Après Mai 1968, des droites hégémoniques en Bretagne

2Les événements du printemps 1968 ont fortement touché les villes et une frange des campagnes bretonnes, les trois villes universitaires (Rennes, Nantes et Brest) mais bien au-delà. C’est dans la région nantaise que la première grève illimitée avec occupation a été déclenchée en France le 14 mai chez Sud-Aviation, allumant la mèche du plus vaste mouvement social de l’histoire du pays2. Aux élections législatives des 23 et 30 juin 1968, « la vague bleue » déferle sur la Bretagne comme dans tout l’Hexagone effaçant les progrès de la gauche de mars 1967 : 16députés sur 33, presque tous sortants, sont réélus dès le 1^er tour3. La majorité UDR-RI rafle 28 sièges : 20 dont 3 apparentés pour les gaullistes de l’ex-UNR, l’Union pour la nouvelle république devenue en 1968 l’Union pour la défense de la République (UDR), un parti implanté depuis 1962, plus sept pour les républicains indépendants (RI) dont le leader régional Raymond Marcellin, député du Morbihan depuis 1946, est nommé ministre de l’Intérieur (1968-1974), un ministre à poigne (voir le tableau 1).

3Ayant voté massivement pour le général de Gaulle aux référendums de 1958, 1961 et 1962, la Bretagne est devenue en mars 1967 une terre de parachutage de « barons » du gaullisme et de hauts fonctionnaires des cabinets ministériels en mal de maroquins : ils suivent la voie ouverte en 1962 par Yvon Bourges à Dinard-Saint-Malo (voir le tableau 2). Ainsi, en 1967, Edmond Michelet atterrit à Quimper – en éjectant le député UNR sortant –, comme arrivent Olivier Guichard à Guérande-La Baule, Michel Cointat à Fougères. Seul, le ministre des Armées Pierre Messmer échoue à Lorient se heurtant à l’union des gauches, ce qui permet au maire socialiste Yves Allainmat (SFIO/Fédération de la gauche démocratique et socialiste) de reprendre la circonscription perdue en 19584.

4Les centristes, démocrates chrétiens du MRP devenu le Centre démocrate (CD) en 1966 et laïques dont le leader est René Pleven (ex-UDSR), qui campent depuis 1962 dans une semi-opposition au pouvoir gaulliste et se sont regroupés en 1967 dans le groupe Progrès et démocratie moderne (PDM) perdent en 1968 la moitié de leurs élus de 1967 tombant à quatre sièges. Sept des huit sortants, sauf René Pleven, avaient voté avec les cinq socialistes (3 SFIO/FGDS, 2 PSU) la censure du gouvernement Pompidou le 22 mai. Ainsi, le maire de Rennes et député (1958) Henri Fréville (CD) est battu par le jeune UDR Jacques Cressard. L’UDR Henri Lassourd l’emporte à Vitré contre le jeune Pierre Méhaignerie dont le père Alexis, député MRP depuis 1945, ne se représentait pas. À Brest, le maire Georges Lombard, indépendant de droite devenu PDM, très hostile à de Gaulle depuis la fin de la guerre d’Algérie, est battu dans une triangulaire par Michel de Bennetot (UDR) tout comme Louis Orvoën, député MRP de Quimperlé depuis 1946. À part Paul Ihuel, député MRP (1945), largement réélu dans son fief d’Hennebont (65,4 % des voix au 2^e tour), les centristes ne résistent en 1968 que dans les Côtes-du-Nord (voir les tableaux 2 et 3).

5Le maire de Saint-Brieuc Yves Le Foll (PSU) qui ne l’avait emporté que de 35 voix en mars 1967, confirmé au 1^er tour le 24 septembre après invalidation, est sèchement battu par l’agriculteur Arthur Charles, ancien de la JAC et président de la chambre d’Agriculture. Comme Marie-Madeleine Dienesch, ralliée à l’UNR en 1966 et nommée secrétaire d’État en juin 1968, c’est un transfuge du MRP. Selon le préfet, « inscrite dans un contexte normal », son « audience électorale serait limitée ». Les trois autres sortants du PDM sont réélus : René Pleven, Pierre Bourdellès et Edouard Ollivro. La présence au 2^e tour de candidats communistes leur a facilité la tâche.

