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De l'école publique à l'école libérale

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Yves Careil

Chapitre I. Décentralisation et émergence des nouvelles règles du jeu scolaire

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Géographique :

France

Texte intégral

INTRODUCTION : LA SOCIOLOGIE AU RISQUE DU DIAGNOSTIC

  • 1 J. D. Reynaud, Les règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, Paris, Armand Coli (...)
  • 2 L. Dirn (pseudonyme collectif) et F. Dortier, éditorial intitulé : « D’une France à l’autre », in (...)

1Tout en prêtant plus particulièrement attention au premier degré d’enseignement où les règles du jeu ne cessent d’évoluer, nous nous efforcerons de mieux comprendre les premières étapes de la nouvelle « distillation fractionnée » que commence à opérer le système scolaire en matière de tri social. J. D. Reynaud observe pour sa part que « la création, le maintien ou la transformation des règles, l’activité même de régulation sont bien au centre de la vie sociale (et qu’elles) sont même son caractère distinctif »1. Il invite par conséquent à analyser la manière dont elles se créent, se transforment ou se suppriment, même s’il met en doute la possibilité d’en arriver à une science les prenant pour objet : les données sociales permettent certes d’éclairer le passé, même tout récent, mais elles n’autorisent guère pour autant une véritable prédiction scientifique. Ce pessimisme relatif, qui a au moins le mérite de rappeler au sociologue d’une manière générale, et au sociologue de l’éducation en particulier, l’attitude d’humilité qui doit être la sienne, semble trouver un écho chez L. Dirn et J. F. Dortier qui écrivent2 :

« Les changements sociaux seront toujours en partie imprévisibles et instables. D’abord, parce que les facteurs qui agissent sont trop nombreux et leur enchevêtrement trop complexe pour en prévoir le cours. Ensuite, parce que l’histoire humaine est aussi le domaine de la créativité et de la volonté.
Pas plus qu’on ne peut attendre d’un physicien qu’il prédise le trajet d’une feuille morte soumise au souffle des vents, il n’est possible au sociologue de prévoir avec certitude l’évolution des changements sociaux. Son rôle est néanmoins d’indiquer la force et l’orientation des vents, afin de pouvoir connaître les directions probables du changement ».

2À travers cette présentation métaphorique, l’accent est mis sur la voie que nous-mêmes allons emprunter. Il est en fait deux raisons essentielles pour se lancer dans cette entreprise « en temps réel », au risque bien évidemment d’être démenti par les événements à venir ou, a contrario, d’être déjà dépassé par eux lors de la publication de ce texte.

3La première tient à la confirmation des constats, analyses et pronostics antérieurs. C’est en nous référant aux recherches les plus récentes de la Direction de l’Évaluation et de la Prospective (DEP), en réactualisant et en affinant ces recherches par une enquête de terrain approfondie durant quatre ans, qu’une telle confirmation a été obtenue.

4La seconde raison est d’un autre ordre. Nous comprenons fort bien qu’il existe des difficultés ou des réticences à pouvoir ou à vouloir interroger le changement scolaire sous ses aspects les plus sensibles ou les plus dérangeants. Pour notre part, cette vingtaine d’années passées dans les écoles les plus diverses nous a interdit d’ignorer l’aggravation progressive de la fracture sociale et scolaire ; ceci nous a incité à essayer d’en savoir toujours plus, et il nous est désormais d’autant plus difficile de taire notre analyse que nous voyons l’extrême droite politique faire son miel des fragilités sociales, issues des dérèglements de la vie économique ou urbaine.

5Cette seconde raison pose bien évidemment problème puisqu’elle peut conduire à un oubli du principe de neutralité axiologique cher à M. Weber. En sens inverse, le respect « scrupuleux » de ce principe peut aboutir à une « déréalisation » excessive, pouvant notamment prendre la forme d’un oubli de la prise en considération des conditions d’existence lorsque le thème abordé exigerait pourtant que l’on en tienne compte. Nous sommes renvoyés ici à un débat « politique » aussi ancien que la recherche en sciences sociales.

6Dans le précédent travail sur les instituteurs exerçant dans les cités HLM, nous pensons avoir respecté scrupuleusement l’ensemble des principes qui sont à la base de toute recherche universitaire, alors même que le sujet traité et que nous retrouvons ici sous une forme voisine, débordait d’idéologie. Rappelons que pour atteindre cet objectif, notre intention a toujours été de nous inscrire dans le cadre d’une démarche objectivante ; d’où un long et coûteux travail de décentration allant de pair avec une réelle prise de conscience de la rétention sélective d’informations que nous opérions très inconsciemment dès lors que celles-ci venaient contredire ou même simplement heurter notre manière d’appréhender les choses. Reconnaissons bien volontiers que nous avons cependant bénéficié de deux avantages notables dans cette démarche de rupture épistémologique.

  • 3 Dont J. C. Milner, De l’école, Paris, Le Seuil, 1984 est davantage le porte-parole.
  • 4 Ce positionnement majoritaire à gauche (à condition de bien s’apercevoir qu’il s’agit ici de l’aut (...)

7Le premier est lié à notre lieu d’exercice, la Loire-Atlantique, où l’enseignement confessionnel vient concurrencer fortement l’enseignement public ; où la collusion a longtemps été évidente entre l’Église, la droite et le monde des affaires et où, en conséquence, l’écart entre instituteurs « se voulant progressistes chacun à leur manière » est plus important qu’ailleurs. D’où une meilleure visibilité d’ensemble se conjuguant avec davantage de « facilités » pour appréhender les systèmes de représentation enseignants dans leur diversité. La nature des arguments avancés sur les cours de récréation ou dans les textes syndicaux sur la question hautement sensible des conseils d’école (nous y reviendrons longuement), nous a vite permis d’apercevoir que le « conservatisme » des instituteurs n’était pas exactement celui des agrégés3 ; avant de prendre conscience que ces instituteurs « conservateurs », « opposants au changement » et ennemis inconditionnels d’une deuxième gauche décentralisatrice prête à accepter la mise en concurrence des groupes scolaires en même temps qu’elle proclamait son intention de « donner plus à ceux qui avaient le moins », étaient eux-mêmes très majoritairement ancrés à gauche, voire à l’extrême gauche4 (même si, face à l’extérieur, ils revendiquaient et continuent à revendiquer haut et fort leur indépendance par rapport aux partis politiques).

  • 5 Cf. Meirieu et M. Develay, Émile, reviens vite… ils sont devenus fous, Paris, ESF, 1992.

8À l’inverse, c’était là un second avantage, notre connaissance « de l’intérieur » du mouvement de rénovation pédagogique nous a empêché d’adhérer aux discours en raccourci de certains laïques intransigeants où les enseignants en rupture avec l’ancien modèle sont présentés comme des « adolescents attardés » ou encore comme des « néo-socialistes portés vers le totalitarisme »5. En même temps, nous ne pouvions ignorer l’existence de « tribunaux pédagogiques » là où certains « rénovateurs », revendiquant pourtant un esprit de tolérance, étaient en position de force. De plus, nous avons rapidement pris conscience des différences profondes qui pouvaient exister entre les enseignants qui, de manière « spontanée », pour des raisons idéologiques et (ou) de carrière, manifestaient leur « affiliation » à ce « même » mouvement de transformation de l’école et se rangeaient donc parmi les « rénovateurs ».

  • 6 De par l’ancrage « à gauche » des enseignants (encore majoritaire même s’il s’estompe progressivem (...)
  • 7 Cf. J. C. Forquin, « Savoirs et pédagogies : faux dilemmes et vraies questions », in Recherche et (...)

9En d’autres termes, nous nous sommes très vite aperçus de la nécessité de dépasser les oppositions classiques mais réductrices du type « gauche » vs « droite »6 ou « pédagogie frontale » vs « pédagogie centrée sur l’apprenant »7 même si elles jouent un rôle important dans la construction et la structuration de leurs systèmes de représentation par les enseignants, et même si elles demeurent malgré tout pratiques pour présenter les choses dans un premier temps.

  • 8 F. Muel-Dreyfus, Le métier d’éducateur, Paris, Éd. de Minuit, 1983.

10Nous avons évoqué dans l’introduction l’évolution progressive des textes officiels qui permet le « changement » en ouvrant les brèches où s’engouffrent les acteurs individuels et collectifs les plus « intéressés » par un autre mode de fonctionnement du système scolaire. Mais nous savons aussi qu’« on ne peut analyser historiquement ou sociologiquement les institutions sans analyser les agents réels de l’histoire institutionnelle »8. C’est également à une recherche d’articulation entre ces deux pôles que nous convions le lecteur.

Constats antérieurs

  • 9 Autonomie relative du système scolaire qui aboutit à ce qu’il n’obéisse pas au doigt et à l’œil, q (...)
  • 10 Cf. M. Gilly, A. Brucher, P. Broadfoot et M. Osborn, Instituteurs anglais – instituteurs français. (...)
  • 11 A. Cadix, Gérer l’innovation technique : un nouveau projet pédagogique, Paris, Fondation nationale (...)

11On sait que l’École, comme produit de la société, est une institution qui n’est elle-même qu’une pièce du tissu institutionnel. D’où, malgré l’autonomie relative dont elle bénéficie9, des connexions inévitables, mais d’intensité très variable selon les périodes historiques considérées avec, d’une part, cette autre instance primaire de socialisation que constitue la Famille et, d’autre part, la sphère économique. Nous observerons alors que les besoins du système productif dans un pays développé tel que la France (qui a largement « choisi » de se positionner sur le créneau de la haute technologie) évoluent et exigent désormais de l’institution scolaire une production d’élèves avec de plus hauts standards10 tout en ayant également appris à apprendre, à s’adapter et à entreprendre dès le plus bas âge11. La question se trouve donc posée de la manière selon laquelle cette exigence nouvelle sera transmise à un système éducatif qui a toujours privilégié l’offre au détriment de la demande et dont le principe de fonctionnement, laïque et très ancré dans les esprits enseignants, reposait et repose encore pour une part sur une volonté affirmée d’indépendance par rapport aux pouvoirs politique, religieux et économique, au moment même où, élément essentiel, le pays s’enfonce progressivement dans une « crise » économique de grande ampleur.

12C’est fondamentalement dans la prise de distance de l’État à l’égard de sa tradition jacobine et colbertiste, dans son « désengagement », et par suite dans la territorialisation progressive des politiques éducatives, que l’on trouvera la réponse, étalée dans le temps, à cette question.

  • 12 B. Charlot (coordonné par), L’École et le territoire : nouveaux espaces, nouveaux enjeux, Paris, A (...)
  • 13 L’auteur, en employant cette expression, souligne que l’État des années de crise, s’il délègue des (...)

13S’attachant à mieux comprendre ce processus de territorialisation progressive en matière de politique éducative, B. Charlot12 choisit un angle d’attaque qui l’amène à retenir prioritairement l’évolution historique du rôle de l’État tour à tour « éducateur », « développeur », puis désormais « régulateur »13 en relation avec les changements qui affectent la société elle-même, et notamment avec ce moment-clé que constitue la crise de productivité qui s’enclenche en 1975 :

« La ″crise″ qui s’enclenche en 1975 est une crise de productivité. Pour rester compétitif face aux concurrents, chaque ensemble régional du monde, chaque pays, chaque entreprise doit améliorer la productivité du travail. Dans les sociétés industrielles occidentales, cette amélioration ne peut plus être obtenue par une accentuation du taylorisme, qui a atteint ses limites techniques, économiques et sociales. Une autre logique se met en place, qui implique d’autres modes de gestion et de formation des ressources humaines ». p. 37.

14Cette nouvelle logique reposant sur quelques principes (de diminution des coûts, de qualité, de diversification, de délégation des décisions du centre vers la périphérie) conduit à d’autres exigences en termes de formation de nouveaux producteurs, de nouveaux consommateurs et de nouveaux « citoyens » quant à la maîtrise et à l’usage des nouvelles technologies et des formes sociales qu’elles supposent et engendrent. Elle ne peut donc que trouver sa traduction au niveau du système éducatif et de chaque établissement qui devront être d’autant plus gérés avec la même efficacité qu’une entreprise que l’arrêt de la croissance économique crée l’austérité au niveau de leur financement. B. Charlot observe conjointement, et ceci intéresse très directement ceux qui cherchent à mieux comprendre le changement et les résistances qu’il occasionne, que cette période est aussi celle de la légitimation progressive de la diversité et de l’hétérogénéité qui vient s’ajouter à l’attention nouvelle portée à la qualité et l’efficacité. L’auteur souligne que l’entrée en scène de ces deux nouveaux mots clés sur la scène scolaire pose problème aux enseignants dont l’identité professionnelle s’est construite par référence à l’universel. Elle leur pose d’autant plus de problème que, dans la foulée de 1981, ce sont les représentants d’un État gouverné par la gauche qui leur expliquent désormais que leur tâche prioritaire est de gérer l’hétérogénéité au nom de l’équation « démocratisation = diversification ».

  • 14 L. Boltanski et L. Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, (...)
  • 15 J. L. Derouet, École et justice. De l’égalité des chances aux compromis locaux, Paris, Metailié, 1 (...)

15La sociologie de la justification nous rappelle pour sa part que les acteurs sociaux s’appuient sur des formes de légitimité pour accorder leurs actions, ou pour justifier les critiques qu’ils s’adressent14. Retenant prioritairement ce type d’approche pour mieux appréhender décentralisation et compromis locaux dans leurs formes actuelles, J. L. Derouet s’emploie à démontrer que l’École est désormais entrée dans un univers à principes de justification multiples15. En raison du débat critique qui s’est développé à partir de la fin des années 60, de nouvelles références ont émergé et ont mis fin au monopole de « l’égalité des chances » : la chaleur communautaire, la recherche du rendement, le respect de l’enfant, la libre concurrence entre les établissements. J. L. Derouet observe que la période actuelle est celle du début de l’émergence d’une seconde proposition de mise en forme dont on peut commencer à esquisser les traits distinctifs mais qui n’a nullement acquis le statut d’évidence. En référence à la tentative de clarification du débat idéologique qu’a tenté d’opérer le rapport du Collège de France, en 1985, il écrit finalement :

« On ne retrouvera plus la situation d’accord à partir d’un principe unique qui avait caractérisé l’école de l’égalité des chances. Il faut aujourd’hui que l’école soit la même pour tous, tout en respectant les particularismes des différentes communautés ; qu’elle développe la créativité des enfants tout en étant performante. Il n’est pas possible d’établir entre ces principes contradictoires un compromis national valable partout et en toute généralité. Il faut donc décentraliser le travail d’accord, et faire fonctionner le système à partir de compromis locaux ». p. 32.

  • 16 B. Charlot et J. L. Derouet, in B. Charlot (coordonné par), L’école et le territoire…, op. cit., c (...)

16Les analyses menées par B. Charlot et J. L. Derouet l’ont été à partir d’angles d’attaque différents, mais n’en finissent pas moins par se rejoindre. Dans un contexte de remise en question de l’État providence et d’appel concomitant à la mobilisation des acteurs locaux, elles nous offrent la possibilité de mieux penser la décentralisation comme lieu de convergence du discours moderniste social et du discours moderniste gestionnaire, même si cette convergence n’est possible « qu’au prix d’une ré-interprétation de l’impératif démocratique, qui n’est plus défini comme mouvement vers l’égalité mais comme maîtrise par chacun de son cadre de vie et de son environnement »16. Au prix d’une distanciation par rapport au double piège que constituent à leurs yeux « le roman du local » et sa diabolisation, et parce qu’ils ont tenté de saisir les enjeux politiques sous-jacents, ces deux chercheurs nous livrent en définitive une typologie des différentes versions possibles (pouvant s’articuler, mais parfois incompatibles) de la politique éducative locale, tout en se gardant bien d’en tirer un véritable bilan :

« - une version autogestionnaire, modèle Savary 1981-1982 ;
- une version ″marketing d’établissement″ ;
- une version combinant initiative locale et régulation par l’État ;
- une version ″politique de la ville″ (ou politique rurale) ;
- une version ″collectivités territoriales″ ;
- une version consumérisme (l’essentiel réside alors dans la ″désectorisation″ et le ″libre choix″ de l’établissement par les parents) ;
- une version libérale avec, à la limite, dissolution du territoire dans un ″libre marché″ ;
... et peut être une version mystificatrice, où l’État, de fait, décide, et où la collectivité se retrouve obligée d’assumer cette décision et de payer ». p. 212 et 213.

  • 17 R. Ballion, La bonne école. Évaluation et choix du Collège et du Lycée, Paris, Hatier, 1991, p. 21
  • 18 R. Ballion, Les consommateurs d’école, Paris, Stock, 1982.

17R. Ballion observe également que la « déconcentration, la décentralisation, la tendance de plus en plus affirmée à renvoyer le traitement des problèmes à la base, ouvrent des perspectives d’évolution que l’on contrôle mal »17. Rappelons que ce sociologue a été le premier à montrer combien les familles étudient l’offre scolaire avant de choisir, autant que possible, l’établissement qui semble le mieux adapté à leurs enfants18 : une attitude consumériste qui va en se développant dans tous les milieux sociaux, même si elle est plus courante dans les familles aisées ou relativement aisés. Tout en tenant compte des remarques ou critiques qui ont pu lui être adressées, il écrit une dizaine d’années plus tard (c’est-à-dire après qu’ait aussi été entérinée la victoire des parents d’élèves de l’enseignement catholique qui redoutaient que soit rognée leur liberté de choisir un établissement) :

  • 19 R. Establet, L’École est-elle rentable ? Paris, PUF, 1987, p. 206.
  • 20 R. Girard, La réussite sociale en France, Paris, PUF, 1961.
  • 21 R. Ballion, La bonne école, op. cit., p. 106-107.

