Avant-propos

Jean-Marc Lieberherr

p. 11-14


Texte intégral

1Jean Monnet et Charles de Gaulle. L’Institut Jean Monnet, créé en 2021 à Paris à l’initiative de la famille de Jean Monnet, a choisi de consacrer son premier colloque à l’étude des parcours croisés et des relations souvent tumultueuses qu’entretenaient ces deux personnalités singulières. Nés à deux ans d’écart, les deux hommes ont marqué le xxe siècle de leur empreinte, et leurs héritages, aujourd’hui encore, continuent d’alimenter les débats et les réflexions.

2Alors que l’Union européenne est à nouveau confrontée à la guerre sur le continent, elle fait face à des défis existentiels qui la forcent à l’introspection. Elle doit redéfinir son fonctionnement en vue d’un futur élargissement, réinventer sa place dans un monde multipolaire, et renouer avec des citoyens qui – pour beaucoup – semblent avoir perdu le sens de son action. Dans ces circonstances, quoi de plus naturel que d’aller interroger la vision, l’action et la méthode de ces hommes qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, se sont faits les artisans de l’unification européenne ?

3C’est ce qu’ont fait les intervenants prestigieux qui nous ont éclairés des analyses compilées dans ce volume. Il faut également noter que ce travail n’aurait pas été possible sans l’aide précieuse de la Fondation Jean Monnet pour l’Europe de Lausanne, dépositaire et gestionnaire des archives de Jean Monnet, ni sans le concours bienveillant de la Fondation Charles de Gaulle.

4De Gaulle, artisan de l’unification européenne ? Sans doute eût-il été plus facile de se concentrer sur la seule action de Jean Monnet, architecte de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), et animateur infatigable – 20 ans durant – du Comité d’action pour les États-Unis d’Europe. Ce travail a déjà été très bien fait par de nombreux chercheurs et historiens. Ce qui n’avait jamais été entrepris jusqu’ici, c’est d’éclairer de façon dépassionnée et constructive, loin des caricatures réductrices, les parcours de Monnet et de Gaulle à la lumière des relations qu’ont entretenu les deux hommes, de leurs accords et désaccords, de leurs oppositions et parfois de leurs affrontements.

5Cette lecture parallèle fait souvent apparaître, par contraste, plus clairement que ne l’aurait fait une analyse isolée de chacun, des traits caractéristiques de leurs personnalités, de leurs convictions ou de leur action. Ainsi en est-il par exemple du récit de l’une des premières rencontres de Jean Monnet et du général de Gaulle, à Londres, le 17 juin 1940, à l’occasion d’un dîner chez l’Inspirateur, comme de Gaulle l’appelait. Le jour même, Pétain a demandé l’armistice et la question se pose donc de la forme que doit à présent prendre la lutte. Pendant le dîner, les positions et priorités des deux hommes ne pourraient être plus contrastées et préfigurent les oppositions à venir. Là où le général de Gaulle se préoccupe surtout, en ces heures sombres, de la sauvegarde des intérêts de la France, Monnet, lui, sans être insensible aux intérêts français, est convaincu que la priorité est d’organiser la victoire alliée. Le lendemain, de Gaulle lance la France Libre par son fameux appel de Londres, alors que Monnet prépare son départ pour Washington d’où il organisera l’aide américaine aux alliés. Vingt-cinq ans plus tard, les deux hommes s’opposeront encore sur les relations à entretenir avec le Royaume Uni et les États-Unis. On voit cependant que l’Inspirateur et le général ne divergent pas sur tout, et notamment sur le plus important : la nécessité en 1940 de continuer la lutte, celle de moderniser la France après la guerre, et enfin celle d’organiser l’union des Européens sur les bases de la réconciliation franco-allemande.

6L’originalité de ce colloque tient – au-delà de son sujet – à son format. Organisé sur deux jours, il couvre dans un premier temps les analyses historiques, sous la forme de contributions d’historiens reproduites dans ce volume, et s’articule dans un second temps autour de deux tables rondes consacrées à l’actualité des questions centrales que sont la souveraineté et la défense européenne. Cette approche permet de replacer l’actualité dans une perspective historique et fait coexister avec bonheur historiens, analystes et responsables politiques dans la recherche d’une meilleure compréhension des grands enjeux européens d’aujourd’hui.

7La partie historique couvre la période 1940-1969, de la première rencontre de Monnet et de Gaulle, jusqu’au départ du général. En préambule, on dresse un portrait comparé des deux hommes, énumérant ce qui les différencie : l’origine, la culture, l’histoire, la personnalité, les convictions, le mode d’action politique, mais aussi ce qui les rapproche : les évènements, auxquels ils ont parfois été amenés à faire face ensemble, la profondeur et la force de leurs convictions, et leur total dévouement à la cause qu’ils poursuivent.

8Dès les premiers contacts, en 1940 à Londres, puis en 1943 à Alger, il est évident que Monnet et de Gaulle ne s’entendront ni ne se comprendront jamais vraiment. Les tensions de 1940 autour de la forme à donner à la lutte – après que le projet d’union franco-britannique, portée par les deux hommes, n’eût pas abouti – ont laissé des traces. Lorsqu’ils se retrouvent à Alger, ce sont, au-delà des opinions, des styles qui s’opposent. De Gaulle se méfie de l’américanisme de Monnet qui, lui, soupçonne le général d’être un opportuniste à la poursuite un pouvoir personnel. Mais les réalités s’imposent à ces pragmatistes qui enterrent leur différence lorsqu’il s’agit de l’intérêt du pays : Monnet œuvre pour la reconnaissance du gouvernement provisoire de de Gaulle par les Américains et le général le nomme à la tête du plan de modernisation, projet qui unit alors les deux hommes au service de la seule France.