6En juin 1968, il ne reste donc plus qu’un seul député de gauche en Bretagne : Georges Carpentier (SFIO/FGDS) réélu à Saint-Nazaire, résultat comparable à 1958 (aucun). La gauche plafonne à 30,8 % des voix. Pourtant le recul en voix sur 1967 est limité à 0,6 % mais, en raison de « l’effet 68 », on observe une redistribution en faveur du Parti socialiste unifié (PSU), notamment dans les Côtes-du-Nord (quatre candidats), au détriment du PCF et de la FGDS animée par la SFIO.

7L’année 1969 confirme, par conséquent, l’attachement des Bretons au gaullisme. Afin de refonder sa légitimité, le général de Gaulle vient annoncer à Quimper le 2 février 1969 un référendum sur la régionalisation et la réforme du Sénat. Seule l’UDR et Raymond Marcellin, contrairement à Valéry Giscard d’Estaing, font campagne pour le oui tandis que René Pleven appelle à voter non. Le 27 avril 1969, avec une participation de 81,3 %, la Bretagne reste fidèle à l’homme du 18-Juin en répondant oui aux deux questions à 55,8 %, sauf dans les Côtes-du-Nord où le non est majoritaire (50,7 %). Le oui s’est même imposé à Dinan (52,2 %), le fief de René Pleven. Dans le pays, le non qui totalise 53,18 % des suffrages exprimés l’a emporté dans 71 départements sur 95. En Bretagne, le oui oscille entre 52,6 % en Loire-Atlantique et 61,2 % dans le Morbihan. Pourtant, le reflux du vote gaulliste est sensible partout dans l’Ouest. On notera une nouveauté : le non l’a emporté dans l’Ouest bretonnant des Côtes-du-Nord, dans la circonscription de Saint-Nazaire (57,6 %) mais aussi dans les villes de Nantes (54,7 %) et de Rennes (52,5 %).

8L’élection présidentielle de juin 1969 accélère la recomposition à droite en faisant éclater le centrisme d’opposition car le leader du groupe PDM Jacques Duhamel (rad.) et Joseph Fontanet (CD) se rallient à Georges Pompidou, le candidat de l’UDR, alors que Jean Lecanuet (leader du CD) ainsi que Ouest-France soutiennent Alain Poher. René Pleven se refuse à soutenir le centriste car il aura des voix de gauche5. Comme lui, une douzaine de députés du groupe PDM sur 30 font le choix de l’ancien premier ministre. À la veille du second tour, le 11 juin, Georges Pompidou vient d’ailleurs tenir son dernier meeting de province à Guingamp, la ville du député-maire Édouard Ollivro, dans la circonscription la plus à gauche de Bretagne qui a voté à 31,4 % pour Jacques Duclos (PCF). Pompidou ne néglige pas le réservoir de voix centristes de la région. Malgré une abstention élevée (21,8 % des inscrits), les résultats du premier tour sont sans équivoque (voir le tableau 4).

9Georges Pompidou obtient la majorité absolue dès le 1^er tour en Bretagne et dans trois départements sur cinq, sauf en Loire-Atlantique (49,5 %) et dans les Côtes-du-Nord (43 %), faisant mieux que de Gaulle en 19656. Le ralliement d’une partie du PDM a pesé puisqu’Alain Poher y obtient un score un peu inférieur à sa moyenne nationale, ce qui est notable dans une région où la démocratie chrétienne qui a été forte est de plus en plus laminée par le gaullisme. Poher fait ses meilleurs résultats (plus de 26 %) en Ille-et-Vilaine et en Loire-Atlantique. Jacques Duclos et Gaston Defferre (SFIO/PS) font moins bien en Bretagne que dans le pays même si le communiste recueille une partie du vote urbain de gauche et atteint 23,7 % des suffrages dans les Côtes-du-Nord. Quant à lui, Michel Rocard (PSU) fait 0,5 % de mieux que son score national, surtout dans les villes.

10Le second tour est sans surprise : Georges Pompidou écrase Alain Poher en Bretagne obtenant 63 % des suffrages exprimés (67,1 % dans le Finistère, 66,9 % dans le Morbihan) contre 57,5 % dans le pays. Mais, à l’appel du PCF et du PSU, plus d’un tiers des électeurs ne se sont pas prononcés (31 % d’abstentions, 4,5 % de blancs et nuls), de ce fait Georges Pompidou ne recueille que 37,1 % des inscrits contre 44,8 % pour le général de Gaulle en 1965. Environ un tiers des électeurs de gauche du 1^er tour ont voté Poher contre Pompidou. Le centriste recueille 42,2 % des voix dans les Côtes-du-Nord, un département qui n’apprécie guère le ralliement de ses députés centristes à Georges Pompidou, et 39,6 % en Loire-Atlantique. Un an après Mai 1968, la gauche est de nouveau en miettes alors que la majorité renforcée s’est élargie. Dans le grand gouvernement « d’ouverture » (39 ministres) de Jacques Chaban-Delmas, la Bretagne est bien représentée : on ne compte pas moins de sept ministres élus en Bretagne.

