1L’enquête « Modes de Vie » réalisée par l’INSEE dans le cadre d’une collaboration avec le CNRS sur le thème de la production domestique, examine la totalité des activités domestiques des foyers enquêtés (cf. encadré 1). Elle s’interroge sur les conditions de réalisation de ces activités, leurs résultats et leurs substituts (voir encadré 2 pour plus de détails). L’enquête vise à dresser le bilan des réalisations « productives » du foyer, des aides qu’ils ont obtenues éventuellement, du recours qu’ils ont pu avoir à des services marchands substituts.

L’importance supposée des solidarités

2Le programme de recherche, dont l’enquête sur les modes de vie est une composante, accorde une place très importante aux relations sociales et, plus particulièrement aux relations avec la parenté. Ainsi une des enquêtes de la partie statistique de ce programme est consacrée au sujet et celui-ci est longuement repris dans l’enquête « Modes de Vie » elle-même. C’est que les sociologues de la famille – nombre d’entre eux en tout cas – soulignent l’importance qu’ont conservée, voire développée les solidarités familiales (Déchaux, 1988 ; Pitrou, 1994). Le thème du « recentrage sur le microsocial », et de sa traduction au niveau des individus, à savoir la multiplication des liens dans lesquels ils s’insèrent, est fréquemment évoqué (Louis Dirn, 1990). Les Pouvoirs publics semblent en juger de même (de manière peut-être intéressée) et accordent une place importante dans leur définition des politiques sociales, aux rôles que jouent de fait les solidarités familiales.

3Comprendre la vie quotidienne, les activités ménagères, la production domestique ne saurait donc se faire sans accorder une place à l’insertion des foyers dans leur milieu familial et local. Ce sont ces convictions que reflète l’architecture des enquêtes du programme sur les modes de vie. Le cadrage statistique, dont cet article rend compte, conduit à relativiser la perspective. La réalisation d’activités domestiques par une personne extérieure à un foyer au profit de celui-ci apparaît comme l’exception plutôt que comme la règle. Sur un petit panel de 38 activités différentes, représentatif de la diversité des productions domestiques des foyers, en moyenne 17 ne seront pas réalisées, 20 seront entreprises par un membre du foyer et une seulement sera faite par quelqu’un d’extérieur à celui-ci. A l’aune de cet indicateur un cas sur quarante donc. L’exposé, essentiellement descriptif, présentera les principaux facteurs de déviation par rapport à ce schéma moyen et examinera, en particulier, le degré auquel le bénéfice d’une aide extérieure apparaît comme substitutif d’une activité propre.

4Le constat statistique qui suit n’épuise certainement pas l’analyse du sujet. Par nature même des informations utilisées, il ne traite en rien des aspects subjectifs et symboliques auxquels les personnes impliquées peuvent attacher beaucoup d’importance : il se concentrera plutôt sur des décomptes objectifs du nombre de fois où telle ou telle activité est réalisée avec l’intervention d’un tiers extérieur au foyer et, sur ces décomptes eux-mêmes la procédure d’observation utilisée n’est pas sans biais et insuffisances. Décrire cette procédure d’observation, en préalable à la présentation des résultats, sera l’occasion d’en apprécier les limites.

Quelles informations sur quelles activités ?

5Les trente-huit activités étaient abordées par l’enquêteur1. Pour chacune d’elles, l’enquêteur demandait si la « personne de référence » l’avait ou non pratiquée depuis la formation du foyer, ce qu’il en était du conjoint, ce qu’il en était des enfants éventuels et terminait par la question suivante :

6« Actuellement (depuis un an) qui fait le travail correspondant à l’activité pour votre foyer ? ». En proposant (en substance) quatre modalités de réponse : « travail jamais fait », « un membre du foyer », « une personne extérieure au foyer non rémunérée », « une personne extérieure rémunérée ». Ce sera le nombre d’apparitions, parmi les occurrences des réponses aux trente-huit questions « actuellement, qui fait le plus souvent... ? » des modalités de réponse « une personne extérieure au foyer » (rémunérée ou non), qui servira à évaluer le degré de recours à des services marchands par le foyer ou à des aides plus ou moins bénévoles. Dans les décomptes qui vont suivre, toutes les activités seront donc placées sur le même plan, chacune d’entre elles comptant pour une.