9Dès les premiers pas de l’unification européenne cependant, de Gaulle fait entendre ses différences. La délégation de souveraineté, au cœur du projet de Monnet, ulcère le général. C’est, pour lui qui s’identifie charnellement au pays, une véritable amputation. Pour Monnet, la création de nouvelles souverainetés partagées est au contraire la seule façon de gagner une nouvelle capacité d’action. Cette opposition de fond aura la vie dure et se manifestera de façon spectaculaire lors de l’épisode de la « chaise vide » de 1965.

10Le retour du général en 1958 avait pourtant commencé sous de bons auspices : Monnet avait approuvé le règlement algérien et voté en faveur de la nouvelle constitution. De son côté, de Gaulle avait soutenu et facilité la mise en place du marché commun issu du Traité de Rome. Mais les sujets de discorde s’étaient accumulés, au premier rang desquels l’attitude à avoir vis-à-vis des anciens alliés anglo-saxons. De Gaulle s’oppose à l’adhésion au marché commun de la Grande-Bretagne dans laquelle il voit une extension des intérêts américains, et continue de nourrir une grande méfiance vis-à-vis de ses anciens alliés outre-Atlantique. Monnet, lui, est convaincu que la place de la Grande-Bretagne est en Europe et qu’un partenariat d’égaux avec les Américains est souhaitable, et même indispensable au maintien de la paix mondiale. En 1962, de Gaulle en vient même à accuser à demi-mot Monnet de souhaiter une Europe à la main des Américains, ce qui provoque la démission de plusieurs de ses Ministres. En réalité, ce n’est qu’au départ du général, contre lequel Monnet avait voté lors des élections de 1965, que les tensions entre les deux hommes s’apaisent.

11L’analyse moins chronologique que thématique développée dans certains textes met en évidence des points de convergences souvent méconnus. Exemple instructif et intéressant au vu de la situation actuelle : les conceptions convergentes de Monnet et de de Gaulle sur l’administration européenne. Pour des raisons différentes, tous deux ont œuvré pour éviter une « inflation administrative ». Monnet était attaché à la philosophie d’une « administration de mission », avec des effectifs limités, très compétents, très motivés, et une organisation souple. Il s’oppose par exemple à l’instauration d’un statut de « fonctionnaire européen ». De Gaulle, lui, ne peut vraiment concevoir d’autre administration que nationale et ses partisans dénoncent en 1967 « la conception fâcheuse de la carrière européenne ».

12En définitive, il faut admettre que s’ils se sont régulièrement opposés sur les modalités d’action, Monnet et de Gaulle se sont entendus sur l’essentiel à quelques moments clé du xxe siècle : la nécessité de continuer la lutte en 1940, de moderniser la France en 1946, de construire l’unité européenne sur la base de la réconciliation franco-allemande par la suite. Tous deux refusaient le fatalisme du destin et étaient animés par une puissante vision à laquelle ils étaient totalement dévoués. N’appartenant à aucun système, profondément transgressifs, ils allaient à l’essentiel : le combat pour la liberté, la prééminence de l’intérêt général sur les intérêts particuliers, la sauvegarde de la souveraineté et de la sécurité du continent, le volontarisme politique et économique dans les crises, et enfin la recherche de la bonne articulation entre les dimensions locales, nationales et européennes. En cela, ils sont tous deux d’une éminente actualité.

13C’est précisément des questions de souveraineté et de sécurité européennes que se sont saisies les deux tables rondes organisées à la suite du colloque historique, et dont les débats sont reproduits dans ce volume.

14La table ronde consacrée à la défense européenne pose bien le problème de l’articulation entre défense européenne et OTAN dans un contexte de guerre en Ukraine et d’incertitude sur une politique américaine largement dominée par l’affrontement avec la Chine. Dans quelle mesure les Européens doivent-ils construire une capacité de défense autonome ou se placer, au sein de l’OTAN dans une configuration qui restera probablement pour longtemps encore à la main des États-Unis ? Quelle garantie de sécurité l’Union européenne doit-elle être en mesure d’offrir à ses membres, y compris de futurs membres comme l’Ukraine ? Ce sont quelques-unes des questions débattues avec vigueur et compétence par des experts qui – pour la plupart – ont une expérience pratique des questions de défense.

15La seconde table ronde conclut nos échanges sur l’épineuse et complexe question de la souveraineté européenne, alors que la notion même de souveraineté appliquée à l’Europe ne semble pas encore clairement définie. La souveraineté européenne est-elle par définition une souveraineté partagée et est-elle indissociable de la création d’une véritable conscience européenne fondée sur une légitimité démocratique renforcée ? Ce partage de souveraineté relève-t-il d’un abandon d’autonomie pour les États ou au contraire d’un regain de capacité d’action ? L’Europe doit-elle se penser comme un empire dans un monde caractérisé par des puissances mondiales à la recherche de zones d’influence ou cultiver un espace nouveau à inventer ? Comment la nécessité croissante de gérer collectivement des biens communs comme le climat s’accorde-t-elle avec la notion de souveraineté ? Autant de questions débattues dans ces pages dans le souci de nous éclairer sur la façon dont l’Union européenne peut ou doit se penser et agir dans le monde aujourd’hui.


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