L’étrange inventaire de réminiscences

8Quel pourrait être le learning-class baroque du gamin de 1971-1972 auquel l’adulte soufflerait un peu les réponses aux questions qu’il n’a pas posées lui-même ? Arriverait en tête le retour à l’encrier, plumes Baignol et Farjon (plus que Sergent Major), encre violette en paillettes, calcul classique – après une expérience calamiteuse de Bic et maths modernes en CE2, sur lesquelles je reviendrai –, et passage du dernier certificat d’études primaire, pour les enfants, en 1972. Viendrait, ensuite, l’absence de plastiques alimentaires, donc des bouteilles en verre d’eau minérales, de limonades, de « blancs », ou Dom Rémy et Père Benoit « cinq étoiles » destinés aux tables et musettes populaires, toutes consignées ; des paniers en osier ou des « sacs de commissions » en coton maillé, la gymnastique des anciens et nouveaux francs – énigmatique quand « les grands » parlent en millions –, le carton d’emballage omniprésent entre coupelles parafinées pour glaces Miko (ah si, il y avait des mini-cuillères en plastique multicolores). Ou les nouveaux « Tetra Brik » de lait (apparus en 1969). Et en arrière-plan, on était les témoins d’une guérilla entre Lustucru « aux œufs frais » et « Rivoire et Carret » vantés par Coluche (1944-1986), assurant en 1972 : « Marie-Cécile qui était immensément riche, ignorait que c’est avec des pâtes françaises qu’on fait des bons p’tits plats à la française. Alors j’ai épousé Raymonde et franchement, je l’regrette pas ! »

9Jeu sur le clivage de classe ? Il en était d’autres : entre Paris et une province déjà authentifiée par un accent béarnais outré pour le pruneau d’Agen et on s’étonne à écouter : « Je me souviens, quand nous allions livrer, avec mon grand-père Jean Hénaff les boîtes de pâté Hénaff. Pour faire un bon pâté de porc, mon grand-père avait une recette toute simple, il faut mettre tous les morceaux, même les jambons. Depuis cinquante ans, la recette n’a pas changé, C’est pour ça qu’il est toujours aussi bon le pâté de porc Hénaff », sur fond de petite ferme familiale naturellement « nichée » dans le bocage et une musique… irlandaise. La réclame ne s’embarrassait, en effet, guère d’exactitude, en témoignent les pillards vikings présentés comme de gentils paillards, justifiant par la voix de Gérard Jugnot (né en 1951) l’usurpation de « Skansen, la bière française qui mérite bien son nom scandinave ».

10Mais pour beaucoup, encore payés à la semaine et en liquide, bien que la mensualisation fût obligatoire, primaient les enveloppes alignées sur la toile cirée permettant tant bien que mal de gérer les divers postes de dépenses, dont les « traites » sur la voiture et certaines sur le logement. On n’écartera donc pas les centaines d’insectes maculant vitres et phares automobiles sur les routes nocturnes estivales, mais en insistant plutôt sur les commerces alimentaires vivifiant centres-villes et quartiers dont celui de Louis Guilloux, comportant alors 10 cafés-bars et 6 épiceries (un de chaque survit), celui de Sainte-Thérèse (le moins éloigné de l’usine du Joint français) en avait 14. Sont en effet perdues les odeurs épaisses de bières, café et tabac mêlés par ailleurs exagérés dans les trains de permissionnaires agglutinés dans les voitures à étroits couloirs latéraux et compartiments ; Kro et Gauldos en panache, c’était long cinq heures, Saint-Brieuc-Paris. « Bon pour les filles », « La quille, bordel ! », des « troupes à l’œil », Les bidasses en folie meilleures entrées pour 19729 et des instituteurs austères roulant leur « gris » à la récré, tout le monde étant en blouse, bien entendu.

11D’ailleurs, qui mieux que Marie-Jeanne Le Calvez-la « Mère Denis » (1893-1989), pouvait incarner la conflagration des temps entre André Turcat (1921-2016) à mach 2 en novembre 1970 sur Concorde, la dernière liaison vapeur Rennes-Auray en novembre 197110 et un Georges Pompidou (1911-1974) consentant à effectuer un La Défense – Auber, le 21 novembre 1971, après avoir brillé par son absence pour l’ouverture de cette section en février 1970 du nouveau Réseau express régional (RER) ? Une « vedette » pour Vedette, transplantée de Bretagne en Normandie, divorcée, veuve, la « Mère Denis » (de cinq enfants dont deux morts en bas âge) disait les derniers lavoirs, même en ville, et les lessives en baril se faisant une guerre intestine de Procter & Gamble à grand renfort d’Ariel, Xtra, O.M.O. et bientôt Supercroix 73 partant à l’assaut de Génie et de Bonux connu pour son « cadeau » mais Pif !, bien que communiste, avait un « gadget ». En 1972, les cafetières électriques à filtre apparurent, la Société d’emboutissage de Bourgogne sortait sa sorbetière (mais la yaourtière attendit 1974), Brandt lançait ses premiers lave-vaisselle et congélateur. Même si 73,5 % des ménages possédaient une télévision, Darty (1945) n’avait encore que son magasin de Bondy (1967). Conforama (1967) demeurait à Saint-Priest et André Venturini créait au même moment But, au Havre11. Or, qui disait commerçant-installateur-réparateur disait aussi délai et, partant, comme pour la réception d’un véhicule à la maison davantage qu’en concession ou garage, une fête de famille.