« Toutes les études sur les conduites éducatives des familles soulignent que les bénéfices scolaires des enfants des milieux favorisés sont en grande partie le fruit d’une véritable politique d’éducation menée activement par leurs parents, essentiellement leur mère.
Autant les milieux populaires se considèrent étrangers à l’école, ne s’estiment pas autorisés à s’engager dans son fonctionnement, autant enseignants, cadres supérieurs et moyens exercent un contrôle sur la scolarité de leur enfant. Une enquête de Roger Establet, réalisée en 1981, nous en donne une illustration. Trois milieux sociaux contrastés ont été retenus : cadres supérieurs, employés, ouvriers. Le questionnaire a été adressé aux mères d’enfants de sixième et de cinquième. ″Les cadres supérieurs, écrit R. Establet, se distinguent surtout par le contrôle direct et méthodique de la scolarité… La mère, dans une famille de cadres supérieurs, s’astreint donc à un véritable travail qui l’amène à repérer exactement le niveau scolaire de l’enfant. C’est un parent d’élève professionnel, et non point, comme on l’a écrit trop vite, un consommateur d’école (R. Ballion, 1982). Le terme est trop faible… et trop hédoniste : l’attitude des mères évoque davantage, par la précision de son pointage temporel, les contraintes du bureau… que les délices du shopping″19. L’investissement maximal des parents cadres supérieurs s’oppose à l’investissement minimal des parents ouvriers. Les employés ont une position intermédiaire.
L’inégalité des chances tient pour beaucoup à ce ″travail″ permanent. Il est d’autant plus intense que la concurrence devient plus forte et que la massification de l’enseignement ne facilite pas les stratégies de distinction auxquelles se livrent ceux qui veulent et qui peuvent maximiser les chances scolaires de leurs enfants. Choix de la meilleure filière, du meilleur établissement, aide scolaire dont bénéficie l’élève et pression dont parfois il se passerait, interventions auprès de l’institution, vigilance pour ne point laisser passer l’information utile, pour saisir les opportunités : chaque parent ″averti″ agit en fonction de son propre intérêt. Mais ces conduites individuelles sont, au sein d’un même milieu social, étrangement semblables. Les intérêts qui les motivent et les dispositions personnelles qui les permettent sont similaires, car dépendantes de la position sociale. Elles relèvent aussi de ce que René Girard appelle le ″désir mimétique″20. Vous avez envie de ce que l’autre, celui qui vous ressemble, celui avec qui vous avez des relations et qui appartient donc au même milieu que vous, désire aussi. Toutes ces conduites semblables s’agrègent et créent une pression permanente qui, partant du haut, maintient l’écart différentiel »21.

  • 22 Entretien accordé à la revue Projet, n° 223, automne 1990, p. 10. La question posée, se rapportant (...)

18Que certains parents plutôt que d’autres soient désormais des « professionnels » cherchant à maximiser les chances scolaires de leurs enfants apparaît désormais comme une évidence. Tout en poursuivant l’analyse sur ce thème, A. Prost n’hésite pas à enfoncer le clou en qualifiant de sociales, et non pas d’éducatives (comme elles cherchent à se présenter), les nouvelles stratégies parentales mises en œuvre par rapport au système éducatif22 :

« – Oui, mais ce sont des stratégies sociales, non des stratégies éducatives. Il est très rare de voir les gens préférer un établissement à un autre pour des raisons proprement éducatives. Les parents veulent avant tout le niveau, la réussite scolaire ; l’équilibre de l’enfant, la formation du caractère, l’apprentissage du service et de la responsabilité viennent très loin derrière. Les seuls à se poser les vraies questions sont ceux qui ont tiré un trait sur la réussite sociale, sur les espoirs de promotion. Ainsi, quand l’enfant est malade, handicapé ou déviant, les parents font des choix éducatifs en fonction de critères comme l’épanouissement et le bonheur de l’enfant, parce qu’ils savent que, de toutes façons, la promotion sociale est impossible ».

  • 23 P. Perrenoud, La pédagogie à l’école des différences, Paris, ESF, 1995.

19En conclusion à ce rapide tour d’horizon bibliographique qui n’avait pour autre ambition que de fixer les choses, et avant que nous n’exprimions notre propre point de vue (tout à fait dans la continuité des extraits que nous venons de citer, mais traduisant aussi notre propre position institutionnelle), nous reviendrons encore sur un aspect du « changement » tel qu’il se donne à voir « autour » de l’École et qui nous paraît tout à fait essentiel : celui de la place et du rôle qu’occupent les « nouvelles classes moyennes » dans ce processus de professionnalisation en regard de la situation qui est celle des milieux populaires ou « très » populaires (comme on les appelle désormais). P. Perrenoud apporte ici une réponse stimulante et très explicite23 :

  • 24 Souligné par nous. Sur l’ambivalence de la notion de démocratisation (quantitative vs qualitative) (...)

« Au sens strict, la démocratisation exigerait l’égalité des chances d’accès à n’importe quels filière et niveau de formation, quels que soient le sexe, l’origine sociale ou nationale, l’appartenance ethnique, linguistique ou confessionnelle. Cette forme d’égalité n’a pas beaucoup progressé, sauf entre les sexes. En revanche, on observe un démocratisation des études au sens large, assimilée à l’élargissement du recrutement des filières conduisant aux études longues. Qui profite de cette évolution ? Essentiellement les classes moyennes : fortement exclues des filières nobles il y a trente ans, elles y ont désormais largement accès. Elles se sont en même temps transformées, faisant en leur sein une part croissante aux ″nouvelles classes moyennes″, qui ne tiennent pas leur statut de la propriété (comme les artisans et petits commerçants), mais du niveau de formation : travailleurs sociaux, enseignants, spécialistes des soins infirmiers, travailleurs de la publicité ou des médias, cadres moyens, métiers universitaires les moins bien situés. Ces nouveaux électeurs ont porté au pouvoir des gouvernements modérés (de centre-gauche ou de centre-droite), dans l’attente qu’ils ouvrent à leurs enfants les voies royales des études longues. Aujourd’hui, le but est atteint. Faire accéder aux mêmes études les enfants des classes populaires qui en restent exclus n’est plus prioritaire, cela pourrait même aller contre les intérêts bien compris des classes moyennes désormais majoritaires, sinon dominantes dans les sociétés tertiaires24 ». p. 183 et 184.

Intrusion de la « société civile » et gestion tripartite

  • 25 Cf. en particulier : M. Clouscard, Le capitalisme de la séduction. Critique de la social-démocrati (...)
  • 26 V. de Gaujelac et I. Taboada Léonetti, La lutte des places, Marseille, Epi - Hommes et perspective (...)

20Dans un premier temps, nous retiendrons l’ordre chronologique pour présenter notre point de vue. On sait que les événements de mai 68, marqués par la brusque irruption de la société civile face à la bureaucratie de l’époque, ont ébranlé le fonctionnement des institutions (notamment celui de l’institution scolaire) et ont abouti en définitive à une évolution notable du rapport que les individus, désormais soucieux d’échapper à la contrainte sociale, entretenaient auparavant avec l’État. Nous effectuerons, avant de nous pencher plus attentivement sur la question scolaire, un autre constat, à savoir que la société capitaliste a parfaitement su juguler et finalement tirer profit d’un mouvement de contestation de l’ordre établi comportant dans ses rangs nombre de révoltés se réclamant pourtant de l’idéologie marxiste ou (et) libertaire. Avec le recul, il apparaît de fait que la revendication d’une plus grande liberté s’est surtout traduite par l’émergence de nouveaux marchés, de nouveaux classements sociaux et de nouvelles disqualifications au niveau de pratiques possédant à l’origine un parfum libérateur25. Sur ce thème, V. de Gaulejac et I. Taboada Léonetti écrivent26 :

« Les grands mouvements revendicatifs des années 60-70 qui, au nom de la nature de l’homme, de son épanouissement et de sa liberté, ont ébranlé le pouvoir vertical et hiérarchique, semblent avoir servi de marchepied à un mouvement libéral, au sens économique du terme, qui s’est engouffré dans la brèche ouverte dans le système culturel. La croyance dans la toute-puissance des capacités de l’homme est venue accabler l’individu du poids de la responsabilité de ce qu’il pouvait devenir. L’acteur est seul sur la scène, devenue trop étroite pour le nombre d’acteurs engagés ; la compétition pour y rester est féroce. Les plus faibles – les moins qualifiés, les plus pauvres, les plus seuls – ne peuvent compter sur un arbitre qui semble n’être là que pour sanctionner les défaites. L’État, qui devrait assurer la régulation des conflits et compenser les inégalités, semble se limiter aux soins des blessés pour les empêcher de mourir ». p. 21-22.

  • 27 C. Etévé et C. Gambart, Que lisent les enseignants : lectures et diffusion des connaissances en éd (...)

21Opérons une transition entre ce constat d’ordre sociétal et celui qui pourrait être effectué au niveau du système éducatif. Nous prendrons alors un exemple que nous emprunterons aux « coulisses » de l’univers enseignant. On sait que les instituteurs et les professeurs ne sont pas, d’une manière générale, des lecteurs assidus en matière de littérature pédagogique27. Par rapport au temps libre dont ils y disposent et notamment par rapport aux vacances où ils entreprennent souvent des voyages plus ou moins lointains, il est par contre un ouvrage que l’on trouve très régulièrement chez eux, et pas seulement chez ceux de la « nouvelle » génération. Nous voulons parler du « Guide du routard », dont les auteurs avouent eux-mêmes que les cadres (sans plus de précisions) constituent leur clientèle privilégiée. L’objectif affiché est ici de voyager « autrement », « différemment », en instaurant « d’autres relations » avec les populations visitées. Le discours délivré, trouvant très clairement son inspiration dans l’après-68, se veut généreux et progressiste. Constatons alors le décalage entre cette ambition et la réalité la plus souvent observée, à savoir l’enrichissement de quelques-uns allant de pair avec une dégradation des rapports humains et sociaux par suite de l’introduction et du développement de l’économie touristique dans nombre de lieux désormais révélés au grand public, mais aussi aux agences de voyages et aux promoteurs, et autrefois à l’écart des grands circuits traditionnels.

22En définitive, nous serions tentés de penser qu’un processus assez similaire dans ses grandes lignes (« lesbons sentiments ne résistent pas aux logiques sociales »), se produit actuellement au niveau du fonctionnement du système éducatif, dont on ne voit pas a priori pourquoi il constituerait une exception à la règle.

  • 28 A. Prost, L’enseignement et l’éducation en France, L’école et la famille dans une société en mutat (...)
  • 29 Tels qu’on les retrouve théorisés chez le philosophe Alain.
  • 30 P. J. Simon, Histoire de la sociologie, Paris, PUF fondamental, 1991.

23On sait que l’école primaire ancienne fonctionnait tout à la fois « en vase clos »28 et sur la base d’un double principe opérateur central des conduites enseignantes : celui d’une part, de « l’uniformité de traitement des élèves » ; celui, d’autre part, d’une mise à l’écart du monde extérieur d’une manière générale et des parents en particulier. Face à ces principes29 qui traduisaient à leur manière, selon le niveau des connaissances et le rapport des forces de l’époque, la montée en puissance historique du triptyque « raison-science-progrès »30, renvoyaient eux-mêmes à une conception spécifique de l’enfance en même temps qu’à une perception fortement teintée de négativité de l’environnement social et de ses groupes de pression, les événements de mai 68 ont constitué à l’évidence un moment clé puisqu’ils ont engendré un fort mouvement de contestation portant tout à la fois sur la manière de gérer la classe et sur le rapport que l’École se devait d’entretenir avec l’extérieur… même si nous avons tendance à penser, pour notre part, que ces événements ont surtout contribué à accélérer un processus de changement déjà amorcé institutionnellement et officiellement (rappelons que le tiers-temps pédagogique a été expérimenté dès 1964), tout en lui donnant une coloration très particulière et hautement confusionnelle. La position d’intériorité est ici fort utile pour s’y retrouver.

24* Sous l’angle de l’accroissement d’audience des idéologies personnaliste, communautariste, marxiste et libertaire au début des années 70 et dans le champ institutionnel de l’enseignement du premier degré, nous retiendrons au moins deux faits marquants qui traduisent cette poussée et nous permettront d’introduire deux dimensions véritablement essentielles à nos yeux pour appréhender le « changement » dans toute sa complexité, à savoir les dimensions syndicale et politique, étroitement liées (de par l’existence de liens organiques entre les principaux syndicats enseignants et les partis politiques), elles-mêmes en relation plus ou moins étroite avec la dimension pédagogique.

25– L’entrée en lice du SGEN-CFDT dans un univers où le SNI-PEGC prenait en charge la totalité de l’existence professionnelle de ces adhérents et s’était constitué, de facto, en « institution syndicale totale » selon l’expression d’A. Robert. Cette entrée en lice attire surtout l’attention par le fait qu’elle a permis l’expression de certaines voix discordantes qui n’avaient pas (ou guère) de tribune jusqu’alors et qu’elle a engendré une nouvelle manière d’entendre l’action revendicative. Le fonctionnement même de ce syndicat à ses débuts (son côté anti-hiérarchique ainsi que la priorité accordée à la convivialité), l’origine jociste d’une partie de ses membres et le type de revendications qu’il a pu avancer, soulignent en premier lieu l’influence de certaines luttes qui se déroulaient dans le champ religieux, où les «communautés de base » et autres «équipes sacerdotales » étaient en première ligne contre le conservatisme de Rome… bien que ce serait malgré tout une erreur de surestimer cet héritage « religieux de (deuxième) gauche » puisque, certains militants se définissant eux-mêmes comme marxistes et (ou) libertaires, ont pu être attirés momentanément par le « basisme » de ce syndicat tout en y occupant éventuellement des postes de responsabilité ; puisque son ouverture aux « mouvements sociaux » lui a valu et lui vaut encore l’adhésion de personnes (des femmes en particulier) qui, pour certaines d’entre elles au moins, se déclarent volontiers comme athées ou agnostiques.

  • 31 L’évolution que nous constatons en Loire-Atlantique est tout à fait similaire à celle que P. Clanc (...)

26– l’attirance plus ou moins ponctuelle qu’a pu exercer le groupe Freinet sur de nombreux jeunes enseignants (souvent attirés conjointement par le SGEN-CFDT)… et qui ne pouvait guère que conduire à une évolution de ce mouvement pédagogique composé à l’origine par une poignée d’enseignants (-tes) hétérodoxes, d’origine populaire et très engagés idéologiquement aux côtés des milieux populaires31. Sur ce thème, nous laisserons la parole à l’une d’entre elles :

  • 32 Entretien de Mme G., 1985.

« Dans la période actuelle32, le groupe départemental de l’ICEM en Loire-Atlantique fonctionne surtout à partir d’un petit noyau de fidèles, avec finalement peu de jeunes… Les jeunes viennent et repartent : ils hésitent à s’investir au niveau du groupe, alors qu’ils semblent très accrochés par ce type de pédagogie et ce que ça sous-entend idéologiquement. Ils nous apportent beaucoup ; ça nous stimule ! Mais je crois que ça ne correspond pas à leur demande d’appartenir à un groupe structuré, rattaché à un groupe national comme l’ICEM. Au niveau des pratiques en classe, mon impression, c’est qu’ils prennent l’essentiel ; essentiel qui n’est pas toujours visible pédagogiquement. Ça m’est arrivé d’aller dans des classes de jeunes ; on ne voit pas du premier coup d’œil que c’est une classe Freinet : il n’y a pas les rites. Bon, ceux de ma génération, tu le vois tout de suite quand tu rentres dans leur classe : la pratique du texte libre, le journal, les correspondants… Mon impression, c’est que les jeunes, ce n’est pas leur souci premier : ils veulent avant tout changer les relations, le fonctionnement de la classe, même si dans un premier temps les outils, les techniques pédagogiques ne sont pas installés […]. De mon temps, dès 16 ans, on était orienté vers la profession d’instituteur ; maintenant les jeunes instituteurs font autre chose avant, ce qui leur permet d’avoir un regard plus critique sur la profession ; et je crois que c’est ça qui les fait venir au groupe plus que leur origine sociale, quoique c’est peut-être lié, parce que les jeunes qui vont en fac après le bac, avant d’être instits sont peut-être aussi favorisés socialement […]. Mon sentiment, sur l’idéologie du groupe, c’est qu’elle s’est affinée, qu’elle s’est personnalisée ; la réflexion sur le plan idéologique s’est approfondie… Il faut s’entendre sur les termes : je parle d’idéologie politique, mais à travers la pratique. C’est vrai qu’au début du mouvement ″École Moderne″, il y avait des retentissements à l’extérieur de l’école : Freinet s’occupait de beaucoup de choses à l’extérieur. C’est quelque chose que maintenant on ne voit plus : nous sommes militants dans des syndicats ou d’autres groupes, mais le mouvement en tant que tel n’a pas une réelle action sur le monde politique comme on l’entend habituellement. Mais je pense que l’idéologie qui sous-entend la pédagogie Freinet, on en discute beaucoup ; on ne l’a pas abandonnée, elle s’est affinée ; elle est sûrement moins unitaire ; on ne peut pas dire qu’il y ait une ligne pure et dure au mouvement. Les discours des gens qui militent au groupe sont variés ; moi, je prétends qu’entre nous il y a un consensus. Le mouvement regroupe dans la période actuelle des personnes appartenant à diverses tendances ; on a eu des trostskistes, des catholiques pratiquants, des mystiques à la limite, des matérialistes… L’essentiel étant pour elles de participer au travail coopératif ».

  • 33 Tout en soumettant à l’analyse sociologique la théorie pédagogique du mouvement Freinet qui doit f (...)

27Soulignons bien que le groupe Freinet est devenu un pôle d’attraction au moment même où les nouvelles instructions officielles (celles, justement, du début des années 70), lui ont largement « emprunté » les principes pédagogiques qu’il préconisait33. Ceci ne pouvait guère que se traduire par des secousses à l’intérieur du mouvement. P. Y., responsable national de l’ICEM et militant de la première heure nous donne son opinion à ce sujet :

– « Le pouvoir lui-même a récupéré les idées de Freinet en les adaptant à l’école capitaliste et bourgeoise, en les dénaturant et en enlevant à ce type de pédagogie ce qu’elle a de révolutionnaire ; ce qui a jeté un trouble parmi les militants du groupe qui ont accusé cette pédagogie d’être devenue officielle ».

  • 34 Entretien réalisé en 1986. Rappelons que C. Freinet est mort en 1966 et que ce décès du « père » a (...)

28… avant de constater quelque peu désabusé « qu’à l’intérieur du mouvement les références à la lutte des classes sont de moins en moins fréquentes »34.