7Une remarque importante s’impose à ce stade. La réponse porte sur la modalité « la plus fréquente » : la plus fréquemment mise en œuvre donc. Les modalités rarement utilisées, mais utilisées néanmoins, ne sont pas envisagées. C’est la situation qui prédomine (dans l’esprit des personnes interrogées) qui sera prise en compte ici. Cette façon de faire doit avoir, peut-on supposer, un effet de « loupe » et accentue sans doute les particularités du phénomène puisque les petits correctifs de la situation modale retenue par le foyer sont en quelque sorte gommés2.

Que fait-on en moyenne ?

8Mesuré à l’aune des indicateurs qu’on vient de décrire, le recours à des services extérieurs au foyer est plutôt rare. En moyenne, une activité sur trente-huit est transférée à l’extérieur, une vingtaine est réalisée au sein du foyer, une petite vingtaine laissée de côté (tableau 1). Bien entendu, toutes les activités ne sont pas transférées à l’extérieur avec la même fréquence. Les « petites réparations (sur la voiture ou l’électroménager) » sont réalisées à l’extérieur du foyer dans un cas sur cinq. Ce n’est jamais le cas des soins aux animaux domestiques. Au tableau 2, les activités sont donc classées suivant le taux de recours des foyers à des aides extérieures.

9Les principes qui organiseraient la répartition des activités au sein du hit-parade du tableau 2 ne s’imposent pas d’emblée. Il apparaît, certes, qu’on ne transfère jamais des activités de maternage ou d’élevage des jeunes enfants et on ne peut s’empêcher de rapprocher ces « soins aux enfants » des soins aux animaux qui, eux aussi, apparaissent intransférables. Mais, ces points exceptés, on n’imagine guère de raisons autres qu’anecdotiques à la place qu’occupe telle ou telle activité.

10Ainsi deux des critères auxquels on aurait pu penser apparaissent, à l’examen, peu opératoires.

11Le degré de technicité, par exemple, ne suffit pas : qu’on compare les différences entre deux activités peu techniques comme « laver les vitres » et « vider la poubelle ». Peut-être celui de la « quotidienneté » conviendrait-il alors : une activité très fréquente ne peut être transférée à quelqu’un qui, extérieur au foyer, n’y sera jamais suffisamment présent. Or on dispose d’un tel classement réalisé indépendamment de la présente étude, par Gislaine Grimier et Caroline Roy. Ces deux auteurs distinguent trois types d’activités correspondant à différents niveaux d’engagement dans la production domestique. La comparaison du classement au hit-parade avec le classement qu’elles effectuent montrent que les activités les plus « spécialisées » (rarement entreprises et impliquant, si elles sont réalisées, un fort engagement du foyer dans la pratique domestique) comme les plus « quotidiennes » (le minimum incontournable que tout le monde fait) se retrouvent à tous les niveaux de transfert effectif. La « transférabilité » ne peut guère se subsumer dans une dimension comme la « quotidienneté ».

Le recours à l’extérieur est-il vraiment un terme d’alternative ?

12Statistiquement parlant, le recours à des aides extérieures pour la réalisation d’activités domestiques est rare : 2,6 % des cas. Son apport ne peut, donc, qu’être limité. Toutefois il s’agit là d’une situation susceptible de grandement varier d’un ménage à l’autre – et il en est effectivement ainsi comme on va le voir.

13Le taux moyen de réalisation par des personnes extérieures au foyer des trente-huit activités du panel varie donc fortement d’un ménage à l’autre. Ce taux en tous cas varie bien plus fortement entre ménages que ne le fait le taux moyen de réalisation de ces mêmes trente-huit activités par des personnes du ménage ; et bien plus fortement aussi que ne le fait le taux de non-réalisation. Les écarts-types des variables : « nombre d’activités réalisées à l’extérieur », « réalisées par un membre du foyer », « non réalisées », ramenés à la moyenne pour rendre les résultats comparables, sont, en effet, considérablement plus élevés pour les unes qu’ils ne le sont pour les autres comme on le voit au tableau 1.

