1Les échanges familiaux sont régulés par un système d'obligations mutuelles et de normes implicites qui poussent l'individu à s'inscrire dans les relations quels que soient ses sentiments et ses intérêts. Ce système a un centre, où l'obligation est encore plus incontournable et la norme implicite encore plus prégnante : l'enfant. Au-delà des désirs, la parentalité représente une sorte d'injonction éthique, de modèle d'humanité, qui tend à stigmatiser ceux et surtout celles qui ne s'y conforment pas, condamnés à se justifier en présentant des raisons valables. Non seulement la parentalité mais aussi ses attributs : le dépassement de soi, la capacité d'amour. Le système est en fait fondé sur un couple très paradoxal : l'obligation d'amour.

2La centralité de l'enfant dans la famille contemporaine peut paraître étonnante alors que la composante familiale est devenue plus diffuse dans la transmission intergénérationnelle et que la solidarité familiale occupe une place moins exclusive dans la protection des individus : le désir d'enfant devrait être plus gratuit. En fait tout se passe comme si l'obligation institutionnelle qui était celle des sociétés anciennes était relayée par une obligation normative, dont la puissance d'intégration sociale n'est pas moindre : l'enfant est encore une nécessité sociale avant d'être un choix privé. Peu de travaux ont porté sur le cadre de production de l'obligation d'enfant, qui est pourtant telle que ces quelques lignes pourront paraître sacrilèges à certains. Une hypothèse, qui reste entièrement à valider, peut être avancée : il est possible qu'elle résulte du développement historique de l'auto-production des valeurs et des identités, qui fragilise les repères dans le processus de construction de la réalité. La famille est mise en situation de jouer un rôle-pivot face au flottement généralisé des significations, ce qui incite à l'arrimer fermement à des socles d'évidence, à la naturaliser autour de ce qui apparaît le plus naturel. L'enfant est l'illustration la plus parfaite et la garantie de cette évidence naturelle : c'est ainsi qu'il devient un élément essentiel dans la structuration du social.

3Au centre du système familial qui contraint les personnes, l'enfant est rarement vu comme une contrainte. Parce que l'obligation d'amour fait partie de l'ensemble du dispositif Mais aussi parce que l'amour est réellement ressenti par les parents. Ils n'ont que faire du processus social qui a construit le rôle central de l'enfant : seul compte l'enfant réellement présent, pour qui tout les pousse à dépenser énergie et sentiments sans compter. Cela d'autant qu'ils ne sont pas sans trouver un certain intérêt dans ce dévouement. L'amour en effet, qu'il soit parental ou conjugal, fixe sur un objectif qui facilite la construction identitaire, il « donne un sens à la vie » dans des existences où l'élaboration du sens devient justement problématique. Curieusement, la mécanique sociale de l'obligation parentale rejoint donc la dynamique psychique des individus parents autour du renforcement du désir d'enfant et de la capacité à les aimer. Le dépassement de soi vers et pour l'enfant prend ainsi des proportions considérables, s'alimentant bien sûr aux images et représentations omniprésentes de bébés adorables fournies par la société, mais s'auto-alimentant aussi dans l'amour réellement vécu avec intensité. Au point parfois que le couple conjugal s'estompe face au couple parental.

4Petit dieu de la religion familiale, l'enfant ne saurait être vu comme une charge domestique. Pourtant, parallèlement, les diverses activités qui l'entourent représentent bien une somme de travail très importante. Si importante même que l'enfant se trouve en première ligne quand il s'agit d'externaliser des tâches pour diminuer la pression temporelle à l'intérieur du ménage. La gestion mentale de l'externalisation est donc ici particulièrement délicate à assurer, car il faut à la fois savoir se détacher et rester proche, « loin des yeux et près du cœur » pour reprendre l'expression employée par Catherine Rollet lors du séminaire. Des événements multiples remettent sans cesse au centre des réflexions cette équation insoluble : la garde bien sûr (qui sera analysée plus loin par Guido De Ridder et Claude Legrand), mais aussi l'inopinée petite maladie, si agaçante justement parce qu'elle pousse à un arbitrage entre les deux termes de la contradiction. La gestion de l'opposition proximité-distance n'est pas rendue plus complexe dans les cas où des services sont utilisés autrement que comme simples subtituts au travail familial, notamment avec des visées éducatives (activités du mercredi, cours particuliers). La distance reçoit en effet dans ce cas une légimité qui permet de diminuer la « mauvaise conscience » des mères. En règle générale, l'opposition proximité-distance est d'autant plus difficile à traiter que la famille est centrée sur elle-même et socialisée dans un réseau étroit.