12De ces nouvelles béatitudes, Jean Yanne (1933-2003) fit Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, (sorti le 5 mai) second au box-office 72, satire de la crédulité radiophonique atteignant au miraculaire sur fond de « tac-tac », boules bruyantes à la carrière éphémère. Du très progressiste Père Durugleux, incarné par Jean-Roger Caussimon (1918-1985) dans le film, à Lenny Kuhr (née en 1950) interprète du premier rock évangélique en français, « Jesus Cristo » (conjointement aux « Samson et Dalila » suivis par « Les Rois mages en Galilée » dus à Sheila (née en 1945) puis à Dalida (1933-1987) chantant « Il est né le dernier enfant de la consommation / Te voilà revendu dans tous les bons drugstores »), le temps de « Jésus Kitsch12 » serait-il venu dans la mesure où Michel Polnareff (né en 1944) entonnait de son côté « On ira tous au Paradis « avec « Jésus, idole de notre temps13 » ? Admettons, puisque Patrick Topaloff (1944-2010) déclarait « J’ai bien mangé, j’ai bien bu, j’ai la peau du ventre bien / super tendue, merci petit Jésus. » En réalité l’arrivée du synthétiseur employé dans « Pop-corn », « Superstition » (Stevie Wonder [né en 1950]), le morceau « Echoes » de l’album Meddle (Pink Floyd), la simplicité apparente de « Walk on the wildside » (Lou Reed [1942-2013]), l’étrangeté de « Ziggy Stardust » (David Bowie [1947-2016]) ou la virtuosité acoustique comme instrumentale de Machine Head (Deep Purple) marquent l’abîme avec la variété française.

13Sur environ 200 titres de 1971-1972 écoutés, domine la romance à slow, une large gamme de complaintes amoureuses, et quelques titres devenus classiques14, le tout bien propret tant pour « Le petit conservatoire de la chanson » animé de 1966 à1974 par (Mireille 1906-1996) ou les « Top à » de Maritie (1921-2002) et Gilbert (1920-2000) Carpentier, débutant le 18 mars 1972 avec un Johnny Halliday (1943-2017), très assagi en période folk-country. D’ailleurs, en dehors de l’émission politique « À armes égales », les deux chaînes participent de la conformation sociale à visée pédagogique avec quelques émissions-phares dont « Au théâtre ce soir » ou « L’heure de vérité » (avec Michel Péricard [1929-1999]), « Des chiffres et des lettres » (4 janvier 1972), sans oublier « Le grand échiquier » lancé sous ce format par Jacques Chancel (1928-2016) le 12 janvier 1972. Cependant la qualité des séries françaises diffusées à cet instant comme, « La demoiselle d’Avignon », « Schulmeister, espion de l’Empereur », « La malle de Hambourg » ou « Mandrin » avant « Les rois maudits » (programmés en fin d’année 1972 mais annoncés très en amont) dissimule le basculement définitif du côté du monde anglo-saxon avec « Amicalement vôtre » (3 octobre 1972) et Colombo » (23 décembre 1972).

14Pour les enfants, « Oum le dauphin » se fait damer le pion par Titi et Gros-Minet, Speedy gonzales, Bug’s Bunny, Pépé le putois, Elmer le chasseur ou Beep-beep et coyote (avant l’arrivée ultérieure des mangas animés)15. Et le renoncement de Georges Wilson (1921-2010) à diriger encore le Théâtre national populaire (TNP) dans l’esprit imaginé par Jean Vilar (1912-1971), et dont il avait pris la direction en 1963, est aussi un signe16.

15Tout ceci peut faire une époque mais pas l’Histoire, même si en 1972, encore amateur avant de partir pour son service militaire, Bernard Hinault (né en 1954) s’assurait 17 victoires, 2 secondes places, une quatrième. Que l’Olympique de Marseille batte Bastia en finale de Coupe de France (4 juin), qu’un multicoque gagne pour la première fois une course au large, la Transat anglaise, avec Alain Colas (1943-1978) sur Pen Duick IV, ou que Graham Hill (1929-1975) et Henri Pescarolo (né en 1942) inaugurent la série de trois années de victoires d’affilée pour Matra aux 24 heures du Mans (11-12 juin) ne suffit en effet pas.

Scènes de la « violence sournoise17 »

16En contrepoint des quotidiennetés évoquées à l’instant, on pourrait céder aux exceptionnalités que furent le mitraillage des manifestants par les parachutistes anglais lors du « Bloody Sunday » (30 janvier 197218, Derry, Irlande du Nord) ou le début du cycle terroriste international (assaut contre le « chalet Asama » le 23 février 1972 au Japon, attentat à l’aéroport de Tel Aviv (30 mai 1972, Israël), prise d’otages aux JO de Munich (5-6 septembre 1972, République fédérale d’Allemagne) mêlant Armée rouge unifiée et Armée rouge japonaise19 avec l’Organisation de libération de la Palestine. Mais attention aux amalgames occultant l’intensité d’une colère sociale affrontant, en France, jeunesse politisée, Renseignements généraux et Confédération française du travail regroupant les chiens de garde d’un patronat et d’une bourgeoisie inquiets20. La mort de Pierre Overney (1948-1972), militant de la Gauche prolétarienne, abattu par un vigile CFT devant l’usine Renault de Billancourt le 28 février, conduisit une foule de 200 000 personnes lors de son inhumation au Père Lachaise ; et, en représailles, à l’enlèvement momentané et non élucidé de Robert Nogret, cadre de l’usine, les 8-11 mars. La médiatisation, conjointe à la politisation du meurtre de Brigitte Dewèvre, le 5 avril 1972, à Bruay-en-Artois, prenant pour cible un notaire pas très recommandable mais non coupable voulait, quant à elle, dénoncer dans son principe une justice de classe démontée par une instruction judiciaire et un journalisme de transparence frisant l’acharnement avec Henri Pascal (1920-1989) et Serge July (né en 1942). Sans établir de cause à effet, la sortie, le 29 mars, d’Il était une fois la Révolution (Sergio Leone [1929-1989]) suivie d’Orange mécanique, le 1^er avril (Stanley Kubrick [1928-1999], 7,6 millions d’entrées) est à noter.

