Préface

Michel Barnier

p. 7-10


Texte intégral

1Patriote et européen, gaulliste et européen, un dialogue imaginaire entre de Gaulle et Monnet m’a toujours intrigué. Malgré ou sans doute à cause de leurs divergences que l’on a parfois exagérées. Les deux grands hommes ne s’entendaient pas sur tout mais ils s’accordaient souvent sur l’essentiel, parfois pour mieux diverger sur les modalités. La question de la souveraineté, au centre des débats aujourd’hui, en est une bonne illustration. Là où de Gaulle défendait une conception de la souveraineté fondée sur l’indépendance nationale, Monnet, lui, estimait qu’il n’y aurait ultimement de vraie souveraineté pour la France qu’à travers un exercice partagé de celle-ci avec les autres nations européennes. Il n’était pas loin de franchir le pas vers une vision fédérale de l’Europe. Soixante ans plus tard, ces deux visions structurent encore nos débats, et pourtant l’histoire comme l’expérience et les nouveaux défis démontrent que le drapeau national et le drapeau européen vont ensemble.

2Il ne s’agit pas d’être européen à la place d’être patriote mais en plus ! C’est en revendiquant cette double identité que nous devons concevoir l’avenir du projet européen. Un Français qui perdrait de Gaulle serait comme un Européen sans Monnet ou Schuman, mais c’est sans doute dans l’articulation entre ces grandes figures de notre histoire commune que nous pouvons trouver les pistes pour surmonter les difficultés présentes et faire face aux défis qui sont devant nous.

3Pour de Gaulle, la souveraineté de la France est première. Tout en restant patriote, Monnet l’inscrit dans l’horizon européen. Pour lui, la vraie souveraineté est celle qui s’exerce ; on la perd quand on n’est plus capable de l’exercer. En imaginant une souveraineté partagée1, il ne se trompait pas de diagnostic et la France, plus encore en 2024 qu’en 1950, doit penser et renforcer sa souveraineté dans et avec l’Europe si elle veut la préserver. De Gaulle voit quant à lui l’Europe comme une construction culturelle et historique à préserver et appelle de ses vœux une construction européenne « qui décidera du destin du monde2 ». Pour redire ici une conviction que j’ai déjà exprimée, je pense qu’un certain nombre de grands hommes d’État nationaux lucides, ouverts sur le monde, de Gaulle, Churchill, Adenauer, feraient aujourd’hui tout autant de discours sur l’indépendance de l’Europe que sur l’indépendance nationale.

4Ce colloque qui a l’heureuse idée de confronter les parcours et les conceptions de Charles de Gaulle et de Jean Monnet est l’occasion de mieux comprendre comment les deux hommes ont œuvré ensemble à la modernisation de la France d’après-guerre et ont créé ainsi les conditions de l’unité européenne. Redonner sa grandeur à la France : c’était l’objectif du Général. Une France forte dans une Europe forte. Pour Monnet, seule une France modernisée et productive était en mesure d’assumer sa responsabilité dans la construction d’une Europe unie. Il est donc arrivé que leurs intérêts et même que leurs positions convergent, et plus souvent qu’on ne le croit. Monnet a d’ailleurs voté la constitution de 1958, car – pensait-il – « Il faut que l’autorité soit bien établie pour déléguer la souveraineté3. » Les discordances européennes que nous observons parfois ne prennent-elles pas en partie leur source dans l’incapacité de gouvernements nationaux affaiblis à défendre l’Europe face à leur Parlement et leur opinion publique ? Le Royaume-Uni au moment du Brexit nous en a hélas donné un triste exemple.

5À propos de l’entrée du Royaume-Uni dans la Communauté économique européenne en 1972, je n’ai jamais regretté d’avoir fait campagne pour le oui, sans hésitation, au référendum proposé par le nouveau Président français Georges Pompidou. C’était d’ailleurs mon tout premier vote et je savais que telle n’avait pas été pas la position du général de Gaulle. L’histoire lui a-t-elle donné raison dans son antagonisme envers le Royaume-Uni ? De Gaulle, comme il l’explique dans sa conférence de presse de novembre 1967, considérait que le Royaume-Uni était trop insulaire pour partager un destin européen. Monnet, anglophile sincère ayant passé une partie de sa jeunesse à Londres, était convaincu que la Communauté serait grandement renforcée par l’adhésion de la Grande Bretagne, tant que celle-ci serait disposée à « jouer selon les règles du club ». Dès 1962 et la première candidature britannique, Monnet écrit : « Je pense que quoi qu’en ait dit le Général de Gaulle, les négociations pour l’entrée de l’Angleterre dans le Marché commun pourraient être conclues rapidement4… »

