1Les caractéristiques des activités domestiques externalisées étaient très mal connues jusqu'à ces derniers temps. Depuis peu, des éléments nouveaux (parmi lesquels l'analyse secondaire de l'enquête CNRS-INSEE « Modes de vie », dont Yannick Lemel donne les principaux résultats ci-dessous) permettent de commencer à tracer les premiers repères, qui restent certes à vérifier, mais dont l'aspect convergent donne à penser qu'ils sont relativement fiables.

2Ainsi se dégage un paysage social de l'externalisation marqué par quelques pôles particuliers et des corrélations fortes autour de variables significatives. Concernant les premiers, peuvent notamment être signalés le maintien de services « à l'ancienne » chez les indépendants des petites communes rurales, ainsi que les services liés à l'action sociale s'adressant aux ménages les plus pauvres. Concernant les régularités statistiques, la taille du ménage est la variable la plus simple : plus le ménage est réduit, plus la demande de services est importante, spécialement pour les personnes vivant seules. Ce constat suggère l'idée que la mobilisation familiale pourrait constituer un facteur dissuasif pour l'externalisation : bien que les tâches soient plus importantes, l'éthique de la mobilisation inciterait à développer prioritairement les efforts internes. Cette hypothèse est confirmée par la comparaison entre la courbe de l'usage des services selon le milieu socio-professionnel et celle des activités d'auto-production (couture, confitures, jardinage, bricolage, etc.), activités qui indiquent une centration et une forte mobilisation sur le domestique. Elle est en effet exactement inverse : les services sont les plus importants aux deux extrêmes de l'échelle sociale alors que l'auto-production y est plus faible ; les services sont moins importants dans les professions employés et intermédiaires alors que l'auto-production au contraire y est à son maximum. L'interprétation pourrait être la suivante. Dans les milieux les plus modestes, l'utilisation des services liés à l'action sociale permet avant tout de consolider l'organisation domestique, trop fragile pour constituer un contexte de socialisation inscrivant fortement les individus (ce qui expliquerait la faiblesse quelque peu surprenante des activités d'auto-production). Dans les milieux intermédiaires au contraire, la socialisation domestique prend un caractère central voire exclusif qui disqualifie la perspective de l'externalisation. Chez les cadres et professions libérales, la mobilisation diminue un peu et surtout elle perd son caractère exclusif : d'autres secteurs de socialisation rivalisent avec le domestique, la demande de services devient importante.

3L'hypothèse de la corrélation entre mobilisation et centration sur le domestique d'une part, non demande de services d'autre part, est vérifiée dans les situations de recomposition familiale, la mise en avant du couple incitant à la délégation alors que l'investissement plus largement familial la freine (Cf. le texte de Didier Le Gall). Elle est encore confirmée par l'évolution dans le cycle de vie : la demande est à son minimum aux âges intermédiaires alors qu'elle est plus forte chez les jeunes et les personnes âgées (là aussi la courbe de l'auto-production domestique est exactement inverse). Pourtant les jeunes sont ceux qui effectuent le moins d'activités domestiques, réduites pour certaines à un niveau symbolique, inexistantes pour d'autres. Mais c'en est encore trop dans leur système de valeurs, n'intégrant que très modérément l'éthique du chez-soi : ils délèguent une partie du peu qu'ils ont à faire. Plus avant dans le cycle de vie, alors que les tâches augmentent considérablement en quantité, la proportion externalisée a paradoxalement tendance à diminuer, à cause de la centration sur le domestique. Il est à noter que l'attitude est différente pour la consommation d'appareils électroménagers. Considérés comme « remplissant » le foyer (alors que les services seraient plutôt censés le « vider »), c'est la période des achats les plus nombreux. Demande de services et équipement du foyer ont en théorie une même fonction : alléger la charge ménagère. Pourtant ils ne s'inscrivent pas dans les mêmes logiques sociales, l'acquisition d'appareils électroménagers suivant plutôt la courbe de l'auto-production. Concernant les personnes âgées, la situation est en partie différente des jeunes : les questions physiques liées à la perte d'autonomie expliquent pour beaucoup l'augmentation de la demande de services. Toutefois, l'affaiblissement du cadre de socialisation domestique du ménage, la « démobilisation », n'est pas à négliger, notamment quand les personnes vivent seules après le décès du conjoint.

4En schématisant les résultats, il est possible de dire que la propension à l'externalisation provient de la faiblesse « interne » de la socialisation domestique, conjuguée à la richesse de la socialisation « externe », qui l'une ou l'autre, ou encore plus les deux à la fois, renforcent la demande de services. La faiblesse interne s'inscrit dans des contextes divers, voulus ou subis, provisoires ou durables. C'est le cas des jeunes, des personnes âgées, des ménages d'une personne, des familles précarisées. La richesse relationnelle externe caractérise les jeunes, une majorité des ménages d'une personne et les familles culturellement dotées. En d'autres termes, la propension à l'externalisation apparaît surtout aux marges de la famille « moyenne » et bien organisée, ainsi qu'aux extrêmes de l'échelle sociale ; la demande de services n'apparaît au « centre » que parce que la masse des activités et la pression temporelle y sont très importantes.