  • 35 Le conseil d’école est composé des membres suivants : le directeur de l’école comme président, le (...)

29* Sous l’angle, cette fois, du type de relation que l’École se doit d’entretenir avec l’extérieur, on peut considérer que l’instauration des conseils d’école35, introduisant de fait la notion de gestion tripartite, constitue institutionnellement le véritable début de la rupture avec le passé. Très certainement cet événement n’a-t-il pas reçu toute l’attention qu’il méritait dans l’univers de la recherche en éducation, aussi nous attarderons-nous sur les propos tenus par A. Prost quelques années après la promulgation des premiers textes régissant leur fonctionnement et ouvrant implicitement la voie à une discussion commune des méthodes ou des tâches d’enseignement :

  • 36 A. Prost, L’enseignement et l’éducation en France, Tome IV, op. cit., p. 199.

« Le ministre René Haby a institué en 1977 dans les écoles primaires des comités de parents, élus à la proportionnelle, et des comités de maîtres dont la réunion forme les conseils d’école, dotés de certains pouvoirs administratifs et pédagogiques (décret du 28 décembre 1976). Il est encore trop tôt pour faire le bilan de ces conseils, mais leur mise en marche a été difficile, et les instituteurs, soutenus par le SNI, n’y ont pas mis beaucoup de bonne volonté. Tout se passe comme si, pour que l’école et la famille entretiennent de bons rapports, il fallait que chacun reste de son côté. L’instituteur n’a pas à faire de commentaire sur ce qui se passe dans la famille, et il attend en contrepartie que la famille lui fasse confiance. Les conseils d’école sont perçus comme le début d’une surveillance, un partage du pouvoir, une dépossession, et les instituteurs n’ont pas tort d’y voir la fin de leur autonomie36 ».

  • 37 Rappelons que le SNI-PEGC (premier syndicat de la FEN de par le nombre des adhérents) s’était cons (...)
  • 38 Éclatement de la FEN qui était d’autant plus prévisible qu’au niveau le plus général la perspectiv (...)

30Nous observerons cependant que la promulgation de ces textes a non seulement provoqué des turbulences chez les instituteurs pris individuellement, mais qu’elle a aussi et surtout conduit à une scission au sein du SNI-PEGC, se traduisant par l’émergence du SNUDI-FO en raison du départ des militants de la tendance FUO et d’une partie de ceux de la tendance UID37 : il s’agit là d’instituteurs qui, tout en redoutant conjointement une remise en cause progressive du principe de séparation de l’Église et de l’État, ne pouvaient accepter la gestion tripartite ou, autrement dit, que l’État se dessaisisse de ses prérogatives en matière d’instruction. Ne nous y trompons pas. Ce dont il s’agit ici n’est rien d’autre que la première étape du processus d’éclatement de la FEN désormais arrivé à son terme38 ; n’est rien d’autre que le véritable début de l’affrontement désormais public entre partisans de « l’ancienne » doctrine laïque et ceux qui se réclament de la « nouvelle » laïcité (tout en qualifiant la première de « dogmatique »), entre partisans de « l’ancienne » gauche jacobine (alliés pour la circonstance avec quelques républicains se situant à droite sur l’échiquier politique) et ceux de la « deuxième gauche » décentralisatrice qui, pour leur part, perçoivent l’État comme inévitablement contraignant, uniformisateur et bureaucratique.

  • 39 Même si cela est peu su, il est quand même significatif de constater que, plus de 20 ans après l’i (...)
  • 40 MAIF, CAMIF, maison d’édition SUDEL, MRIFEN, MGEN, CASDEN-BP, MAE, FCPE sans oublier pour autant l (...)
  • 41 C’est en particulier toute l’histoire de la prise de distance de la FCPE vis-à-vis du SNI-PEGC qu’ (...)

31En d’autres termes, c’est aussi et très certainement en tout premier lieu l’observation des conséquences de l’instauration des conseils d’école39 qui permet de mieux comprendre la réalité d’actions d’autant plus régulièrement menées en ordre dispersé que les revendications sont rarement de même nature, ou l’existence d’un solide « cordon sanitaire » (sous forme de « no man’s land ») lors des grandes manifestations « unitaires » contre la révision de la loi Falloux (janvier 1994) ou contre le plan Juppé (décembre 1995). Ceci nous amène à proposer une lecture très politique de la promulgation des textes à l’origine de cette instance participative d’un type nouveau. Ce n’est un secret pour personne que la droite au pouvoir a longtemps caressé l’espoir de faire éclater cet important « groupe de pression de gauche que constituait l’empire enseignant » étant bien entendu que la puissance de ce dernier résultait autant du nombre considérable des adhérents au SNI-PEGC, que du réseau qui s’était créé autour de ce syndicat40 à une époque où les instituteurs, en plein « âge d’or », constituaient un groupe social fortement homogène, ayant une forte image de lui-même, et n’hésitaient pas à s’engager dans des processus d’autonomisation qui ont largement contribué au développement de « l’économie sociale ». N’ayant pas été dans le secret des princes, nous ne pouvons certes pas affirmer haut et fort que le principal objectif recherché à travers ces textes était l’affaiblissement de cette « forteresse » en jouant sur les divergences de vue (et d’intérêts) qui, même soigneusement cachées, n’en existaient pas moins entre ses composantes et au sein-même de ses composantes. Tout au plus pouvons-nous constater avec le recul que ce décret de décembre 1976 offrait l’avantage d’apporter à l’époque une première réponse aux aspirations de la « société civile » (la seconde véritable réponse est le projet d’école qui, adopté par le conseil d’école, est désormais obligatoire depuis la circulaire du 15.2.1990)… et que l’objectif que nous venons d’évoquer selon une supposition raisonnable a été largement atteint en même temps que les (ex) partenaires laïques prenaient acte de la « brèche » ainsi ouverte et se positionnaient par rapport à elle ; en même temps que se révélaient les lignes de fracture sur la place à réserver aux parents (aussi bien dans le domaine pédagogique qu’au niveau de l’action revendicative41) et, à un niveau plus global, en matière de définition pouvant être donnée de la laïcité…

Les confusions du « modernisme pédagogique »

  • 42 G. Kepel, Les banlieues de l’Islam, Paris, L’épreuve des Faits/Seuil, 1987.

32** Comme nous l’avons vu avec B. Charlot, l’arrivée au pouvoir de la gauche en 1981 n’a pas spécialement eu comme effet de restabiliser le corps enseignant (et ses « satellites ») puisqu’on leur propose désormais de travailler « autrement » et d’innover à la base (l’auteur souligne l’importance que prennent les concepts de « partenariat » et de « réseau » dans le vocabulaire de l’Éducation nationale) avec tout ce que cela entraîne en termes de conversion professionnelle, identitaire et culturelle pour la plupart d’entre eux. Quant à la fin de la période Savary, provoquée par la gigantesque manifestation pour la défense de l’école privée de juin 1984, elle mérite aussi toute notre attention. G. Kepel42 écrit à ce sujet, non sans avoir rappelé au préalable que l’éducation des enfants constitue le point d’articulation entre famille et société civile :

« Les parents d’élèves catholiques, qui manifestaient alors contre les menaces que, selon eux, faisait peser sur l’école ″libre″ le projet de loi du ministre socialiste de l’Éducation nationale Alain Savary, redoutaient les conséquences d’une emprise plus grande de l’État sur les établissements où ils avaient choisi de placer leur progéniture. Perdre les enfants, ici, c’était les voir acquérir de ″mauvaises idées″ sous la houlette d’″enseignants syndiqués″ coiffés par un gouvernement ″socialo-communiste″ et, également les voir se mêler, par le jeu de la carte scolaire, à des camarades d’extraction sociale plus humble, et donc aux petits immigrés. La hantise des parents qui défilaient dans Paris était double : à la crainte de la dissolution de l’identité morale et de l’ébranlement du système de valeurs familial, s’ajoutait la peur d’un enseignement de qualité insuffisante qui n’assurerait plus la promotion sociale ».

33… avant d’en arriver à la conclusion que cette mobilisation en défense de l’école privée

« a manifesté d’une manière exemplaire comment pouvait peser, sur l’État laïc français des années quatre-vingt, le religieux qui, quoique du ressort privé de chaque citoyen, s’immisce, par le biais de cet enjeu qu’est l’éducation des enfants, dans la société civile à travers l’accomplissement en elle de la famille, et comment des segments de la société civile font, par suite, pression sur l’État ».

  • 43 Dans un article publié par le quotidien Libération du 12 septembre 1995 et intitulé « Droits de l’ (...)
  • 44 La référence à l’encyclique papale « Evangelicum Vitae » est ici incontournable de par les réactio (...)

34L’auteur pose ainsi la question fondamentale des frontières entre la sphère privée (où se voit théoriquement cantonnée la religion dans un état laïc) et la sphère publique. Des frontières dont la sociologue M. V. Louis nous rappelle fort justement qu’elles ne sont rien d’autre que le produit d’une construction historique, non exempte de contradictions43 et sans cesse remise en cause par des groupes de pression aux objectifs souvent opposés44.

  • 45 Cf. R. Ballion, Les consommateurs d’école, op. cit. ; G. Langouet et A. Léger, Public ou Privé ? T (...)
  • 46 M. Boucard, L’écharde. Témoignage d’un directeur d’école catholique, Maulevrier, Hérault éditions, (...)

35Nous observerons conjointement que cette victoire des défenseurs de l’école catholique en 1984, tout en pérennisant l’existence d’un système dual d’enseignement, transforme notablement la donne pour l’École publique en une période où les parents d’élèves sont également de plus en plus nombreux à pratiquer le « zapping » scolaire45. Autrement dit, les enseignants de l’école publique, face aux nouveaux termes de la concurrence et même si cela va contre leurs convictions, ne peuvent guère que s’engager un peu plus dans un processus d’alignement sur une École qui loin de s’en tenir à l’offre, privilégie bien davantage la demande d’éducation, au risque de perdre une partie de son « caractère propre », non pas sous la perspective de son mode de fonctionnement selon une certaine logique marchande qui a toujours été la sienne, mais sur le plan de sa spécificité religieuse, même si les parents catholiques, appartenant pour certains d’entre eux aux fractions les plus « traditionalistes », continuent de fait à y détenir le pouvoir par le biais des OGEC et des APEL, ainsi que le constate M. Boucard46.

  • 47 Conflit analysé par B. Geay, « Espace social et coordinations », Actes de la recherche en sciences (...)
  • 48 Coordination possédant à la fois une dimension corporatiste et une dimension « démocratie directe  (...)
  • 49 Les textes ont été abolis lors de l’alternance politique qui a suivi. Dans l’état actuel des chose (...)
  • 50 La révision de la loi Falloux, porteuse il est vrai d’une forte charge symbolique, ne fait après t (...)

36** Nous parachèverons ce tour d’horizon des dates ou périodes de l’histoire récente qui méritent selon nous d’être prioritairement retenues en évoquant cette fois l’ensemble des années 80, marquées par l’approfondissement de la « crise » économique. Des années pendant lesquelles la gauche a été le plus souvent au pouvoir, et au cours desquelles on a assisté, assez paradoxalement, à une mise en avant des valeurs de l’Entreprise s’accompagnant d’une montée en puissance de l’idéologie managériale sur la scène scolaire. Cette montée en puissance, trouvant au niveau du premier degré sa traduction première dans une volonté institutionnelle de reprendre en main le mode de fonctionnement des établissements, ne pouvait que heurter de plein fouet la sensibilité d’instituteurs d’autant plus soucieux de défendre « leur autonomie de fonctionnement » que c’est « la dernière chose qui leur reste » comme ils le disent eux-mêmes. Dès lors qu’on prend le temps d’interroger cette « autonomie », elle se présente de facto comme un mixte entre la réaffirmation de « la nécessaire indépendance de l’enseignant » par les maîtres d’école « les plus âgés » pour qui la logique du profit continue à apparaître comme à l’opposé d’une logique de formation, et la volonté de celles et de ceux, fortement diplômés, de la nouvelle génération de ne pas être traités en simples exécutants. Le conflit des « maîtres directeurs », en décembre 1987, sous R. Monory47, nous paraît à cet égard tout à fait révélateur de ce choc frontal même si le sentiment d’avoir été « méprisé » a très largement servi de catalyseur à une révolte dont l’ampleur même a surpris les organisations syndicales qui, pour la première fois, ont été confrontées au phénomène de la coordination48. Là-encore, nous ne sommes pas dans le secret des princes ou de la haute noblesse d’État pour savoir si la « caporalisation » décrétée49 n’était que la première étape d’un processus devant conduire aux « postes à profil », à la nomination de leurs adjoints par des chefs d’établissement dotés d’un véritable pouvoir hiérarchique (thème sensible s’il en est), à la désectorisation et aux « chèques-éducation », mais ce dont nous sommes certains, c’est que la mobilisation qui a suivi, en même temps que celle, ultérieure, de janvier 1994, ont mis l’accent sur ce qui ne pouvait être accepté par la majorité des instituteurs, dès lors tout au moins qu’il s’agit d’un gouvernement de droite50.

  • 51 Nous avons évoqué dans cette partie certaines mobilisations importantes qui n’en traduisent pas mo (...)

37Soulignons bien cependant que nous avons écrit « la majorité des instituteurs » et non pas « les instituteurs ». On sait désormais les limites du recours à l’acteur collectif (« la classe ouvrière », « les femmes », « les jeunes »…) dès lors qu’il s’agit d’approcher toute la complexité de la réalité sociale. On retrouve ces mêmes limites lorsqu’il s’agit actuellement de rendre compte de ceux qui ont comme point commun d’enseigner dans le premier degré mais qui, de fait, différent profondément par leurs attentes extérieures vis-à-vis du système éducatif, par leurs représentations et pratiques professionnelles, par leur propension à se mobiliser51. Ceci nous amènera à l’autre dimension fondamentale de notre problématique, à savoir l’évolution historique du profil sociologique de ces enseignants sans laquelle certaines pièces du puzzle ne peuvent guère être articulées.

  • 52 R. Mouriaux, Le syndicalisme enseignant en France, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1995.
    A. Robert, (...)

38Au préalable, nous estimons toutefois qu’il est absolument nécessaire de continuer à dresser le tableau des termes actuels de la confusion (au sens propre et au sens figuré) tout en poursuivant aussi la réflexion dans le domaine très certainement le moins étudié par la recherche en éducation, à savoir les nouvelles formes de l’action militante chez les instituteurs, même s’il est désormais possible d’en savoir bien davantage que dans un passé récent sur le syndicalisme enseignant proprement dit, sa spécificité et son évolution52.

  • 53 Cf. le débat très actuel qui, sur le thème « citoyens » vs « citoyens consommateurs », oppose les (...)
  • 54 Cf. en particulier, S. Garelli (sous la direction de), The World Competitiveness Report, 15e éd., (...)
  • 55 Cf. la revue Croissance, n° 384 bis, 1995.
  • 56 À titre d’anecdote, nous nous souviendrons longtemps de l’éclat de rire de ce directeur d’école âg (...)
  • 57 Y. Careil, « Radioscopie des instituteurs exerçant dans les écoles primaires des cités HLM de l’ag (...)
  • 58 J. Houssaye, École et vie active. Résister ou s’adapter ?, Neuchatel-Paris, Delachaux et Niestlé, (...)
  • 59 Sur les liens conflictuels qu’entretenait Célestin Freinet avec les théoriciens de l’École Nouvell (...)
  • 60 Cf. l’émission « La rue des entrepreneurs », « France Inter », samedi 2 sept. 1995. Toujours par r (...)
  • 61 Selon une enquête nationale conduite auprès des militants de l’ICEM, il s’avère après analyse des (...)

