Introduction

1Les activités domestiques manuelles et intellectuelles se transforment de manière continue en liaison étroite avec les transformations sociales, économiques, politiques de notre système social. Depuis plusieurs décennies les recherches portant sur le travail domestique et la production domestique, notamment en France, ont mis en évidence des transformations progressives dans les contenus d’activités et les modes de faire. Les premiers inventaires des budgets-temps (Stoetzel, 1948), avaient révélé l’ampleur du temps familial requis et la diversité des contenus. Beaucoup de ces tâches ont aujourd’hui disparu de la sphère familiale, remplacées soit par des produits marchands et des machines, soit transférées en services extérieurs.

2Outre les changements dans les contenus c’est la nature même du travail qui s’est transformée. On avait déjà souligné le poids de la part mentale, intellectuelle dans la gestion des activités due à leur inscription spatiale et temporelle dans la domus et hors d’elle ; charge mentale alourdie notamment par les intrications des activités entre les sphères domestiques et professionnelles. (Haicault, 1984). La charge mentale est apparue depuis, de plus en plus subordonnée à la complexité croissante des activités entraînant leur nécessaire coordination dans un agencement stable. Récemment, le Programme Production Domestique (INSEECNRS, 1988-1992), dans lequel s’inscrit la recherche servant de cadre à la contribution proposée ici, a insisté sur deux aspects. La non diminution du temps de travail domestique due au quasi-maintien en volume de tâches pour partie anciennes et pour partie nouvelles, et l’interdépendance des contenus et des temporalités des activités domestiques avec la production des biens et des services. En outre des exigences nées dans la sphère publique et dans la sphère marchande ont impulsé de nouveaux contenus aux activités du temps libre des écoliers, qui relient étroitement la famille, l’école et les autres sphères.

3Dans la perspective du processus de transformation des contenus familiaux et des temporalités dans lesquelles les activités domestiques se déroulent, j’ai choisi de mettre l’accent sur les contenus liés à la prime socialisation d’enfants du primaire et particulièrement aux tierces activités du mercredi et du samedi. Ces occupations à caractère éducatif sont nouvelles dans leurs contenus, leurs lieux de pratiques, leurs modes et moyens d’exercice. Comme elles tissent des liens étroits avec la pluralité des temps sociaux et des contraintes de l’environnement, elles ont placé en quelque sorte les familles dans une logique d’organisation, indiquant la généralisation quasi normative des changements. Imbriquées dans le mouvement de tertiarisation de la production de biens et de services, marchands ou non marchands, ces activités présentent au-delà de leurs similitudes un marquage culturel et social différenciateur.

La norme du temps industriel dans l’espace domestique et le temps libre de l’enfant

4Les contenus d’activités des enfants dans le temps libre du mercredi et du samedi dessinent des configurations qui ne se réduisent pas à des budgets-temps. Notre approche relève d’une conception du temps différente car elle cherche à tenir compte des spécifications du temps industriel qui caractérise nos sociétés. Plutôt que de partir de l’idée que le temps est une donnée universelle immuable, on part du constat offert par l’histoire et l’anthropologie que le temps est une construction sociale au fondement des pratiques sociales matérielles et symboliques de toute société.

Le temps social, une dimension de la socialisation

5Dire que le temps est une construction sociale est une chose, chercher à en spécifier la nature sociale en est une autre. C’est ce que nous avons tenté de faire dans la recherche « Héritage du quotidien » pour aborder la prime socialisation familiale en partant des pratiques effectives quotidiennes parents-enfants. Cette approche du temps social est également à l’œuvre dans le repérage des configurations de pratiques du temps libéré proposé ici, il est donc nécessaire d’en présenter les principales composantes.