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5La rupture des habitudes et l'affaiblissement des modèles de référence provoqués par une recomposition familiale rendent la gestion de l'opposition proximité-distance encore plus complexe tout en ouvrant les possibilités. Didier Le Gall montre que la délégation de la garde d'enfant est directement reliée à la forme familiale : les modèles fermés et étroits la limitent alors que les modèles réticulaires la facilitent. Elle est également reliée au système de valeurs articulé à cette forme : la primauté donnée au conjugal pousse à confier l'enfant à des services spécialisés alors que l'investissement dans une réalité familiale plus large incite au contraire à le maintenir près de soi. Illustration parfaite de ce qui sera développé dans la cinquième partie : l'externalisation est déterminée par la dynamique familiale, l'auto-centration et la mobilisation domestiques agissant comme des freins. Dans certains cas les recompositions familiales débouchent toutefois sur une situation relativement paradoxale. La forme ouverte et large du nouveau réseau ainsi que sa régulation pacifique peuvent en effet permettre ce petit miracle : obtenir concrètement la distance tout en restant dans l'idéal de la proximité, la délégation opérant à l'intérieur de ce qui parvient à être considéré comme un cercle familial, la stabilité du système étant fondée sur la maîtrise de la circulation des enfants.

6François de Singly et Emmanuelle Maunaye remarquent que la proximité absolue avec l'enfant s'inscrit au fondement de l'archétype du rôle maternel. Ce qui amène d'autant plus à des contradictions que la bonne gestion de la distance doit faire également partie de l'éducation, pour préparer l'enfant à son autonomie future. Les fragilisations de toutes sortes et les diverses perturbations du modèle familial incitent alors généralement à la réactivation du rôle archétypal et à la volonté de renforcement de la proximité. Par exemple, quand les parents ne sont pas les parents biologiques. Autre exemple : quand la petite maladie de l'enfant désorganise le quotidien. C'est alors la conception du rôle maternel (inscrite dans une conception de la famille) qui va déterminer la conduite à suivre. Ou bien la présence maternelle est vue comme un élément essentiel pour l'enfant, voire même pour sa guérison. Ou bien au contraire le rôle familial est relativisé, incitant à évaluer de façon critique la gravité de la maladie et à déléguer la garde de l'enfant.

7Analysant les activités parascolaires du mercredi et du samedi, Monique Haicault souligne également le clivage très net qui se révèle entre modèles pédagogiques parentaux, et réfère ces différences aux milieux sociaux. Dans les familles intermédiaires, modestes sans être précarisées, il y a centration sur le chez-soi et immersion dans les temporalités relâchées du vécu familial ordinaire ; la délégation se limite au cercle familial (grands-parents). Dans les familles plus diplômées, quand le projet parental rencontre une offre locale de services, le modèle est au contraire celui du « tout dehors » très structuré. Il ne s'agit pas d'une véritable délégation dans la mesure où les contenus sont nouveaux, fondés sur un apport (orienté vers la performance culturelle ou sportive et par le développement personnel de l'enfant) ne se substituant pas à l'activité habituelle de la famille. Cette technicité de l'offre accentue la dynamique de cumul de ces activités extérieures, dont l'organisation nécessite une gestion temporelle précise mise en œuvre par les mères : la famille s'engage alors dans une logique « managériale » dont nous reparlerons dans la conclusion de ce livre.