Des mouvements sociaux tous azimuts

5Pour nous en tenir à la seule année 1972, quelles formes prit cette contestation généralisée ? Outre les grèves ouvrières sur lesquelles nous reviendrons, deux mouvements apparaissent très représentatifs du moment.

6Tout d’abord, le mouvement féministe, en plein essor depuis 19703. Au centre des revendications : la volonté des femmes de maîtriser la maternité. Ce fut en 1972 que l’actrice et militante en vue Delphine Seyrig (elle avait été l’une des premières signataires du « Manifeste des 343 » l’année précédente), reçut dans son appartement parisien Harvey Karman, psychologue et militant pour la liberté de l’avortement en Californie, qui réalisa la première démonstration de sa méthode d’interruption volontaire de grossesse par aspiration devant des membres du MLF. À l’automne, une jeune lycéenne de 17 ans, Marie-Claire Chevalier, violée l’année précédente par un garçon de 18 ans, élève dans le même lycée, fut jugée, ainsi que sa mère, pour avoir pratiqué un avortement. Ce procès, dit « de Bobigny », donna lieu à une impressionnante mobilisation, portée notamment par l’association Choisir la cause des femmes, fondée en juillet 1971 par Simone de Beauvoir, Jean Rostand et Gisèle Halimi, avocate de Marie-Claire Chevalier. Il se termina par un non-lieu et acheva d’imposer dans le débat public la revendication d’abolition de la loi de 1920 réprimant l’avortement4.

7Autre événement survenu en 1972, beaucoup moins commenté sur le moment mais dont le retentissement ne cessa de croître dès l’année suivante5 : le premier acte du combat contre l’extension du camp militaire du Larzac, dans l’Aveyron, un département rural et très majoritairement à droite. Le ministre de la Défense, Michel Debré, avait rendu public en octobre 1971 son projet de multiplier par six la surface du camp (de 3 000 à 17 000 ha). Le 28 mars suivant, 103 des 108 paysans concernés par les procédures d’expulsion, prêtèrent serment – « le Serment des 103 » – de rester unis jusqu’à l’abandon du projet. Défense de la ruralité et prodromes des luttes écologistes, pacifisme et rejet du service militaire, refus des décisions prises à Paris dans le secret des ministères et revendications régionalistes : toutes ces thématiques s’additionnèrent rapidement pour donner naissance à l’un des mouvements sociaux les plus emblématiques du « moment 686 ».

8Contestations « tous azimuts », avons-nous écrit. Cela pour signifier que les mouvements qui naquirent ou se développèrent en 1972 concernaient à peu près tous les secteurs de la société. Mais leur prolifération et l’hétérogénéité des revendications qui en découlait, provoquaient d’intenses débats entre les acteurs sur les priorités à définir, les modes d’action à privilégier, les alliances à nouer ou à refuser, opposant souvent PCF et CGT d’un côté, PSU, CFDT et « gauchistes », voire PS de l’autre, sans que ces derniers fussent pour autant tous sur la même longueur d’onde. Comment associer le mouvement ouvrier, structuré de longue date et dont la CGT continuait de former la colonne vertébrale, à des mouvements aussi divers et inédits que celui initié par le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR), scission du mouvement Arcadie, né sous la IV^e République ? Les revendications des prisonniers dont les mutineries se multipliaient – le 10 janvier 1972, jour de la publication du rapport Schmelck, commandé après la mutinerie de Toul en octobre précédent, des émeutes éclatèrent à Amiens et à Loos (Nord), le 15 à Nancy, plusieurs dizaines d’autres dans les mois suivants ? Les manifestations, souvent violentes, des artisans et commerçants du syndicat CID-UNATI (Confédération intersyndicale de défense et Union nationale d’action des travailleurs indépendants), présidé par Gérard Nicoud, écho du mouvement poujadiste des années 19507 ? Les revendications des policiers, portées par la Fédération autonome des syndicats de police (FASP) dont le secrétaire général, Gérard Monate, critiquait publiquement la politique du ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin, dans son livre La police pour qui ? Avec qui ?, sorti le 5 janvier 1972 ?