17Or, et sur un second plan, un certain nombre d’émissions entendaient canaliser les angoisses et les frustrations comme « Les dossiers de l’écran » (1967-1991). Furent ainsi abordés, en dialogue avec les téléspectateurs21, pour le temps présent en sus de la Seconde Guerre mondiale : « Les grands ensembles » (20 octobre 1971, La 10 000^e fenêtre, Robert Menegoz [1960]), « Qu’est-ce qu’un PDG ? » (10 novembre 1971, La tour des ambitieux, Robert Wize, 1954), « La grande ville engendre-t-elle des fauves ? » (5 janvier 1972, Graine de violence, Richard Brooks, 1954), « Le régime pénitentiaire en question » (2 février 1972, Prison de femmes, Maurice Cloche, 1958), « Aux États-Unis, syndicats ou gagne ? » (16 mars 1972, Sur les quais, Elia Kazan, 1954). S’ajoutaient, « Allo, Menie ? », permettant à Menie Grégoire (1919-2015) de donner la parole aux femmes sur RTL (à partir de 1967), puis « Aujourd’hui Madame » (10 mai 1970, sur la seconde chaîne), ces deux derniers rendez-vous s’avéraient clairement destinés aux « mères de famille » ne travaillant pas en début d’après-midi22.

18Par contraste, les décrets d’application de la loi Neuwirth23 du 17 décembre 1967 sur la « régulation des naissances » et autorisant fabrication, importation et distribution de moyens contraceptifs ne furent publiés qu’en 1971… Alors que la majorité légale demeure fixée à 21 ans – conservant aux parents un pouvoir réel de l’interdit – la législation familiale évolue lentement sous les augures de la commission présidée par le doyen (à la faculté de droit de Paris), Jean Carbonnier (1908-2003), rédacteur de six lois majeures de révision du Code civil de 1964 à 197524, dont celle du 3 janvier 1972 sur la filiation, introduisant avec prudence la présomption de paternité et l’ouverture des droits à des cohéritiers issus de lits multiples. Mais on parle encore longtemps avec mépris de « filles-mères », comme des « congés payés » pour désigner les aoûtiens aux mœurs supposées frustres. Au vrai, la schizophrénie autour du corps et de la sexualité transparaît peu dans la chanson, si ce n’est aux deux extrêmes, avec d’un côté Pierre Perret (né en 1934) « C’est au mois d’août » et « Olga », bacchique et d’une vulgarité passée de mode ; de l’autre, « Le rire du sergent » et « Le surveillant général » de Michel Sardou (né en 1947) posant frontalement la question de l’homosexualité et de l’agression sexuelle dans des institutions totales ; en même temps que Charles Trenet (1913-2001) évoquait un probable trauma dans « L’abbé à l’harmonium ». Mais même le relativement débridé Sex-shop de Claude Berri (1934-2009), avec Jean-Pierre Marielle (1932-2019) et Juliette Berto (1947-1990) s’achevait sur un retour à la norme après un temps d’expériences variées. Et l’on sait l’origine de « Mourir d’aimer », interprété par Charles Aznavour (1924-2018) pour accompagner le film éponyme d’André Cayatte (1909-1989) racontant le supplice social de Gabrielle Russier (1937-1969), acculée au suicide.

19La presse écrite nationale demeurant vigoureuse, traduit le maintien d’un important lectorat. Outre les titres dédiés à la jeunesse comme Salut !, Podium ou Best, les diplômés cherchent dans Hara-Kiri, autour du « Professeur Choron » (1929-2005) [Georget Bernier] et de Serge Wolinski (1934-2015), une information culturelle ouverte et burlesque empruntant à Jazz hot et Rock and Folk certains traits, alors que Charlie Hebdo naissait d’une quasi-censure frappant Hara-Kiri après sa « Une » sur la mort du général de Gaulle (1890-1970). On ne saurait négliger non plus le fond de sensationnalisme, au moins visuel, aux grilles des marchands de journaux, avec Détective (pourtant fondé par Gallimard en 1928) et surtout Minute déjà passé à l’extrême droite. Tout ceci étalé au grand jour faisait d’autant plus contraste aux restrictions télévisuelles opérant avec le « carré blanc » instauré en 1961 pour contrôler supposées pornographie et violence25.

20Pas très étonnant donc, qu’en marge de la forte poussée psychanalytique – il ne faut pas oublier l’ascendant durable de Jacques Lacan (1901-1981) –, des textes de sciences sociales s’intéressent à la violence ; soit au titre des non-dits, soit pour tenter de saisir les dramaturgies collectives. Sans avoir le retentissement de son Eichmann à Jérusalem Rapport sur la banalité du Mal, publié en 1963, La politique et le mensonge d’Hannah Arendt (1906-1975) posait en quatre essais non seulement la question des falsifications d’État, mais aussi l’impasse idéologique même de la violence dans la contestation, estudiantine notamment. Quant à La violence et le sacré de René Girard (1923-2015), l’anthropologie du sacrifice reposait sur le discernement d’un effet de seuil, symbolique ou incarné, dans une victime expiatoire du groupe se sentant objectivement ou non en danger. Certes, mais à hauteur de société, peut-être pourrait-on aussi relire un roman, L’héritage de violence du journaliste-écrivain Jean Laborde (1918-2007), publié en 1969 chez Flammarion puis en « J’ai lu » en 1972, rebrassant les errances de la guerre d’Algérie finissante et le transfert (au sens psychanalytique du terme) de la furie paternelle d’un « officier perdu » à son fils violeur, dont il voulait assumer la responsabilité par retour26.