6Notre temps, le temps industriel est un temps rapporté à une norme, l’heure. Il n’est plus le temps circulaire des sociétés agricoles ni le temps du présent immobile des sociétés traditionnelles et presque plus le temps polychrone des sociétés africaines ou sud américaines (Hall, 1984). Notre temps marchandise n’est toutefois pas totalement homogène bien qu’il se soit généralisé à tous les espaces de la vie sociale y compris l’espace domestique, contribuant à brouiller les frontières entre la sphère privée et la sphère publique. Le temps industriel c’est le temps abstrait, mesuré, divisé, « la dégradation du temps en chose, en substance, en marchandise que l’on peut vendre ou acheter » (Dupuy, 1982). Les enfants apprennent dans la famille et à l’école à développer un rapport quantitatif au temps et à perdre le sens du temps flottant, non orienté. Les activités du mercredi et du samedi confisquent ce temps flottant pour le transformer en temps programmé, durci en quelque sorte. Occuper le temps libéré par l’école est devenu une norme éducative, l’obligation de faire quelque chose comportant des efforts selon le dogme de la pédagogie dominante.

7En partant de sources diverses mais aussi des récits des enfants et de leurs discours spontanés sur le temps recueillis au cours de la démarche initiale de la recherche, on a pu dégager trois composantes principales (Haicault, 1989).

8Dans notre système social le temps est à la fois borné, fragmenté et à rentabiliser. Il est borné par les temps sociaux contraints et contraignants : ceux du travail, de l’école, des administrations, des transports, des commerces, des lieux de loisirs. Il est fragmenté, discontinu ; les temporalités des activités, des situations, se succèdent de manière saccadée, brisée. Les enfants connaissent bien la fragmentation douloureuse du temps, également les gestionnaires domestiques aux prises avec des temporalités discontinues à synchroniser. Par ailleurs ce temps fragmenté est alloué, pré-requis pour une activité souvent non choisie par l’enfant. Enfin une qualité de temps échappe encore à ces normalisations, l’enfant d’aujourd’hui en fait de moins en moins l’expérience, c’est le « temps informe », celui du rêve, de l’attente, de la flânerie, de « l’éveil paradoxal » selon une heureuse expression de François Roustang, le temps royal du jeu et de la connaissance de Soi.

9La donnée fondatrice du temps social doit être inculquée et apprise. L’enfant l’apprend par et dans son corps avant de la mentaliser. Dans certains milieux très proches de la norme scolaire, la vie de l’enfant est mise sous intense productivité temporelle tandis que dans d’autres au contraire, il est livré à sa seule gestion du temps, sans repères dans le présent ni pour une nécessaire programmation anticipatrice. Les activités parascolaires de socialisation s’engouffrent dans un temps à prendre, à occuper, à confisquer à l’instar des autres temps sociaux du jeune enfant. Dans un récent ouvrage, Temps et ordre social, Roger Sue parle d’un « retour » ou de l’émergence d’un autre temps et d’une nouvelle représentation qui seraient différents de ceux hégémoniques du temps de travail et du temps de la consommation, un nouveau rapport au temps donc, tourné vers l’enrichissement personnel, créateur de cohésion et de lien social. Toutefois ceci n’est guère attesté car le temps industriel règle toujours la majorité des activités, même si beaucoup n’obéissent plus au temps mesuré du travail, celui-ci domine la sphère économique, la sphère publique comme celle de la socialisation familiale. Les enfants du primaire que nous avons observés et interrogés sont le plus souvent captifs dans des activités réglées aux normes du temps encore dominant.

La gestion du mercredi et du samedi renvoyée aux familles

10Les familles sont confrontées à occuper le temps libre de l’enfant et à proposer des activités qui remplissent dans des temporalités particulières des fonctions éducatives complémentaires à l’école et à leurs propres transmissions. Dans d’autres systèmes sociétaux, l’école prend en charge les apprentissages connexes, la musique en Grande-Bretagne, où dès l’école primaire chaque enfant apprend à jouer d’un instrument et avec d’autres, le sport en Allemagne et dans les pays nordiques, ou encore les activités manuelles et culturelles. Ces pratiques, de plus en plus réduites dans notre système scolaire normal, sont ainsi renvoyées aux familles et donc aux inégalités sociales pour des apprentissages qui contribuent pourtant à développer la personne et une certaine citoyenneté. Aucun autre système scolaire ne propose autant de jours de vacances, répartis de manière aussi irrégulière sur l’année avec autant d’heures en classe pour des durées de cours reconnues depuis longtemps comme défiant les capacités physiologiques d’attention de l’enfant et offrant aussi peu de variété.

