1Les notions d’« intime », de « privé », de « public » ont une histoire1^.. La pudeur, le désir d’être seul, le plaisir de la retraite et celui de maîtriser chez soi les degrés de sociabilité que l’on entretient avec les autres, toutes ces notions, qui cadrent le rapport à soi-même et aux autres, ont été des idées neuves et ont varié au cours de l’histoire de l’humanité. Le mot intime, superlatif du mot intérieur, apparaît en France en 1390 tandis qu’intimité n’est noté qu’en 16842^.. Ce terme d’intimité est lié à la vie intérieure, au secret mais aussi à la vie quotidienne chez soi, plus tard à la vie familiale. D’autre part nos W-C ont très longtemps été appelés des « privés » peutêtre parce que c’était réellement le seul endroit où l’on était seul.

2C’est par le biais d’une interrogation sur la représentation qu’avaient les architectes de la famille quand ils construisaient l’habitation que nous avons été conduites à comprendre cette question de l’intimité dans la vie privée et à proposer une généalogie de l’habitation en France et un tableau des différents modes de vie urbains3.

3Étudier les pratiques passe non seulement par l’analyse des discours mais aussi par celle des traces matérielles concrètes et de leurs transformations. Les discours des architectes, les textes de romanciers, de philosophes, de témoins, mais aussi les plans et les tableaux, nous ont permis d’expliciter la notion d’habiter. Les comportements dans l’habitation peuvent être compris, pour la période contemporaine, à travers l’observation des pratiques. Pour analyser leur évolution dans les lieux, nous avons les traces matérielles concrètes que sont les plans d’habitations. Ils ont été étudiés en partant de l’hypothèse que si les membres d’une société, à une période précise, choisissent, voire exigent des architectes une organisation spécifique des lieux de la vie quotidienne, le sens en est peut-être à chercher dans l’évolution de leurs usages, de leur mentalité, de leur sensibilité. D’autre part, comment tenir compte de l’évolution des relations interindividuelles et proposer aujourd’hui une habitation qui donne la possibilité d’intégrer ces changements ? Des concours d’architecture jugés il y a quelques années, nous permettent de voir se dégager des tendances. Mais, tout d’abord, que nous montrent les habitations jusqu’au début du XVII^e siècle ?

De la vie avec les familiers à la vie privée

4Polyvalence des espaces, non spécificité et dénominations peu précises des pièces, promiscuité des personnes semblent caractériser les habitations urbaines avant le début du XVII^e siècle en France, où l’isolement est impossible. Les pièces sont traversantes – l’on passe de l’une à l’autre - car les couloirs n’existent pas. La dissociation entre espace où l’on se tient et espace que l’on traverse n’existe pas non plus. Les pièces sont peu spécifiées, l’on reçoit dans la salle mais on peut aussi y dormir et si l’on dort dans la chambre on peut aussi y recevoir, la plupart des pièces étant polyfonctionnelles. Les maisons de ville sont organisées verticalement ce qui signifie que le propriétaire peut posséder la salle et la cuisine au rez-de-chaussée, une chambre au premier et une autre au second et louer les autres chambres. Quand on sait que les escaliers arrivent directement dans les pièces et que celles-ci ouvrent les unes sur les autres, on peut imaginer des scènes, incroyables pour nous mais naturelles alors, qui voient le locataire traverser la chambre de la jeune fille de la maison pour arriver chez lui. Si cela est tolérable c’est bien que la notion d’intime ne guide pas les conduites et que la pudeur et la sphère privée sont alors des notions étrangères à ces habitants. Cela ne correspond pas à une étape primitive de la pensée architecturale mais au contraire à une conception des interactions entre les personnes, à laquelle les architectes se conforment et qui privilégie les rapports de groupe, la communauté plutôt que l’individu. Le mélange des genres est la règle et vie privée et vie professionnelle sont très souvent mêlées4. Vie privée signifie plutôt vie avec les familiers, qui sont les membres de la famille bien sûr, mais aussi les amis proches, les domestiques, et parfois les employés. Rien n’est organisé pour avoir un rapport à soi-même, personne ne peut s’isoler5 mais le souhaite-t-on ?