De 1971 à 1973, la droite encore majoritaire

11Les élections locales traduisent une grande stabilité politique en Bretagne en décalage avec les contestations et les mouvements sociaux durs qui secouent les universités et certaines entreprises. Centristes et droites libérale, formant la nébuleuse modérée, se partagent le pouvoir dans les assemblées locales car l’UDR y est peu représentée. Cependant, des rivalités se manifestent, à droite, entre les personnalités appartenant à la majorité gaulliste et celles du centre droit (MRP/CD) qui s’y opposent partiellement. En 1964, le ministre de la Santé Raymond Marcellin (RI) a ravi la présidence du Conseil général du Morbihan au député centriste Paul Ihuel et dans le Finistère le sénateur centriste André Colin a succédé à Jean Crouan (CNIP, gaulliste). Les élections cantonales des 8 et 15 mars 1970 (voir le tableau 5) font apparaître un paysage politique plutôt figé même si au niveau national on note une poussée de l’UDR et, à gauche, du PCF7. En Bretagne, les conseillers sortants sont en général réélus tout comme les présidents avec de confortables majorités : René Pleven (1949) dans les Côtes-du-Nord, leader du nouveau parti du Centre démocratie et Progrès (CDP) désormais dans la majorité pompidolienne (30 élus contre 18) ; Raymond Marcellin (RI) dans le Morbihan (36 contre 2) ; Jean du Dresnay (CNIP) qui prend la relève d’Abel Durand en place en Loire-Atlantique depuis 1945 (40 contre 3). Mais dans le Finistère, le sénateur André Colin (CD) a une opposition à droite (UDR) et à gauche (3 PCF, 6 PS, 3 PSU, 4 divers gauche). En Ille-et-Vilaine, Henri Fréville (CD), président depuis 1966, dispose d’une majorité de 24 élus contre 17 de droite dont 11 UDR et apparentés. En effet, le ministre UDR Yvon Bourges s’est présenté contre lui. En 1970, les droites et les centres totalisent 184 conseillers généraux sur 218, les gauches 34 (un de moins qu’en 1967)8.

12La stabilité l’emporte aussi aux élections municipales des 14 et 21 mars 1971. Depuis 1947, la plupart des villes sont administrées par des maires centristes ou de droite sauf Saint-Nazaire, Quimper gagnée par la gauche non communiste en 1960, Saint-Brieuc prise en 1962 aux centristes par Antoine Mazier (PSU) à la tête d’une liste d’union de la gauche avec le PCF et l’Action travailliste (scission de gauche du MRP)9. Lorient a aussi été regagnée grâce à l’union des gauches (SFIO, PCF, PSU) en 1965. Le cas de Nantes est particulier car en 1965 André Morice (Centre républicain, ex-radical) a construit une coalition allant de la SFIO à la droite libérale voire à l’extrême droite ex-Algérie Française contre une liste UNR et une liste communiste soutenue par le PSU. Cette coalition est reconduite en 1971. En Bretagne, la gauche progresse peu en 1971 : le Parti socialiste (PS) gagne Pontivy, Morlaix (PS, PSU), Douarnenez avec un maire communiste mais il perd Concarneau (RI) et Châteaulin (UDR). En Loire-Atlantique, le PS conserve Rezé et le PSU prend Bouguenais. À Rennes, annonçant les recompositions en cours, Henri Fréville s’est allié avec l’UDR. À Brest, Georges Lombard est réélu dans une triangulaire contre le PCF et l’UDR. Raymond Marcellin conserve Vannes. Dans les Côtes-du-Nord, la gauche (46,7 % des maires) progresse par rapport à 196510.