39** La société dans laquelle nous vivons, marquée en profondeur par un ébranlement de la condition salariale (cf. R. Castel), évolue en même temps que s’accroît la mondialisation du marché ; en même temps que s’accentuent la division internationale du travail et la subordination du politique à l’économique ; en même temps que la recherche de compétitivité s’impose comme le nouvel impératif. Tout ceci, comme nous l’avons déjà évoqué, se traduit par de nouvelles exigences en termes de nouveaux producteurs, de nouveaux consommateurs et de nouveaux « citoyens »53, pendant que la richesse du monde grandissant, sa distribution devient de plus en plus inégalitaire. Nous observerons toutefois que les managers et les économistes libéraux, dès lors qu’ils ne sont pas aveugles et (ou) prisonniers du court terme, s’aperçoivent eux-mêmes que le libéralisme conduit à un démantèlement du contrat social et à une fracture croissante au sein de la société parce que l’économie de « proximité » (plus protégée, plus coûteuse, moins efficace, mais nécessaire pour assurer la cohésion sociale) est de plus en plus bousculée par l’économie exposée à la concurrence internationale (gérée au plus près, créatrice de richesses mais de peu d’emplois). D’où l’ambition affirmée d’harmoniser compétitivité économique et développement humain à travers la recherche d’un point d’équilibre qui supposerait le choix politique d’un certain niveau d’inefficacité54. Cette ambition, même si elle peut engendrer le soupçon sur sa mise en œuvre effective, permet au moins l’instauration d’un débat reprenant les « mêmes » termes puisque, y compris dans le camp diamétralement opposé, certains marxistes, face aux déconvenues de l’histoire récente, seraient prêts à accorder au marché une place plus importante qu’ils ne lui accordaient auparavant. En conséquence, la confusion actuelle réside pour beaucoup en ce que les protagonistes en présence, qui ne précisent pas toujours « d’où ils parlent », et encore moins les constructions mentales qu’ils opèrent pour adapter la nouvelle donne à leurs ambitions personnelles, mettent des contenus très différents derrière les termes génériques sur lesquels ils se « retrouvent ». Ainsi en est-il de la « démocratie » dont on en arrive « parfois » à se demander si elle ne serait pas surtout « le prête-nom commode de la technique et du capitalisme » ; « des droits démocratiques » qui ne « pourraient être » en définitive « qu’un habillage destiné à faire passer les dures lois du capitalisme et les contraintes de la techno-science »55. Ainsi en est-il également, de l’expression « politique sociale » qui peut être entendue comme politique en faveur des plus démunis, alors que dans d’autres sphères moins portées au progressisme, elle revêtira un sens beaucoup plus austère. Le champ de l’Éducation use et abuse lui-aussi de ces « mots de passe », et on notera que la nécessaire « responsabilisation » de l’enfant via l’adulte56 peut être entendue sous l’angle d’une solution aux carences du système éducatif en matière de culture politique, alors que pour certains ultra-libéraux américains (mais qui bénéficient déjà d’un public attentif en France), il s’agira surtout de préparer l’émergence d’un adulte capable d’agir et de réagir par lui-même dans un contexte d’inexistence ou de quasi-inexistence de l’État-providence. On notera également que la désormais incontournable « recherche de l’autonomie de l’enfant » n’échappe bien évidemment pas à cette ambiguïté. Pour les enseignants novateurs les plus progressistes, elle sera pensée comme la première étape indispensable d’un processus devant conduire en définitive à l’autogestion sociale57. Mais on s’aperçoit, sous une autre perspective, que cette « même » autonomie doit être possédée par l’adulte qui court de plus en plus le risque d’être confronté à des situations déstabilisantes (« crise » de la famille, chômage endémique, développement de la précarité et de la flexibilité de l’emploi…), tout en l’étant aussi par celui qui, occupant une position haute sur le marché du travail, doit avoir appris à endiguer le plus tôt possible le flot continuel des connaissances nouvelles. Il apparaît dès lors que l’ambiguïté des termes génériques employés renvoie aussi à celle du mouvement de rénovation pédagogique, aux interrogations de J. Houssaye58 sur la nature libérale et (ou) « socialiste » des pédagogies nouvelles qui veulent contribuer à l’émergence d’une société « nouvelle », sans que le positionnement des « rénovateurs » par rapport à l’économie de marché ne soit clairement établi, et sans que l’on sache très bien s’ils souhaitent l’instauration d’une société plus juste socialement, d’une société d’individus « épanouis » ou encore d’une société qui serait la concrétisation sur terre de la cité de Dieu augustinienne, lorsqu’on leur propose dans le même temps, généralement sous couvert d’« innovation » mais aussi de plus en plus explicitement, une École mieux adaptée aux contraintes « incontournables » de la compétition économique internationale. Pour en revenir à C. Freinet, qui fut en son temps un adversaire déclaré des hobereaux tout en militant à l’École Émancipée, mais dont on ne saurait oublier qu’il fut aussi un lecteur attentif de la Bible (et de Teilhard de Chardin) et que ses premiers écrits se présentaient sous la forme de paraboles, sans doute serait-il surpris d’apprendre que le type de pédagogie populaire dont il a été le promoteur59 est désormais « prôné » publiquement par des décideurs parce qu’elle développe chez l’enfant « le sens de l’initiative et de l’action »60 ? D’apprendre encore que ceux et celles qui s’inscrivent aujourd’hui le plus directement dans sa continuité se détournent très majoritairement des quartiers « très populaires » pour aller enseigner sous des cieux plus cléments61 ?

  • 62 Cf. leur faible succès durant la « crise sociale » de décembre 1995.

40Constatons enfin que cette ambiguïté, à la suite de retournements dans un sens ou dans l’autre, se retrouve pleinement sur le front des luttes dont les formes ont elles-aussi fort logiquement évolué, bien au-delà de ce qui est le plus visible : l’émergence des coordinations (dès lors toutefois que les revendications demeurent catégorielles)62 ou encore, sur un registre voisin, le recours éventuel à des « arrêts de maladie simultanés » en lieu et place d’un mouvement de grève qui s’afficherait comme tel. Tout en levant le coin d’une voile dont nous estimons qu’il doit l’être si l’on veut saisir au plus près les transformations qui affectent le système éducatif, nous prendrons deux autres exemples qui nous paraissent tout à fait révélateurs de la période actuelle en ce sens qu’ils contribuent à la déstabilisation identitaire des instituteurs et tout particulièrement de ceux qui inscrivent leur action en référence à une visée de démocratisation de l’accès au savoir et à la culture :

  • 63 Cf. ICEM, les équipes pédagogiques, Paris, Maspéro, 1980.
  • 64 Montée de l’individualisme qui trouve aussi sa traduction au sein de « l’empire ». À titre d’exemp (...)
  • 65 De par les modalités selon lesquelles ce corps a été institué sur la base d’un accord entre le SNI (...)
  • 66 Pour le même travail d’animation en BCD, on trouvera aussi bien des instituteurs titulaires en réa (...)

41* Le premier aura trait aux équipes pédagogiques qui, à l’origine, étaient très clairement considérées par certains instituteurs comme des instruments de lutte remettant en question la hiérarchie63. On s’aperçoit que, sous une forme aseptisée idéologiquement, elles tendent désormais à être imposées par l’institution, via principalement les pressions exercées par les inspecteurs départementaux sur les directeurs d’école, et que les instituteurs sont, pour une part, explicitement jugés sur leur engagement à les faire exister et à les faire vivre. Dans le même temps, ce corps professionnel, en raison notamment de l’absence de perspectives de carrière, est de plus en plus gangrené par l’individualisme64, rongé par le sectarisme pédagogique, traversé par les rancœurs et divisions qu’y entraîne l’instauration du corps des professeurs d’école65, tandis que dans les établissements scolaires, se multiplient les statuts, les niveaux de recrutement et les écarts de salaire, y compris lorsque les postes occupés sont identiques66.

42* Le second exemple se rapportera aux conseils d’école qui continuent à être perçus par certains instituteurs (le plus souvent syndiqués au SGEN-CFDT ou au SNUipp-FSU) comme des instances de retournement parce qu’ils permettent aussi de trouver des « alliés » (au niveau des municipalités et des parents) ou, en d’autres termes, de construire les « forces sociales » susceptibles de faire avancer les revendications, si ce n’est pour « une autre École », tout au moins sur les effectifs-élèves (autre thème sensible s’il en est). Peut-être le moment est-il venu de commencer à tirer un premier bilan sur la réalisation effective de cet objectif, mais à condition de bien s’apercevoir :

  • d’une part, qu’en raison de l’émergence du SGEN CFDT et de l’éclatement de la FEN, l’ensemble des syndicats, pour recruter, se voient obligés tout à la fois d’observer un certain silence sur une partie de leurs analyses (en même temps qu’ils se livrent à la surenchère en matière de prestation de services) et d’obtenir des résultats en matière de satisfaction de leurs revendications.
  • d’autre part, que les syndicats les plus engagés dans la recherche d’appuis et de relais extérieurs se voient confrontés, d’une manière générale, à des mobilisations d’importance très inégale selon la catégorie sociale d’appartenance des parents concernés. Autrement dit, ils s’aperçoivent progressivement de la difficulté à mener des actions décisives en quartier défavorisé, dans le même temps où ils ne pourront guère que mettre en avant les « victoires » obtenues « avec l’aide » des parents de milieu favorisé qui, en bons stratèges ne se contentant pas d’agir de manière individuelle pour la réussite scolaire de leur descendance, ont à ce point compris la marche à suivre pour obtenir l’ouverture ou la non-fermeture d’une classe (occupation de l’école, « séquestration » du directeur, appel à des personnalités politiques d’envergure tout en essayant d’obtenir leur participation à une classe sauvage fortement médiatisée67) que le soutien du syndicat et son impact… en deviennent parfois anecdotiques68.
  • 69 Après avoir observé qu’il n’y a pas une conception unique de la laïcité « à la française », J. Gau (...)
  • 70 L’Ouest de la France est ici un lieu privilégié pour constater le décalage entre le « dire » et le (...)
  • 71 Dans un entretien accordé au Monde de l’Éducation, intitulé « L’école doit résister aux pressions (...)
  • 72 Dans un article intitulé « La France n’est plus laïque », in Le Monde du 11.5.96, O. Vallet presse (...)
  • 73 R. Establet, « Principaux domaines de recherches en France. Sociologie de l’éducation », in Découv (...)

43Très certainement percevra-t-on à travers cette épreuve du « local » (parmi bien d’autres) de nouvelles atteintes à la laïcité, dont la définition n’a certes jamais été véritablement stabilisée69, mais dont on voit encore moins ce qu’elle peut signifier, quand des hommes politiques s’en réclament désormais lorsque, dans les faits, ils continuent à agir contre l’école publique70, quand des sectes la revendiquent pour défendre le mode de fonctionnement de leurs propres écoles et quand certains arrêts du Conseil d’État en faveur des attentes de l’une ou l’autre des grandes religions monothéistes ouvrent un peu plus la porte à de nouveaux appétits71. En ces temps de construction d’une Europe libérale et fort peu sociale, et où s’esquisse à ce même niveau « une voie moyenne, intermédiaire, entre la laïcité et la religion d’État »72, il n’est sans doute pas inutile de rappeler que l’exception française tient pour beaucoup à la laïcité de l’école publique, malgré son inachèvement et la « confiscation » de sa neutralité73 par les classes dominantes…

École maternelle, école primaire : les différences

  • 74 M. Gilly, A. Brücher, P. Broadfoot et M. Osborn, Instituteurs anglais, instituteurs français…, op. (...)

44La problématique du changement et des résistances qu’il occasionne au sein de l’École ne peut être comprise indépendamment des bouleversements qui affectent la structure sociale. C’est ce que nous rappellent également des chercheurs tels que M. Gilly, A. Brücher, P. Broadfoot et M. Osborn dans un ouvrage où ils s’assignent comme objectif d’approfondir des comparaisons déjà amorcées, à partir d’observations auprès d’instituteurs, sur le « professionnalisme » et l’exercice des responsabilités dans des systèmes scolaires, anglais et français, qui relèvent de principes structuraux profondément différents (centralisation vs décentralisation)74. Tout en notant ce qui différencie les évolutions respectives, les auteurs n’en soulignent pas moins que celles-ci :

« ont été ponctuées par les mêmes grandes étapes : mouvement d’alphabétisation déclenché par la Réforme, à la fin du Moyen Âge, et développement d’un enseignement dominé par l’Église ; avènement de la société industrielle, au XIXe siècle, et mise en place d’un enseignement public pour tous ; évolution croissante des besoins socio-économiques au cours du XXe siècle avec ouverture progressive du secondaire aux enfants du peuple parachevée, après la seconde guerre mondiale, par la prolongation des études obligatoires et la ″démocratisation″ de l’enseignement secondaire ; évolution technologique et informatique des années 70-80 et crise de l’emploi (avec en point de mire l’ouverture des frontières européennes) et réformes récentes des structures et du fonctionnement de l’école. L’émergence de la question scolaire, dans un pays comme dans l’autre, s’est toujours produite dans le sillage de bouleversements sociaux et socio-économiques, avec de larges brassages d’idées et d’inévitables décalages entre l’apparition des besoins et les changements entrepris pour tenter de les satisfaire ».

  • 75 Autre terme qui participe pleinement à l’apparente homolalie actuelle. Cf. en particulier, L. Tang (...)
  • 76 Nous rappelerons (très brièvement) que l’école de J. Ferry était profondément ségrégative. D’un cô (...)

45C’est de manière tout à fait délibérée que nous avons choisi de mettre l’accent, dans les pages précédentes, sur ce qui constitue l’un des corollaires inéluctables de la mondialisation croissante du marché, à savoir les nouvelles exigences de la sphère économique, plus que jamais à la recherche de personnes mieux formées, autonomes, responsables, développant des qualités de comportement professionnelles, et qui tend désormais, tout en se focalisant sur l’« employabilité », à ne plus vouloir reconnaître, en lieu et place des diplômes, que les compétences75 correspondant à cinq métiers (« produire, maintenir, concevoir, administrer, vendre ») si l’on s’en tient aux propos régulièrement tenus par ses principaux responsables. Ces nouvelles exigences, relayées par un État qui s’est progressivement « désengagé » en même temps qu’il était dirigé par des hommes politiques convertis sans trop le dire au néo-libéralisme depuis une vingtaine d’années, tendent désormais à occuper pleinement le devant de la scène sociale et scolaire. Dès lors que les propositions concurrentes se voient en quelque sorte reléguées à l’arrière-plan, on s’aperçoit mieux qu’elles constituent le véritable fondement des transformations qui affectent une institution scolaire dont on ne saurait oublier, sous la perspective cette fois de leur réception, qu’elle fonctionnait il n’y a pas si longtemps encore selon une logique clairement ségrégative (l’école « du peuple » vs l’école « des notables »76) qui ne pouvait guère qu’être « dépassée » (en raison tout à la fois de son caractère trop ouvertement injuste socialement ; de l’évolution du marché du travail vers davantage de qualification et de complexification, et du développement concomitant des nouvelles couches sociales intermédiaires pendant la période allant de la fin de la guerre au milieu des années 70), mais qui n’en continue pas moins à la marquer en profondeur.

  • 77 A. Henriot-Van Zanten, « L’ouverture de l’école : ambiguïté du discours, diversité des pratiques » (...)

46Autrement dit, parmi les ordres ou sous-ordres d’enseignement qui composent cette même institution scolaire, le primaire, de par son ancien statut de pièce maîtresse de l’école « du peuple », de par la persistance d’une culture de métier spécifique et de par son éloignement en nombre d’années-élève de la sphère économique, apparaît tout à la fois comme relativement moins exposé à ces nouvelles exigences et comme le moins prompt à les accepter. À ceci près, cependant, que la pénurie des moyens ne peut plus guère qu’être gérée « au plus près », et que les brèches désormais ouvertes permettent déjà à la loi du marché et à certains parents plutôt que d’autres d’y marquer progressivement des points. C’est fondamentalement de « l’ouverture » de l’École sur l’extérieur dont il s’agit ici ; un thème que nous allons approfondir progressivement et où l’on retrouve bien évidemment l’ambiguïté du discours et la diversité des pratiques. A. Henriot-Van Zanten écrit à ce sujet, après avoir souligné que la liaison entre la démocratisation de l’École et son « ouverture » n’a rien de mécanique et demande à tout le moins d’être explorée77 :

« Concernant le discours, il faut d’abord noter que si le thème de ″l’ouverture″ est toujours directement ou indirectement lié à celui de la ″crise″ de l’école, des aspects fort différents sont mis en avant suivant l’appartenance sociale et professionnelle de celui qui l’exprime. L’un évoque la crise de l’école en tant qu’instance de préparation à l’insertion professionnelle, en opposant la ″clôture″ de l’école aux mutations économiques et aux évolutions du marché de l’emploi. L’autre met l’accent sur la ″crise″ de l’école en tant que qu’instance de socialisation et confronte la ″clôture″ de l’école aux expériences des enfants et des jeunes hors de l’enceinte scolaire. Un autre encore souligne la ″crise″ d’un modèle pédagogique : les pratiques enseignantes sont critiquées à la lumière de celles d’autres groupes : formateurs d’adultes, travailleurs sociaux… Enfin, un quatrième point de vue compare l’immobilisme et l’uniformité de l’institution à la diversité des attentes et des initiatives locales.
Dès lors, les pratiques ″d’ouverture″ ne peuvent être que variées, voire contradictoires. Qui sont tout d’abord les ″partenaires″ de l’école ? Suivant les représentations de ″l’ouverture″, on privilégie tantôt les familles, tantôt les pouvoirs locaux, tantôt les entreprises ou les institutions d’animation et de travail social. Le contexte local joue à cet égard un rôle important : à la campagne, l’enseignant conserve encore sa suprématie dans le domaine éducatif ; en ville, il est confronté à un conglomérat très hétérogène de professionnels et de bénévoles qui, s’ils ne se posent pas toujours en artisans de nouvelles formes éducatives, demandent de plus en plus à intervenir dans la gestion ou les activités quotidiennes de l’institution scolaire ».
p. 202-203.

  • 78 A. Prost, Éloge des pédagogues, Paris, Seuil, 1990, cf. en particulier p. 48-57.
  • 79 Modèle de la négociation dont nous rappellerons qu’il repose sur une nouvelle définition de la pri (...)
  • 80 Cf. en particulier, A. Percheron, « Stratégies éducatives, normes éducatives et classes sociales » (...)
  • 81 Dont nous rappellerons qu’il se présente historiquement comme une pratique des classes supérieures (...)
  • 82 M. Colin et C. Coridian, Les produits éducatifs parascolaires : une réponse à l’inquiétude des fam (...)
  • 83 Parmi les « alicaments » qui commencent à pénétrer le marché français (Cf. Le Monde du 16 juin 199 (...)
  • 84 Cf. G. Coq, Laïcité et république. Le lien nécessaire, Paris, éditions du Félin, 1995, p. 227-242.

47Nous nous attarderons présentement sur les parents d’élèves qui, selon la fraction de classe à laquelle ils appartiennent, diffèrent profondément par leurs conditions d’existence, par leurs aspirations vis-à-vis du devenir scolaire et social de leur descendance, par la nature et le volume des capitaux qu’ils sont susceptibles de pouvoir mobiliser, et par leurs attentes en matière de socialisation des enfants et de gestion de l’apprentissage par les enseignants. Sous cette dernière perspective, nous nous référerons notamment à A. Prost78 pour souligner l’évolution historique en matière d’éducation familiale telle qu’elle s’est donnée à voir dans le contexte de plein emploi, de forte croissance économique et de développement des « nouvelles classes moyennes » qui fut celui, déjà évoqué, des « trente glorieuses » : d’une soumission inconditionnelle de l’enfant à la collectivité familiale (reposant sur un principe d’obéissance tout à fait compréhensible dans une société de pénurie), on est passé progressivement au modèle de la négociation79. Mais il faut souligner en même temps que la prise de distance par rapport au rigorisme antérieur, au principe même d’une contestation de nature « psychologique-psychologisante » du mode de fonctionnement de l’école primaire ancienne, a surtout été le fait des « fractions intellectuelles des classes moyennes et supérieures »80, selon la terminologie employée par J. C. Chamboredon et J. Prevot dans « Le métier d’enfant ». Pour le dire plus nettement : ce nouveau regard porté sur l’enfant et son développement, via notamment le jeu éducatif81, dont la distribution est très inégale socialement, ne pouvait qu’engendrer de nouvelles attentes vis-à-vis de l’École. On s’aperçoit désormais très clairement que ces nouvelles attentes ont pris la forme d’une demande insistante de collaboration étroite entre les enseignants et les parents, et par conséquent « d’ouverture » de l’École dans le cadre d’une autre pédagogie où ce qui est appris-construit par l’enfant à l’extérieur (son « vécu »), vient s’articuler autant que possible avec ce qui est appris-construit durant les heures de classe en présence d’instituteurs ayant eux-aussi une optique pédagogique et éducative moderniste. Nous poursuivrons en observant que ce changement d’attitude de certaines fractions de parents a aussi eu pour effet de contribuer fortement au développement du marché des produits éducatifs parascolaires dont l’on apprendra sans surprise qu’ils sont prioritairement destinés « en retour » aux parents des classes moyennes82. Ce marché de « l’angoisse » ne cesse de se diversifier et de s’étendre83 à travers de nouvelles technologies (qui engendrent elles-mêmes de nouveaux marchés, dont celui, très lucratif, de la formation à leur « bonne utilisation » pédagogique). Son développement s’alimente au souci toujours croissant de réussite scolaire dans un contexte social marqué par la difficulté croissante des jeunes à s’insérer dans le monde du travail. L’essor de ce marché pose au moins deux questions essentielles : celle, d’une part, de la « qualité » du suivi et de l’accompagnement de la scolarité dans le cadre familial et (ou) dans ce que l’on appelle désormais le « tiers lieu éducatif »84 ; celle, d’autre part, du financement indirect des groupes scolaires par le « don » qui peut leur être fait de ces produits éducatifs qualifiés de parascolaires, mais tout à fait utilisables en classe pour la plupart d’entre eux, sans que cela n’empêche les parents qui le peuvent et le « veulent », d’agir de manière beaucoup plus directe en d’autres occasions.