9Au cœur de toutes ces contestations, les grèves dans les usines. Depuis 1968, elles prenaient de plus en plus souvent des formes qui déroutaient les dirigeants et bien des militants de la CGT. La grève à l’usine du Joint français à Saint-Brieuc en offre, comme le lecteur s’en rendra compte dans les chapitres suivants, un exemple particulièrement significatif. Des contemporains furent sur-le-champ attentifs à ce phénomène comme le prouve l’article de Jean-Marie Dupont, paru dans Le Monde du 10 mai 1972, au lendemain de la reprise du travail au Joint, et intitulé « la révolte des marginaux ». Par « marginaux », le journaliste désignait les femmes, les immigrés et les jeunes, trois catégories qui s’engageaient de plus en plus dans des grèves longues depuis 1968 alors qu’elles étaient auparavant restées souvent en marge des mouvements, du fait de leurs statuts précaires. Et Jean-Marie Dupont d’analyser quatre conflits à peu près concomitants, à peine terminés ou en cours : Girostal (Le Bourget, 200 salariés), le Joint français (un millier de salariés), Peñarroya (Lyon, 130 salariés) et Les Nouvelles Galeries (Thionville, 500 salariés). Quatre conflits longs (plusieurs semaines voire plusieurs mois). Quatre conflits « durs » – pour reprendre l’expression couramment utilisée mais qui selon nous, renvoie d’abord à la dureté des conditions de travail – avec « séquestrations » (non violentes) de cadres et interventions de la police. Quatre conflits enfin dans lesquels, même si l’union syndicale était de mise localement, la CFDT était en pointe tandis que la CGT regimbait contre la prolongation des mouvements, jugeant les catégories de salariés en lutte « fragiles » et donc plus exposées que d’autres à la répression. Un constat non sans fondement8. À Girostal, la Confédération française du travail (CFT), liée au parti gaulliste, gagna des voix aux élections professionnelles de l’automne 1972. Aux Nouvelles Galeries, la grève qui dura près de trois mois, de la mi-avril au début de juillet, fut un échec et la CFT en profita pour implanter une section dans l’entreprise.

10Mais si une analyse de ces quatre grèves impliquant essentiellement des femmes, des immigrés et des jeunes, envisagées à l’échelle locale, donnait raison à la CGT, elles avaient d’autres caractéristiques qui, à l’inverse, donnaient raison aux partisans de leur multiplication. Elles rencontraient en effet un large écho et s’accompagnaient de manifestations de solidarité aux échelles régionale et nationale qui inquiétaient gouvernement et patronat. Moments symptomatiques de ces « rencontres improbables » déjà observées en 19689, ces quatre grèves – et celle du Joint plus que d’autres encore – obtinrent des soutiens dans la jeunesse scolarisée, la petite paysannerie, une partie du monde catholique et des classes moyennes diplômées. L’émergence dans ces luttes d’une union des classes populaires et des classes moyennes ne risquait-elle pas à terme de bouleverser le rapport des forces politiques ?

11Ce phénomène politique en grande partie nouveau avait émergé l’année précédente autour d’un combat que les classes dirigeantes jugèrent à bon droit marginal au départ : le soutien aux révoltes des prisonniers qui réclamaient des conditions de détention plus dignes. Le 8 février 1971, Jean-Marie Domenach, Michel Foucault et Pierre Vidal-Naquet avaient annoncé dans une conférence de presse la création du Groupe d’information sur les prisons (GIP) : « Nul de nous n’est sûr d’échapper à la prison. Aujourd’hui moins que jamais. Sur notre vie de tous les jours, le quadrillage policier se resserre : dans la rue et sur les routes ; autour des étrangers et des jeunes ; le délit d’opinion est réapparu ; les mesures anti-drogues multiplient l’arbitraire. […] Peu d’informations se publient sur les prisons ; c’est l’une des régions cachées de notre système social, l’une des cases noires de notre vie. Nous avons le droit de savoir, nous voulons savoir. C’est pourquoi, avec des magistrats, des avocats, des journalistes, des médecins, des psychologues, nous avons formé un Groupe d’information sur les prisons10. » La grève à l’usine Peñarroya de Lyon en mai 1972 s’accompagna de la création d’un nouveau « groupe d’information », le Groupe d’information santé (GIS) qui, avec le soutien des Cahiers de mai de Daniel Anselme, contribua notamment à faire reconnaître le saturnisme comme maladie professionnelle. Entre temps avait été fondé le Groupe d’information asiles (GIA), première association de patients (de psychiatrie, en l’occurrence) en France11, et le Groupe d’information et de soutien aux travailleurs immigrés, créé par le jésuite André Legouy, ancien aumônier des prisons, et Monique Hervo qui avait vécu douze années durant, de 1959 à 1971, dans le bidonville de Nanterre comme écrivaine publique12. Le GISTI tint ses premières permanences juridiques en décembre 1971.