21Sale guerre, en effet, dont le dixième anniversaire du terme approchant suscite La vraie bataille d’Alger de Jacques Massu (1908-2002) et une réponse cinglante du général Jacques de Bollardière (1907-1986)27. Toutes proportions gardées, ce débat se poursuit entre le film documentaire de Philippe Monnier (né en 1937) et Yves Courrière (1935-2012) sorti en salle le 22 mars, intitulé La guerre d’Algérie, et Avoir vingt ans dans les Aurès de René Vautier (1928-2015) qui, malgré la censure, fit 330 000 entrées28 en atteignant le 48^e rang pour les recettes. Avec en écho « Parachutiste » de Maxime Le Forestier (né en 1949), titre important de l’album Mon frère comportant aussi « La maison bleue » ou « L’éducation sentimentale ».

22Mais il y a autre chose. D’abord, 1972 c’est 18 034 morts sur la route (50 par jour), 26 000 blessés, un carnage jamais dépassé29. Ces chiffres sont à comparer aux 15 000 morts au combat en Algérie, côté français, de 1954 à 1962. En cause : l’alcool (mais on n’en parle presque pas), l’absence de limitations de vitesse avant le 28 juin 1973 (malgré quelques expérimentations depuis 1969), l’inexistence de ceinture de sécurité (seulement rendue obligatoire le 1^er juillet 1973 et suscitant de fortes résistances), la rareté des marquages au sol et la fausse modernité de chaussées (notamment les revêtements en béton strié, fatal aux motards), la dangerosité de véhicules aux sécurités active et passive inexistantes ou presque30.

23Enfin, il faut se figurer l’hétéroclite d’un parc roulant avec des « bolides » disputant la route aux 2 CV, Ami 6 et 8, 4 CV, R4 et 6 poussives. Pour les jeunes et les plus modestes, des deux-roues bigarrés. Bicyclettes, Solex, cyclomoteurs (en principe limités à 45 km/h), vélomoteurs Peugeot ou Motobécane aux formes massives, lourds, se démarrant en pédalant à force d’ahaner sur la béquille, dernières « 125 » de Peugeot, Flandria orange ; tout ceci dominant de loin les abords d’usines ou d’ateliers, alors que les « Japonaises » arrivent juste sur le marché. Si l’on ajoute que l’assurance automobile et plus encore deux-roues n’est pas obligatoire (pas plus que les casques, encore très rudimentaires) et le bonus-malus seulement introduit en 1976, on saisit mieux une présence accoutumée de la mort, que les bonnes bourgeoisies provinciales perpétuent aux porches et portes de leurs domiciles avec d’immenses dais en velours noir frappés en milieu de bandeau des initiales du défunt, invitant à la visite mortuaire, puis la levée du corps avec le corbillard faisant prélude au cheminement pédestre ou automobile. Présence, donc, du deuil privé dans l’espace public que poursuit, encore pour quelques années, vêtement noir ou simple brassard.

24L’intrication des espaces laïque et spirituel se perpétuait, du reste, également à l’hôpital, celui de la rue des Capucins, à Saint-Brieuc, face au spectaculaire « siège » des Filles du Saint-Esprit, ne possédait que des salles communes en 1972 ; alors que les trois cliniques Sainte Jeanne d’Arc, Saint-François et Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus avaient certes chambres doubles ou individuelles mais encore une part de personnel infirmier congréganiste et des chapelles. Quant à ce qui se nommait toujours hospices…

25Finalement, l’essentiel ne serait-il pas ailleurs, par-delà même la violence domestique émaillée de coups de martinet, de poing, noyade des bébés-chats, saignées des lapins et cochons, sans parler des gifles administrées aux femmes et dont le cinéma ne se privait pas, sans parler non plus de la perpétuation des coups de règles en fer sur les doigts par maîtresses plus que maîtres (dont je peux témoigner) malgré l’interdiction des châtiments corporels figurant au règlement scolaire de 1882 ? En effet, la conjonction de la loi Berthoin du 6 janvier 1959 faisant passer, à partir de 1966, la scolarisation obligatoire de 14 à 16 ans, et de l’abandon supposé (depuis 1956) de l’examen d’entrée en sixième (instauré en 1932), comme la création des Collèges d’enseignement secondaire masquent une réalité, dénoncée en 1971, notamment par Christian Baudelot et Roger Establet (tous deux nés en 1938)31. Selon eux, entre autres griefs d’un système de classe au sens marxiste du terme, devait être relevé le mode d’exposition statistique par catégories d’établissements et non par composition sociopédagogique, forgeant l’idéologie d’un collège unique ne résistant pas aux faits de sélection et d’exclusion avec un fléchage théorique, mais vérifié, de 40 % d’élèves destinés aux voies longues, 40 % aux cursus dits modernes et 20 % voués aux formations pratiques32. Si, dans une certaine mesure, les inégalités ont été ensuite réduites, en 1972 la réalité était la suivante : 60 % des élèves ne poursuivaient pas leurs études au-delà du primaire ou intégraient les CET, de sorte que seulement 17,8 % devenaient bacheliers des filières générales et 4,4 % de technique33. Par ailleurs, deux dispositifs tendaient à entretenir l’inquiétude des enfants. D’une part, l’examen d’entrée en sixième (en principe restreint aux élèves ayant une moyenne générale inférieure à 10 ayant vu leur dossier de demande refusé par la commission présidée par l’Inspecteur d’Académie ou issus de l’enseignement privé hors contrat) survécut bien jusque 1972. D’autre part, l’arrêté du 2 janvier 1970 sur l’introduction des « maths modernes » dans l’enseignement primaire, renforça la sélection scolaire par l’abstraction, (développé dans la circulaire du 2 janvier aux recteurs et inspecteurs), avec un nouveau langage, à savoir mathématique, expérimentations, relations, analyse de concepts, manipulation de collections d’objets mathématiques, « en préjugeant la joie de découvrir et de créer ». Le ghetto spatial des « préfas » recevant mes camarades malchanceux de notre CM1-CM2, relégués en classes de transition au CES Le Braz (le lycée de Guilloux et Le Lannou) en était la brutale traduction34.