5Au début du XVII^e siècle émerge explicitement, d’abord dans les classes privilégiées, le désir de pouvoir être seul et d’avoir des espaces qui le permettent. La présence des domestiques est devenue insupportable aux aristocrates dont la vie est pourtant organisée par eux. Ils doivent en effet passer par les pièces principales pour faire leur service et font des intrusions inopinées dans la vie de leurs maîtres comme nous le montrent en particulier les pièces de Molière où l’on ne peut rien cacher aux soubrettes. Les habitants des lieux privilégiés que sont les hôtels particuliers seront les premiers à demander aux architectes de dissocier les flux et les lieux de passages. Maîtres et domestiques emprunteront désormais des trajectoires différenciées et les coulisses de la maison seront de mieux en mieux cachées. Service, réception et espace privé seront dissociés et la circulation sera doublée : enfilade liant toutes les pièces principales et couloir permettront à celles-ci d’avoir deux accès. Les domestiques pourront assurer le service quotidien sans troubler l’intimité des maîtres. Etre servi sans que le service ne soit visible est l’une des définition du luxe. Il s’agit de rester à distance de l’organisation de la maison, autant pour l’homme que pour la femme et d’éviter la promiscuité avec les domestiques. Mais ces aristocrates continueront encore longtemps à confier totalement leurs enfants aux domestiques. Quand les enfants sont présents dans la maison de leurs parents, ils dorment avec les domestiques dans l’une des garde-robes liée aux chambres des maîtres, ou dans les entresols, mezzanines doublant les chambres. Les effets du Concile de Trente, qui a rappelé aux chrétiens que le corps était source de péché6, entraînent que de plus en plus l’on souhaitera se cacher pour certaines activités intimes. La garde-robe sera aussi le lieu des déjections, de la chaise-percée et de la toilette intime des maîtres.

6A côté des espaces de réception plus ou moins ostentatoires, le dispositif du « petit appartement », constitué d’une chambre et de ses annexes, sera la réponse architecturale apportée à la demande d’être plus protégé, de pouvoir choisir d’être seul ou avec ses proches. Les annexes de la chambre permettent que celle-ci reste un espace relativement public où Ton peut recevoir ses intimes. Le cabinet permet de travailler et de recevoir ses relations professionnelles, la garde-robe étant alors le lieu le moins ouvert, le moins éclairé, le plus privé. Quand, précédant cet appartement réservé à l’homme ou à la femme, apparaît l’antichambre, nous voyons se mettre en place un dispositif spatial permettant de maîtriser les relations de façon très nuancée, des plus publiques aux plus privées.

Maîtriser et hiérarchiser les rapports avec les autres

7Une nouvelle organisation des espaces publics et privés de la maison va soutenir une hiérarchie complexifiée des rapports avec les autres. A côté de la vie en représentation des aristocrates, qui se vit dans la succession des salons et dans l’appartement de parade, les relations choisies, électives, intimes, vont au XVIII^e siècle se situer dans des pièces de plus en plus différenciées et hiérarchisées, dans les classes qui inventent de nouveaux comportements. Le dispositif de l’« appartement » auquel est associé le salon (qui a remplacé la « salle d’assemblée » ou la « salle de compagnie ») va se trouver en effet enrichi par la création du « boudoir », espace féminin de réception des amis choisis, mais aussi premier espace où la notion de retraite intime devient pertinente. Le boudoir permet en effet d’être seule avec soi-même, de rêver, de recevoir ses amis intimes ou son amant mais aussi de méditer, de lire. La lecture se développe en effet au XVIII^e siècle et nécessite d’être seul. Les hommes s’y adonneront plutôt dans le « cabinet ». Ces deux pièces sont en général très bien décorées, ornées de tableaux, de tapis précieux. On y voit souvent un écritoire, des instruments de musique, un bureau, un divan. Contrairement au salon, où la représentation domine, l’on peut dans ces pièces s’abandonner voire s’alanguir. Trois types d’appartements sont alors décrits : les « appartements d’apparat » perdurent tandis que les « appartements de société » sont destinés à recevoir des amis choisis par inclinaison et non plus seulement par devoir et que les « appartements de commodité » permettent d’être seul ou en famille, de s’y retirer en cas de maladie, etc.

8Les antichambres se multiplient pour mieux protéger les espaces les plus intimes. Ces antichambres de mieux en mieux ornées au fur et à mesure que l’on pénètre dans l’habitation jouent le rôle de filtre : les visiteurs y pénètrent selon leur rang, reçus par des domestiques classés eux-mêmes selon une hiérarchie. Seuls les visiteurs de même rang que les maîtres ou les amis de cœur, approchent de l’intimité des maîtres de maisons, introduits par les serviteurs de plus haut rang. Chacun peut maintenant s’isoler de sa famille, des domestiques, des visiteurs, grâce aussi à la multiplication des sas et des escaliers de service. Pouvoir être seul a longtemps fait partie des privilèges aristocratiques en même temps que d’être entouré d’une nombreuse domesticité. Dans le monde rural, la salle commune continue à rassembler les personnes et sa polyfonctionnalité perdure.