  • 85 D’où un risque très réel d’amalgame, notamment lorsque l’on tente de rendre compte de l’évolution (...)

48Nous en arrivons à la rencontre, déjà effective ou restant en suspens selon le cas considéré, entre ces nouvelles attentes parentales et le préélémentaire d’une part, l’élémentaire d’autre part ; deux « sous-ordres » d’enseignement, certes rattachés l’un et l’autre au premier degré et pour lesquels il n’existe ni concours d’entrée spécifique, ni formation séparée85, mais qu’il faut dissocier puisque chacun possède une spécificité non seulement institutionnelle, mais aussi historique et sociale.

  • 86 A. Prost, L’enseignement et l’éducation en France, op. cit.

49Pour ce qui est de la maternelle dont l’essor a été considérable depuis la fin de la guerre en raison d’une demande sociale toujours croissante de préscolarisation, A. Prost86, s’appuyant sur ses propres travaux ainsi que sur ceux de J. C. Chamboredon et J. Prevot, souligne son changement très progressif mais désormais définitif de statut (« de garderie pour enfants pauvres à celui d’étape indispensable du développement enfantin ») dès lors qu’à partir des années 60, les milieux sociaux favorisés ont commencé à y envoyer non seulement leurs enfants en bas-âge qui jusqu’alors étaient gardés à domicile, mais aussi leurs filles adultes pour y enseigner. Sous la perspective des pratiques adoptées en classe, le constat que l’on peut effectuer aujourd’hui est celui d’un changement « définitif » : l’ancien modèle « productif » (en ce sens qu’il privilégiait l’exercice de type scolaire, au niveau tout au moins de la grande section) a cédé la place au nouveau modèle « expressif » (en ce sens que la primauté est désormais accordée à « l’expression », à « l’épanouissement » du jeune enfant, et par suite au jeu éducatif).

  • 87 E. Plaisance, L’enfant, la maternelle, la société, Paris, PUF, 1986.

50S’attachant à mieux saisir cette montée en puissance du modèle « expressif » dans une école maternelle où il s’est en définitive imposé, et où les institutrices ne possèdent plus guère d’attaches populaires, E. Plaisance écrit pour sa part87 :

« L’emprise du modèle expressif dans l’école maternelle moderne ne s’explique donc pas seulement par la pénétration des enfants des classes moyennes et supérieures mais aussi par les effets de proximité sociale qui s’affirment de plus en plus entre les parents de ces enfants et les institutrices elles-mêmes. Celles-ci adhèrent d’autant plus à un modèle éducatif qui met au premier plan l’expression personnelle de chaque enfant que leur propre situation sociale les incite à partager les valeurs de couches sociales rattachées aux classes moyennes et supérieures. Leur place objective dans les rapports sociaux s’est modifiée dans le sens d’une accentuation de leur appartenance à des couches bourgeoises et petites-bourgeoises et, dans la même période, leur représentation du jeune enfant a coïncidé avec l’évolution des références culturelles propres à ces couches sociales. Dès lors, l’explication vraisemblable de l’évolution pédagogique de l’école maternelle après 1945 ne se ramène pas à un simple schéma de causalité allant de la nouvelle clientèle à l’emprise du nouveau modèle expressif, comme si les parents avaient imposé leur propre vision du monde à l’institution. C’est plutôt un schéma où se manifestent des interactions complexes qu’il conviendrait de construire, où la place spécifique des agents de l’institution serait reconnue, un schéma de causalité non point tellement circulaire, ce qui laisserait encore trop supposer des phénomènes de simple reproduction culturelle, mais plutôt ″en spirale″, où de nouveaux modèles éducatifs sont mis en pratique par les institutrices dans la réalité quotidienne de leur classe et, en même temps, sont fortement soutenus par certains parents qui opèrent eux-mêmes, à l’égard de leurs propres enfants, des modifications de leurs attitudes : le modèle expressif correspondrait donc à une transformation interne de l’école maternelle mais aussi à l’instauration de nouvelles alliances sociales entre les agents de l’institution et certains parents, enfin à de nouvelles formes de socialisation du jeune enfant, à la fois dans le cadre familial et dans le cadre scolaire ».
p. 196-197.

  • 88 C. Volkmar, « L’éveil précoce : enjeux et perspectives », in Le Furet, n° 14, mai 1994 ; « Les pet (...)

51Cette manière d’appréhender les choses, désormais adoptée par certains analystes qui s’attachent à dévoiler les enjeux sociaux des autres secteurs professionnels s’intéressant à la prime-enfance88, met l’accent sur ce qui s’apparente fort à la prise de contrôle historiquement réussie des « fractions intellectuelles des classes moyennes et supérieures » sur le pré-élémentaire, avec pour conséquence une sélectivité insidieuse puisque si la connivence culturelle et sociale entre les professionnels et certains parents permet de réussir à établir la continuité des formes de transmission culturelle propres à certains groupes sociaux favorisés, elle en exclut de fait les parents de milieu défavorisé pour lesquels des mots tels que « expressivité », « épanouissement », « créativité », ont d’autant moins de sens que leur vie entière est marquée par la dépossession. Dès lors, surgit nécessairement la question de savoir ce qu’il en est pour le primaire.

52On voit mal, en effet, la raison pour laquelle ces fractions de classe resteraient inactives face à une école élémentaire qui s’adresse désormais à l’ensemble des enfants des différents milieux sociaux depuis que le système scolaire est devenu monovalent :

  • alors même que cette école primaire continue plus ou moins à fonctionner selon les principes de « l’école du peuple ».
  • alors même que la pédagogie qui s’y rattache, fortement teintée d’austérité et par là-même génératrice de rejet chez l’élève, ne prépare pas au mieux aux professions hautes qu’elles prévoient pour leur descendance.
  • alors même que sur fond de conditions d’existence favorables et d’accès privilégié aux découvertes les plus récentes en matière de psychologie de l’enfant et de la relation adulte/enfant, elles ont un autre modèle pédagogique et éducatif à proposer ; celui que nous avons évoqué précédemment, que nous qualifierons de « souplement structuré ». En vertu de ce modèle, les responsables institutionnels se devraient de légitimer ce qui constitue pour elles les fondements de la relation au jeune enfant (son bien-être, son épanouissement personnel, son plaisir et sa curiosité), même si a contrario ces fractions de classe savent bien ou commencent à s’apercevoir que leur descendance devra aussi être amenée progressivement vers cette « conduite vertueuse de l’ascétisme productif89 » qui, dès lors qu’elle sera suffisamment ancrée chez l’adolescent pour offrir une protection face aux messages hédonistes que la société ne cesse d’envoyer, conditionnera l’obtention des titres scolaires les plus recherchés dans un contexte où il ne suffit plus désormais d’être brillant (vs laborieux), d’accéder par imprégnation à une « culture désintéressée », pour réussir scolairement et socialement.

53Le problème pour ces fractions de classe, dont nous ne prétendons pas qu’elles possèdent pour autant un véritable pouvoir de manipulation (Cf. Chapitre II), est le suivant : le mode de fonctionnement du primaire, comme enjeu social dont l’importance ne doit surtout pas être sous-estimée, ne peut évoluer aussi rapidement que celui du préélémentaire. C’est ici toute l’inertie d’un sous-ordre d’enseignement beaucoup moins prompt à se transformer en courroie de transmission des nouvelles demandes sociétales qui mérite d’être interrogée en relation avec la nature même du terrain ; en relation, inséparablement, avec la manière spécifique selon laquelle évolue le profil sociologique de celles et de ceux qui y enseignent.

54Nous observerons en d’autres termes :

  • que contrairement à la maternelle, il existe dans l’enseignement élémentaire un programme au sens fort du terme. Un programme dont la lourdeur s’origine pour bonne part dans l’attitude maximaliste des instituteurs des générations passées, soucieux de perpétuer une tradition de sérieux face à des élèves qui pour la plupart d’entre eux se voyaient interdits d’enseignement secondaire. Un programme certes « en voie d’allégement » au niveau de certaines disciplines mais qui, modernité et ouverture à l’Europe aidant, en voit apparaître d’autres90, avec pour conséquence une marge de manœuvre toujours réduite pour les instituteurs légalistes actuels, même s’il suffit d’avoir enseigné en centre ville et dans les « banlieues » pour savoir qu’elle peut varier notablement selon le public d’élèves accueilli, selon le degré de proximité ou d’éloignement de la culture familiale par rapport à la culture scolaire, selon le travail de suivi et d’accompagnement de la scolarité accompli par les parents.
  • que contrairement à la maternelle qui continue dans une très large mesure à être « réservée » aux femmes et dont le développement a été considérable en simplement quelques décennies (avec pour conséquence des résistances forcément moins vives au changement), l’enseignement élémentaire a un long passé institutionnel derrière lui. Un long passé pendant lequel la figure mythique et profondément masculine de « l’instituteur traditionnel », héritier des Lumières et ancré dans la croyance en l’École libératrice, a longtemps occupé le devant de la scène et y est encore très présente (même si, dans la réalité, le taux de féminisation relevé au niveau du primaire a toujours été plus important que ne pouvait le laisser penser l’image dominante de la profession donnée à l’extérieur, n’a cessé d’y croître91 et y sera encore bien plus élevé à l’avenir).
  • 92 Cf. Y. Careil, Instituteurs des cités HLM…, op. cit., p. 31-50.

55Nous touchons là à l’évolution de la structure de recrutement des instituteurs. Un élément tout à fait fondamental puisqu’il renvoie aux conditions qui doivent obligatoirement être réunies pour que l’on assiste à un « changement » d’une toute autre ampleur que celui qui a pu être prôné avant 1968 par de rares praticiens hétérodoxes dans le primaire, à savoir la rencontre nécessaire entre des facteurs structurels (des réformes – celles du début des années 60 – qui tout en changeant le cadre juridique, le statut et la finalité de l’école élémentaire sont de nature à provoquer ce changement) et de nouvelles attentes extérieures (dont nous avons vu d’où elles provenaient) ; des agents sociaux désireux de participer à la mise en œuvre de ces réformes et porteurs de ces nouvelles attentes extérieures devant absolument par ailleurs être présents à l’intérieur de l’institution92.

56Dès lors que l’on s’attache à pratiquer une estimation aussi fine que possible des caractéristiques sociales que les enseignants du premier degré possédaient hier, possèdent aujourd’hui et ne pourront guère que posséder demain (cf. la deuxième partie où cet aspect sera également développé), la prise en compte de la variable sexe est incontournable, mais à condition de bien observer conjointement, et nous rejoignons là la thématique de l’origine sociale et de son évolution, que si la « bourgeoisie » a commencé à orienter ses filles vers les métiers de puéricultrices, de jardinières d’enfants et d’institutrices en maternelle à partir des années 60 (cf. A. Prost), elle est fort loin, autant qu’on le sache, d’avoir agi de la sorte vis-à-vis du primaire (tout au moins jusqu’à ces dernières années). Dès lors, l’élévation de l’origine sociale du personnel enseignant des classes du CP au CM2 se présentera comme un phénomène beaucoup plus récent, beaucoup plus limité en comparaison du préélémentaire ; comme une conséquence quasi-mécanique de l’élévation au fil des ans et sur l’ensemble du territoire du titre de capacité exigé pour pouvoir prétendre à exercer le métier : rappelons pour mémoire qu’il y a tout juste une vingtaine d’années, on pouvait encore être recruté en qualité de « normalien de souche » avec le seul BEPC, et qu’il faut désormais la licence au minimum pour espérer devenir professeur d’école.

Les nouveaux paradoxes de la profession d’instituteur

Une situation doublement paradoxale

57S’intéresser de près aux instituteurs et notamment à ceux de l’enseignement élémentaire, c’est se voir confronté à une situation doublement paradoxale au niveau le plus global.

  • 93 Comme en témoignent les lettres de récrimination, de plus en plus nombreuses, adressées par les pa (...)
  • 94 C. Thélot, « L’origine sociale des enseignants », in Éducation et Formation, n° 37, mars 1994, 19- (...)
  • 95 Redéfinition symbolique qui peut passer par l’utilisation en classe de la technologie la plus avan (...)

58Nous observerons tout d’abord que c’est au moment-même où la profession perd son prestige social et devient très clairement une « profession cible93 », qu’elle est de plus en plus pénétrée par la descendance de milieux sociaux favorisés ne s’y intéressant guère auparavant94. Cette situation conduit à des tentatives de redéfinition symbolique dès lors que cette profession est, comme c’est le cas, relativement élastique95.

  • 96 Les investigations que nous avons menées sur une trentaine de départements laissent clairement ent (...)

59Cette situation paradoxale se redouble d’un appariement non moins paradoxal entre instituteurs et parents. Compte tenu de la ségrégation spatiale et sociale telle qu’elle peut être observée, cet appariement paradoxal n’est rien d’autre que la conséquence directe de l’existence du « plan de carrière » dont la profession s’est elle-même dotée historiquement par le biais du barème (accordant de fait la primauté à l’ancienneté générale de service96) que les instituteurs font valoir lors du mouvement annuel d’attribution des postes. Si l’on examine les grandes lignes de ce « plan de carrière », on s’aperçoit sans surprise qu’en milieu urbain, les écoles situées « en cité HLM » sont les premières à pouvoir être obtenues à titre définitif (avec une ancienneté de service faible ou relativement faible), bien des années en tout cas avant que ne puissent l’être celles implantées dans les quartiers favorisés socialement.

60Cela signifie, dès lors que l’on établit cette fois la relation avec ce phénomène relativement récent que constitue l’« embourgeoisement » des institutrices(-eurs) du primaire, que celles (ceux) possédant le moins d’attaches populaires seront surtout présentes(-ts) dans les quartiers « très populaires », avec pour conséquence, sur fond de conditions d’existence radicalement différentes, le risque bien réel d’un choc (parfois brutal) entre les habitus générateurs de pratiques en présence (P. Bourdieu), entre l’individualisme « d’épanouissement » et l’individualisme « négatif » (R. Castel) ; avec pour conséquence, « si l’on préfère », le risque d’une situation de « colonisation » des enfants des « cités » par des enseignants, originaires des milieux aisés et résidant « ailleurs », qui leur imposeraient leur civilités (F. Dubet).

  • 97 A. Léger et M. Tripier, Fuir ou construire l’école populaire ?, Paris, éd. Méridiens-Klincksieck, (...)
  • 98 Mesure dont l’on observera qu’elle est, de manière très significative à nos yeux, en partie contra (...)

61Ce que nous venons d’écrire ne signifie pas pour autant que cette nouvelle génération d’institutrices(-eurs) sera seule présente dans ces quartiers où les enfants sont tout particulièrement exposés à la violence des rapports sociaux. Ces quartiers sont, de fait, les plus délaissés par la profession97. Il n’en existe pas moins des enseignants relativement âgés, voire même en fin de carrière, qui s’y « attardent » pour des raisons très diverses (convictions idéologiques se redoublant dans bien des cas d’un fort sentiment d’utilité sociale, sentiment de trahison éventuellement éprouvé à l’idée de les quitter ; position de notable, poids des habitudes prises de longue date, méfiance vis-à-vis des parents « inquisiteurs » des beaux quartiers…) se conjuguant éventuellement avec les mesures déjà prises pour « récompenser ceux qui tiennent » dans ces écoles (car c’est bien de cela dont il s’agit) dès lors qu’elles « bénéficient » du label ZEP ou « quartier sensible » (« salaire de la peur » sous forme de prime spécifique, moyens « supplémentaires » que nous examinerons de plus près, « prime au départ » sous forme de points de bonification98), en n’hésitant pas à se déclarer eux-mêmes « masochistes » (cf. les conditions de travail fort peu propices à l’accumulation de « mauvaise graisse ») et alors même que leur barème leur permettrait pourtant d’amoindrir leur souffrance en allant enseigner dans des classes plus faciles.

62Réaliser une radioscopie de la fraction du corps professionnel exerçant dans ces quartiers n’a donc rien d’évident, et l’est d’autant moins que certains instituteurs, dans ces écoles comme ailleurs, n’hésitent pas à dénoncer publiquement la recherche universitaire en éducation et ses « donneurs de leçons coupés des réalités du terrain » dont ils estiment qu’ils n’ont rien à attendre, si ce n’est de nouveaux désagréments pour eux-mêmes, pour les syndicats auxquels ils appartiennent principalement (SNUDI FO et SIEN) et pour l’école publique. C’est néanmoins ce travail dans lequel nous nous sommes engagés dans le cadre de notre recherche de doctorat, sur les « banlieues » de Nantes et en bénéficiant par là-même de certaines « facilités » déjà évoquées au début du chapitre I.