13Les élections sénatoriales de septembre 1971 renforcent la majorité pompidolienne. Comme en 1962, les majorités départementales centristes sortantes l’emportent dans les Côtes-du-Nord11, le Finistère12 et en Ille-et-Vilaine signe que les élections municipales n’ont pas bouleversé les rapports de force. Comme en 1959, des députés centristes battus en 1968 entrent au Sénat (Henri Fréville, Louis Orvoën et Georges Lombard). Si le renouvellement des hommes est important (six sur dix), la stabilité politique l’emporte avec un glissement vers la majorité pompidolienne dans les Côtes-du-Nord et en Ille-et-Vilaine.

14D’ailleurs le référendum du 23 avril 1972 sur l’élargissement de la CEE voulu par Georges Pompidou, en pleines tensions sociales (conflit bloqué au Joint français à Saint-Brieuc, actions musclées des commerçants du CID-Unati de Gérard Nicoud contre l’extension des hypermarchés), montre que la région reste favorable à la majorité. Le oui l’emporte avec 74,8 % des suffrages exprimés (67,7 % de moyenne nationale) mais 65,1 % seulement dans les Côtes-du-Nord. L’abstention, prônée par le PS et le PSU, et le vote blanc ou nul ont été très élevés (44 % des inscrits). Les Bretons appuient la construction européenne.

15De même, lors des élections législatives de mars 1973 marquées par une forte participation la majorité sortante résiste bien même si la gauche regagne le terrain perdu en 1968 (voir les tableaux 1, 2 et 3). En Bretagne où la plupart des sortants de droite sont réélus, on revient à la situation de 1967. Effet du programme commun de gouvernement signé en juin 1972 entre le PS, le PCF et le MRG, l’Union de la gauche commence à porter ses fruits, surtout en faveur du PS (cinq députés). Georges Charpentier (PS) est réélu à Saint-Nazaire tandis qu’Yves Allainmat et Christian Chauvel reprennent Lorient et Nantes 2. Yves Le Foll, unique député du PSU, l’emporte de 57 voix à Saint-Brieuc, un résultat aussi serré qu’en mars 1967. Il est difficile de dire si les fortes mobilisations sociales de 1972 ont joué. La nouveauté réside dans l’élection de deux jeunes socialistes, passés non par la SFIO mais par les clubs et la CIR de François Mitterrand : Louis Le Pensec (36 ans) à Quimperlé et Charles Josselin à Dinan. Il s’agit là d’un presque séisme car le ministre de la Justice René Pleven, député depuis 1945 et ténor de la IV^e République, est battu de 45 voix par un inconnu venu de Paris, Charles Josselin. Usure du pouvoir, refus du ralliement au pompidolisme, une partie de l’électorat centriste a fait la différence.

16Le jeune Pierre Méhaignerie reprend aussi, facilement, Vitré au RPR et rejoint les deux CDP sortants des Côtes-du-Nord. De même, deux réformateurs (centristes d’opposition) sont élus dans le Morbihan dont Loïc Bouvard qui, dans une triangulaire à droite, bat dans son fief de Ploërmel le RI Yves du Halgouët, député depuis 1958. Au total, en Bretagne les droites et les centres conservent 62,2 % des suffrages exprimés en 1973 même si l’UDR a reculé en voix de 6,2 % par rapport à 1968. Signe de sa montée en puissance, le PS a doublé ses suffrages : de 9,9 % en 1968 à 18,3 % (22,2 % pour la gauche non communiste) alors que le PCF (14,7 %) a peu progressé13.

17Les mutations politiques à l’œuvre en Bretagne sont plus visibles aux élections cantonales des 23 et 30 septembre 1973 qui se traduisent par un véritable décollage des élus de gauche : leur nombre passe de 34 en 1970 à 58 (32 PS, 15 PCF, 11 PSU) [voir le tableau 5]14. C’est aussi le fruit du redécoupage des cantons des grandes villes pour tenir compte de la croissance démographique15. Le PS obtient vingt sièges supplémentaires en Bretagne, le PCF quatre, le PSU s’effrite comme dans le tout pays ne résistant que dans les Côtes-du-Nord. D’ailleurs, plusieurs sortants PSU rejoignent discrètement le PS (trois). Nouveauté : cinq socialistes entrent au Conseil général d’Ille-et-Vilaine dont trois à Rennes16. La fusion des droites et du centre s’opère puisque Henri Fréville est réélu président avec 41 voix contre cinq. À Brest, le PS enlève cinq cantons n’en laissant qu’un seul à l’UDR17. Dans les Côtes-du-Nord où Charles Josselin a été élu dès le 1^er tour dans le canton de l’ancien suppléant de René Pleven, la majorité plévéniste se réduit à 26 contre 22 (8 PCF, 8 PS et 6 PSU)18.