12La conduite de ces mouvements de solidarité avec « la révolte des marginaux », pour reprendre le titre de l’article du Monde évoqué, échappait en général au PCF et à la CGT qui défendaient une autre façon de lutter, à travers « journées nationales d’action » et grèves dans le cadre des branches professionnelles. Les diverses organisations « gauchistes », à commencer par les maoïstes de la Gauche prolétarienne, y jouaient en revanche un grand rôle. Elles trouvaient dans la jeunesse scolarisée des relais nombreux ainsi qu’une caisse de résonance non négligeable dans le cinéma militant de Chris Marker et du collectif SLON/Iskra, rebaptisé Groupe Medvedkine13.

13Ainsi, un processus sociopolitique jusque-là inconnu s’amorçait au début des années 1970, non sans contradictions ni hésitations. Pouvait-il aller jusqu’à la remise en cause globale de l’organisation, à la fois capitaliste et patriarcale, de la société ? Si les classes dirigeantes, pouvoir gaulliste et patronat organisé en tête, avaient d’abord été surprises par les « événements » du printemps 1968, elles suivaient depuis lors avec une attention de tous les instants l’évolution de la situation. Il leur fallut toutefois plusieurs années pour élaborer une stratégie pleinement efficace.

La « Nouvelle société » dans l’impasse

14Dans un premier temps, Charles de Gaulle avait voulu répondre à « l’état d’incertitude » provoqué par ce qu’il nommait « la société mécanique » (entretien avec Michel Droit, le 7 juin 1968), en instaurant « la participation ». Mais la victoire du « non » au référendum du 27 avril 1969 stoppa net la mise en œuvre de sa grande ambition. Seule la réforme de l’université conduite par Edgar Faure aboutit14. Le projet de loi que Maurice Schumann préparait, destiné à bouleverser la gestion des entreprises, resta dans les cartons et tomba dans l’oubli15. L’élection de Georges Pompidou en juin et la nomination de Jacques Chaban-Delmas à Matignon marquèrent le début d’une nouvelle stratégie politique. Elle s’incarna d’abord dans le projet de « Nouvelle société », largement inspiré des analyses du sociologue Michel Crozier sur « la société bloquée16 ». Le tableau des mouvements sociaux dynamiques et novateurs que nous venons de dresser démontre toutefois que le diagnostic initial n’était sans doute pas le bon.

15À peine élu, Georges Pompidou, pleinement conscient qu’un nouveau Mai 68 demeurait possible, avait souhaité engager la contre-offensive sur trois fronts en même temps : poursuite, en l’accélérant, du développement industriel du pays (« l’impératif industriel » dans le langage pompidolien) afin d’accroître « la prospérité » et de dissoudre la lutte des classes dans la « société de consommation » ; élargissement progressif de la majorité gaullo-giscardienne aux centristes du Centre démocrate (CD) de Jean Lecanuet et du groupe parlementaire Progrès et démocratie moderne (PDM), présidé par Jacques Duhamel ; promotion enfin, au lieu de la participation gaullienne qu’il jugeait dangereuse pour les entreprises, d’une « politique contractuelle » entre « partenaires sociaux » qu’il avait d’ailleurs lui-même initiée en 1967 quand il était à Matignon, avec son conseiller aux affaires sociales Édouard Balladur, afin d’isoler la CGT et de dépolitiser les relations sociales17.