11Comment les familles s’y prennent-elles pour gérer ce temps libéré ? Quelles sont les services recherchés, les moyens utilisés ? Comment les familles se mobilisent-elles à l’ordinaire ? A qui revient la charge mentale de la gestion, les modalités d’exécution ? S’agit-il de services de substitution effectués hier dans les familles ou encore de la pénétration dans les couches intermédiaires de la société de pratiques des classes supérieures autrefois réservées à ces milieux qui les vivaient en famille au château (Mension-Rigau, 1990) ? N’est-on pas plutôt en présence de nouveaux contenus éducatifs et de pratiques générés par des phénomènes sociaux globaux, contenus familiaux en interconnexion avec le mouvement de tertiarisation de bon nombre d’activités domestiques ?

Socialisation et mobilisation familiales dans les activités tertiarisées du mercredi et du samedi

12Les données de terrain sur lesquelles je m’appuie sont des données de première main recueillies au cours d’une recherche portant sur la prime socialisation. Elles ont été collectées à partir de récits enregistrés d’enfants de 6-8 ans, de ceux de leurs deux parents séparément dans le contexte de leur vie familiale et domestique, dans plusieurs régions et villes du territoire, auprès d’une quarantaine de familles de milieux sociaux diversifiés. Décrivant le quotidien, ces récits se doublent d’observations in situ ainsi que de séquences filmées d’interactions parents-enfants.

13En concevant la prime socialisation à la fois comme processus et comme communication on a été conduit à considérer la famille en tant qu’organisation de personnes en interactions, à la placer dans la logique de l’organisation contrainte. D’où l’objectif ultime de la recherche : dégager des modes organisationnels de socialisation relativement complexes, associant des dimensions matérielles comme les ressources de l’espace domestique et les activités annexes à d’autres dimensions symboliques comme les méthodes pédagogiques dominantes, les valeurs et les orientations éducatives dans le choix des activités (Haicault, 1993-1994). L’entreprise familiale s’inscrit dans un mouvement d’accélération de phénomènes la conduisant à se mobiliser pour développer une organisation flexible capable d’anticipation afin d’assurer sa reproduction tout en cherchant à optimiser ses rendements et à réduire ses coûts en argent et en temps. Comme elle est plus que jamais prise dans la concurrence pour le titre scolaire, elle doit chercher à utiliser le temps des mercredis et des samedis pour favoriser des apprentissages jugés utiles et performants.

Variabilité des contenus d’activités parascolaires

14Les familles se tournent aujourd’hui vers la sphère publique ou la sphère marchande des services et des biens pour répondre à une double exigence : occuper les temps libres et développer chez l’enfant des capacités extra-scolaires. L’effort d’investissement, les objectifs explicites ou implicites visés, reflètent une certaine conception familiale de la socialisation et de la culture à laquelle elle se réfère. Les activités du temps libre ont aussi une puissante valeur symbolique car leurs contenus proclament des héritages, des transmissions, l’humanisme familial. Les investissements consentis agissent donc à différents niveaux de complexité, toutefois les familles ne disposent pas toutes des mêmes ressources informatives et financières en quantité et en qualité.