63Il n’est nullement question de reprendre ici l’ensemble de nos analyses. Nous nous voyons cependant obligés de rappeler les principaux constats auxquels nous sommes parvenus, parce qu’ils constituent le socle quantitatif de la grille de lecture que nous proposons ; parce que ces mêmes constats, revisités en fonction des remarques ou critiques qui ont pu nous être adressées, nous ont servi à réarmer un travail d’observation du milieu que nous avons poursuivi et amplifié. Soulignons bien, une fois encore et avant de poursuivre, que nous nous en tiendrons présentement à ce qui n’est rien d’autre qu’un « résumé d’une synthèse » tout en ayant bien conscience des limites du genre.

64Cette première recherche, accompagnée d’une immersion de longue durée sur le terrain, a donc donné lieu, en mai 1988, à la passation d’un questionnaire dans les 29 écoles élémentaires présélectionnées des « cités HLM » de l’agglomération nantaise. Un questionnaire destiné uniquement aux enseignants exerçant dans les classes du CP au CM2 depuis au moins la Toussaint et qui, malgré son poids, a obtenu un vif succès puisque 96 instituteurs (64 F, 32 H) y ont répondu, soit un taux de réponses à peine inférieur à 60 %. Il s’est avéré, en outre, après vérifications sur la base des variables identitaires, institutionnelles et idéologiques à partir desquelles il était possible de retrouver les effectifs théoriques, que les répondants pouvaient fort bien constituer, selon une supposition raisonnable, un modèle réduit à peu près exact de la population étudiée.

  • 99 I. Berger, Les instituteurs d’une génération à l’autre, Paris, PUF, 1979, avait déjà observé que « (...)

65Après avoir redécouvert en amont les mêmes tendances qu’I. Berger avaient observées une dizaine d’années plus tôt au niveau du département de la Seine99, il nous est apparu ensuite que « tout était lié » ou, en d’autres termes, qu’il existait des logiques déterminantes fortes dès lors que l’on raisonne à partir des caractéristiques sociales possédées par les instituteurs objets de l’étude (âge, sexe, origine sociale, profession du conjoint, fréquentation ou non de l’enseignement supérieur, poids de la religion dans l’éducation reçue…). Nous avons pu constater, en fonction de ce type d’approche, que ces enseignants différaient profondément : par leurs motivations d’entrée dans la profession, leur positionnement idéologique, la conception qu’ils ont de leur fonction, leurs priorités et leurs pratiques déclarées, les représentations qu’ils se construisent des origines de l’échec scolaire ou encore de la faiblesse numérique des rencontres instituteurs/parents dans ce type de quartier, la place qu’ils accordent concrètement aux parents et le regard qu’ils portent sur eux, la conception qu’ils ont de leur rôle social, le jugement qu’ils portent sur la formation qu’ils ont reçue, et l’intensité enfin de la crise d’identité ressentie.

66Tout au plus pouvons-nous souligner présentement l’existence de deux blocs que les 200 tris croisés et la dizaine d’analyses factorielles réalisés n’ont cessé d’opposer.

Du profil sociologique aux idéologies de référence

Ceux qui s’opposent au changement

  • 100 B. Charlot, L’école et le territoire…, op. cit., p. 40-42.
  • 101 Notons cependant que, dans quelques cas, il peut s’agir aussi de jeunes instituteurs (-rices) repr (...)
  • 102 En dehors de la FCPE dont ils dénoncent l’évolution, ce terme « d’associations » recouvre à leurs (...)

67Notons tout d’abord l’existence logique d’un bloc plutôt monolithique d’enseignants dont l’identité professionnelle s’est construite par référence à l’universel et qui n’ont absolument pas compris la conversion qu’ils avaient été invités à entreprendre par A. Savary100. Ces instituteurs, opposés à un changement qui les disqualifie, désormais très minoritaires dans ces écoles des cités HLM qu’ils n’entendent pas quitter pour autant avant la cessation de leur activité professionnelle, sont majoritairement de sexe masculin, appartiennent massivement à la génération la plus âgée, en même temps qu’ils possèdent les plus fortes attaches populaires101. Après avoir reçu une éducation laïque, ils sont entrés dans le métier sur la base de la « vocation de l’enfant pauvre ». Ils n’ont pas connu l’enseignement supérieur mais ont été le plus souvent soumis, « à l’inverse », au travail d’inculcation de l’habitus « instituteur traditionnel » que réalisaient les « Écoles Normales-séminaires laïques » d’avant 1968, avant de se retrouver par la suite directement engagés dans les péripéties de la « guerre scolaire » face à un enseignement confessionnel dont le mode de fonctionnement, qu’ils redoutent de voir appliqué à l’enseignement public, constitue pour eux l’anti-modèle par excellence. Ayant tendance à interpréter-diaboliser l’évolution actuelle comme n’étant rien d’autre qu’une privatisation rampante du système éducatif conduisant à la mise en concurrence des groupes scolaires (via les projets d’établissement) et au « sacre des notables » ; d’autant plus ancrés dans leurs croyances que la thèse de l’École libératrice est inscrite dans leur trajectoire ; ignorant jusqu’à l’existence même de la thèse de l’École reproductrice et des interrogations pouvant être portées sur la neutralité apparente du travail pédagogique, ce n’est certes pas un hasard si ces enseignants accordent massivement leurs suffrages aux syndicats les plus adossés à l’ancienne culture laïque (SNUDI FO et dans une moindre mesure SNI PEGC – SNUDI FO, SIEN, et dans une moindre mesure SE FEN, en réactualisant –) et se présentent conjointement comme des adversaires acharnés des différentes composantes de la deuxième gauche décentralisatrice accusées de faire le lit de la politique scolaire dont rêve la droite. Davantage au niveau des pratiques professionnelles déclarées, on notera aussi (ce n’est pas non plus une surprise) qu’ils fonctionnent, si ce n’est comme leurs prédécesseurs de « l’École du peuple » qui les ont « repérés-élus » et à qui ils vouent une forte reconnaissance, tout au moins sur leur lancée : en privilégiant le respect du programme dans ces quartiers où les parents « ne sont pas forcément en mesure de compenser » ; avec une vision prototypique très similaire du travail scolaire et en reprenant à leur compte l’ancien principe de « mise à l’écart » des parents dès lors que les rencontres parents/instituteurs d’« individuelles » deviennent « de groupe social à groupe social », ce qu’atteste en particulier leur opposition virulente aux conseils d’école qu’ils n’hésitent pas à boycotter. Pour ces instituteurs, les « bons » parents sont ceux qui s’en tiennent à l’ancien « contrat de délégation », certainement pas ceux qui utilisent les locaux scolaires « comme une simple garderie », et encore moins ceux qui tentent une OPA sur l’école publique via les « associations102 » (généralement bien représentées au sein des conseils d’école, quand elles ne sont pas les seules présentes) auxquelles ils appartiennent.

Ceux qui « adhèrent » au changement

68Face à ces opposants au changement, on trouvera toutes celles (plutôt que tous ceux) qui, n’hésitant pas à commettre cette « révolution partielle » que constitue la prise de distance par rapport au programme, se situent en rupture par rapport à l’ancien modèle (profondément masculin) de l’instituteur traditionnel. En dépit du caractère très normalisateur que revêt l’exercice même du métier dans ces classes, ces institutrices(-eurs) tendent de se construire une identité nouvelle en « adhérant tendanciellement » aux nouvelles méthodes davantage centrées sur l’élève et aux nouveaux modèles de relations plus « ouvertes » entre l’École et son « environnement » social.

69Soulignons bien l’hétérogénéité de ce second bloc où se côtoient sur le terrain des enseignants plus ou moins engagés, influencés par des idéologies d’origine diverse (personnaliste, autogestionnaire, libertaire, libérale) mais ayant comme points communs d’accorder une place prépondérante à l’individu ou à la personne (et par suite à l’enfant), d’accepter une certaine décentralisation (même s’ils peuvent être très réservés vis-à-vis de celle qu’on leur propose) tout en étant persuadés que la réussite scolaire, comme phénomène-processus qui les préoccupe tout particulièrement, se construit à l’école et à la maison.

70Les investigations menées nous auront permis en définitive de mieux comprendre un mouvement de transformation de l’école qui, dans ces quartiers :

  • trouve essentiellement ses « forces vives » (bien au-delà des pratiques homéopathiques ou cosmétiques pouvant être mises en œuvre en son nom) parmi les institutrices et les instituteurs se situant dans la mouvance syndicale « SNI UA - SNI EE - SGEN CFDT » (« SNUipp FSU-SGEN CFDT » en réactualisant), proches des mouvements pédagogiques (avec une mention particulière pour le groupe Freinet) et (ou) de la FCPE103. Ces maîtresses et maîtres d’école, dont l’origine sociale est très diverse (les « révoltés » côtoient ici les très rares « vieux routiers » de l’École Moderne issus des milieux modestes et encore présents dans ces quartiers) sont le plus souvent entrés dans la profession au cours des années 70104.
  • est rejoint progressivement par des enseignantes et enseignants, plutôt âgés et eux-mêmes parents d’élèves, opérant des ruptures plus ou moins prononcées dans leur mode de pensée et dans leurs pratiques sous l’influence d’une FCPE dont les prises de position, désormais en faveur de la pédagogie différenciée et du participationnisme, contribuent largement à fédérer la « nébuleuse (ré) novatrice105 ».
  • n’en est pas moins surtout représenté d’un point de vue numérique par de jeunes enseignantes qui, sous la perspective de leur origine sociale et de leurs choix matrimoniaux, n’ont plus guère d’attaches populaires. Se désintéressant presque totalement de l’activité syndicale106, ces jeunes institutrices sont fort loin d’afficher des convictions du type de celles que nous avons évoquées précédemment même si, dans une proportion non négligeable, elles se sentent proches de certains mouvements pédagogiques (mais davantage pour des raisons « techniques » – liées à la priorité accordée désormais à la lecture – qu’« idéologiques »). S’estimant fréquemment « utiles » auprès de ces élèves, elles n’en donnent pas moins le sentiment d’avoir importé dans ces quartiers, où elles avouent elles-mêmes qu’elles se sentent « étrangères » et qu’elles envisagent de quitter au plus vite, la définition de l’enfance et les pratiques éclairées propres à leur milieu social d’appartenance.
  • 107 Sur le caractère majoritairement très traditionnel et très scolaire des attentes parentales dans c (...)

71Cette hétérogénéité se retrouve au niveau du regard porté sur les parents. On observera que les institutrices(-eurs) entrant dans la catégorie des « forces vives » se sont généralement bien gardées d’en rajouter vis-à-vis d’une population déjà largement stigmatisée ; tandis que celles de la génération la plus jeune ont bien davantage manifesté leur désir de travailler en collaboration avec des parents qui soient « de bons lecteurs », qui « fournissent à l’enfant un environnement favorable », qui « favorisent son épanouissement »… qui soient, en d’autres termes, leurs semblables socialement et scolairement. Nous constaterons toutefois que les rénovateurs ayant répondu à notre document d’enquête, au-delà de leur diversité, n’en ont pas moins fourni des réponses du même type pour déplorer l’opposition (le plus souvent souterraine, mais parfois très violente) des parents à leurs méthodes « qu’ils ne comprennent pas », dont ils ne comprennent pas le « caractère généreux » et auxquelles « ils ne font même pas l’effort de s’intéresser107 »…

  • 108 Cf. J. C. Passeron, Le raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1991.
  • 109 P. Meirieu et M. Develay, Émilie, reviens vite… ils sont devenus fous, op. cit., p. 27-29.

72Cette présentation de pôles et de sous-pôles tendanciels établis à partir du traitement statistique des réponses fournies par les enquêtés en un moment et en un lieu donnés « appartient » bien évidemment au contexte de référence108. Cependant, elle n’a rien qui puisse véritablement surprendre, « ailleurs » et encore actuellement, pour peu qu’au-delà de certaines censures et auto-censures, on accepte effectivement de prendre pleinement en considération les adhérences psychologiques, sociologiques et militantes des enseignants concernés. On sait bien désormais d’où proviennent les résistances « de fond » au changement puisque la recherche sur l’éducation s’attache depuis un certain nombre d’années à mieux comprendre le sens que revêt l’attitude d’opposition au changement de ces enseignants au-delà de ce qui offre le plus de visibilité : le poids des habitudes prises de longue date, conjugué au « prix à payer » pour rompre significativement avec le passé. Quant aux instituteurs qui ne veulent pas (ou plus) se satisfaire de l’ancienne culture de métier, les constats auxquels nous sommes parvenus renvoient aux travaux de J. Houssaye déjà cités ; ils renvoient également, même si c’est avec d’autres mots et selon une autre perspective, à l’approche des rénovateurs en termes de « mondes » de référence pouvant être très divers qui est celle de P. Meirieu et M. Develay109 dans la continuité des travaux menés par L. Boltanski - L. Thévenot et J. L. Derouet.

  • 110 C’est sur cette base qu’une école nantaise au moins s’est attirée récemment les foudres de la hiér (...)
  • 111 En relation avec ce que nous écrivons, Y. Dutercq, Les professeurs, Paris, Hachette Éducation, 199 (...)
  • 112 Dès lors toutefois qu’un excès de « fusionnel », pour ne citer que ce facteur, ne conduit pas à un (...)

73La question se pose dès lors de la « cohabitation » d’instituteurs(-rices) aussi divers. On sait qu’il est toujours difficile de s’y retrouver dans le kaléidoscope des « banlieues ». Il est par contre tout à fait possible de mieux comprendre les modes de fonctionnement très divers des groupes scolaires qui y sont implantés, et qui ne demandent pas forcément à « bénéficier » du label ZEP [ou qui ne demandent à en « bénéficier », autre version possible mais peu avouable, qu’en fonction d’intérêts financiers bien compris (toucher la prime) sans qu’il soit question pour les instituteurs ici concernés de pratiquer ce qu’ils dénoncent : la « réunionite aiguë » et l’élaboration d’un « projet-caractère propre » d’établissement110]. Nous observerons (nous rappellerons) qu’il existe également, lors du mouvement annuel d’attribution des postes, une sorte de règle implicite selon laquelle « ceux qui se ressemblent essaient de se rassembler ». Très concrètement et sur fond de « tribunal pédagogique » toujours possible, on imagine mal, à titre d’exemple « syndical » (mais nous pourrions prendre aussi des exemples plus « pédagogiques »), un instituteur SGEN-CFDT demander une école dès lors qu’il sait qu’elle est tenue par des militants du SNUDI-FO, et réciproquement. On en arrive ainsi à l’existence de « fiefs » syndicaux111 et (ou) pédagogiques relativement stables dans le temps112. C’est avant tout sur cette base, se conjuguant éventuellement avec la personnalité charismatique de tel ou tel enseignant d’un bord ou de l’autre, que l’on comprendra mieux la définition de bien commun sur laquelle peuvent se retrouver les instituteurs d’une même école, le caractère éventuellement très tranché de la politique adoptée vis-à-vis de l’extérieur, ou encore, autre exemple, le degré et la nature de la mobilisation en certaines circonstances. Cette règle implicite ne joue cependant pas dans tous les cas comme en témoigne la situation d’un nombre important d’écoles qui sont au contraire livrées à une « guerre des clans » et (ou) à un perpétuel transit enseignant qui ne manquent certes pas de renforcer la désorientation et la contestation des parents directement concernés.

74Sous la perspective la plus globale, il n’est guère de raisons de se réjouir de la situation actuelle. Elle pourrait encore s’aggraver en raison d’un phénomène d’autant plus inquiétant qu’il se développe d’une année sur l’autre et qu’il produit des effets en cascade au sein des établissements concernés. Nous faisons référence aux directions d’école qui tendent de plus en plus à demeurer vacantes lorsqu’elles se libèrent, tout particulièrement lorsque les groupes scolaires sont situés en quartier défavorisé. C’est là un aspect très actuel de la réalité scolaire qui mérite de plus amples développements.

Notes

1 J. D. Reynaud, Les règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, Paris, Armand Colin, 1993.

2 L. Dirn (pseudonyme collectif) et F. Dortier, éditorial intitulé : « D’une France à l’autre », in La société française en mouvement, Sciences Humaines, Hors série n° 6, sept.-oct. 1994.

3 Dont J. C. Milner, De l’école, Paris, Le Seuil, 1984 est davantage le porte-parole.

4 Ce positionnement majoritaire à gauche (à condition de bien s’apercevoir qu’il s’agit ici de l’autre culture de gauche, la plus ancienne, jacobine et étatique) fait que nous éviterons le terme de conservateurs. On sait que certaines expressions possèdent une forte teneur symbolique (ce n’est pas la même chose, à titre d’exemple, que de parler du « trou » ou du « gouffre » de la sécurité sociale ou que d’évoquer simplement son « déficit »). Soulignons bien que notre objectif, à travers cet ouvrage, n’est nullement de nous inscrire de manière partisane dans une polémique qui occupe désormais le devant de la scène sociale (et scolaire), mais d’essayer de mieux comprendre la nature et les enjeux du changement tel qu’il s’opère sous nos yeux dès lors que certaines brèches ont été ouvertes.

5 Cf. Meirieu et M. Develay, Émile, reviens vite… ils sont devenus fous, Paris, ESF, 1992.

6 De par l’ancrage « à gauche » des enseignants (encore majoritaire même s’il s’estompe progressivement), la « droite » sera beaucoup moins présente dans cet ouvrage. Nous n’ignorons pas pour autant que cette dernière est elle-même composée de familles de pensée qui n’entretiennent pas forcément des relations harmonieuses. De fait, on peut répertorier une droite personnaliste (longtemps en position de force institutionnellement), une droite jacobine et bonapartiste, une droite corporatiste et anti-moderne, une droite girondine, une droite anarcho-libérale, une droite raciste, dont les positionnements respectifs sont parfois très éloignés au moment même où la construction de l’Europe et la décentralisation modifient la donne en profondeur, y compris au niveau du système éducatif. Cet éclatement de la « gauche », d’une part, et de la « droite », d’autre part, conduit à des inimitiés déconcertantes pour l’observateur insuffisamment informé (Cf. à titre d’exemple, les relations « pour le moins tendues » entre les trotskistes lambertistes du MPPT – qui, syndicalement parlant, contrôlent le SNUDI-FO – et les Verts qui reprennent désormais une bonne part de l’héritage de l’ex-PSU tout en venant grossir les rangs du SGEN CFDT ou du SNUipp FSU), ou à des tentatives de rapprochement assez surprenantes à première vue (l’appel au débat lancé par « le Mouvement Des Citoyens » en direction des « séguinistes » du RPR, sur des bases « souverainistes »), mais qui n’en trouvent pas moins leur traduction sur le terrain. À cela s’ajoute une « deuxième gauche » qui, globalement, tend à occuper le « centre » de l’échiquier politique, mais qui, selon les personnes considérées ou les thèmes abordés, peut fort bien se retrouver sur des positionnements du type ex-PSU ou, à l’inverse, « première droite » catholique et conservatrice.