26Or, presque au même instant advenaient trois évènements à longue portée : la première liaison Arpanet à l’université de Californie sur un ordinateur CII-10070 français (29 octobre 1969) ; la création du NASDAQ cotant à Wall Street les valeurs technologiques (8 février 1971) ; enfin, la commande par l’INRA du premier micro-ordinateur de l’histoire réalisé par François Gernelle (né en 1944) au sein du bureau d’études R2E d’André Truong (1936-2005), le Micral, avec processeur Intel 8008 pour calculer l’évapotranspiration des sols (juin 1972)35. Ce n’était pas le tout de passer de « l’homme unidimensionnel » dénoncé par Herbert Marcuse (1898-1979)36 à un projet d’homme pluridimensionnel si la finalité sociale était oiseuse. Or, elle l’était.

27Dit autrement, le « principe de la lutte » était bien en passe de s’imposer au bénéfice du « capitalisme (oligopolique) technologique » défini par Lucien Karpik (né en 1933 et fondateur en 1967 à l’École des Mines de Paris du laboratoire de sociologie de l’innovation)37, comme « l’articulation de l’industrie de la science et d’une concurrence nouvelle dans son rythme et ses formes ».

28Le passage pressenti et fondamental de la seconde à la troisième industrialisation s’accompagnait donc de transformations radicales des « firmes » et groupes, induisant de nouveaux rapports sociaux et de travail, modifiant en profondeur la « structure » au sens marxiste du terme – elle-même définie comme arrangement des rapports de production entre classes sur laquelle s’édifie la superstructure juridique, politique et idéologique38. Or, entre les « évènements » de 1968 et Le « choc pétrolier » de 1973, nettement dessiné par la dernière livraison de la Revue française de Science politique de 1972, l’historienne Annie Kriegel (1926-1995), alors opposante déclarée au PCF – confirmant en décembre 1972 l’arrivée de Georges Marchais (1920-1997) comme secrétaire général –, posa à nouveaux frais les termes du débat. Selon elle, la perspective marxiste corrigée du léninisme, établit une grille séduisante : « c’est à travers l’événement que la structure, l’organisation, l’échafaudage des circuits humains s’éprouvent comme structure, comme organisation, comme circuit avec les qualités correspondantes : celles de persister et se reproduire » / Et d’ajouter que le déchiffrement de l’évènement, partant l’altération du « code » de la structure, relevait – dans l’instant – de l’art du politique ; dans l’épaisseur des temps, de celui de l’historien39. Soit.

« Celle qui porte sur le Joint français présente le moins d’intérêt »

29La formule, presque assassine de Serge Bosc (né en 1941), rendant compte d’enquêtes en forme d’histoire immédiate, est cruelle en pointant l’occultation qui aurait été faite « systématiquement » par Guy Lorant (né en 1942) et journaliste pour Le Télégramme, d’un conflit qu’il s’employa à comprendre, depuis trois angles d’attaque : « Comment est organisée la grève ? Quelle est la composition du groupe ouvrier qui, à plusieurs reprises, déborde les syndicats ? Quelles sont les attitudes des femmes40 ? » Il se trouve que cette grève dément bien des modèles, et parce qu’illisible à la raison sociologique orthodoxe s’est transformée en angoisse, avant d’être brandie en flétrissure. Mais en 1973, l’historien-militant Jean Bron (1920-1996) en faisait la terminaison d’une lame de fond annonciatrice de remise en cause41. En effet, trois dimensions s’interpénètrent alors : les systèmes de représentation du monde ouvrier, le cadre industriel briochin, enfin le contexte patronal local.

30Premier constat : en 1971-1972, étaient parues ou avaient été soutenues trois thèses majeures d’histoire sociale : celle de la syndicaliste Rolande Trempé (1916-2016) montrant comment des paysans tarnais s’étaient progressivement retrouvés aliénés à la mine ; celle que Patrick Fridenson (né en 1944) avait consacrée au complexe sociotechnique des usines Renault, avec comme figure centrale la chaîne (mais aussi le patron) ; enfin, celle ouvertement placée sous le signe de la « structure de classe » par Michelle Perrot (née en 1928) à travers l’examen des grèves de 1871 à 189042. Ces points d’aboutissement d’une grosse décennie de recherches pour chacune venaient rencontrer une actualité contestatrice bouillante que le « Merci patron ! » des Charlots exprimait avec le goût de l’inversion. Mais le rêve de voir le pourvoyeur d’emplois auquel jusque-là on criait « Dieu vous le rendra », aller « limer la tôle » que l’on entonne au Joint, se rompt fatalement à l’écran.

31À cet égard, et au festival de Cannes, jamais la sélection n’accueillit autant de films ouvriéristes qu’entre 1971 et 1973. Gian Maria Volonte (1933-1994) était passé par tous les stades allant de la servilité à la révolte dans son usine milanaise, d’abord abruti à la machine, promoteur des idées gauchistes après s’être blessé, meneur de grève, victime expiatoire, perdant emploi et compagne ; puis réintégré par l’action syndicale avant de tomber dans un état stupide de prophète béat conduisant toute « la classe ouvrière au paradis » (et le film, à la Palme d’or)43. La sélection présenta aussi Mimi métallo blessé dans son honneur de Lina Wertmuller (1928-2021), la veine politique le disputant au contrôle de la mafia sicilienne sur des exilés au nord. Déjà en 1971 Romy Schneider (1938-1982) avait incarné La Califfa réalisé à partir de son roman par Alberto Bevilacqua (1934-2013), avec, derrière le drame initial, la réconciliation de l’ouvrière et du patron. Un peu plus tard en 1974 et toujours sur la Croisette, Un vrai crime d’amour de Luigi Comencini (1926-2007) reprit l’opposition entre nord industriel et athée face à une Sicile rurale et catholique en une allégorie de Roméo et Juliette. Ces films avaient côtoyé Le messager de Losey, Mort à Venise de Visconti, Solaris de Tarkovski Tous les autres s’appellent Ali (Fassbinder) ; mais, en France, Beau masque de Bernard Paul (1930-1980) sorti fin 1972, ne trouva jamais son public (69^e rang, environ 37 000 spectateurs en région parisienne). Pourtant, le scénario tiré d’un roman publié en 1954 par Roger Vailland (1907-1965) posait d’intéressantes questions sur l’engagement syndical féminin, la liberté sexuelle, la fidélité de classe, le rôle du parti communiste comme ordonnateur de la morale, les fragilités structurelles d’un capitalisme de vieille industrie, devenu géographiquement périphérique, dans lequel le statut d’héritier ne suffisait plus pour prendre des décisions, notamment salariales, sans compter la xénophobie s’exerçant ici à l’égard de « Beau masque » (un chauffeur italien).

