1Le développement économique, la création d’emplois, sont fondés pour une très large part, directement ou indirectement, sur des processus d’externalisation. Or l’étude de la famille sous cet aspect, qui devrait être centrale, n’en est encore qu’à ses balbutiements. Ce livre représente un premier effort pour ouvrir ce chantier important.

2Il débouche notamment sur la mise en évidence du flou des frontières entre familial et non familial et des frontières internes à la famille, de l’extrême complexité des interactions entre activités professionnalisées et activités domestiques : l’externalisation est tout le contraire d’une évolution simple et linéaire allant du dedans vers le dehors, les mécanismes à l’œuvre lui font prendre des mouvements sinueux travaillés par des contradictions internes. Ce constat pousse à faire ressortir avec encore plus de vigueur le caractère préjudiciable de l’insuffisance des recherches, alors justement que les défis lancés à la connaissance sont particulièrement difficiles à relever. Les savoirs accumulés de façon éparse ne sont cependant pas négligeables. Au terme (provisoire) de notre travail collectif, quelques conclusions permettent de dépasser l’idée d’une complexité telle qu'elle dissuaderait les efforts d’analyse : des guides pour avancer plus avant commencent à apparaître.

3La fraction externalisée des activités domestiques à partir de laquelle se structurent les services aux familles est peu importante : les tâches déléguées par plus de 5 ou 10 % des personnes sont rares. Certes ne sont pas prises en compte ici les tâches depuis longtemps structurées à l’extérieur, telles la fabrication du pain ou l’activité nécessaire au chauffage du logement. Mais il est remarquable que lorsqu’une profession parvient à se structurer en véritable entité autonome (pour reprendre notre exemple : la boulangerie ou la production d’électricité), à rompre et oublier les liens d’origine avec le familial, le langage commun tend à ne plus parler de services. Comme si ces derniers restaient attachés à une phase transitoire où la profession est encore en voie de constitution, dans une confrontation intime avec le familial.

4Dans cette fraction globalement peu importante des activités déléguées, la part répondant strictement aux critères économiques de l’échange monétaire est elle-même très réduite : l’essentiel des services aux ménages, qu’ils soient ou non rémunérés, est en fait régi par des logiques spécifiques à dominante familiale. Plusieurs textes ont détaillé ce mode de fonctionnement. Nous avons notamment vu s’inscrire dans les faits le modèle de la substitution par défaut, quand la famille est placée dans un contexte tel qu’elle ne peut effectuer les tâches qu’elle aurait pourtant préféré faire elle-même. La substitution est alors limitée à l’activité et la méthode de référence est la pratique familiale. Dans certains cas, la substitution peut s’élargir au rôle tout entier : il y a véritable remplacement de la personne, y compris dans ses attributs affectifs : la rivalité renforce alors la référence d’origine. Enfin ce sont parfois du lien social et de l’affection qui sont surtout offerts par le service, l’activité n’intervenant que comme prétexte, la substitution portant sur le cœur du privé. La substitution par défaut, dans ses diverses modalités, conduit nécessairement à une subordination au familial, qui rend d’autant plus difficile la professionnalisation de la fonction. Ceci ne signifie pas que des emplois nombreux ne puissent être créés, que la définition de règles déontologiques ne permettent de mieux préciser la frontière distinguant le professionnel du domestique. Mais l’emprise du familial condamne à une séparation peu marquée, condamnant à son tour à une qualification faible des emplois quand le professionnel ne parvient pas à proposer une prestation qui dépasse la simple substitution. C’est par exemple ce qui est obtenu avec l’expertise normative liée à l’action sociale, où, dans une sorte d’engrenage pervers, le métier peut réussir à se constituer dans sa spécificité grâce à une accentuation de la catégorisation et de la moralisation des conduites.

5L’emprise du familial sur les services aux familles définit un mouvement circulaire qui piège à la fois les ménages et les professionnels. Les ménages, car ils ont une propension à se sentir insatisfaits du service, qui ne saurait remplacer la famille. Les professionnels, car ils ne parviennent pas à se désengluer du domestique, sinon en se fermant aux demandes d’affection et de lien social, en se faisant moins humains. La politique d’offre de services peut permettre cependant de rompre cette circularité, en se distinguant de la simple substitution, en proposant des prestations apportant un contenu d’activité nouveau à la famille, ou une manière différente de procéder. En d’autres termes : en se présentant comme extérieurs, voire comme vecteur d’internalisation, plutôt que vidant, remplaçant la famille. L’organisation de loisirs et de voyages illustre cette tendance : le ménage ne se sent pas dépossédé du dimanche chez mamie quand il s’offre un week-end à Venise. Elle l’illustre d’ailleurs peut-être trop bien : ce n’est pas un hasard si la profession n’apparaît guère comme un service aux familles (elle est plutôt classée dans le secteur « services » incluant tout l’emploi tertiaire : banques, assurances, etc.) alors qu’elle structure pourtant directement son développement à partir de la formalisation et de l’externalisation de loisirs précédemment auto-gérés par la famille et qu’elle vend un produit d’usage typiquement privé.

