1Par définition et presque tautologie, une grève résulte d’un blocage et signifie l’impossibilité du dialogue social. Elle débouche sur un rapport de force. Or, à celle du Joint français est souvent ajouté l’épithète d’« emblématique », sans définition ou justification de ce qualificatif. On en préjugerait de ce fait une représentativité valant, par extrapolation pour la période considérée, une certaine universalité. Certes, ce conflit s’est déployé dans une usine décentralisée de la France gaullienne et concerne des OS, en majorité féminines. Mais, pour le reste, et ainsi que se sont employés à le démontrer les divers articles, l’essentiel relève du contre-exemple. Ce n’est donc pas minorer la confrontation entre salariés et direction que d’en souligner l’exceptionnalité.

2Du côté de la main-d’œuvre prévalait une bonne ambiance de travail, en dépit d’une maîtrise servile car issue du rang. La pénibilité comme les risques encourus étaient probablement moins grands qu’ailleurs, la propreté des ateliers comme leur bonne organisation étant plutôt rares pour l’époque. Quant aux salaires, ils correspondaient à ceux du bassin d’emploi et, selon le témoignage des ouvrières, le bond le plus appréciable datait de 1968-1969 sur les fiches de paie et avait donné soudain accès aux objets de consommation. Mais 68 ayant permis la formation de sections syndicales et les Comités d’entreprise se réunissant au siège, à Bezons, l’écart des rémunérations devint patent, traçant la voie au sentiment d’iniquité. Du côté patronal, le refus jusqu’au-boutiste de négocier s’enkysta dans une double crise du management et des relations avec les cadres. Cela accrédite l’impression qu’après avoir « cassé du Viet » ou « du Fellouze », ainsi que l’avait fait – ou rêvé de le faire – l’un des trois séquestrés des 4-5 avril 1972, car venu du monde militaire, l’objectif était de « casser de l’OS », voire « du Breton ». Un tel entêtement est tout à fait singulier à l’échelle française. Reste à savoir, mais la documentation entourant le « secret des affaires » est ici manquante, si par sa dimension très périphérique tant sur le plan géographique que fonctionnel au sein de la Compagnie générale d’Électricité, l’usine briochine du Joint français préfigurait un arbitraire et une brutalité intentionnels dans les relations professionnelles. La menace de fermeture du site au profit d’une implantation à Bar-le-Duc, plus proche du marché allemand, pouvait être d’autant plus prise au sérieux qu’à l’inverse, le débouché naturel vers Citroën-La Janais (Rennes) n’avait pas été envisagé, preuve des fragilités de la politique industrielle pompidolienne, jouant davantage des rivalités que des synergies de groupes.

3La nature protéiforme des mobilisations fut tout aussi remarquable. Après l’échec fin 1971 d’un entraînement depuis un atelier par l’extrême gauche, à peine présente dans l’usine, le déclenchement de mars 1972 reposait sur des revendications très claires. Mais l’occupation immédiate du site par les forces de l’ordre fit du cœur urbain de Saint-Brieuc le siège du conflit. En ce sens la Ville réinvestit la figure passée de la « Place de grève » créant les conditions inédites d’une « grève à pied » puisque tous les points névralgiques étaient distants de quelques centaines de mètres les uns des autres. La ville reconquise par l’usine ne fut pourtant que la partie émergée d’une singularité nourrie de l’interconnaissance et des voisinages. Les solidarités du proche, rural, industriel et commerçant (avant de devenir culturelles), s’exprimèrent dans le tissu syndical et associatif des militances d’en bas, prévenant de ce fait toute confiscation politicienne ou, plus tard, d’éventuels rapts mémoriels. Personnalités de premier plan, à commencer par celle du délégué CFDT Jean Le Faucheur, ne signifièrent pas personnification d’une lutte et bénéfices individuels ultérieurs car c’est dans l’addition des initiatives et dans le diffus de l’anonyme que les mobilisations advinrent. Le tableau pourra peut-être se trouver ultérieurement complété par une meilleure compréhension des ressorts agricoles et enseignants mais les contributions cédétistes et cégétistes, de toutes les gauches, comme des nébuleuses catholiques, comme des droites embarrassées dessinèrent un front local et départemental sans précédent ni héritier. Fédérateur et émouvant, le mouvement fit tache d’huile dans l’opinion ; mais non en termes industriels, sans doute car il aurait entravé l’Union de la Gauche en germe, devant ménager le PCF. Il n’en demeure pas moins que l’absence d’esprit revanchard comme le ratage des récupérations auprès d’ouvriers jeunes et prudents, souvent déchirés entre leurs souhaits d’engagement et les réalités matérielles de leur quotidien, sont à noter. Ce dilemme comprima la colère sur un gradient de dignité et d’humilité traversé par la non-violence dans un monde marqué par la peur des hiérarchies et du renvoi. Par opposition, l’enthousiasme de la jeunesse ou plutôt des jeunesses (ouvrière, lycéenne, étudiante, agricole mais aussi enseignante) s’agrégea dans l’unité de la fête, portée par des chansons de lutte ou d’identités faisant large place au partage. La collecte financière et la distribution alimentaire frappèrent par leur justification des besoins élémentaires. Au reste, entre le bois sculpté en 1977 par Alain Marcon ou les traces subsistant 50 ans après, l’art et les souvenirs s’accordent sur ce terreau d’une expérience fraternelle jugée unique.

4La comparaison avec d’autres situations exactement contemporaines renforce le caractère original du mouvement briochin dans la mesure où l’effectivité de forces coalisées contre le patronat n’advint pas ailleurs avant Lip. Ici, l’unité syndicale rima avec les concurrences de sections ou de centrales ; là, les variables identitaires servirent des intérêts locaux visant à exclure des immigrés (y compris de l’intérieur national) ; le plus souvent, si l’on aurait bien voulu faire « comme au Joint », les moyens manquèrent, à commencer par l’innervation du soutien rural dans des régions fortement urbanisées ou enclavées. Surtout, la réactivité ou la pugnacité des patronats prévint tout risque de pourrissement.

5Dans ce domaine, la stratégie du paternalisme démagogique introduite à partir de 1973 dans l’usine du Joint français rétablit une certaine harmonie sociale et consolida les résultats d’activité. Mais quand, en 1979-1980, les salariés furent de nouveau mobilisés, l’amalgame des ingrédients surgis en 1972 échoua face à une direction de combat, physiquement engagée sur le site industriel et prévenant tout débordement vers la ville et ses élus, le ressort culturel breton étant par ailleurs cassé, tout comme les alternatives d’emploi dans d’autres usines briochines.

6Avoir fait plier la CGE une fois, en 1972, entièrement responsable de la situation, ne justifie donc pas qu’une légende noire s’attache encore à une ville tirant vers le rose ou l’orange bien plus que le rouge ou le bleu.