trouver de nouveau ensemble au premier plan et que surviendra l’affrontement sans doute le plus le plus vif entre les deux hommes.
9Assez vite Jean Monnet va être envoyé auprès du général Giraud par Roosevelt lui-même. Il faut comprendre la situation dans laquelle il se trouve, qui est assez inédite : Monnet est encore citoyen français, en mission à Washington pour les Britanniques, lorsqu’il est envoyé par le président des États-Unis auprès de celui qui exerce la souveraineté française en Afrique du Nord avec l’appui des Américains. L’idée de Roosevelt était que Jean Monnet, qu’il appréciait, puisse faire évoluer le général Giraud qui était avant tout un militaire et un traditionaliste, idéologiquement assez proche de Vichy. Il fallait l’amener à prendre des positions démocratiques, ce qui aurait permis une sorte de retournement de l’opinion des pays alliés à son profit et au détriment de de Gaulle dont les responsables américains, et Roosevelt en particulier, se méfiaient. En effet, ils voyaient en lui quelqu’un qui, selon les uns, frayait avec les communistes et avait des tendances fascistes pour d’autres.
10La première rencontre entre le général de Gaulle et Roosevelt avait eu lieu à Casablanca en janvier 1943 et s’était assez mal passée. Peut-être parce qu’il n’y a pas eu d’interprète (on oublie que Roosevelt parlait très bien français donc il avait demandé qu’il n’y ait pas d’interprète). De Gaulle, à un moment, s’est exprimé en se comparant successivement à Jeanne d’Arc et à Clemenceau. Alors évidemment Roosevelt a été assez surpris. Il lui a dit qu’il devrait choisir entre ces deux rôles. Roosevelt a ensuite évoqué cette anecdote auprès de tiers en laissant entendre que le Général était un personnage singulier, ce qui a encore envenimé les rapports entre les deux hommes. Là se trouve peut-être une des racines de l’épreuve de force qui va avoir lieu tout au long du printemps 1943.
11Jean Monnet arrive donc à Alger en février 1943. Alger est alors un véritable bouillon de culture, une ville invraisemblable. Jean Monnet arrive là pour conseiller le général Giraud, ce qu’il va réussir à faire dans un premier temps : il lui fait prononcer un premier discours de tonalité démocratique dont Giraud dira d’ailleurs à ses collaborateurs qu’il ne s’agissait que d’un discours à but publicitaire. S’engage alors une négociation entre la France libre de de Gaulle à Londres et l’entourage de Giraud à Alger. Jean Monnet va se trouver dans une situation de plus en plus inconfortable. Il n’aime pas et ne sait pas gérer les conflits de personnes. Il se trouve donc, du fait de ces événements, plongé dans cette atmosphère délétère qui ne convient pas à sa personnalité. C’est une négociation assez longue, marquée par de nombreux rebondissements et, du côté du général de Gaulle, incontestablement, par une certaine véhémence, pour ne pas dire une certaine violence. Une des tactiques de de Gaulle était, comme Napoléon, de faire un usage assez politique de ses colères. Il employait souvent cette formule, faisant allusion à sa faiblesse politique : « Notre seule force est notre intransigeance7. » Il a donc mené ainsi cette négociation parce que sinon il risquait de disparaître au profit de Giraud. Monnet, lui, était de l’autre côté de la table et, évidemment, il subissait les contrecoups de cette tactique.
12C’est dans ce contexte que Monnet a écrit une note que j’ai publiée dans ma biographie et qui a fait couler beaucoup d’encre. Cette note personnelle, qui m’avait été confiée par Marianne Monnet, contenait des mots très durs vis-à-vis de de Gaulle8. Je souhaite ici d’ailleurs rendre hommage à l’intégrité de la fille de Jean Monnet car il y a peu de d’héritiers qui auraient donné un document de cette nature à un biographe. C’est une note manuscrite dans laquelle Monnet fait allusion à l’antagonisme qui se produit avec de Gaulle et qui contient ces mots en conclusion : « Il faut donc le détruire. » Mais il ajoute ensuite, et cela les détracteurs de Monnet ne le disent jamais : « En rendant publics nos échanges qui montreront que de Gaulle en réalité ne veut pas l’union. » On a tout de même connu des assassins plus déterminés ! Il faut aussi garder en tête la tension qui régnait à Alger à ce moment-là.