16Le projet de « Nouvelle société » que Jacques Chaban-Delmas, député-maire de Bordeaux et président de l’Assemblée nationale depuis janvier 1959, avait présenté devant les députés le 16 septembre 1969, allait dans le sens voulu par le nouveau président18. Le conseiller aux affaires sociales du Premier ministre, Jacques Delors (membre de la CFDT et chef du service des affaires sociales et culturelles au Commissariat général au Plan) anima plusieurs négociations entre syndicats et patronat, obtenant des accords sur des points précis – mensualisation de tous les salariés (24 avril 1970), congés maternité (2 juillet 1970), formation professionnelle (9 juillet 1970) – institutionnalisés ensuite par des lois ou des décrets comme, par exemple, la loi du 16 juillet 1971, dite « loi Delors », sur la formation professionnelle continue. Ce « dialogue social » s’accompagna d’une refonte de la gestion des entreprises publiques appelées à être les vitrines de la « Nouvelle société ». Des « contrats d’entreprise » fixaient annuellement les moyens octroyés par l’État, à charge ensuite pour chaque P-DG de faire les choix d’investissements et de négocier avec les syndicats, à la condition de n’accorder de nouveaux avantages qu’en échange d’un engagement des syndicats signataires à ne pas déclencher de grève sur ces sujets durant un certain temps.

17Malgré l’échec en décembre 1969 du premier contrat d’entreprise signé avec EDF que la CGT contesta en organisant un référendum interne, la politique sociale du gouvernement Chaban-Delmas rencontra d’abord un certain succès. En 1969, on compta 2,2 millions de journées de grève et seulement 1,7 million en 1970. Mais l’année suivante, ce nombre remonta brutalement à 4,4 millions et resta très élevé en 1972 comme nous l’avons déjà noté19. Comment expliquer cet échec du gouvernement ?

18Deux séries de causes s’additionnèrent.

19Tout d’abord, des causes relevant des conditions de travail dans les usines. L’organisation taylorienne des entreprises atteignit son apogée en France au début des années 1970, imposant des cadences et un système de surveillance des salariés de plus en plus insupportable, notamment pour les jeunes. À quoi s’ajoutait la montée du chômage, certes lente encore à l’échelle du pays mais déjà inquiétante dans le Nord-Pas-de-Calais, en Lorraine et à Saint-Étienne. Signe d’un changement qui s’amorçait sans qu’on pût en comprendre sur le moment toute la portée, le gouvernement fit voter la première loi sur le travail en intérim le 3 juillet 1972 afin de l’encadrer mais aussi, dans le même mouvement, de l’institutionnaliser. Dans l’ensemble, le niveau de vie des classes populaires demeurait médiocre. Les hausses de salaires du printemps 1968 avaient été en partie rognées par l’inflation croissante que provoquaient l’abandon du système de Bretton Woods et les dérèglements du système monétaire international, tandis que la société de consommation ne cessait de créer de nouveaux besoins – depuis le 1^er octobre 1968, la publicité avait fait son apparition sur les chaînes de télévision.

20Ensuite, des causes relevant de la politique. Les expériences de lutte et les solidarités nouées au printemps 1968 demeuraient vivantes dans les esprits. Une leçon aussi : l’absence d’unité des forces de gauche avait desservi le mouvement, privé de débouché politique crédible, et permis le triomphe électoral gaulliste le 30 juin 1968. Or, depuis 1970, une dynamique d’union à gauche s’était enclenchée, malgré divers aléas. Les négociations en vue d’un programme commun des gauches étaient réclamées depuis 1964 par le PCF, alors dirigé par Waldeck Rochet. Entamées en 1967, interrompues l’année suivante, reprises en 1970, elles s’accélérèrent après la refondation du Parti socialiste au congrès d’Épinay-sur-Seine en juin 1971 et l’élection de François Mitterrand au poste de premier secrétaire. Le 27 juin 1972, PCF et PS signèrent un ambitieux Programme commun de gouvernement, beaucoup plus « avancé » que celui signé par les partis de gauche en janvier 1936. Il prévoyait notamment la nationalisation du système bancaire dans son ensemble, banques d’affaires incluses, et de neuf groupes industriels parmi les plus puissants des « champions nationaux » que le pouvoir gaulliste soutenait depuis les années 1960. Quelques jours plus tard, une majorité des radicaux, regroupés dans le Mouvement des radicaux de gauche (MRG), se rallièrent à ce programme. Certes, l’union ainsi scellée n’effaçait pas les divergences entre socialistes et communistes mais elle transforma leur concurrence en dynamique politique et ouvrit enfin l’espoir d’une possible arrivée des gauches unies au pouvoir, ce qui ne s’était plus vu depuis la Libération20.