Des configurations d’activités diversifiées

15Les mercredis et les samedis des enfants de 6-8 ans sont pris par une grande diversité d’activités dont le classement pose quelques problèmes dès qu’on cherche à éviter de réduire la complexité. Un premier classement regroupe les données en quatre types :

• des activités sportives : foot, judo, tennis, ping-pong, gymnastique, hand ball, piscine, navigation, mais également centre aéré, marche à pied, pêche et collectes de champignons, sont ici rassemblées. Elles sont orientées, soit vers la compétition, soit vers le développement physique et psychique, moins soumises alors aux normes scolaires d’apprentissage ;
• des activités artistiques : musique, danse, peinture, dessin, théâtre, école de cirque, diction, poterie, photo. L’orientation est généralement peu compétitive, sauf pour le piano, mais c’est relativement rare ;
• des activités scolaires et culturelles : langues, répétition scolaire, pratiques religieuses, conférences, musées. Les premières directement connectées avec l’école, les autres tournées vers l’épanouissement personnel ;
• aucune activité extérieure, le jeu dans la cour ou la rue, la télévision avec la grand-mère, le vélo autour de la ferme.

16La fréquence des contenus conduit à quelques remarques. Les activités sportives de développement viennent en tête (1/3) davantage pour les garçons que pour les filles, comme pour le sport de compétition ou de performance, moins répandu chez les filles. Les activités artistiques et culturelles sont bien représentées avec en tête le dessin, la photo, la peinture et la danse (1/4). A côté de ces activités qui sont en majorité pratiquées au dehors, les activités de proximité, foot et centre aéré et celles pratiquées au domicile sont également très fréquentes. Regroupées, elles atteignent près de la moitié du total. Il s’agit des copains, du vélo pour les garçons qui sont plus souvent admis à jouer dehors ; tandis que poulies filles, c’est le ballon dans la cour, les jeux dans la chambre avec une copine ou encore la télévision.

17Une analyse plus détaillée des cumuls d’occupations indique que les enfants qui font plus d’une activité au dehors ont tendance à en faire beaucoup, révélant par là un type d’orientation éducative parentale significative d’une figure familiale. Solvan par exemple, vivant dans le péri-urbain toulousain, fait du karaté le mercredi, du piano en semaine, du ping-pong avec son père le samedi et en semaine et des jeux éducatifs et corporels le samedi en famille. C’est la mère qui a organisé les leçons de solfège et de piano pour la commune avec d’autres mères qu’elle a su mobiliser. A l’inverse, les enfants qui ne fréquentent pas de services extérieurs ne compensent pas par un surcroît d’activités de proximité ou chez eux. Jean-François, dont les parents font de la lombriculture aux environs de Toulouse, joue au foot avec l’école le mercredi et se promène en vélo d’une ferme à l’autre où il retrouve copains ou grands-parents, le reste du temps il regarde la télévision comme toute la famille. Mélanie à Châteauroux n’a comme activité que la télévision regardée en compagnie de sa grand-mère maternelle, sans échanges. Elle est aussi autorisée à jouer au ballon dans la cour du HLM mais sous surveillance. Entre ces deux extrêmes, on peut distinguer les enfants mobilisés sur une seule activité à l’extérieur. C’est soit le sport avec le foot ou le judo pour les garçons, la danse ou la piscine pour les filles, activités le plus souvent gérées par l’école, soit encore le culturel-artistique avec le dessin, la peinture ou la poterie pour les filles, la photo pour les garçons, dans tous ces cas la famille va chercher le service à l’extérieur, service le plus souvent payé par les parents ou par les grands-parents.

18L’apprentissage d’un instrument de musique n’est pas exceptionnel dans notre échantillon contrairement aux situations courantes en France. Les entretiens soulignent cependant que cette activité est la première à être abandonnée. Marion de Toulouse prend au dehors des leçons de violon accompagnée par son père ; à la musique s’ajoute pour elle des cours d’anglais à l’extérieur, du basket, du solfège ; enfin le poney, à la campagne le samedi, mais Marion ne regarde pas la télévision. La musique n’est jamais un apprentissage isolé, elle vient compléter des mercredis et des samedis déjà bien remplis.