18Accentuant la bipolarisation en cours, les scrutins de l’année 1973 traduisent un certain rééquilibrage même si les droites et les centres restent solidement implantés en Bretagne. Mais une nouvelle génération d’élus, surtout au PS, commence à bousculer les notables qui peinent à se renouveler.

De 1974 à 1976, les frémissements et repositionnements politiques

19La disparition du président Georges Pompidou le 2 avril 1974 provoque une redistribution des cartes à droite et au centre à l’échelle nationale, moins nettement au plan régional. Au second tour de l’élection présidentielle, le 19 mai 1974, tous les centristes, ceux du CDP comme les réformateurs du Centre démocrate et des radicaux se retrouvent derrière Valéry Giscard d’Estaing élu de justesse (50,8 %) contre le candidat unique de la gauche François Mitterrand (49,2 %) à l’issue d’un scrutin marqué par une très forte participation (87,3 %) (voir le tableau 6). En Bretagne, l’ancien ministre des Finances, arrivé en tête au soir du 1^er tour, est beaucoup plus confortablement élu avec 57,9 % des suffrages exprimés (50,5 % des inscrits) confortant l’image d’une région de droite en raison de la fusion des électorats de droite et du centre droit.

20Paradoxalement, au 1^er tour, l’ancien Premier ministre gaulliste Jacques Chaban-Delmas a eu de plus piètres résultats dans la région (13,7 %) qu’au niveau national alors qu’il était soutenu par ses ministres du CDP comme René Pleven. Chaban-Delmas a perdu plus de la moitié des voix des candidats gaullistes de 1973 tandis que Giscard d’Estaing dépassait les 50 % dès le premier tour dans les bastions de tradition blanche (Léon, Vannetais, Vitréen). Mais il est vrai que l’Appel des 43 pour une candidature unique à droite, de fait en faveur de Giscard, lancé le 13 avril par le récent ministre de l’Intérieur Jacques Chirac et soutenu par quatre ministres et 33 députés UDR, a été orchestré par le député de Morlaix Pierre Lelong et signé par deux UDR finistériens, Gabriel de Poulpiquet et Jean Crenn, le suppléant de la secrétaire d’État Suzanne Ploux.

21La répartition départementale du vote fait à nouveau apparaître la spécificité des Côtes-du-Nord dans le grand Ouest puisque, avec une participation record de 90,35 %, François Mitterrand l’emporte avec 50,22 % des voix, Ouest-France titrant : « la gauche en tête pour la première fois depuis 194619 ». Elle l’est dans les villes de Saint-Brieuc (50,15 %), Guingamp (51,1 %) et Lannion (53,2 %) et dans les deux circonscriptions de Basse-Bretagne. Au-delà des enjeux de l’alternance et des cultures politiques, les durs conflits sociaux qui se sont déroulés dans les Côtes-du-Nord en 1972 (Le Joint français à Saint-Brieuc, Big Dutchman à Saint-Carreuc, les Kaolins à Plémet) et en 1973-1974 aux abattoirs Doux de Pédernec ont sans doute pesé20. Dans sa circonscription de Loudéac, la secrétaire d’État aux Affaires sociales Marie-Madeleine Dienesch, députée depuis 1945, voit son socle électoral se réduire : la gauche est passée de 42,2 % des voix en mars 1973 à 48,38 % en mai 1974. Mais ailleurs Valéry Giscard d’Estaing recueille de 62,1 % des voix dans le Morbihan et 61,7 % en Ille-et-Vilaine à 58,4 % et 56,9 % dans le Finistère et en Loire-Atlantique.

22Les droites et les centres paraissent solidement enracinés en Bretagne comme le confirment les élections sénatoriales du 22 septembre 1974. Raymond Marcellin, à la tête d’une liste d’union, gagne le Sénat dans le Morbihan où un centriste est réélu mais le gaulliste sortant battu. En Loire-Atlantique, André Morice (réformateur) est réélu accompagné d’un autre centriste, d’un UDR et d’un RI.