6Certaines modalités de l’offre montrent donc que les services aux familles ne sauraient être réduits à la substitution par défaut, bien que ce modèle soit dominant : des activités parviennent à s’extraire du cercle de la familiarisation. L’analyse du côté de la demande aboutit au même résultat. Il semble particulièrement important de tenter de cerner ces contextes où l’externalisation se dégage plus nettement du familial. Un premier type de situation a déjà été signalé. Il résulte d’une faiblesse de l’attraction domestique : quand la substitution par défaut fait défaut par défaut du familial. C’est particulièrement le cas chez les jeunes et les personnes vivant seules : le service est alors souvent perçu sous son seul aspect de prestation technique, la délégation n’étant pas entravée par une centration sur le chez-soi. Un second type de situation prend forme au contraire à l’intérieur de l’organisation familiale, dans certains groupes sociaux. Il mérite d’être analysé plus en détail.

7L’utilisation des services et des personnels de service dans les classes aisées n’est pas un phénomène nouveau : les domestiques, serviteurs et autres personnels de maison, sont depuis longtemps une marque de domination sociale. Il est même à remarquer que l’emploi à temps plein au domicile a nettement diminué depuis le début du siècle, sous l’action conjuguée de la mécanisation des foyers et d’une offre de services plus diffuse. Cette diminution d’une forme traditionnelle ne doit cependant pas masquer un mouvement contraire, le développement d’une demande de services (relativement distincts de la subordination au familial) qui se cristallise en particulier, non pas exactement dans les couches les plus riches comme autrefois, mais dans celles qui sont les plus dotées culturellement. Ce processus tire son origine de l’apparition au sein du groupe familial d’une dynamique exogène, qu’il serait possible de qualifier de « managériale », une logique d’entreprise s’appuyant sur la délégation. Le mode traditionnel du fonctionnement familial est très différent. Il pourrait être qualifié de socialisation répétitive et auto-suffisante, créant un système d’obligations fixant de façon stable les conduites des individus : la famille se reproduit « tout simplement », selon un modèle d’évidence et un système intériorisé de valeurs inquestionnables. A l’intérieur de ce cadre très prégnant (qui limite la demande de services en dehors de la substitution par défaut), s’agite une quête plus difficile à définir avec précision bien que l’on sache qu’elle ait tendance à s’accroître : celle du privé, de l’intimité relationnelle, du soutien identitaire : la recherche d’un lieu où l’on serait vraiment soi, entre soi, comme hors du monde, soutenu, aimé. La conjonction de ces deux éléments, la force d’inertie du cadre de socialisation et le désir d’intimité, produit un ensemble cohérent, lové dans la métaphore familiale, fortement résistant à l’idée de la délégation. La dynamique managériale marque donc une rupture forte. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si elle est souvent mise en œuvre par des hommes, notamment des cadres, et qu’elle introduit au foyer des modèles puisés dans l’entreprise. Elle n’a nullement vocation à supplanter le système d’obligations et encore moins le désir d’intimité : elle se superpose à ces fondements familiaux, leur ajoutant un nouveau type de raisonnement, axé sur la gestion, la rationalité des choix, la stratégie. Les secteurs d’application sont nombreux. Les investissements financiers par exemple, mais ceux-ci ne constituent sans doute pas un aspect représentatif des développements les plus nouveaux. Ces derniers sont plutôt à chercher à propos d’investissements plus symboliques, autour de l’enfant notamment. L’idée de la performance des placements éducatifs s’est considérablement développée (cours particuliers, activités para-scolaires, stages linguistiques), et est à l’origine d’une augmentation de la demande de services non perçus comme des substitutions par défaut mais bien pour leurs apports dans la compétition avec les autres familles. Outre les enfants, le secteur le plus important est sans doute l’organisation domestique elle-même, et tout particulièrement la gestion du temps. C’est justement la valeur accordée à la sphère informelle du privé, au « temps libre », qui incite à gagner du temps sur des tâches dont l’obligation n’apparaît plus certaine, à les déléguer pour les remplacer par des contenus familiaux plus choisis (pizza-express contre confiture maison, garde des enfants contre sortie au théâtre). L’esprit managérial, bien que n’excluant pas les autres logiques, atteint donc le cœur du système familial, en réaménageant la place accordée à chacune. Tout donne à penser qu’il se développe en synergie avec le désir d’intimité, donc au détriment du fonctionnement par obligation. Ce qui renforce la demande de services clairement professionnalisés. Il est frappant d’ailleurs de constater combien ces derniers se développent dans le secteur du sport et des loisirs, qui donne aux activités familiales un contenu beaucoup plus fixé sur le plaisir personnel.

8Ainsi une part importante de l’externalisation tire son développement d’un changement interne de la dynamique familiale, démontrant à nouveau combien le jeu entre intérieur et extérieur est essentiel pour comprendre ce phénomène. Les interactions complexes entre famille et services doivent d’autant plus être mises en évidence que le sens commun n’a de cesse de reconstituer l’illusion selon laquelle existerait une frontière nette séparant monde privé et monde public, familial et non familial. Illusion nécessaire pour fonder justement ce privé et ce familial. Mais qui doit être écartée dans une logique de recherche, pour affronter une réalité qui dans les faits est incomparablement plus sinueuse et subtile.