19Un autre classement vise à mettre en évidence une variation des activités selon le sexe de l’enfant. Une première remarque ressort des regroupements : les familles offrent des activités éducatives équivalentes aux deux sexes en coût et en quantité. Dans la masse des occupations effectuées à l’extérieur et recourant à des services qu’ils soient gratuits ou payants, les filles reçoivent autant de soutien éducatif que les garçons avec quelques différences dans les contenus. Au total sur ce point les classes moyennes étudiées reproduisent moins que d’autres milieux sociaux, plus haut ou plus bas dans l’échelle sociale, des pratiques éducatives différentiatrices. Ces « classes moyennes » peu homogènes du point de vue des activités professionnelles réelles, des revenus et du patrimoine mais plus homogènes dans leur petite mobilité ascendante, traduisent par là leur volonté de se positionner symboliquement et matériellement dans les luttes de classement.

Au dehors, une tertiarisation nouvelle du temps libre

20La problématique de la substitution s’applique mal aux activités du mercredi et du samedi car il s’agit de contenus nouveaux nécessairement extérieurs à la sphère familiale avec recours obligé à des services payants ou non. On ne remplace pas des contenus d’activités effectuées en famille par des équivalents en services. La tertiarisation de ces activités est le trait dominant de ces nouveaux contenus. La famille ne délègue pas ce qu’elle saurait ou pourrait faire puisqu’elle ne sait pas faire. Pour mieux saisir ce phénomène on a classé les activités du mercredi et du samedi selon quatre variables dichotomisées pour tester deux hypothèses : substitution et/ou externalisation des activités, processus de tertiarisation du temps libre.

21Lieux et temps : les activités sont soit effectuées dans la domus, soit à l’extérieur et en rapport plus ou moins étroit avec le temps industriel.

22Coûts : les services sont payants ou non payants

23Orientation pédagogique : les activités sont choisies en relation avec un projet éducatif parental ou sans relation explicite avec un projet pédagogique.

24Mobilisation parentale : elle est intense et due à des espaces-temps contraignants, ou bien quasi nulle car les déplacements sont inexistants.

25Le temps et l’espace s’actualisent dans le calendrier, indicateur pertinent de leur cogestion. Il reflète le niveau d’organisation synchronisée des temps libres familiaux avec ceux des services et des trajets qui coordonnent une distance, une temporalité et un moyen de déplacement. Des mères en effet ont changé l’activité de leur enfant moins sous pression économique que pour améliorer l’agencement soit en réduisant la contrainte trajet/temps soit en occupant un « créneau » temporel plus adapté ou resté vacant.

26La variable dedans/dehors touche autre chose que le calendrier puisqu’il ne s’agit pas seulement d’agencer des temps et des espaces mais tout d’abord d’avoir fait le choix des activités en fonction de leur lieu d’exercice, à l’intérieur ou à l’extérieur de la sphère privée, dans la proximité ou à distance. La dimension mobilité-déplacement n’est jamais autonome, toujours conjuguée avec la dimension temporelle elle l’est aussi avec les coûts. Le dehors se divise à nouveau en deux : espace marchand ou non marchand. Certains parents bien informés cherchent à utiliser les services publics non payants ou très peu payants. Toutefois cela dépend de l’offre locale en services éducatifs, culturels et sanitaires. Sous l’angle de la gestion domestique des choix, les occupations du mercredi et du samedi correspondent à une rencontre entre une offre locale qui allie coût, temporalité, distance, à la demande de l’enfant et au projet éducatif parental plus ou moins réfléchi et négocié. Si l’environnement est pauvre en services, publics ou payants, le projet éducatif ne peut se développer.

27Il ne saurait y avoir choix entre le dedans et le dehors pour des services qualifiés pas plus que pour des activités sportives, culturelles ou artistiques qui impliquent encadrement d’experts, matériel spécialisé, espaces appropriés. La problématique de la substitution d’une tâche familiale par un service extérieur est sans fondement pour toutes ces activités. La tertiarisation des contenus du temps libre de l’enfant s’inscrit dans le processus de création de nouvelles expertises de la sphère marchande qui puisent leurs clientèles dans la sphère privée semi-dépendante. Selon les cas, les temporalités de ces journées sans école se règlent sur les caractéristiques du temps social dominant, ou se coulent dans du temps encore polychrone et flottant.