9Avec la transformation, à la fin du XVIII^e siècle, des rapports familiaux et des rôles masculins et féminins, avec une nouvelle attention accordée à l’enfance, va apparaître une autre forme d’interaction entre personnes au sein de la maison, que nous pouvons nommer sociabilité familiale. Elle entraîne la création du « salon de famille », à mi-chemin entre l’espace intime du boudoir et de la chambre et l’espace, public pour la maison, du salon.

La chaleur du foyer

10Ce lieu de réunion des membres de la famille n’a pas l’ostentation du salon. L’idéal fastueux a cédé la place à la valorisation du foyer, lieu de la rencontre intime. La recherche du confort est première, il s’agit de créer un espace chaleureux et douillet pour la rencontre quotidienne et sans protocole des membres de la famille qui s’intéressent désormais les uns aux autres, et qui s’y tiennent avec une liberté des corps remarquable sur les tableaux de l’époque. Dans cet espace familial, les corps peuvent en effet être au repos, l’on peut s’abandonner, loin des regards étrangers. La maison devient le lieu de la chaleur, du « ressourcement », de la détente, avec cette possibilité rare de mettre à distance la société, de se mettre à l’écart du jeu social. Ces évolutions ont souvent été le fait de ceux qui avaient les moyens culturels et financiers de revendiquer d’habiter en accord avec leurs mœurs. Dans les appartements des immeubles bourgeois du XIX^e siècle les distributions et la partition des hôtels aristocratiques seront reprises dans des espaces plus réduits. Les domestiques qui ne sont plus alors considérés comme membre du groupe domestique sont envoyés dans les combles inconfortables et sans équipement.

11A la fin du XIX^e siècle la chambre féminine reste encore, dans certains milieux, un espace de réception mais de plus en plus de voix s’élèvent pour la définir comme privée7. Pendant longtemps encore, jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, les nantis continuent à avoir des chambres indépendantes, la chambre conjugale étant le fait de la petite bourgeoisie. Comment le comprendre ? Nous lions en effet aujourd’hui la chambre conjugale à l’amour, à la vie sexuelle, éventuellement au mariage. Les systèmes de pensée ont évolué : faut-il rappeler que jusqu’à une époque très proche, amour et mariage n’étaient pas liés8 ? Dormir avec une autre personne signifiait plutôt que l’on n’avait pas les moyens de faire autrement, le sommeil et la sexualité étaient dissociés et la rencontre sexuelle non liée à un lieu spécifique.

12Les premiers bâtiments des fondations philanthropiques réservés aux classes populaires au tournant du siècle nous montrent que ces bourgeois font pour les ouvriers un choix particulier : la salle commune, polyfonctionnelle, est la reprise de la salle de ferme ou de la salle de la petite maison urbaine du Moyen Age. Les logements ouvriers sont souvent organisés en deux parties, la partie publique avec la cuisine et la salle commune sur laquelle ouvre la ou les chambres, qui forment la partie privée9. La chambre est rarement alors dévolue à une seule personne. Etre seul continue dans ces classes populaires à être très difficile. Les ouvriers commencent à la fin du XIX^e siècle à revendiquer de pouvoir être seul, certains demandent un lieu où s’isoler pour travailler, voire un bureau10^..

Intimité et sociabilité aujourd’hui

13Les modèles d’habitation se diffusent lentement. Ils matérialisent les changements de mentalités et contribuent à les stabiliser. Aujourd’hui, notre « salon » ou « séjour » ressemble fort, au delà des différences de décor, à ce « salon de famille » apparu dans la deuxième moitié du XIX^e siècle. La chambre est devenue pour la plupart de nos concitoyens un lieu de très petite surface qui n’abrite plus que le sommeil, qui ne permet plus de recevoir ses amis intimes. Pour les adultes, c’est dans la plupart des cas un lieu partagé, la chambre conjugale. Beaucoup d’enfants se la partagent aussi, bien que le but poursuivi par de nombreux parents soit de donner une chambre à chacun de leurs enfants – un lit par enfant disaient les philanthropes au début du siècle - justement pour que leur autonomie s’y développe, ce qui est une reconnaissance aussi de leur besoin d’intimité. La chambre d’enfant est aujourd’hui perçue comme un lieu de jeu, de travail, de réception des amis.

14Quelles sont les évolutions prévisibles actuellement du privé, de l’intime, du public et des lieux de la vie privée11 ? Dans la plupart des réflexions sur ce sujet, notamment dans les concours d’idée sur l’évolution du logement de ces dernières années, les habitants semblent tous être perçus comme naviguant, dans la vie quotidienne, entre la nécessité de préserver leur autonomie sans renoncer au plaisir et au besoin de vivre en groupe.