23L’Union de la gauche semble bien fonctionner même si François Mitterrand n’a pas fait le plein de l’électorat de gauche au 1^er tour, notamment dans les Côtes-du-Nord. Effet du programme commun de gouvernement, les deux principaux partis connaissent une hausse de leurs effectifs en Bretagne. Le PCF qui avait stagné entre 10 000 et 11 000 adhérents de 1967 à 1972 passe à 11 568 en 1973 et 21 665 en 1978, son apogée21. Les Côtes-du-Nord ont la première fédération communiste de Bretagne devant celle du Finistère dépassée par la Loire-Atlantique en 1977. Le PS passe de 2 285 adhérents en 1973 à 5 837 en 1975 (3,9 % de ses effectifs nationaux) et 6 972 en 197722. Depuis le congrès d’Épinay, le PSU n’a cessé de s’affaiblir miné par les luttes de courants internes et le départ de ses élus locaux attirés par le PS. En 1973, il est tombé à 709 adhérents en Bretagne (7,75 % des effectifs nationaux). Initiées par Michel Rocard et des leaders de la CFDT, les Assises du socialisme (12-13 octobre 1974) voient l’arrivée au PS d’une partie des adhérents du PSU dont la quasi-totalité des élus notamment des Côtes-du-Nord, le petit parti conservant toutefois 430 militants en 197523. Délesté d’un concurrent électoral sur sa gauche, le PS va pouvoir recueillir les fruits électoraux des mutations sociologiques et des luttes sociales en s’affirmant comme le leader de l’Union de la gauche au détriment du PCF.

24Les élections cantonales des 7 et 14 mars 1976 donnent à voir une certaine poussée de la gauche en Bretagne, rendue spectaculaire par le basculement des Côtes-du-Nord lors de la retraite de René Pleven, président du 1^er conseil régional depuis 1974. La majorité de droite de 1973 (26 sièges sur 48) s’inverse en faveur de Charles Josselin : 17 cantons (+ 3) pour le PS et 10 pour le PCF (+ 2) contre 21. L’usure de la majorité sortante qui n’a plus de leader est manifeste. Là où des sortants ne se représentaient pas, le PS l’a emporté comme à Quintin, le fief du sénateur de Bagneux (RI). La bipolarisation politique est une réalité : dans les deux camps les reports de voix sur le candidat arrivé en tête ont été bons. Après Marie-Madeleine Dienesch réélue au 1^er tour, une 2^e femme Michelle Le Brun (PS, Mûr-de-Bretagne) entre dans cette assemblée.

25Les effets économiques et sociaux du 1^er choc pétrolier et la montée du chômage ont pesé sur des élections locales davantage politisées et à la participation plus forte qu’habituellement (62 %). En France, les résultats sont mauvais pour la majorité et favorables au PS et à la gauche24. Deux ministres giscardiens sont battus ainsi que huit des quinze présidents de conseils généraux en ballotage. C’est le cas du sénateur-maire (CD) Henri Fréville (40,4 % au 1^er tour) qui est nettement battu par Jean-Michel Boucheron (55,5 %), un jeune universitaire socialiste de 28 ans dans le canton de Rennes 525. Les deux autres cantons rennais en jeu sont aussi gagnés par le PS qui en détient désormais cinq sur dix et huit cantons sur 49 dans le département (voir le tableau 5)26. Néanmoins, la majorité de droite encore solide élit le député UDR François Le Douarec à la présidence alors que les gaullistes n’ont que six sièges et les centristes une vingtaine. Les centristes et la droite giscardienne font bloc avec les néogaullistes contre le progrès des socialistes et de la gauche. Dans le Morbihan, le sénateur Raymond Marcellin n’a pas de souci à se faire : sa majorité de droite est de 32 élus contre six. Toutefois, Eugène Crépeau, le maire communiste d’Hennebont, a nettement battu le D^r Ferdinand Thomas, son vice-président, ancien socialiste passé chez les gaullistes puis les RI. La gauche a gagné trois ballotages sur quatre (2 PS à Baud et à Cléguérec).