28Dans l’enquête, le poids des services payants s’équilibre avec celui des services publics bien qu’il ne s’agisse pas de services totalement équivalents. L’hypothèse de la substitution du non marchand par du marchand ne résiste pas non plus à une analyse détaillée des contenus car les activités pratiquées au dehors sont nouvelles, mis à part les promenades en famille, la pêche ou les champignons, mais celles-ci sont plutôt rares. Ainsi pour les activités qui touchent la santé de l’enfant et qui demandent des thérapies un peu longues, retenant par conséquent souvent le mercredi ou le samedi, il n’est pas question de substitutionalité. Les familles sont renvoyées aux experts et le plus souvent aux services payants ; ainsi en est-il des prothèses dentaires, des thérapies de soutien, orthophonie, rééducation musculaire, occulaire etc. contenus du temps libre en soins relativement fréquents. Il s’agit de tertiarisation marchande de la socialisation, générée par une nouvelle représentation de la responsabilité éducative parentale.

29L’orientation pédagogique. On a retenu trois orientations dans la socialisation du mercredi et du samedi qui supposent des liens plus ou moins serrés avec le phénomène de tertiarisation :

• la performance, liée à la compétition individuelle, aux apprentissages en niveaux et en diplômes. Elle est hégémonique dans notre système social et s’étend à toutes les couches sociales, elle est intégrée par les enfants et activée dans le groupe des pairs. Cette orientation conduit vers des choix d’activités relevant de services bien encadrés : stades et gymnases équipés, experts en entretiens et thérapies corporelles ;
• le développement personnel. Il suppose des activités physiques et artistiques favorisant l’épanouissement de la personne, le développement de ses talents, la connaissance de soi. Cette orientation paraît moins dépendante que la précédente de services qualifiés, toutefois la plupart d’entre eux relèvent aujourd’hui de qualifications extérieures que les familles semblent désormais et assez souvent disposées à utiliser et à payer ;
• l’absence de projet clairement présenté. La socialisation dans ce cas vise à acquérir les bonnes manières, la politesse, les valeurs morales, tandis que le développement de la personne est pensé comme naturel. Certaines mères sont conscientes qu’avec plus de moyens l’enfant pourrait faire des apprentissages bénéfiques, mais la confiance dans la mission de l’école sur ce plan l’emporte toujours. Les apprentissages à l’extérieur perçus comme relevant de la formation professionnelle n’occupent pas dans les représentations un autre espace légitimé, certains font figure de trahison familiale, un danger de débordement : « on ne veut pas en faire un artiste ».

La mobilisation parentale, son mode, son coût

30Une autre analyse des activités du temps libéré consiste à cerner la mobilisation parentale. La recherche a mis en relief la faible implication des pères dans la socialisation en général. L’analyse des entretiens montre que les pères ne se mobilisent guère pour organiser les activités, prendre les rendez-vous, les inscriptions, rechercher l’information, enrichir le catalogue des ressources en bonnes adresses, favoriser les interactions avec l’enfant pour connaître ses motivations, ses refus, ce que font presque toutes les mères. En revanche, ils sont davantage présents pour accompagner ou ramener l’enfant quand son activité se déroule hors du domicile. Ils s’occupent plus souvent de l’enfant à la maison en jouant avec lui, les jeux corporels ayant été massivement remplacés depuis peu par les jeux vidéo qui franchissent les barrières sociales. Tout se passe comme si les mères se calaient dans les horaires quotidiens, la gestion des espaces-temps sur toute la semaine et dans le prévisionnel, tandis que les pères se glissaient dans le temps plus informe et moins contraignant du week-end. Une autre remarque ; lorsque les mères ne se mobilisent pas, l’enfant a peu de chances de recevoir un complément de socialisation autre que celle donnée par l’école ou par la famille élargie. Les pères ne prennent pas la place laissée vacante par les mères, comme si, dans sa mise en œuvre et sa réalisation concrète et quotidienne, le projet éducatif était encore insuffisamment partagé.