14La possibilité d’accéder à des aides extérieures et/ou d’y recourir sont donc très inégalement réparties. La propension à entreprendre et/ou les possibilités de le faire sont, elles, équitablement réparties3. Peut-on en déduire pour autant que les apports extérieurs constituent une réelle opportunité aux yeux des foyers qui l’utilisent beaucoup ?

15Ne pas faire, faire, faire-faire-en-payant, faire-faire-sans-payer apparaissent à première vue comme quatre modalités alternatives de (non)-réalisation de la production domestique. Cette impression résulte partiellement des dénominations choisies pour identifier chacune des modalités du tableau 1. Or en fait l’information disponible porte sur le point de savoir « qui » fait. Elle ne nous renseigne pas immédiatement sur les raisons de la situation. Que l’activité soit faite au sein du foyer peut ne pas résulter d’un choix du foyer mais d’une impossibilité de délégation sur lequel celui-ci n’a aucune prise. Une activité peut ne pas être faite simplement parce que son objet n’a pas de raison d’être.

16C’est donc avec prudence qu’il convient d’interpréter les corrélations entre les quatre variables du tableau 1. Ceci dit il semble que :

1. « Faire-soi-même » et « Ne-pas-faire » sont deux modalités fortement alternatives (résultat inévitable compte tenu de Tordre de grandeur des quatre variables et du fait que leur somme est fixe) ;
2. « Faire-faire à l’extérieur » est un substitut possible à « Faire-soi-même » mais n’en est pas à un « Ne-pas-faire ». Le montrent : la quasi-nullité de la corrélation entre « Ne-pas-faire » et « Faire-faire », la valeur négative de la corrélation entre « Faire » et « Faire-faire », la valeur positive (mais faible) des corrélations entre les deux modalités du « Faire-faire » ;
3. « Faire-faire à l’extérieur de manière gratuite » n’est pas un substitut, une modalité alternative de l’autre possibilité « Faire-faire de manière payante ». Les deux modalités s’opposent toutes deux à la modalité « Faire-soi-même » et elles ne sont pas corrélées négativement entre elles.

17Contrairement donc à une idée qui paraît a priori de bon sens, obtenir des services gratuitement ne dispenserait pas d’en acheter (et réciproquement). On peut sans doute rapprocher ce résultat (qu’il reste à vérifier de manière plus solide et dont il importerait en particulier de bien comprendre la signification exacte : y a-t-il le choix entre des modalités alternatives et quels choix ?) du constat plus général fait par ailleurs d’une absence d’effet redistributif, voire de l’inverse, des échanges d’aide au sein de la parenté : Degenne et al. (1994), Déchaux (1994).

18Finalement, le mode de raisonnement que l’on pourrait prêter aux foyers au vu de ces corrélations serait le suivant. Une première décision est à prendre, la plus importante : fait-on ou ne fait-on pas ? Cette première étape franchie, et si on a décidé de faire, une deuxième étape, subordonnée, apparaît dans le processus de décision : pourrait-on trouver des substituts extérieurs (quels qu’ils soient) ? Vu de cette manière (dont encore une fois il faut rappeler qu’elle suppose des formes de rationalité et d’intentionalité chez les personnes, formes qui ne vont peut-être pas autant de soi que cela), le recours à l’extérieur apparaît alors plus important : son « importance » double puisqu’il représenterait un cas sur vingt (les vingt que le ménage entreprend en moyenne dans le panel d’activités) et non plus sur quarante ; néanmoins la décision de transférer apparaît toujours subordonnée, tout se passant comme si le foyer avait décidé de faire ou de ne pas faire indépendamment des aides qu’il pourrait mobiliser : celles-ci ne « pèseraient » donc pas sur sa décision.

Les aides pour qui ?

19En substance, les aides extérieures bénéficient aux personnes seules, aux personnes âgées, aux plus modestes comme aux plus riches. Elles sont nettement plus fréquentes à Paris. Les deux tableaux 3 et 4 illustrent ce résultat.

20Le tableau 3 donne un panorama d’ensemble des disparités d’apparition de la modalité « transfert » parmi les trois termes d’alternative évoqués précédemment. Le tableau 4 détaille ce panorama mais en se limitant aux seuls cas où l’activité est réalisée.