32De facto, si l’on en revient au terrain des sciences sociales, comme le constata peu après dans un article suggestif la sociologue Nicole Eizner (1931-2006), les grèves sauvages ou « surprises » formant « thromboses » d’un système capitaliste engendrant un « travail dénué de sens » et irracontable, se développaient alors souvent dans des milieux d’anciens aides familiaux, cadets, anciens exploitants, avec pour corollaire une « brusque irruption du désir dans l’univers de la répression » ainsi que la « manifestation aigüe du ras-le-bol », dont elle notait par ailleurs une « diffusion généralisée depuis quelques années44 ». En effet, l’apparition des femmes, des jeunes et des immigrés comme O. S. contribue alors à diviser un monde ouvrier volontiers machiste et des chercheurs n’en finissant pas d’interroger les propositions du responsable PSU et sociologue Serge Mallet (1927-1973) au sujet d’une « nouvelle classe ouvrière45 » façonnée par une automation qui favoriseraient les contestations qualitatives plus que quantitatives (les conditions de travail plus que les salaires) conjointement à la formation de fronts transcatégoriels (des ouvriers aux cadres en voie de déqualification sociale), ceci s’opérant par l’unité syndicale interne aux entreprises.

33Or, non seulement les corrélations factorielles sont rares, comme le lien entre technologie et « modernité46 » s’avère fragile, mais les revendications salariales dominent de manière écrasante47, même si cette affirmation commence à être âprement discutée entre analystes.

34En effet, à cette période, la sociologie jouit d’une place éminente au sein des sciences sociales et multiplie les enquêtes empiriques mobilisant aussi bien des immersions sur les lieux de travail, des monographies d’entreprises48 ou de milieux49, l’emploi de questionnaires mais aussi et à la faveur de la programmation et du traitement des données sur cartes perforées (requérant une main-d’œuvre importante et féminine de mécanographes), un outillage mathématique permettant, pense-ton de modéliser par l’informatique des comportements. Dans cette optique, la grève constitue un indicateur depuis le début du xx^e siècle50 et se trouve scrutée de près51, avec un besoin de qualification (spontanée, organisée, offensive, défensive, verticale, horizontale, violente, pacifique, etc.). Il s’agit en effet, et souvent au sens propre, d’une clé d’entrée à la connaissance alors que la description des ateliers et emplois postés comme OS, relativement rares, révèlent disparités et conflits de « groupes », part de l’informel et de cadrages peu scientifiques dans l’organisation supposée rationnelle, variété des revendications et causes de déclenchements de grèves de lignes. Est aussi interrogé, le vécu s’articulant autour de l’élaboration d’une contre-culture ayant pour sens l’appropriation des méthodes et rythmes de production au nom d’une logique de l’expérience, bref un métier considéré comme le meilleur rempart à la déchéance52, même si la « sortie de grève » et le retour au travail constituent un moment douloureux d’hébétude53. Il n’est d’ailleurs pas indifférent de noter que l’anthropotechnologie développée alors dans son laboratoire du CNAM par Alain Wisener (1923-2004), ce que l’on a parfois nommé l’ergonomie à la française, s’est singularisée par ces liens d’appropriation dans la relation homme-machine54. De même doit-on relever l’intérêt, voire la tentation, en faveur du job enrichment (enrichissement des tâches) pouvant passer de sa fonction seconde d’outil de planification à celui d’une responsabilisation croissante des salariés55. En sachant qu’au congrès du CNPF (Confédération nationale du patronat français) de l’automne 1972 ce postulat tayloriste est précisément rejeté par le patronat modéré… Outre que les enquêtes en situation montrent souvent la difficile position des délégués syndicaux, pris entre solidarité d’atelier et prise de distance à l’égard du « freinage » de production, l’une des attentes est surtout celle de la requête d’efficience trop souvent mise en défaut de la machine incarnant le mépris des décideurs à l’égard des exécutants.