26Dans le Finistère, le sénateur André Colin (CD) est facilement réélu car la gauche a peu progressé (17 PS et 4 PCF). Le PSU n’a plus de conseiller général : Roger Prat ne s’est pas représenté à Morlaix où le maire de la ville Jean-Jacques Cléach (PS) est élu tout comme Louis Le Pensec à Quimperlé. Guy Guermeur (UDR) est réélu à Douarnenez contre le maire PCF Michel Mazéas. La gauche ne progresse pas non plus en sièges par rapport à 1973 en Loire-Atlantique mais elle a gagné des voix et remporté sept des onze ballotages. Signal significatif des dynamiques à l’œuvre : deux députés sont battus par de jeunes socialistes, le leader de l’UDR Benoît Macquet dans le canton de Bouaye par Jacques Floch (38 ans), 1^er adjoint au maire de Rezé, et Christian Chauvel (FDS) à Saint-Herblain par Jean-Marc Ayrault, un professeur d’allemand de 26 ans. En réalité, les électeurs ont tranché là la querelle entre socialistes en écartant les anciens de la SFIO alliés au maire de Nantes, qui avaient rejeté le programme commun en s’affiliant à la Fédération des socialistes démocrates (FSD) d’Éric Hintermann. À Nantes, deux conseillers généraux sortants (FSD), adjoints d’André Morice, sont éliminés : André Routier-Preuvost s’est retiré entre les deux tours permettant l’élection de Guy Goureaux (PS) du club Jean XXIII et Jean-Marc Ayrault s’est imposé largement. Le seul rescapé de l’équipe est Alain Chénard à Nantes 6 : le seul à avoir choisi le PS, il est réélu en battant un FSD. Alexandre Plancher (PS) est aussi élu à Rezé. Le président sortant se retirant, le châtelain et propriétaire foncier Charles-Henri de Cossé-Brissac (RI) prend à 40 ans les rênes du Conseil général qu’il présidera jusqu’en 1994, devenant sénateur en 1983. Un an avant les élections municipales un nouveau cycle politique s’enclenche dans les agglomérations nantaise, rennaise et brestoise.

27En Bretagne, la poussée du PS est sensible même si quatre majorités sortantes sur cinq ne sont guère menacées : ce parti passe de 23 conseillers généraux en 1970 à 43 en 1973 et 53 en 1976 sur 236 (22,5 % du total). Le PCF progresse peu : de trois en 1970 à quatre en 1976 dans le Finistère, de huit à dix dans les Côtes-du-Nord (voir le tableau 5). Le parti de Georges Marchais compte 17 conseillers généraux (7,2 %) en Bretagne comme en 1946. La gauche pèse 31 % des sièges. Le Centre démocrate (12,7 % des élus) dont le leader Jean Lecanuet est garde des Sceaux est toujours bien implanté dans le Finistère et en Ille-et-Vilaine tandis que l’UDR ne parvient toujours pas à s’enraciner dans la région (14 élus, 5,9 %) étant devancée par les RI (20, 8,5 %). La droite non encartée classée par le ministère de l’Intérieur « modérés majorité » (82, 34,7 %) est forte dans quatre départements sur cinq. Mais derrière une relative stabilité politique, un renouvellement générationnel est en marche : dans le Morbihan et les Côtes-du-Nord des sortants ne se sont pas représentés, d’autres risquant d’être battus se sont retirés entre les deux tours. Deux ans après l’élection présidentielle et quelques semaines avant la rupture brutale de Jacques Chirac avec Valéry Giscard d’Estaing, la dynamique électorale de l’Union de la gauche porte ses fruits dans le pays (51,5 % des voix). Elle gagne une quinzaine de conseils généraux, surtout au profit du PS, le PCF passant d’une à trois présidences en banlieue parisienne. Le rapport des départements dirigés par les droites passe de 69/26 à 54/41. Les élections municipales de 1977 vont confirmer la poussée électorale de l’Union de la gauche et surtout du PS dans les grandes villes (Rennes, Brest, Nantes) et dans de plus petites27 mais pas les élections législatives de 1978 aux résultats décevants (voir le tableau 1).

Conclusion

28Derrière un paysage politique qui peut paraître figé au début des années 1970, dominé par de grands notables de droite ou venu du centrisme démocrate-chrétien ou radical, la majorité gaullo-pompidolienne, élargie avec l’avènement du giscardisme, paraît solidement installée en Bretagne et même confortée. Toutefois, les premiers craquements sont sensibles en 1973 et 1976 localement, surtout dans les villes car, à gauche, des forces de renouvellement sont à l’œuvre du fait de l’usure des notables en place mais surtout de l’arrivée de nouvelles générations militantes. Dans une société qui s’urbanise et est travaillée par la crise catholique et la baisse rapide de la pratique religieuse, aiguillonnée par des groupes d’extrême gauche très actifs (trotskistes et maoïstes), le PS va tirer profit électoralement des mobilisations sociales et sociétales et de l’Union de la gauche. Mais il faudra attendre les élections présidentielles et législatives de 1981 pour que le basculement à gauche s’opère totalement28.