21Les classes dirigeantes ne s’y trompèrent pas. Poussées par la crainte d’une victoire de « l’union de la gauche », elles adaptèrent à nouveau leur stratégie.

1972, changement de Premier ministre et changement de président du CNPF

22Georges Pompidou redoutait d’autant plus la signature du « Programme commun » qu’il constatait dans le même temps l’enlisement du projet de « Nouvelle société » de son Premier ministre. Il essaya d’enrayer le processus unitaire à gauche en convoquant électeurs et électrices pour ratifier par référendum, le 23 avril, l’élargissement des Communautés européennes à quatre nouveaux pays (Royaume-Uni, Irlande, Danemark et Norvège21) – le conflit du Joint français se déroula dans le contexte de ce scrutin. Loin de vouloir provoquer un débat de fond sur la construction européenne, il poursuivait un objectif de politique intérieure : bloquer les négociations en cours entre PCF et PS, les deux partis ayant des positions profondément divergentes sur l’avenir de l’Europe. Sans succès. Le PCF appela à voter « non », le PS à s’abstenir (« oui à l’Europe, non à Pompidou ») et les négociations entre les deux partis se poursuivirent. Quant au « oui », prôné par les gaullistes, les giscardiens et les centristes, il ne recueillit que 10,6 millions de suffrages sur 29,5 millions d’inscrits. Deux millions d’électeurs gaullistes avaient voté blanc.

23Conscient qu’une course de vitesse était désormais engagée entre la coalition gaullo-giscardienne et celle des gauches, le président – qui se savait malade depuis peu, sans connaître exactement la maladie dont il était atteint ni donc ses conséquences potentielles22 – renvoya Jacques Chaban-Delmas le 5 juillet. Celui-ci avait pourtant obtenu un vote de confiance des députés le 24 mai précédent et proclamait à l’envi qu’il conduirait « la majorité » à la bataille des prochaines législatives, prévues en mars 1973. Mais les critiques contre ses méthodes de gouvernement s’accumulaient depuis deux ans dans les rangs gaullistes : des lois sur tous les sujets, des décrets d’application en retard, trop de négociations avec les syndicats, pas assez de concertation avec l’UDR. Les « gaullistes d’ordre » étaient les plus hostiles23. Le congrès des Comités de défense de la République (CDR), tenu les 25 et 26 juin 1972, fut l’occasion pour Yves Lancien, leur président, d’une attaque en règle contre le maire de Bordeaux. Les critiques venaient aussi de l’Élysée qui n’avait pas accepté la libéralisation de l’ORTF décidée par Matignon à l’automne 196924. Affaibli politiquement par la publication de ses feuilles d’impôts en novembre 1971 dans Le Canard enchaîné (de façon légale, il n’avait pas payé un centime d’impôts durant quatre années consécutives), le Premier ministre se voyait surtout reprocher de ne pas avoir fait progresser « l’ouverture » aux centristes que le président avait amorcée à l’occasion de son élection en juin 1969. Il avait alors rallié à sa candidature plusieurs figures en vue parmi lesquelles René Pleven (ex-UDSR), Joseph Fontanet (ex-MRP) et Jacques Duhamel (ex-RGR) qui avaient créé une nouvelle formation, le Centre démocratie et progrès (CDP), placé sous la direction de Jean Poudevigne (ex-CNIP) et devenu le troisième parti de la coalition gouvernementale.

24Nommé Premier ministre dès le soir du 5 juillet 1972, Pierre Messmer était un résistant de la première heure, arrivé au Royaume-Uni en juillet 194025. Il avait été gouverneur (« haut-commissaire ») de divers territoires coloniaux sous la IV^e République puis ministre des Armées de 1960 à 1969. Cette année-là, il avait fondé, avec Jacques Vendroux, beau-frère de Charles de Gaulle, l’association Présence et action du gaullisme, gardienne de la tradition gaullienne. En février 1971, il était entré dans le gouvernement Chaban-Delmas avec rang de ministre d’État, en charge des DOM-TOM. Le président l’avait choisi autant pour rassurer les gaullistes d’ordre que pour le préparer à remplacer le chef du gouvernement quand il jugerait le temps venu. Son entrée à Matignon marqua un net changement de « style » avec deux priorités désormais affichées, fort éloignées de la « Nouvelle société ». D’une part, mettre fin à « l’agitation26 » permanente – mais l’année 1973 fut aussi « agitée », voire davantage, que la précédente, marquée notamment par le conflit à l’usine Lip de Besançon27. D’autre part, affirmer haut et fort la prééminence du chef de l’État dans la conduite de la politique, imposant ainsi une lecture présidentialiste de la constitution de 1958, jamais remise en cause depuis lors, hormis durant les trois « cohabitations28 ».