Figures familiales de gestion et de tertiarisation des activités

31On a dégagé trois figures familiales agençant une configuration d’activités, le recours on non aux services extérieurs, payants ou non, avec des éléments de l’orientation pédagogique et de la mobilisation parentale. Cet essai de typologie s’enrichit en outre de quelques résultats tirés de la recherche générale « Héritage du quotidien ». Le mouvement vers la tertiarisation de nouveaux contenus familiaux en matière éducative n’entraîne pas toutes les familles. Un nombre important reste à l’écart pour des raisons multiples et pas seulement économiques. Elles se tiennent en retrait sans être pour autant des familles marginales ou dans un processus d’exclusion. Deux autres groupes de familles complètent la typologie. Les unes sont tournées vers le tout tertiaire, le tout expert et le tout payant, les autres recherchent plutôt à limiter les coûts tout en préservant un éventail sélectif d’activités nouvelles.

Une figure de familles : le tout chez soi, dans des temporalités relâchées

32Une figure de familles repliées sur la maison et les grands-parents accapare le quart de l’échantillon. Elles offrent très peu d’activités annexes à l’enfant et ne recherchent pas de services extérieurs pour occuper mercredis et samedis. Ce qui se fait dans la domus et avec la famille ne s’apparente pas à des contenus nouveaux qui seraient pratiqués sur ce mode familial. Ce sont des activités plus courantes comme la télévision et des après-midi, avec les grands-parents. A ce groupe s’ajoutent les familles qui utilisent le centre aéré et le foot du mercredi qu’on peut assimiler aux précédentes pour représenter au total près de la moitié des familles des classes moyennes non précaires observées. Dans ces familles se développe une tendance au repli sur la maison, le voisinage (au mieux, la cour de l’immeuble) ou sur les grands-parents, maternels le plus souvent. Certains se sont même déplacés ou ont renoncé à toute mobilité pour vivre près de leurs enfants. D’autres ont fait construire sur un terrain voisin pour la retraite. La convergence éducative intergénérationnelle donne force aux habitus intenses de cette figure. L’espace domestique contient peu de ressources culturelles, livres, objets d’art et instruments de musiques, mais on peut trouver des appareils photos ou même des camescopes. Les familles de cette figure sont généralement peu diplômées, la moitié seulement des mères sont actives et sur les deux générations et des deux côtés, ces familles se maintiennent vers le bas de l’espace social, sans être, répétonsle, dans la précarité. Elles vivent en milieu rural ou dans des petites villes.

33En revanche, les deuxièmes et troisièmes figures familiales sont fortement engagées dans le processus de tertiarisation.

Une figure du tout dehors, du tout tertiaire payant ou presque, dans les temporalités du temps industriel

34Ces familles offrent à l’enfant plusieurs activités éducatives, de tous types : sport, art et culture. Elles sont peu nombreuses, une sur six environ. Toutefois avec celles du même profil qui cherchent par contre à éviter les services payants ou trop chers, près de deux familles sur cinq développent ces comportements d’ouverture sur des contenus familiaux nouveaux et sur des modes d’exercice radicalement extérieurs à la domus et au repli familial. Les familles de cette figure appartiennent à des professions diplômées. Souvent urbaines elles ont relâché voire rompu leurs liens avec les grands-parents. Les grands-mères ne se limitent pas à jouer le rôle de gardienne, mais transmettent des éléments de la culture familiale. Les parents, tous deux mobilisés, ont réfléchi leur projet éducatif, refusant de reproduire à l’identique l’éducation reçue. Ils sont relativement critiques par rapport à l’école et harcèlent moins l’enfant pour la performance. Le développement de la personne, de son autonomie, motive leurs pratiques éducatives et la socialisation quotidienne. Enfin une bonne partie des tâches domestiques ont été externalisées ou ont pénétré le domestique sous forme de marchandises.