21On lit ainsi au tableau 3 que la possibilité d’un recours à des personnes extérieures au foyer pour la réalisation d’activités de couture est la plus forte pour les foyers dont le représentant :

• est âgé de trente à quarante ans,
• est un cadre ou appartient au groupe des professions intermédiaires,
• dispose un bac technique ou d’un brevet professionnel,
• contribue à un revenu global du foyer de plus de 300 000 F par an,
• réside dans la ville de Paris.

22Le recours à des services extérieurs en matière de couture est donc particulièrement le fait de foyers relativement jeunes, de milieu aisé.

23En cumulant, au travers des activités pour lesquelles le taux de recours à des services extérieurs paraît en moyenne suffisant pour réaliser l’exercice, on obtient un panorama d’ensemble dont les points les plus frappants paraissent être les suivants :

1. ce sont les deux extrémités de l’échelle des âges qui sont mises en évidence. Ainsi, les plus jeunes (« moins de trente ans ») sont retenus trois fois, les plus âgés (« plus de 80 ans ») dix-huit fois et les catégories intermédiaires (de 40 à 50 ans) jamais ;
2. de même, ce sont aussi les deux extrémités, cette fois, des échelles de hiérarchie sociale qui sont plutôt en évidence. A titre d’exemple, la modalité « niveau d’étude supérieur au baccalauréat » est retenue quatorze fois, la modalité « aucun diplôme » neuf fois tandis que les modalités intermédiaires (comme la disponibilité d’un CAP ou d’un baccalauréat) ne sont retenues qu’une ou deux fois, voire jamais. Le « haut » de la hiérarchie sociale on le notera, est nettement plus apparent que ne l’est le « bas », loin d’être absent cependant ;
3. ce sont encore les deux extrémités de l’échelle d’urbanisation — communes rurales et petites agglomérations d’un côté, agglomération parisienne et surtout Paris-ville de l’autre – qui ressortent des décomptes que l’on peut effectuer à partir des disparités liées au critère « catégorie de commune de résidence ». On notera l’effet particulièrement marqué de la résidence dans le noyau dur de l’agglomération parisienne : Paris-ville (effet que l’on retrouve dans d’autres études : Lemel, 1987) ;
4. il existe nettement un effet particulier lié à l’opposition entre salarié et indépendant (peut-être les indépendants accordent-ils une préférence au travail de leurs confrères). Sont en évidence, en effet, dans les ventilations suivant la catégorie socio-professionnelle du représentant du ménage les « retraités » et « autres inactifs » – dont la présence est certainement à relier aux différences suivant l’âge évoquées plus haut –, les « cadres supérieurs » — le « haut » de la hiérarchie sociale — mais aussi les « agriculteurs » et les « artisans-commerçants ». Les catégories moyennes ou modestes de salariés sont absentes.

24Le tableau 4 permet d’étendre le panorama à d’autres facteurs de disparités. On y retrouve bien sûr les éléments précédents. L’importance des caractéristiques du logement, de la composition démographique du foyer (les personnes seules – quel que soit leur sexe, il faut le souligner – recourent plus aux services extérieurs) y apparaissent et complètent le panorama. On ne le détaillera pas plus. Voici toutefois quelques conclusions qu’on peut en tirer à propos des effets du réseau de relations du foyer sur le transfert des activités.

25Plus le réseau de relations est important, plus le foyer, pourrait-on supposer, recevra d’aides extérieures. On ne dispose malheureusement pas d’indicateur direct de la taille et de l’importance de ce réseau de relations. N’est ici connu que le volume des échanges qui est réalisé avec le réseau des connaissances. En fonction de cet indicateur (quelque peu tautologique), l’intuition commune est validée : la probabilité qu’une activité soit réalisée par quelqu’un d’extérieur au foyer est d’autant plus grande que la « taille » de son réseau est plus importante. De manière plus précise même, la probabilité que l’activité soit réalisée gratuitement augmente ; mais la probabilité que l’activité soit réalisée moyennant rémunération ne diminue pas : elle aurait (très) légèrement tendance à augmenter, elle aussi.

26On a indiqué plus haut que les deux modalités – gratuite et rémunérée – du transfert ne sont sans doute pas alternatives l’une l’autre. C’est un résultat du même ordre qui est ici suggéré : pouvoir se faire aider par un large réseau ne dissuaderait pas d’acquérir, moyennant finance, des aides supplémentaires.