25Le gouvernement Messmer s’attela à la préparation des prochaines élections législatives. Si le président pensait que le nouveau Premier ministre était le mieux placé pour resserrer les rangs du parti gaulliste, il n’était en revanche pas le plus à même de relancer « l’ouverture » en direction des centristes – démocrates chrétiens de Jean Lecanuet et radicaux de Jean-Jacques Servan-Schreiber s’étaient associés dans le Mouvement réformateur en novembre 1971. Mais les giscardiens y travaillaient de leur côté. Depuis le début de 1972, Valéry Giscard d’Estaing et Michel Poniatowski, respectivement président et secrétaire général de la Fédération nationale des républicains indépendants (FNRI), Jean Lecanuet et Pierre Abelin, respectivement président et secrétaire général du CD, se rencontraient aussi régulièrement que discrètement au domicile parisien de ce dernier afin de préparer un rééquilibrage de la majorité en faveur des non-gaullistes. Ces négociations facilitèrent grandement la rencontre entre Pierre Messmer et Jean Lecanuet le 5 mars 1973, au lendemain du premier tour des élections législatives marqué par une forte poussée des gauches. Ils décidèrent une série de désistements réciproques qui sauvèrent la majorité – l’UDR perdit tout de même 103 sièges – et permirent aux réformateurs de constituer un groupe au Palais-Bourbon29.

26Si ces faits sont bien connus, on sait en revanche beaucoup moins qu’à partir de 1972, et ceci dès avant le changement de gouvernement, le pouvoir soutint projets et expérimentations du patronat organisé en vue d’endiguer la contestation croissante de l’organisation capitaliste de l’économie.

27Depuis l’automne 1968, le Conseil national du patronat français s’était mobilisé pour analyser les causes des « événements » et rechercher les moyens d’en désamorcer les effets potentiels à court et long termes. Au centre de cette mobilisation, François Ceyrac. Condisciple de Georges Pompidou en khâgne, il était devenu permanent patronal en 1936, entré au service de l’Union des industries métallurgiques et minières (UIMM), puis avait gravi tous les échelons de l’institution patronale jusqu’à succéder à Paul Huvelin en 1972 à la présidence du CNPF30. La longue grève des OS de l’usine Renault au Mans en 1971 fut le catalyseur des réflexions qu’il conduisait avec la commission sociale de l’organisation. Dans cette usine où les salariés étaient avant tout des ruraux recrutés dans la Sarthe, votant majoritairement pour la CGT aux élections professionnelles, la révolte avait éclaté au printemps 1971 au cri de « dignité pour les OS », révélant le caractère de plus en plus insupportable du taylorisme31. Cette grève poussa les dirigeants du CNPF à réfléchir aux moyens de transformer les conditions du travail en usine, sous peine de voir se multiplier des grèves du même type que celle qui avait eu lieu à Renault-Le Mans et avait perturbé la production de tout le groupe durant plusieurs semaines. Dès juin 1971, François Ceyrac commanda un rapport sur cette question à Bernard Vernier-Palliez, l’un des principaux dirigeants de Renault depuis 1945, d’abord responsable des relations sociales puis secrétaire général – en 1975, il fut promu P-DG de l’entreprise.