7 Cf. J. C. Forquin, « Savoirs et pédagogies : faux dilemmes et vraies questions », in Recherche et formation, n° 13, 1993, 9-24.
Toujours par rapport à cette seconde opposition, J. M. de Queiroz, L’école et ses sociologies, Paris, Nathan Université, 1995, souligne pour sa part qu’il s’agit là de « catégories idéal-typiques, outils d’analyse utiles, mais simplifiés », p. 51.

8 F. Muel-Dreyfus, Le métier d’éducateur, Paris, Éd. de Minuit, 1983.

9 Autonomie relative du système scolaire qui aboutit à ce qu’il n’obéisse pas au doigt et à l’œil, quand bien même sa dépendance à l’égard des pouvoirs est considérable. Des changements de grande importance peuvent néanmoins se produire lorsqu’on assiste (comme c’est le cas actuellement) à des transformations sociales et économiques, à des modifications des rapports de classes. Cf. la table ronde animée par J. C. Filloux, avec la participation de P. Bourdieu, M. Eliard et A. Kadri, in Durkheim, sociologue de l’Éducation : journées d’étude 15-16 oct. 1992, textes réunis par F. Cardi et J. Plantier, op. cit.

10 Cf. M. Gilly, A. Brucher, P. Broadfoot et M. Osborn, Instituteurs anglais – instituteurs français. Pratiques et conceptions du rôle, Berne, Éd. Peter Lang, 1993.

11 A. Cadix, Gérer l’innovation technique : un nouveau projet pédagogique, Paris, Fondation nationale pour l’enseignement de la gestion et des entreprises, 1982. Cf. également, à titre d’exemple de « méthode d’éducation centrée sur l’enfant pour réussir » : M. Ibuka (fondateur de Sony), Avant la maternelle tout est possible ! Performance à la japonaise dès le berceau, St Amand, Marabout service, 1982.

12 B. Charlot (coordonné par), L’École et le territoire : nouveaux espaces, nouveaux enjeux, Paris, A. Colin, 1994.

13 L’auteur, en employant cette expression, souligne que l’État des années de crise, s’il délègue des pouvoirs aux établissements et aux collectivités locales, n’en effectue pas moins un travail de régulation et de contrôle, en amont et en aval (les notions du contrat, de projet et de plan en même temps que les procédures d’évaluation de tous les élèves en CE2, 6e et 2e prennent ici tout leur sens).

14 L. Boltanski et L. Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.

15 J. L. Derouet, École et justice. De l’égalité des chances aux compromis locaux, Paris, Metailié, 1992.

16 B. Charlot et J. L. Derouet, in B. Charlot (coordonné par), L’école et le territoire…, op. cit., conclusion, p. 240.

17 R. Ballion, La bonne école. Évaluation et choix du Collège et du Lycée, Paris, Hatier, 1991, p. 21.

18 R. Ballion, Les consommateurs d’école, Paris, Stock, 1982.

19 R. Establet, L’École est-elle rentable ? Paris, PUF, 1987, p. 206.

20 R. Girard, La réussite sociale en France, Paris, PUF, 1961.

21 R. Ballion, La bonne école, op. cit., p. 106-107.

22 Entretien accordé à la revue Projet, n° 223, automne 1990, p. 10. La question posée, se rapportant aux parents d’élèves, était la suivante : « Ne se mobilisent-ils pas, par exemple, à propos du choix de l’établissement scolaire ? Ne développent-ils pas sur ce point de véritables stratégies ? ».

23 P. Perrenoud, La pédagogie à l’école des différences, Paris, ESF, 1995.

24 Souligné par nous. Sur l’ambivalence de la notion de démocratisation (quantitative vs qualitative) ; sur la contradiction entre élévation du niveau de formation et renouvellement des processus ségrégatifs, entre ouverture et fermeture des possibles pour les milieux populaires cette fois, on se reportera à J. Y. Rochex, Le sens de l’expérience scolaire, Paris, PUF, 1995, 83-107.

25 Cf. en particulier : M. Clouscard, Le capitalisme de la séduction. Critique de la social-démocratie libertaire, Paris, Éditions sociales, 1981 ; J. C. Kaufmann, Corps de femmes. Regards d’hommes. Sociologie des seins nus, Paris, Nathan, « Essais et recherches », 1995. On notera tout particulièrement les pages que l’auteur consacre au slogan de mai 68 : « Sous les pavés, la plage ! »…

26 V. de Gaujelac et I. Taboada Léonetti, La lutte des places, Marseille, Epi - Hommes et perspectives (en collaboration avec Desclée de Brouwer), Paris, 1994.

27 C. Etévé et C. Gambart, Que lisent les enseignants : lectures et diffusion des connaissances en éducation, Paris, INRP, 1992.

28 A. Prost, L’enseignement et l’éducation en France, L’école et la famille dans une société en mutation, Tome IV, Paris, Nouvelle Librairie de France, Labat ed., 1981.

29 Tels qu’on les retrouve théorisés chez le philosophe Alain.

30 P. J. Simon, Histoire de la sociologie, Paris, PUF fondamental, 1991.

31 L’évolution que nous constatons en Loire-Atlantique est tout à fait similaire à celle que P. Clanché, E. Debarbieux et J. Testanière (sous la direction de), La pédagogie Freinet. Mises à jour et perspectives, Presses Universitaires de Bordeaux, 1994, décrivent à un niveau plus global.

32 Entretien de Mme G., 1985.

33 Tout en soumettant à l’analyse sociologique la théorie pédagogique du mouvement Freinet qui doit fort peu à la sociologie, R. Roussel, « Remarques sociologiques sur quelques invariants de la pédagogie Freinet », in P. Clanché, E. Debarbieux, J. Testanière (sous la direction de), La pédagogie Freinet…, op. cit., 155-161, s’interroge sur cette idée encore très présente chez de nombreux rénovateurs et selon laquelle le libéralisme pédagogique serait de gauche, à la différence du libéralisme économique de droite.

34 Entretien réalisé en 1986. Rappelons que C. Freinet est mort en 1966 et que ce décès du « père » a lui-aussi provoqué des dissensions à l’intérieur du groupe.

35 Le conseil d’école est composé des membres suivants : le directeur de l’école comme président, le maire et le conseiller municipal chargé des Affaires scolaires, les instituteurs de chaque classe de l’école, les représentants élus des parents en nombre égal à celui des classes de l’école, l’IEN, le DDEN (Délégué Départemental de l’Éducation Nationale).

36 A. Prost, L’enseignement et l’éducation en France, Tome IV, op. cit., p. 199.

37 Rappelons que le SNI-PEGC (premier syndicat de la FEN de par le nombre des adhérents) s’était constitué en tendances respectivement animées par des enseignants qui ne cachaient guère leur appartenance politique : Unité Indépendance Démocratie (PS), Unité Action (PCF), Front Unique Ouvrier (trotskistes du PCI, devenu depuis le MPPT), École Émancipée (trotskistes de la LCR, ainsi que des libertaires). Soulignons bien que le départ des adhérents UID (souvent très engagés dans le combat laïque) vers le SNUDI-FO a été moins important qu’il n’aurait dû l’être au moment de la scission, parce qu’il est toujours difficile « de rompre le cordon ombilical ». Bon nombre de ces instituteurs appartenant à la génération la plus âgée ont finalement choisi de franchir le pas par la suite (vers le SNUDI-FO ou le SIEN – Cf. note suivante –) ou, plus simplement, de ne plus reprendre leur carte au SNI-PEGC, notamment lorsque ce dernier, au milieu des années 80, a opéré un véritable changement de cap (que traduisait par exemple son nouveau slogan « Les enfants d’abord ») suite à un recentrage politique (assez semblable à celui que venait d’opérer la CFDT), mais aussi pour tenter d’attirer à lui les « nouveaux » enseignants qu’il n’intéressait plus. Sur ce thème : N. Gauthier, C. Guigon et M. A. Guillot, Les instits. Enquête sur l’école primaire, Paris, L’épreuve des faits/Seuil, 1986.

38 Éclatement de la FEN qui était d’autant plus prévisible qu’au niveau le plus général la perspective d’une réunification syndicale s’était éloignée tout au long des années 80, et que le SNI-PEGC lui-même cachait de moins en moins ses intentions de participer à la création d’un grand syndicat social-démocrate à l’allemande. De par le « remerciement » des militants UA et EE par les dirigeants UID majoritaires, il existe désormais deux nouveaux syndicats au niveau du premier degré : d’une part, le SNUipp (affilié à la FSU) où se retrouvent les « exclus » précédemment cités ainsi que quelques enseignants n’ayant pas accepté le coup de force de la direction de l’ex-SNI-PEGC ; d’autre part, le SE-FEN. N’oublions pas pour autant une autre scission, au sein du SNUDI-FO cette fois, qui a donné naissance au SIEN (plus modéré sur le plan politique, mais toujours défenseur acharné de l’ancienne doctrine laïque et de la primauté à accorder à l’instruction).

39 Même si cela est peu su, il est quand même significatif de constater que, plus de 20 ans après l’instauration des conseils d’école, une minorité d’instituteurs continue à les boycotter dans plusieurs départements malgré les pressions dont ils font l’objet.

40 MAIF, CAMIF, maison d’édition SUDEL, MRIFEN, MGEN, CASDEN-BP, MAE, FCPE sans oublier pour autant la Fédération des Œuvres Laïques (ligue de l’enseignement), Arts et vie, les francs et franches camarades, les pupilles de l’école publique, Jeunesse au plein air, etc.
N. Géromé constate au sein d’un même département que ces organisations constituent un réseau étroitement solidaire et que chacun, ou presque, siège au conseil d’administration des autres. L’Inspecteur d’Académie a donc bien plusieurs interlocuteurs, mais en fait un seul et même partenaire N. Géromé, « Une étude organisationnelle en sociologie de l’éducation », in Revue Française de Sociologie, n° spécial 1967, 98-116.
A. Robert et J. J. Mornettas, « Les professeurs aujourd’hui, le syndicalisme, la profession », in Revue Française de Pédagogie, n° 109, oct. -déc. 1994, 89-104, soulignent pour leur part qu’à la différence des professeurs moins concernés, ce réseau est d’autant plus important en termes identitaires chez les instituteurs, que les syndiqués sont souvent appelés à y exercer des responsabilités.

41 C’est en particulier toute l’histoire de la prise de distance de la FCPE vis-à-vis du SNI-PEGC qu’il faudrait relater ici. Rappelons brièvement que cette fédération, ancrée à gauche et où militent de nombreux enseignants, a très rapidement prôné le participationnisme et la pédagogie différenciée (en même temps que ses représentants issus du monde ouvrier passaient de 5 % à 1 % - Cf. Que choisir ?, n° 220, sept. 86) et qu’elle s’est alors fort logiquement tournée vers le SGEN-CFDT au niveau de l’action. Signalons aussi sa tentative, en accord avec la Ligue de l’enseignement et sous la perspective de la construction de l’Europe, de créer sa propre assurance-élèves… venant concurrencer de fait la MAE. La suite, en raison des problèmes financiers rencontrés, est son « retour au giron » (Cf. l’article de J. M. Dumay, « Après l’abandon de son assurance scolaire, la FCPE au bord de la faillite », in Le Monde, du 21.5.91). Ceci aboutit à ce que, dans la période actuelle, les militants FCPE proposent à nouveau la MAE, tandis que ceux de la PEEP (l’autre fédération de parents d’élèves, ancrée à droite) jouent la carte des Mutuelles du Mans.

42 G. Kepel, Les banlieues de l’Islam, Paris, L’épreuve des Faits/Seuil, 1987.

43 Dans un article publié par le quotidien Libération du 12 septembre 1995 et intitulé « Droits de l’homme, moins les femmes », cette chercheuse au CNRS-CADIS, conjointement rédactrice de la revue Projets féministes, note en particulier que « si la constitution de la sphère du privé est le lieu politique de la subordination des femmes, elle est aussi la sphère ″acquise″ de haute lutte contre les exigences, les abus de pouvoirs des États ».
Sur l’absence de frontière clairement établie entre la sphère privée et la sphère publique, cf. EPHESIA (pseudonyme collectif), La place des femmes : les enjeux de l’identité et de l’égalité au regard des sciences sociales, Paris, éd. La découverte, 1995, p. 157-219.

44 La référence à l’encyclique papale « Evangelicum Vitae » est ici incontournable de par les réactions qu’elle a suscitées. Nous observerons qu’en façade les commandos anti-IVG s’en prennent à l’avortement et à la contraception, mais qu’en prétendant substituer la loi naturelle à celle de la république, ils attaquent en fait la laïcité.

45 Cf. R. Ballion, Les consommateurs d’école, op. cit. ; G. Langouet et A. Léger, Public ou Privé ? Trajectoires et réussites scolaires, La Garenne-Colombes, Éd. Publidix, 1991.

46 M. Boucard, L’écharde. Témoignage d’un directeur d’école catholique, Maulevrier, Hérault éditions, 1991. Cf. également, l’article intitulé « La présence accrue des traditionalistes », in Le Monde du 11.5.1996.
Sur le rapprochement école publique-école catholique tel qu’on peut l’observer, Cf. B. Toulemonde et G. Bourgeois, « Un grand service public… pluraliste », in Le Monde de l’éducation, n° 226, mai 1995.

47 Conflit analysé par B. Geay, « Espace social et coordinations », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 86-87, mars 1991, 2-24. Rappelons que le 11 février 87, plus d’un instituteur sur 4 était à Paris dans la rue. Il faut remonter aux manifestations contre les lois Marie-Barangé en 1951, ou en mai 1968 pour s’élever à des niveaux comparables de participation à une manifestation.

48 Coordination possédant à la fois une dimension corporatiste et une dimension « démocratie directe » comme tous les regroupements ponctuels de ce type à l’époque. On se reportera également à P. Hassenteufel, « Pratiques représentatives et constructions identitaires : une approche des coordinations », in Revue Française de Science Politique, Vol. 41, fév. 91, où l’auteur note que les coordinations permettent de concilier action collective et individualisme : « En effet, dans la coordination, contrairement au militantisme syndical traditionnel, la mobilisation suppose un engagement moins profond : l’action collective est limitée dans le temps par la focalisation autour d’une revendication précise et la coordination se dissout ensuite ».

49 Les textes ont été abolis lors de l’alternance politique qui a suivi. Dans l’état actuel des choses, les directeurs d’école n’ont toujours pas de véritable pouvoir hiérarchique, mais les instituteurs doivent désormais en passer par une liste d’aptitude pour accéder à la fonction (après formation).

50 La révision de la loi Falloux, porteuse il est vrai d’une forte charge symbolique, ne fait après tout que s’inscrire dans la continuité des accords Lang/Cloupet qui n’ont certes pas provoqué des réactions équivalentes.

51 Nous avons évoqué dans cette partie certaines mobilisations importantes qui n’en traduisent pas moins l’existence de lignes de fractures au sein des défenseurs de l’école publique. Il existe un autre clivage entre ceux qui s’engagent dans l’action et ceux qui se tiennent à l’écart.

52 R. Mouriaux, Le syndicalisme enseignant en France, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1995.
A. Robert, Le syndicalisme des enseignants, CNDP et la documentation française, 1995.
B. Geay, Le syndicalisme enseignant, Paris, éditions La Découverte, 1996.

53 Cf. le débat très actuel qui, sur le thème « citoyens » vs « citoyens consommateurs », oppose les partisans de l’Universalisme de la Raison à ceux qui prônent l’Universalisme du Marché.

54 Cf. en particulier, S. Garelli (sous la direction de), The World Competitiveness Report, 15e éd., Lausanne, IMD, 1995.

55 Cf. la revue Croissance, n° 384 bis, 1995.

56 À titre d’anecdote, nous nous souviendrons longtemps de l’éclat de rire de ce directeur d’école âgé, après qu’une jeune institutrice, tout juste sortie de formation initiale, lui eut conseillé en début d’année de « responsabiliser » les enfants de cours moyen en les envoyant à tour de rôle dans les autres classes pour établir la liste de ceux qui mangeraient au « restaurant scolaire » (c’est ainsi qu’ont été rebaptisées les cantines en même temps que leur gestion étaient de plus en plus confiée à des intérêts privés). Cela faisait 20 ans qu’il pratiquait de la sorte, mais sans jamais avoir employé le terme.

57 Y. Careil, « Radioscopie des instituteurs exerçant dans les écoles primaires des cités HLM de l’agglomération nantaise », in Revue Française de Pédagogie, n° 104, juillet-septembre 1993, 27-40.

58 J. Houssaye, École et vie active. Résister ou s’adapter ?, Neuchatel-Paris, Delachaux et Niestlé, 1987.

59 Sur les liens conflictuels qu’entretenait Célestin Freinet avec les théoriciens de l’École Nouvelle (sur sa participation depuis les années 20 à la Ligue Internationale de l’Éducation Nouvelle), sur ses prises de position en faveur d’une Éducation Nouvelle populaire, sur ceux qui à l’inverse estiment que le pédagogisme n’est qu’une mystification qui détourne du front de lutte essentiel, le front socio-politique (scepticisme foncier vis-à-vis des problèmes pédagogiques reposant sur l’idée que puisque l’École est au service de la société capitaliste, on ne peut la transformer de l’intérieur), on pourra se reporter à l’article de D. Louis-Etxeto, « L’École du peuple, un rêve tenace », in la revue L’école émancipée, n° 10 de février 91.
Pour une critique de la logique politique globale des pédagogies coopératives et institutionnelles (bien au-delà du seul groupe Freinet, cette fois) au nom de l’articulation réelle entre école et société (rapports entre individus vs rapports entre classes sociales), cf. également : B. Charlot et M. Figeat, L’école aux enchères. L’école et la division sociale du travail, Paris, Payot, 1979.