Autonomie et dépendance

15Proposer un dispositif spatial qui permette à la fois la retraite, l’indépendance et la rencontre, la vie familiale et sociale, a été un but – depuis que la réflexion sur l’architecture domestique s’est développée – qu’il soit explicité ou qu’il se lise sur les plans. Tous les grands architectes, spécialistes de l’architecture domestique, ont savamment traité ce désir paradoxal de pouvoir être seul tout en étant entouré, dans un espace privé qui est aussi public « ensemble mais séparément » comme l’écrit pertinemment l’un des lauréats de ces concours. La chambre semble être pour ces candidats, à redéfinir. Des pièces de repli, de retraite sont proposées, comme cette « insula », sorte d’alcôve permettant de s’isoler alors que le reste de l’appartement est très ouvert, ou comme ces chambres individuelles insonorisées associées à un grand espace communautaire. L’idée que les différents habitants qui partagent un même appartement sont des individus qui cohabitent et non pas une famille ayant des buts unifiés et des désirs du même ordre, est très présente. Ces architectes montrent que les images stéréotypées ne les encombrent pas et proposent de différencier finement les moments du temps quotidien et du cycle de vie.

16Ainsi plusieurs équipes ont reconnu et respecté dans leur projet l’ambivalence de l’adolescence et ont proposé des organisations spatiales qui permettent aux adolescents d’être autonomes mais proches de leurs parents (double entrée, chambres annexées au logement mais différenciées etc.). Signalons d’ailleurs que le même type d’organisation peut être proposé pour les personnes âgées (par exemple un studio situé sous ou au-dessus du logement principal auquel on accède par un escalier intérieur). Il s’agit ici de faire que différentes classes d’âge cohabitent sans heurts, dans le même appartement ou dans le même immeuble.

17Une des équipes (Un plus Un, ou comment réussir sa cohabitation) décline des moments de passage ou de « turbulence » de la vie (divorce, nouveaux couples, familles monoparentales, etc.) et propose des lieux flexibles où l’autonomie et l’intimité sont possibles, si on le souhaite. Les espaces pour enfant n’ont pas été particulièrement traités, comme si cette question était réglée par l’affectation d’une chambre. Ce sont les adultes qui semblent avoir été perçus comme en souffrance car ayant toujours à partager. Une femme interviewée il y a quelques années12 me disait à ce propos « Ici rien n’est à moi parce que tout est à moi. Il n’y a que les enfants qui ont leur espace défini ». Rappelons que les chambres d’enfants n’apparaissent sur les plans que dans la deuxième moitié du XVIII^e siècle, alors qu’à cette époque, dans les classes qui en avaient les moyens, l’homme et la femme disposaient chacun d’un appartement où, comme nous l’avons vu, ils pouvaient s’isoler mais aussi recevoir. On peut donc observer ici une remise en question des attendus adoptés depuis quelques décennies qui conduisaient les architectes à proposer toujours une chambre conjugale, partagée et réservée au sommeil, et des chambres d’enfants. Dans cette situation idéale qu’est un concours d’idées, ce dogme peut être remis en question et la chambre individuelle pour chaque membre du couple, fait une timide apparition.

Redéfinir les limites du privé et du public

18Ce jeu entre autonomie et dépendance est lié aussi à une remise en question des limites du « privé » et du « public ». Dans certaines propositions, les architectes jouent avec les définitions : la chambre est-elle toujours un lieu privé ? Ne peut-elle aussi être considérée comme un lieu de séjour, de réception intime ? Une équipe, par exemple, propose « un séjour de chambre », associé à une salle de bains. C’est une variante du « petit appartement ». Plus près de nous, sans que les architectes l’aient prévu, les chambres d’adolescents ont aussi ce double rôle d’espace de repli et d’espace de réception. Une autre équipe propose une « chambre de jour » et une « chambre de nuit » avec une paroi coulissante entre les deux, qui permet de la transformer en « chambre-séjour ». Le temps, peut, autant que l’espace, être utilisé pour dissocier l’intime et le public dans la maison : certains lieux peuvent être privés la nuit et publics le jour comme les chambres.