5Ainsi se dégage, au milieu du paysage social et du cycle de vie, un modèle de famille auto-centrée, parvenant à faire face à l'augmentation de la charge ménagère par une mobilisation de ses ressources internes. Les hommes en sélectionnant les gestes utiles. Les femmes en se donnant sans compter, disparaissant (et disparaissant des statistiques) dans des « riens » qui « occupent tout le temps », pour reprendre la belle formule recueillie par Geneviève Favrot-Laurens. Présence attentive, huilage incessant des mécanismes fonctionnels et affectifs du domestique, qui constituent le cœur du familial. Dans le contexte de la mobilisation, l'auto-centration ne se réduit pas à l'action mais s'élargit au système de valeurs : la métaphore du familial devient omniprésente. L'utilisation de services ne se développe alors que par défaut, substitution ne pouvant atteindre la qualité de ce qui aurait été fait par la famille elle-même. L'emprise de cette référence familiale auto-centrée et l'incorporation de l'obligation morale conduisent dans certains cas à un enfermement ménager et à une intensification du travail aux limites du tolérable, comme dans certaines situations de soins aux personnes dépendantes. Les services, s'ils se présentent comme de simples auxiliaires de la famille, des substitutions subordonnées plutôt que de véritables externalisations, sont alors brusquement souhaités pour donner une bulle d'oxygène.

6Cette conclusion conduit à souligner, comme le fait Michel Lallement, la porosité des frontières entre activités monétaires et activités domestiques. L'emprise de la métaphore familiale explique par exemple que le modèle des services solidaires de proximité (théorisé par Jean-Louis Laville), fondé sur les synergies locales autour de cette porosité, trouve matière à prendre corps dans certains contextes (d'autant qu'il y a proximité sociale entre « employeurs » et « employés »). Mais de la même manière que la force du familial doit être prise en compte dans toute son ampleur, la substitution par défaut ne doit pas être confondue avec la véritable externalisation, dont les effets sociaux sont très différents : création d'un marché, spécialisation de la fonction, professionnalisation des emplois. Bien qu'elles s'entremêlent dans la réalité, il y a tout intérêt à distinguer dans l'analyse les deux logiques d'accès aux services.

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7Le résultat le plus important exposé par Yannick Lemel est indiqué dans le titre de son article : la rareté des aides à la production domestique. Il remarque que l'enquête sur laquelle il s'appuie produit un « effet de loupe », en ne prenant pas en compte les activités déléguées de façon subsidiaire. La faiblesse de l'externalisation n'en est pas moins frappante : seulement une activité sur quarante. Yannick Lemel définit ensuite quelques caractéristiques des activités déléguées : à contenu technique, plutôt masculin, ou correspondant à des tâches vécues comme pénibles (vitres et repassage). Il dresse enfin un panorama social et fournit des repères chiffrés essentiels. L'externalisation est la plus forte aux deux extrémités de l'échelle des âges, de l'échelle sociale et de l'échelle d'urbanisation. Elle intéresse surtout les professions indépendantes, les personnes seules et celles qui ont un réseau de relation étendu.

8Geneviève Favrot-Laurens montre comment les activités domestiques (en particulier les soins aux personnes âgées dépendantes) se situent au croisement de deux mouvements de valorisation contradictoires : les familles dénigrant la prise en charge institutionnelle alors que les professionnels cherchent au contraire à se distinguer positivement du domestique. Elle analyse en particulier la logique d'auto-centration qui construit un cadre d'obligations, essentiellement féminines, et incite chaque famille (chaque femme) à penser « qu'il lui était impossible de faire autrement ». Logique si forte qu'elle peut pousser à effectuer les tâches les plus techniques, à transformer le ménage en auxiliaire des professionnels pour maintenir l'emprise du familial. Malgré le poids du quotidien, les sentiments personnels sont étouffés au nom de cette raison supérieure, d'autant que la logique interne à la famille est actuellement soutenue et renforcée par le discours politique, qui tend à favoriser le désengagement de l'Etat.

9Tout au long de cet ouvrage, un thème majeur se dégage : les rapports entre famille et services sont interactifs et mouvants, rebelles aux schématisations abusives. Dans une vaste fresque historique et problématique, Michel Lallement analyse de façon critique la série d'idées simples et d'utopies qui ne cesse d'occuper le devant de la scène alors que plus de mesure serait justement ici nécessaire. Il souligne les mouvements divers de l'externalisation et son caractère de processus non linéaire, le couplage récent de l'augmentation de la demande de services avec l'essor de l'emploi féminin. Analysant les thèses d'André Gorz, il remarque que la monétarisation du lien social ne doit pas être exagérée (ce qui est vérifié par l'emprise du familial), de même que la « ménagérisation » des services, c'est-à-dire le développement d'emplois serviles. L'erreur d'André Gorz est de considérer la monétarisation et la « ménagérisation » comme deux éléments cohérents entre eux alors qu'ils sont au contraire directement opposés : plus il y a construction d'un rapport monétaire, une véritable professionnalisation, moins est grande la subordination au familial et le risque de servilité.