60 Cf. l’émission « La rue des entrepreneurs », « France Inter », samedi 2 sept. 1995. Toujours par rapport au contexte actuel qui se caractérise aussi par un fort développement du jeu éducatif, nous rappellerons conjointement la priorité que les premières générations de militants Freinet accordaient au travail qui seul pouvait « répondre pleinement aux aspirations de l’enfant et fonder les bases d’une éducation libératrice » (E. Freinet, Naissance d’une pédagogie populaire, Paris, Maspéro, 1969, p. 119).

61 Selon une enquête nationale conduite auprès des militants de l’ICEM, il s’avère après analyse des questionnaires reçus, très représentatifs, que le pourcentage de ceux occupant un poste en ZEP en 1990 ne s’élève qu’à 12,5 %. Les résultats de cette enquête n’ont pas été publiés. Nous remercions J. Testanière de nous avoir fourni cette donnée.

62 Cf. leur faible succès durant la « crise sociale » de décembre 1995.

63 Cf. ICEM, les équipes pédagogiques, Paris, Maspéro, 1980.

64 Montée de l’individualisme qui trouve aussi sa traduction au sein de « l’empire ». À titre d’exemple, on retiendra cette réponse de J. Germain, Président de la MAIF.
Q. :« Les valeurs disparaîtraient-elles avec les hommes ? » R. : « Non, bien sûr, mais peut-être une certaine aptitude à les faire vivre, solidairement avec ses partenaires, malgré les différences de chacun ». MAIF informations, n° 68, déc. 87.
Ce même dirigeant se veut déjà plus précis dans un éditorial récent (MAIF informations, n° 99, sept. 95), après avoir souligné que le modèle mutualiste constitue l’un des remèdes à la dépression sociale et culturelle de notre temps : « Il est important que certains, les plus jeunes notamment, découvrent ou redécouvrent, loin de toute obédience ou de toute dépendance, un mode d’engagement personnel fondé sur l’altruisme et la démocratie ».

65 De par les modalités selon lesquelles ce corps a été institué sur la base d’un accord entre le SNI-PEGC et le gouvernement de gauche de l’époque, il apparaît, une dizaine d’années plus tard, que les « professeurs d’école » sont numériquement beaucoup moins nombreux que les « instituteurs » (Au premier février 1993, on recensait 237 476 instituteurs pour seulement 26 595 professeurs des écoles. Source : « Les enseignants du premier degré au 1er janvier 93. France métropolitaine », in Note d’information de la DEP, 95-04, janvier 1995). De fait, la revalorisation financière accordée conjointement n’a touché et ne touche encore qu’une faible partie de la profession. En prenant un exemple encore plus précis, on constate que bon nombre d’instituteurs en poste depuis 10 ou 20 ans acceptent difficilement de toucher moins pour une heure d’étude que des jeunes professeurs d’école récemment sortis de l’IUFM, alors même qu’en qualité de tuteurs informels, ils les aident fréquemment à « trouver leurs marques » dans le métier (aide pouvant consister en l’apprentissage de « réflexes de survie » élémentaires lorsqu’il s’agit d’écoles situées en zone difficile).

66 Pour le même travail d’animation en BCD, on trouvera aussi bien des instituteurs titulaires en réadaptation (très rarement) que des parents bénévoles ou encore des CES (recrutés par le biais d’une « association » d’école) qui, de fait, peuvent posséder aussi bien un CAP qu’un diplôme universitaire de second cycle. [Désormais, il pourra s’agir également d’aides-éducateurs].

67 De par le caractère volatile de l’électorat qu’elles constituent, les classes moyennes sont ici particulièrement bien placées pour obtenir le soutien des élus, quelle que soit leur couleur politique.

68 Les syndicats se voient contraints d’obtenir des résultats, mais ils savent aussi qu’une « victoire » signifie bien souvent « habiller Pierre pour déshabiller Paul ». Ainsi en est-il des instituteurs nommés sur une ouverture de classe qui, fréquemment, sont prélevés dans le vivier que constituent les titulaires-remplaçants de la brigade départementale… avec pour conséquence des absences d’enseignants non remplacés qui obligent leurs collègues fidèles au poste à se répartir les élèves, d’où des situations critiques, parfois à la limite de la rupture (traditionnellement au second trimestre) dans les écoles situées en quartier défavorisé… avec pour conséquence également, la suppression de stages de formation continue dont les enseignants de ces mêmes quartiers avouent eux-mêmes qu’ils constituent aussi (pour ne pas dire surtout) une soupape de sécurité.

69 Après avoir observé qu’il n’y a pas une conception unique de la laïcité « à la française », J. Gautherin, « La laïcité : une idée neuve », Étude critique in Revue Française de Pédagogie, n° 97, octobre-décembre 91, 109-118, écrit : « Si la laïcité est en butte à la critique laïque, c’est d’abord […] que sa définition n’est nullement stabilisée : elle bascule de l’égalité (dénoncée comme égalitarisme) à l’élitisme républicain (dénoncé comme élitisme tout court) ; elle oscille entre neutralité et prosélytisme politique ; elle hésite entre contrat social et hégémonie de l’État » (p. 112).

70 L’Ouest de la France est ici un lieu privilégié pour constater le décalage entre le « dire » et le « faire ».

71 Dans un entretien accordé au Monde de l’Éducation, intitulé « L’école doit résister aux pressions des religieux », n° 226, mai 1995, après que le Conseil d’État eut rejeté les recours demandant la dispense d’assiduité scolaire pour les enfants juifs pratiquants le samedi jour du shabbat, mais qu’il eut admis les dérogations individuelles, M. Agulhon, face aux risques de la généralisation de « l’objection de conscience », propose pour sa part de s’en tenir au statu quo même si le repos le dimanche « favorise quelque peu, pratiquement et symboliquement, les français chrétiens ».

72 Dans un article intitulé « La France n’est plus laïque », in Le Monde du 11.5.96, O. Vallet pressent les risques d’une humiliation de la laïcité : « à réveiller les vieux démons du cléricalisme et de l’anticléricalisme, on créerait le malaise dans l’opinion et on ajouterait une coupure morale à la fracture sociale ».
Après avoir rappelé que les partis démocrates-chrétiens (en alliance avec les sociaux-démocrates européens) ont été et sont les maîtres d’œuvre de l’Europe politique, supranationale ; que l’horizon d’un « fondamentalisme » chrétien en Europe pouvant servir de référence (mythique) à une culture « nationale » européenne est bien présent, C. Lelièvre, L’École « à la française » en danger ?, Paris, Nathan pédagogie, 1996, observe l’isolement de la « laïcité française » et constate en définitive que sa mise en cause est bien à l’ordre du jour dans une certaine façon de prendre en compte la construction de l’Union européenne (p. 61-67).

73 R. Establet, « Principaux domaines de recherches en France. Sociologie de l’éducation », in Découverte de la sociologie, Cahiers français - La documentation française, n° 247, juillet-septembre 1990, écrit pour sa part, après avoir souligné que le marché des compétences est truqué au départ : « Laïcité n’est pas neutralité : le travail pédagogique est un travail d’inculcation, non point d’idées religieuses ou politiques explicites, mais de normes langagières, de préférences esthétiques, de valeurs sociales qui entrent en consonance avec celles des classes dominantes et défavorisent systématiquement les autres » (p. 81).

74 M. Gilly, A. Brücher, P. Broadfoot et M. Osborn, Instituteurs anglais, instituteurs français…, op. cit., p. 23-24.

75 Autre terme qui participe pleinement à l’apparente homolalie actuelle. Cf. en particulier, L. Tanguy, « Les usages sociaux de la compétence », in Sciences Humaines, hors série n° 12, « Éduquer et former », février-mars 1996, 62-65.

76 Nous rappelerons (très brièvement) que l’école de J. Ferry était profondément ségrégative. D’un côté, l’école « du peuple » dont la pièce maîtresse était l’école primaire (prolongée par les cours complémentaires) et qui préparait au certificat d’études. De l’autre, l’école « des notables » dont la pièce maîtresse était le lycée (précédé par ses « petites classes » payantes) et qui préparait au baccalauréat. Il a fallu l’ordonnance du 3 mars 1945 (supprimant les classes élémentaires des lycées – mais dont la mise à exécution a été longue –), les réformes de 1959 (transformation des cours complémentaires en CEG ; prolongation à 16 ans de la scolarité obligatoire) et de 1963 (création des CES), l’instauration du collège unique sous R. Haby pour que le système éducatif devienne monovalent. Malgré son caractère ouvertement ségrégatif, cette École ancienne n’en était pas moins pensée comme libératrice et méritocratique car il existait un système de bourses qui permettait aux élèves les plus « doués » de l’école « du peuple » de poursuivre leur cursus au lycée.

77 A. Henriot-Van Zanten, « L’ouverture de l’école : ambiguïté du discours, diversité des pratiques », in AECSE, L’établissement : politique nationale ou stratégie locale, actes du colloque « L’établissement », 21-22 octobre 1989 en Sorbonne, Paris, publié avec le concours du Ministère de l’Éducation nationale et des éd. Nathan, Paris, 1990.

78 A. Prost, Éloge des pédagogues, Paris, Seuil, 1990, cf. en particulier p. 48-57.

79 Modèle de la négociation dont nous rappellerons qu’il repose sur une nouvelle définition de la prime-enfance et de l’enfance qui constitue elle-même le fondement de la nouvelle théorie pédagogique de l’apprentissage trouvant son assise scientifique dans les connaissances nouvelles de la psychologie de l’enfant et de la relation adulte/enfant.

80 Cf. en particulier, A. Percheron, « Stratégies éducatives, normes éducatives et classes sociales », in F. Mariet (sous la direction de), L’enfant, la famille, l’école, Paris, ESF, 1981, 39-55. Tout en effectuant une synthèse des travaux privilégiant l’étude des différences d’attitudes éducatives selon les milieux sociaux, P. Durning, Éducation familiale, acteurs, processus et enjeux, Paris, PUF, 1995, nous rappelle pour sa part qu'ils se rejoignent en confirmant, par exemple, « que les familles ouvrières développent des conceptions éducatives plus rigides et punitives que les familles de classe moyenne ou élevée » (p. 110).

81 Dont nous rappellerons qu’il se présente historiquement comme une pratique des classes supérieures imitée ensuite par les classes moyennes.

82 M. Colin et C. Coridian, Les produits éducatifs parascolaires : une réponse à l’inquiétude des familles ?, Paris, INRP, 1996, p. 25-29.

83 Parmi les « alicaments » qui commencent à pénétrer le marché français (Cf. Le Monde du 16 juin 1997), nous ne saurions que trop conseiller aux lecteurs eux-mêmes parents de se précipiter sur ces œufs aux « omégas 3 » qui, entre autres bienfaits chez les adultes, sont supposés contribuer au développement cérébral des enfants.

84 Cf. G. Coq, Laïcité et république. Le lien nécessaire, Paris, éditions du Félin, 1995, p. 227-242.

85 D’où un risque très réel d’amalgame, notamment lorsque l’on tente de rendre compte de l’évolution dans le temps de la professionnalité chez les instituteurs(-rices). Dans la pratique, le jeu des « préférences » exprimées lors du mouvement annuel d’attribution des postes selon le sexe, l’âge et l’origine sociale des enseignants du premier degré a largement contribué à produire-pérenniser l’existence de situations très différentes selon que l’on considère la maternelle ou le primaire.

86 A. Prost, L’enseignement et l’éducation en France, op. cit.

87 E. Plaisance, L’enfant, la maternelle, la société, Paris, PUF, 1986.

88 C. Volkmar, « L’éveil précoce : enjeux et perspectives », in Le Furet, n° 14, mai 1994 ; « Les petits-bourgeois du secteur social », in la revue Enfant d’abord, n° 193, septembre 1995, 35-43.

89 Selon l’expression de R. Ballion, La bonne école…, op. cit., p. 59.

90 Sur un mode très décentralisé, et par là-même potentiellement générateur de nouvelles inégalités.

91 Cf. en particulier, J. Vial, Les instituteurs, Paris, Jean-Pierre Delarge, 1981, p. 235-236.

92 Cf. Y. Careil, Instituteurs des cités HLM…, op. cit., p. 31-50.

93 Comme en témoignent les lettres de récrimination, de plus en plus nombreuses, adressées par les parents aux inspecteurs départementaux.

94 C. Thélot, « L’origine sociale des enseignants », in Éducation et Formation, n° 37, mars 1994, 19-21.

95 Redéfinition symbolique qui peut passer par l’utilisation en classe de la technologie la plus avancée et (ou) par la pédagogie rénovée. À travers les nouvelles méthodes, l’instituteur n’est plus celui qui agit « simplement » par bon sens, intuition et expérience ; il peut se penser et être pensé comme un spécialiste hautement formé à la psychologie de l’enfant et de la relation adulte/enfant.

96 Les investigations que nous avons menées sur une trentaine de départements laissent clairement entendre que le barème est toujours calculé pour l’essentiel à partir de ces deux éléments fondamentaux que constituent la note d’inspection et l’ancienneté générale de service, elles-mêmes étroitement liées. Il n’en existe pas moins des variantes d’un département à l’autre (note d’inspection et (ou) ancienneté générale de service pouvant être affectée(s) d’un coefficient multiplicateur, prise en compte plus ou moins importante des points de bonification ou même du nombre d’enfants à charge). Ces variantes n’ont en définitive que peu d’incidences sur les grandes lignes du plan de carrière tel que nous l’entendons ici. Elles sont par contre révélatrices d’une déréglementation, sur le mode décentralisé, des conditions d’accès aux différents postes que peuvent occuper les instituteurs ; une déréglementation qui, département après département, aboutit aussi à vider progressivement le paritarisme de son contenu, au remplacement du barème par la « cooptation à partir du haut » dès lors qu’il s’agit de postes-clé.

97 A. Léger et M. Tripier, Fuir ou construire l’école populaire ?, Paris, éd. Méridiens-Klincksieck, 1986.
H. Peyronie, « Mobilisation ou désinvestissement. Les instituteurs et les écoles populaires », in Éducations, n° 5, octobre-novembre 1995, p. 4-8.

98 Mesure dont l’on observera qu’elle est, de manière très significative à nos yeux, en partie contradictoire avec la volonté affichée de stabiliser les enseignants dans ces quartiers.

99 I. Berger, Les instituteurs d’une génération à l’autre, Paris, PUF, 1979, avait déjà observé que « l’embourgeoisement » de la profession, sous l’angle de l’origine sociale de ses membres, était beaucoup plus marqué chez les institutrices qui, par rapport aux instituteurs, avaient aussi bien davantage tendance à effectuer des choix matrimoniaux vers le haut.

100 B. Charlot, L’école et le territoire…, op. cit., p. 40-42.

101 Notons cependant que, dans quelques cas, il peut s’agir aussi de jeunes instituteurs (-rices) reprenant le flambeau de la laïcité combattante légué par leurs parents enseignants.

102 En dehors de la FCPE dont ils dénoncent l’évolution, ce terme « d’associations » recouvre à leurs yeux la CSF et la CSCV (issues de l’Action Catholique Ouvrière) qui, dans les « banlieues », tendent désormais à agir en lieu et place des amicales laïques défuntes ou en situation de déclin prononcé.

103 L’engagement dans la voie du changement pédagogique et de « l’ouverture » concrète aux parents est d’autant plus prononcé que l’instituteur considéré possède une double, voire une triple appartenance (ou forte sympathie).

104 Nos propres constats corroborent là-encore ceux déjà effectués par V. Isambert-Jamati, Les savoirs scolaires. Enjeux sociaux des contenus d’enseignement et de leurs réformes, Paris, Éditions Universitaires, 1990, p. 190.

105 « Nébuleuse » dont il est d’autant moins surprenant de constater l’existence que le terme « innovation » est gorgé lui-même de significations, de retournements et d’imaginaire. Pour certains enseignants, elle peut revêtir un caractère hautement contestataire de l’ordre établi (que l’on se souvienne des années 60-70) ; à l’autre extrême, elle peut fort bien faire l’objet d’une injonction institutionnelle adressée aux enseignants pour qu’ils collent au plus près des demandes de la « société civile » dans le cadre d’une École devenue prestataire de services. Cf. F. Cros, Innovations : leviers de changement ?, document ronéoté, communication effectuée à Poitiers le 11.12.96.

106 Cf. l’effet d’origine, déjà mis en évidence par P. Bacot et D. Barbet, Les déçus du syndicalisme, Institut des Sciences Politiques de Lyon, 1984.

107 Sur le caractère majoritairement très traditionnel et très scolaire des attentes parentales dans ce type de quartier (que le programme soit bouclé, que les enfants soient « tenus »), cf. M. Gilly et M. Paillard, « Représentations des finalités de l’école primaire par les pères de famille, première contribution », in Cahiers de Psychologie, 1972, 15, 227-238.
J. P. Pourtois et G. Delhaye, « L’école : connotations et appartenance sociale », in Revue Française de Pédagogie, n° 54, janvier-mars 1981, 24-31.
J. M. de Queiroz, La désorientation scolaire…, thèse déjà citée.
P. Descottes, « Attitudes parentales et pédagogie Freinet », in P. Clanche, E. Debardieux et J. Testanière (sous la direction de), La pédagogie Freinet…, op. cit., 397-404.

108 Cf. J. C. Passeron, Le raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1991.

109 P. Meirieu et M. Develay, Émilie, reviens vite… ils sont devenus fous, op. cit., p. 27-29.

110 C’est sur cette base qu’une école nantaise au moins s’est attirée récemment les foudres de la hiérarchie institutionnelle.

111 En relation avec ce que nous écrivons, Y. Dutercq, Les professeurs, Paris, Hachette Éducation, 1993, souligne bien le rôle important que peuvent jouer certaines sections syndicales actives dans la constitution des réseaux d’établissement au niveau du secondaire.

112 Dès lors toutefois qu’un excès de « fusionnel », pour ne citer que ce facteur, ne conduit pas à un éclatement (parfois brutal) de l’équipe enseignante après moult psychodrames.

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