6Comme souvent avec ces deux figures, cette controverse n’a rien d’un passe-temps intellectuel. Elle irrigue encore notre actualité et celle du Royaume-Uni qui a choisi d’être désormais solitaire plutôt que solidaire. Tout au long de cette tumultueuse relation, et bien avant de négocier le Brexit au nom de l’Union européenne, nous avons vu à quel point le Royaume-Uni n’adhérait pas vraiment aux règles du club Europe. Depuis le fameux « I want my money back » de Margaret Tchatcher, jusqu’au refus de la zone euro, les ambiguïtés d’une partie de la classe politique et du parti conservateur sont nombreuses. Mais surtout, le Royaume-Uni n’a jamais partagé l’ambition d’une Europe puissance. Pour faire écho au titre du récent rapport d’Enrico Letta, « Much more than a market », pour les Britanniques c’était plutôt « No more than a market! » Et cela d’ailleurs souligne, s’il le fallait, le paradoxe dans lequel ils se sont mis eux-mêmes en quittant non seulement l’Union européenne mais aussi le marché unique. Mais le Brexit que nous avons géré dans l’unité européenne est désormais derrière nous. Comme l’a dit Angela Merkel, l’avenir de l’Europe est plus important que le Brexit.

7Nous avons subi et affronté ensemble d’autres crises depuis 15 ans : la crise financière en 2008, des migrations en 2014, la crise sanitaire en 2020, la guerre de la Russie contre l’Ukraine, sans parler du changement climatique. Et nous savons aussi qu’il y’a d’autres crises devant nous. Il y a pour nous d’autres raisons d’agir ensemble, de faire face ensemble, de coopérer, de mutualiser. Les crises actuelles et futures nous invitent à interroger l’action de deux hommes d’État dont les vues et le destin ont été profondément forgés par la guerre. En 1940 à Londres, ils s’étaient unis dans le refus de la défaite. En 1945 et en 1950, ils s’étaient retrouvés dans l’impératif de la reconstruction puis dans celui de l’union face aux dangers qui menaçaient à nouveau le monde. Au cœur de la guerre froide, l’atlantisme de l’un et la politique d’indépendance de l’autre savaient saisir, à des degrés divers, le danger de l’impérialisme russe.

8Jean Monnet voit dans les États-Unis un partenaire naturel face aux menaces venant de l’Est, mais avec lequel il faut savoir faire jeu égal pour conserver son indépendance. Cette position n’est finalement pas si étrangère à celle du Général qui, s’il se méfie des motivations américaines en Europe, comprend que sa politique de grandeur passe par une alliance avec les États-Unis, qui n’exclut pas un dialogue avec l’Union soviétique. Mais n’oublions pas qu’il savait dénoncer sans aucune ambiguïté le « colonialisme » soviétique, qui « asservit une bonne douzaine de peuples qui lui sont complètement étrangers ». C’est même pour répondre à ce danger qu’il propose de « construire l’Europe5 ». Alors que la guerre revient à nos frontières et que la Russie de Poutine renoue avec ses racines expansionnistes, la vision courageuse de l’un et le pragmatisme efficace de l’autre sont plus que jamais nécessaires.

9Décidément, les acteurs du projet européen reçoivent beaucoup de « wake up calls » depuis quelque temps. À coup sûr, s’agissant de notre sécurité et de notre défense, l’agression russe à l’est est le plus sérieux. Dans le même temps certains discours entendus à Washington, ceux de Donald Trump en particulier, expriment une hostilité inédite au projet européen. Gardons en tête cet appel de Périclès aux Athéniens durant la guerre du Péloponnèse, qui nous ont été rapportés par Thucydide : « Se reposer ou être libres, il faut choisir. » Oui, ce qui est en cause, sous le double effet chez nous des nationalismes qui ressurgissent et des fractures du monde qui se multiplient, c’est bien notre capacité d’être libres, indépendants, autonomes.

10Je pense depuis longtemps que nous avons besoin des nations pour combattre le nationalisme. Nous avons aussi besoin de l’union des Européens pour être durablement libres et respectés. Seule cette vision profonde, ancrée dans le temps long, en nous inspirant de la force des visions qui habitaient de Gaulle et Monnet, et d’autres après eux, permettra de relancer l’envie des Français et des Européens de faire société à l’échelle de notre continent. Un continent qui doit réussir à être uni sans être jamais uniforme. La lecture de ces actes réunis par Éric Roussel et Laurent Warlouzet doit nous inspirer.

Notes de bas de page

1Monnet Jean, Mémoires, Paris, Pluriel, p. 506.

2Gaulle Charles de, Discours de Strasbourg, 22 novembre 1959.

3Monnet Jean, Mémoires, Paris, Pluriel, p. 504.

4Monnet Jean, Mémoires, Paris, Pluriel, p. 538.

5Gaulle Charles de, Vœux pour l’année 1961, 31 décembre 1960, disponible sur le site web : [http://www.ina.fr].


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