13Ce qui est certain, c’est qu’il y avait une incompréhension réciproque entre ces deux hommes. Jean Monnet comprenait mal la véhémence dont de Gaulle faisait preuve dans la négociation alors que, de son côté, le Général avait du mal à décrypter le personnage qu’il avait en face de lui. Au bout d’un certain temps, l’union entre Giraud et de Gaulle est cependant actée, et c’est ainsi que Jean Monnet entre dans le Comité français de libération nationale au début du printemps 1943. C’est une sorte de gouvernement provisoire bicéphale. Est-ce que Monnet se rallie pour autant à de Gaulle à ce moment-là ? À mon avis, il se rallie surtout au Comité parce qu’il s’aperçoit que Giraud n’arrive pas à évoluer, mais de nombreux documents montrent que ses réserves vis-à-vis de de de Gaulle perdurent9. Il se trouve tout de même dans une position très inconfortable vis-à-vis de ceux qui ne voulaient pas que l’union se fasse autour de de Gaulle, les Américains notamment. Le représentant de Roosevelt à Alger, Robert Murphy10, pense aussi qu’il est une sorte de traître puisqu’au bout du compte il a laissé de Gaulle s’imposer. Il en tire la conclusion à titre personnel qu’il n’est pas fait pour ce genre de situation et qu’il ferait mieux de s’intéresser à des choses pour lesquelles il est fait.
14C’est ainsi que Monnet se retrouve en 1944 chargé à Washington du problème des approvisionnements et des financements américains. Il va s’employer à la fois à résoudre les problèmes d’approvisionnement mais aussi se charger d’une mission beaucoup plus politique puisqu’il est expressément chargé de faire reconnaître officiellement par les Américains la France libre comme le gouvernement provisoire de la France libérée. À cet égard, il faut souligner que Jean Monnet s’est pleinement attelé à cette tâche. Notamment, à l’approche du débarquement, il est confronté au problème de l’Allied Military Government of Occupied Territories (AMGOT), c’est-à-dire le projet américain de placer la France sous une sorte d’administration directe américaine. Monnet s’y oppose très vigoureusement et impose même l’usage du français dans les négociations avec les Américains sur la mise en circulation de billets imprimés aux États-Unis, à laquelle il s’oppose. Au bout du compte, Monnet obtient tout ce qu’il devait obtenir pour le compte du gouvernement de la France libre qui finit par être reconnue par l’administration Roosevelt.
15Ainsi, s’achève cette période tendue de la guerre. C’est une période difficile, marquée probablement par les affrontements les plus vifs entre les deux hommes. Ce qui n’empêchera pas le général de Gaulle de nommer (in extremis quelques jours avant sa démission en janvier 1946) Jean Monnet commissaire général au Plan.
Notes de bas de page
1Les développements qui suivent sont fondés essentiellement sur : Roussel Éric, Jean Monnet, Paris, Fayard, 1996, p. 219-428.
2Archives de la Fondation Jean Monnet à Lausanne, FJM-AME 3/3/4, Mémorandum de lord Keynes, 11 juin 1940.
3Gaulle Charles de, Mémoires de guerre, t. I : L’appel : 1940-1942, Paris, Plon, 1954.
4Voir la lettre de Jean Monnet à R. Mengin du 21 mai 1973 (archives privées) et Roussel Éric, Jean Monnet, Paris, Fayard 1994, p. 247.
5Témoignage d’Hervé Alphand à l’auteur.
6Marin Jean, Petit bois pour grand feu, Paris, Grasset, 1994, p. 525.
7Témoignage de Maurice Schumann à l’auteur.
8Archives privées de Marianne Monnet-Nobécourt. Voir Roussel Éric, Jean Monnet, op. cit., p. 335-336.
9Voir lettre de Jean Monnet à Harry Hopkins, mai 1943. F. D. Roosevelt library, H. Hopkins, Group 24, container 330, book 7, et Roussel Éric, Jean Monnet, op. cit., p. 336-340.
10Murphy Robert, Un diplomate parmi les guerriers, Paris, Robert Laffont 1965.

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