35De fait, l’activité industrielle briochine en 1972 est dominée par un faible niveau technologique, en dépit d’un potentiel de main-d’œuvre très bien formée dans les établissements scolaires du chef-lieu56. Le principal employeur est alors Chaffoteaux-et-Maury, leader européen des chauffes-eau à gaz disposant d’un personnel mixte et qualifié de 1 580 salariés qui a, en outre, abandonné en août 1969 sous la houlette de Michel Thiry (1930-2020) arrivé en 1967, son usine vétuste du Légué (port de fond de baie et de vallée) hors la ville pour un espace réputé moderne à Ploufragan57. Ce site est alors déjà occupé par les Forges et laminoirs de Bretagne (500 fondeurs et chaudronniers) dirigés par Jean Cottarel (1929-2018), tout comme en 1970 le charcutier Jean Stalaven (1918-2016) y a installé sa première grande unité de transformation, les andouilles Le Pape demeurant en ville (avec un total de 230 ouvrières et ouvriers). Abstraction faite des ateliers d’assemblage de la SABEM produisant les caravanes Star en tête de vallée à Trémuson et Émeraude (soit environ 180 salariés) toutes les entreprises forment un cordon discontinu en limite de plateau méridional urbain avec accès au réseau ferroviaire et à l’eau industrielle. Le monde cheminot étant relativement à part (avec logements, paroisse et appartenance au syndicalisme chrétien), se dégage la fonderie Sambre-et-Meuse (implantée en repli industriel stratégique à partir de 1936), comptant alors 720 ouvriers travaillant encore pour des matériels d’armement et ferroviaire, formant bastion masculin de la CGT58. Viennent ensuite : la scierie-menuiserie Chalos, leader du mobilier scolaire et contreplaqué réalisé avec des okoumés importés du Gabon, arrivant à pied d’œuvre par voie ferrée, entreprise familiale d’environ 800 ouvriers menés par Jean-Pierre Chalos (1920-2019) ; les ateliers du Mont-Carmel, installés au sud de la gare par les frères Henri (1928-2020) et Jean-Claude Rault en 1969 (après leur création dans les années 1950) salariant 300 couturières et dominant le marché national du vêtement de travail. Du reste, l’emploi ouvrier féminin sous-payé se déploie autant chez le chaussonnier Conan (installé en 1931 avec 150 personnes), que chez les brossiers Bullier (pinceaux Léonard, implantés en 1867) et Sauer (pinceaux Raphaël, arrivés en 1925) reconnus au plan international pour leurs pinceaux fins destinés aux artistes peintres comme aux esthéticiennes pour la cosmétique (auxquels s’ajoutent les sociétés Selle et Pilet). Une entreprise de tournage sur bois (pour les manches de pinceaux), d’autres entités vouées à la métallurgie fine (Compagnie d’entreprise métallurgique d’Armor, CEMA), une nébuleuse de services incluant garages, bistrots, déménageurs, succursales de conserveries (Saupiquet) ou de fabrication d’extincteurs (SICLI), etc.59.

36Sans être solidaires, les dirigeants se fréquentent (à la CCI notamment) comme dans des clubs de notables avec la puissante UIMM en arrière-plan, et surtout l’UPIA (Union patronale interprofessionnelle d’Armor) alors présidée par Gérard Sauer (1929-2011) et qui fut prise entre deux feux, en 1972. On ne saurait négliger, en outre, ni les sociabilités résidentielles littorales ou parisiennes, ni des liens familiaux au sommet de l’État. Ainsi Michel Mafart (1914-1991), conseiller-maître à la Cour des Comptes à partir de 1968 – avec une très longue expérience des cabinets ministériels dès 1944 –, n’était-il pas président de la section de l’Énergie, de la chimie et de la métallurgie au sein de la Vie chambre60 et… fils de Jean-Baptiste Mafart (1891-1973), fondateur en 1955 de l’entreprise de sanitaires éponyme, lieu fréquent de mobilisation sociale ?

Le reproche fait à la ville

37Bien que l’implantation du Joint français par la Compagnie générale d’électricité (CGE) ait coûté 4 millions de nouveaux francs à Saint-Brieuc (entre quasi-don du terrain et subvention à chaque emploi créé) ; bien que le « Livre blanc de la Bretagne » rédigé en 1972 par le CELIB (Comité d’études et de liaison des intérêts bretons), d’ailleurs aussi incapable d’intervenir dans le conflit que la CODER (Commission de développement économique régional], ait tourné la page des décentralisations61 ; bien que l’usine soi-disant moderne fonctionne avec des machines dépassées et transférées de Bezons, applique un contrôle tatillon à la vérification, impose le règne impératif du silence par des contremaîtresses, ne possède toujours pas de réfectoire, que l’on s’étonne du turn-over dans l’atelier maniant amiante et solvants, que les syndicats sont à peine admis depuis juin 1968, que le premier directeur soit humilié par son successeur au sein même de l’usine depuis novembre 1970, que celle-ci soit occupée par 80 gendarmes mobiles à partir du 17 mars 1972, que la séquestration de trois cadres supérieurs à la direction départementale du travail dans la nuit du 4-5 avril reflète l’exaspération de grévistes bafoués – jusqu’à répéter leur désarroi le 25 avril au siège de l’UPIA – et enfin que la « contagion » horizontale (dans l’ensemble du bassin industriel briochin) ou vertical (dans l’usine-sœur de Bezons, voire dans toute la CGE) ne soit pas advenue, pourquoi fait-on toujours mauvais procès en histoire et en mémoire aujourd’hui à la ville, plus même qu’à la grève ? D’ailleurs, comme l’avaient noté les trois auteurs de la monographie de 1975, l’histoire du mouvement de solidarité est elle-même plus originale que celle de la grève62.