Une figure intermédiaire, le tertiaire dehors sur le modèle de l’école et de ses temporalités

35La troisième figure de familles ouverte elle aussi sur les services extérieurs offre un nombre plus limité d’activités dont certaines se rapprochent des programmes scolaires par leurs contenus. La proximité des lieux d’exercice et la gratuité des occupations sont activement recherchées. La Norme scolaire guide ces choix. Le développement de la personne passe après celui des capacités physiques et surtout sportives, le sport de compétition est privilégié. Cette figure n’est pas rare, une famille sur quatre la représente. Il s’agit de familles en légère ascension sociale, surtout par les mères qui ont pu développer une mobilité sociale grâce aux diplômes. Elles vivent dans du péri-urbain pavillonnaire ou dans de petites villes selon un mode de vie tourné vers la modernité, respectant beaucoup les experts et l’école. La tertiarisation de la socialisation est conçue ici sur le modèle de la laïcité gratuite et compétitive.

Conclusion

36En partant d’une recherche interrogeant les modes de socialisation domestique et les nouveaux contenus familiaux, j’ai cherché à repérer les activités du temps libre des enfants du primaire le mercredi et le samedi dans le système scolaire français actuel, qui tend à renvoyer aux familles ces apprentissages complémentaires ainsi que leur gestion. Cette tendance met à l’écart les enfants qui n’ont pas voulu ou pas pu faire pareil. De fait ils peuvent apparaître comme dépossédés d’autres formes de socialisation, hier encore faciles et à leur portée. Celles qu’apportait le spectacle de la rue, du village, des champs, de la ville désormais interdite aux enfants, devenue une réserve fossile de connaissances et d’explorations pour touristes curieux ou nouveaux retraités. La rue, le trottoir, le square, la boulangerie, le marchand de journaux ne s’offrent aux regard des enfants que dans la brève temporalité fragmentée et encadrée du retour de l’école.

37Les contenus et le sens des activités du mercredi et du samedi ont été interrogés dans leur relation au phénomène de tertiarisation du travail domestique et de la société dans le mouvement de production de services et d’experts dont les parents sont les premiers clients. Quels qu’en soient la nature et les lieux d’exercice, ces nouvelles occupations mobilisent les familles dans des espaces-temps transversaux à plusieurs sphères qui les placent sous forte contrainte temporelle. On a dégagé trois figures de familles combinant des contenus d’activités, une orientation vers la tertiarisation des services, un type de gestion et de mobilisation parentale et une dominante temporelle. En poussant le trait, on peut dire que ces trois figures ordonnent leur position du tout familial dedans, au tout tertiaire dehors, du temps flottant au temps industriel.

38Les pratiques familiales de socialisation du temps libre ont été créatrices de services spécialisés nouveaux qui ne correspondent pas à des transferts familiaux. Ces nouveaux contenus de pratiques ont créé de nouveaux emplois dans la sphère marchande et dans la sphère publique. En s’appuyant sur ces premiers résultats on peut faire l’hypothèse que la demande familiale devrait, dans les années à venir, aller en augmentant, pour les activités payantes comme pour les activités gratuites. A l’inverse l’hypothèse de l’alternative simplificatrice, faire ou faire faire, n’est pas vérifiée dans ce domaine précis puisque ce qui est fait dedans n’est pas équivalent à ce qui se fait dehors, sauf à occuper un temps vacant selon une simple variabilité temporelle. Cette approche des pratiques concrètes liées aux activités du temps libre de l’enfant, met en question la thèse de la séparation des sphères, déjà souvent contestée théoriquement. La plupart des activités de la sphère dite privée empiètent sur la sphère publique et s’encastrent de plus en plus dans l’espace économique et social de la marchandise. Des liens d’échanges étroits rendent les trois sphères interdépendantes et mutuellement entraînées car aucune ne soumet l’autre de manière unilatérale et linéaire. Ainsi les nombreuses recherches sur les pratiques matérielles et symboliques des familles et de la production domestique conduisent-elles à renforcer la thèse de l’interdépendance des espaces sociaux dans le mouvement d’ensemble de la société.