19Des espaces intimes, des espaces de réunion et des espaces à affectations variables, affectables selon la nature des relations ou des pratiques que l’on souhaite y avoir, apparaissent dans de nombreux projets. Plusieurs propositions sont fondées sur cette dissociation des différents degrés de réception : ostentatoire, familiale, intime. Ainsi l’idée d’un double séjour réapparaît, composé d’une pièce intime, réservée à la vie quotidienne de la famille, à la télévision, aux repas informels et qui peut supporter un certain désordre, tandis qu’une autre pièce toujours propre, rangée, espace à montrer, reste réservée aux relations avec les amis et les étrangers. C’est d’ailleurs une banalité dans les pays d’Amérique du Nord, les Canadiens par exemple, aménagent très souvent leur sous-sol pour cet usage. Dans ce lieu, pas de contrainte, les corps se détendent, le plus souvent allongés sur les fauteuils, le rangement n’est plus une règle aussi stricte, et les jouets des enfants ne sont pas perçus comme créant du désordre.

20Si l’on en croit les enquêtes sur le terrain qui nous permettent d’analyser les aménagements des appartements aujourd’hui13, les Français restent très attachés à la notion de sas, qui permet d’éviter que les visiteurs aient directement la vue sur des espaces considérés comme intimes. Si, comme dans les pays arabo-musulmans, où l’on ne pénètre jamais directement dans une maison, la chicane n’est pas systématiquement utilisée ici, les Français montrent cependant un attachement à la maîtrise du regard du visiteur et, par exemple, installent de petits meubles, des bibliothèques, quand l’architecte a prévu une entrée directe dans le séjour. La porte installée entre la partie privée et la partie publique de l’appartement depuis le XIX^e siècle, continue à satisfaire les habitants d’aujourd’hui, qui sont nombreux, dans les interviews menées sur le logement, à se réjouir de cette possibilité de préserver l’intimité. Certains architectes, et quelques habitants, jeunes et diplômés, sont toutefois persuadés que l’avenir est à l’ouverture totale des pièces et à la transparence14. Si l’on en croit la longue litanie des habitants qui se plaignent de ne pas avoir d’intimité dans les chambres ouvertes sur le séjour que leur impose le souci d’économie des maîtres d’ouvrages, pour les Français, la chambre reste un espace intime, strictement privé. Ils regrettent d’avoir à défendre leur intimité contre « les enfants qui arrivent sans prévenir », dans cette chambre sans porte, ouverte aux espaces les plus publics de la maison.

21Le travail domestique confié à une personne étrangère révèle la susceptibilité de nos contemporains qui y voient quelquefois une intrusion dans leur intimité. Certains s’arrangent pour être absents pendant que ces tâches sont accomplies par une personne étrangère à la maison. Autrefois, dans les grandes maisons, la dissociation spatiale des flux entre maîtres et domestiques était la solution trouvée à ce problème. Comme à d’autres époques le regard étranger sur sa vie intime reste gênant. Mais on ne se pose plus la question de savoir si les domestiques ont une âme, ce qui est encore discuté à la fin du XVIII^e siècle dans L’Encyclopédie de D’Alembert et Diderot15. A l’inverse, par respect pour la personne qui accomplit ces tâches ménagères, l’on efface, en rangeant avant l’arrivée de la femme de ménage, les traces d’une intimité qui pourrait être gênante. Cette attitude, assez banale aujourd’hui, montre à la fois le respect pour l’autre dans cette situation socialement inégalitaire et la peur du jugement de l’étranger auquel on dévoile inévitablement la sphère intime et le fonctionnement du corps.

22Les définitions successives de la sphère du privé, l’émergence d’une convivialité familiale reconnue et valorisée en tant que telle, la maîtrise de plus en plus grande des rapports publics dans l’habitation, sont liées aux qualités des relations interindividuelles. Mais, bien sûr, ces variables n’épuisent pas le sujet. Outre les transformations économiques, techniques, urbaines qui sont fondamentales, il faut insister sur d’autres variables qui relèvent de l’évolution des sensibilités. Les tolérances et les intolérances (par exemple aux odeurs intimes16)^, les pratiques de propreté et d’hygiène perçues comme naturelles et leurs codifications, trouvent leur source dans toutes ces évolutions relatives à la notion de personne ainsi qu’à la conception des rapports avec les « autres ». Les transformations matérielles que nous évoquons ici sont aussi à imputer à des changements des systèmes « sociaux-mentaux », selon l’expression de Max Pagès17 changements de représentations idéologiques s’associant à, ou entraînant, de nouvelles réactions psychologiques et corporelles. Les sensibilités évoluent et les objets et dispositifs spatiaux matérialisent ces évolutions mais aussi les perpétuent, les pérennisent, en faisant découvrir de nouveaux plaisirs, celui notamment du « chez-soi », du confort douillet de l’intimité et en transformant ces plaisirs en besoin.