28Le rapport, publié en février 1972, fit grand bruit, commenté notamment par Henri Krazucki, membre du bureau confédéral de la CGT et directeur de La Vie ouvrière : « le travail à la chaîne a atteint ses limites ». Les propositions de Bernard Vernier-Palliez étaient de plusieurs types. D’abord, remplacer l’appellation d’OS, devenue synonyme d’un travail abrutissant et déshumanisant, par celle d’« opérateur » – elle s’est vite imposée dans le vocabulaire patronal ; un demi-siècle plus tard, elle reste d’usage courant. Ensuite, expérimenter « l’enrichissement des tâches » à travers des « groupes autonomes appelés à participer à la fabrication d’une partie du produit fini », première étape d’un processus de réorganisation des usines autour d’« ateliers autonomes ». La mise en œuvre de ces propositions était jugée envisageable à relativement brève échéance au vu des rapides progrès en cours dans les domaines de l’électronique et de l’informatique, amorce de ce que l’on nommerait plus tard « la révolution numérique ». Le NASDAQ (National Association of Securities Dealers Automated Quotations), premier marché boursier électronique, avait ouvert au New York Stock Exchange en février 1971. Au moment même où le rapport commandé par François Ceyrac était rendu public, Renault ouvrit, avec le soutien des pouvoirs publics, le premier atelier expérimental permettant l’enrichissement des tâches et en juin 1973, entama le remplacement des OS par des machines à commande numérique, première étape vers ce qui deviendrait, dans le langage courant, « l’automation » puis « la robotisation ». Durant ce même mois de février 1972, la RATP inaugura de son côté les neuf premières stations de métro dotées de poinçonneuses automatiques. Le temps des poinçonneurs, chantés – et plaints – en juin 1958 par Serge Gainsbourg dans Le poinçonneur des Lilas, arrivait à sa fin.

⁂

29Février 1972, premiers débrayages à l’usine du Joint français de Saint-Brieuc. Le conflit qui démarrait alors, demeure aujourd’hui encore dans les mémoires, emblématique de ces grèves dans lesquelles, depuis 1968, des femmes, des jeunes et des immigrés s’engageaient de plus en plus souvent, et emblématique de ce que Xavier Vigna a si bien nommé « l’insubordination ouvrière », principale caractéristique du « moment 68 » quand on l’observe à un demi-siècle de distance32. Dans le même temps, un autre processus s’amorçait, aujourd’hui tombé dans l’oubli mais décisif pour l’avenir de la société française. Le patronat organisé prit sur-le-champ conscience des spécificités et des enjeux de cette conflictualité sociale renouvelée et élargie, marquée par l’entrée en lutte de catégories réputées jusque-là plus dociles, et par l’essor de la CFDT convertie à « l’autogestion33 » et au « socialisme démocratique ». Avec le total soutien du pouvoir34, il s’engagea dans une contre-offensive tout à la fois économique, sociale et culturelle, prenant appui sur les prodromes de la « troisième révolution industrielle » qui s’amorçait à peine mais dont les conséquences, en termes d’exploitation du travail salarié, apparurent d’emblée prometteuses – le Japon, pays-pilote en la matière, servit bientôt de modèle ou de source d’inspiration au CNPF qui y multiplia les missions d’observation35.

30Jusqu’en 1974 toutefois, la contestation de l’organisation sociale continua de croître, encouragée par l’existence d’une union des gauches crédible depuis la refondation du PS et la signature d’un programme commun entre communistes et socialistes. Puis, l’entrée soudaine en 1974-1975 dans l’ère du chômage de masse, au moment même où débutait le septennat giscardien, bouleversa la donne, permettant aux classes dirigeantes de commencer à reprendre le contrôle d’une situation qui leur échappait dangereusement depuis plusieurs années. Non seulement les femmes, les jeunes et les immigrés en furent les premières victimes mais bientôt, ce fut le mouvement ouvrier dans son ensemble qui fut touché. À partir de 1977-1978, les syndicats virent leurs effectifs décroître et ce processus n’a cessé de s’aggraver depuis lors36. Certes, l’arrivée des gauches au pouvoir en 1981 modifia provisoirement le cours des choses mais la « politique de rigueur » engagée dès 1983-1984 remit l’économie du pays sur les rails du néolibéralisme « mondialisé » et « financiarisé ». Depuis le milieu des années 1980, la France vit au rythme des privatisations, du démantèlement des services publics, des délocalisations de pans entiers de la production industrielle et de la précarisation du travail. Une « nouvelle société » française a pris forme. Bien qu’elle soit sans grand rapport avec celle imaginée par Jacques Chaban-Delmas au temps des « Trente Glorieuses », l’objectif initial n’en est pas moins atteint : la possibilité d’un nouveau Mai 68 n’est plus à l’ordre du jour.