38Peut-être est-ce l’improbable alignement des planètes conduisant à une « bataille gagnée » faisant mentir Les Batailles perdues (1960) de Louis Guilloux63, – roman de la fragmentation et de la pulvérisation64. A contrario la grève aurait agi sur le mode de la fusion et de la compression dans une ville poussée à la transversalité, retrouvant ses liens avec le monde rural et un goût processionnaire de la rue, reformant la cohésion urbaine des célébrants de Le Lannou avec comité intersyndical départemental (dominé par PCF, CGT et FEN, depuis 1960) et comité de soutien (animé par PSU, LCR et CFDT), approvisionnement paysan, « bons » auprès des commerçants, liesse de théâtre, films et concerts, émotions-es-lettres et télégrammes. Ceci inclut une reconquête de la ville par l’usine, en des termes proches de ceux appliqués par l’historien Jacques Rougerie (1932-2022) pour le Paris de 1871. Un avant-goût avait été donné moins lors de la grève de Sambre-et-Meuse en août 1970 (avec occupation, séquestration du directeur, intervention municipale en relais des CGT et PCF) qu’avec la sécession lycéenne de mars 1971 (partie du lycée technique départemental du Vau-Menau se diffusant et propageant aux autres établissements briochins), mais sans médiatisation autre que les batailles odonymiques nocturnes visant à débaptiser le boulevard Thiers pour celui de la Commune, le mouvement s’étant amorcé les 17-18 mars 1971, jour anniversaire du début de la Commune de 1871. La matérialité de cette reconquête fut l’investissement de lieux municipaux ou syndicaux avec pour points névralgiques le théâtre et l’ancienne caserne Charner en bord de gare mais dans la haute-ville comme la salle de Robien, cependant déjà faubourienne, – la MJC du Plateau ou le Foyer Paul Bert des jeunes travailleurs se trouvant plus éloignés. À Charner, bureau de l’UD-CFDT et grande salle stockant les dons paysans, fut vécue l’occupation usinière par procuration spatiale pour 200 grévistes, dont une majorité de jeunes femmes.

39Bref, voilà un centre-ville de commerçants et notables auquel on aurait forcé la main et qui n’en finit pas de le regretter, en regard des 9 000 ouvriers et 5 800 employés se partageant entre administrations publiques et d’entreprises comme du commerce, au sein duquel les OS dépourvus de CAP ont peu de perspectives, pas plus que les 24 % de détenteurs masculins du CAP, justement, mais employés comme OS au Joint ou les 1 500 personnels de service (pour ne pas dire « bonnes ») recensés dans la ville. Roger Toinard (né en 1944), auteur de deux études de géographie sociale à la veille du conflit l’avait bien mis en lumière ayant averti : « ça va péter ! »

40Il se trouve qu’en 1972, « Saint-Brieuc-des-choux » selon l’expression potache d’Alfred Jarry (1873-1907) dans un poème de 1886, venait d’atteindre – sans le savoir – son maximum démographique, soit 56 286 habitants, avec 135 000 escomptés pour 1983. Dotée d’un parc de logement social encore restreint65 mais de grands plateaux plus vraiment vides,66 cette ville de préfecture est densément peuplée, à la mixité forcée des classes, embouteillée et commerçante, longtemps en interface entre monde agricole et fonctions administratives. En l’absence de rocade de contournement par le sud et de double viaduc au nord enjambant la profonde vallée du Gouët (seulement ouvert à la circulation le 27 juin 1980), convergent sur la place Duguesclin deux flots automobiles et camionneux. D’une part, celui de la vertigineuse rue de Gouédic et d’autre part celui du boulevard Sévigné débouchant de la nouvelle entrée monumentale, venant de Rennes par l’avenue Corneille, frappée de la Tour d’Armor en symétrie lointaine de la Tour de Cesson, minée en fin des guerres de la Ligue au xvi^e siècle, et le pont d’Armor inaugurés en 1962. Plus prosaïquement, la vieille route stratégique Paris-Brest (RN12) passe au beau milieu de l’urbain, se diffractant cap au sud par le boulevard Clemenceau vers le quartier industriel de Robien et le centre de la Bretagne, ou par la rue du 71^e RI vers l’ouest péninsulaire, en passant par le quartier mi-populaire, mi-résidentiel, des Villages de part et d’autre de la rue de Brest. Ponctué de stations-service avec pompistes, garages, une gare routière (1957) en bordure, deux longs quais au pacifié Champ de Mars, rythmés par le ballet des bus dits « tubes » (acronymes des Transports urbains briochins, après la séquence de la Compagnie française de transport (CFT, 1949-1967) et des cars de la CAT (Compagnie armoricaine de transports) chargeant et déversant en sus des élèves, ménagères et salariés, tous les mercredis, vendredis et samedis du marché les chalands du proche, accrus au département lors de la pluriséculaire foire Saint-Michel ou la Foire-expo dont elle est la fille (1948), le cœur de ville déborde. C’est que la rue Saint-Guillaume, en prolongement de Gouédic, distribue par adjacences un gros essaim d’environ 300 commerces. Anecdotique ? Pas du tout si l’on songe aux emplois directs et induits, certaines enseignes comptant plus de cent employés.

41Après avoir été érigée capitale culturelle de la Bretagne, dans l’entre-deux-guerres, notamment par Octave-Louis Aubert (1870-1950) qui l’a nommée « Cité gentille », faute d’évènement martial dont la « corsaire » Saint-Malo pouvait s’enorgueillir pour attirer les visiteurs, elle demeure capitale commerçante au début des années soixante contre Quimper, ou Rennes toujours « belle endormie ». Outre banques et cabinets d’assurances, on y trouve notamment deux fourreurs, trois armuriers, car le Préfet se doit encore de chasser, le pâtissier Gilbert aux macarons de réputation nationale, et de nombreux concurrents assaillis en sortie de messe ; quatre chausseurs, dont l’inoxydable Président du Syndicat d’initiative qui substitue plus tard Côtes-d’Armor aux glaciales Côtes-du-Nord (Pierre Boulbain [1915-1988]), nombre de maroquiniers pris d’assaut aux rentrées scolaires, des commerces de bouche, dont de solides traiteurs.

42Le renom municipal tient surtout aux magasins de vêtements (non franchisés), de meubles, toujours enseignes de familles (Morice, Wenandy, Duval), de vaisselle, d’articles de fumeur ou d’objets de vitrines ; auxquels s’ajoutent les quincailleries frôlant le bazar racé s’ouvrant à l’électroménager (Vauléon, Lavollée, Le Chanu), mais aussi de grosses affaires nées de la toile (Pincemin), de la mécanique rurale (Maréchal et Brilleaud), ou du négoce (Bongrand), sans compter de vrais grands magasins : Paris-France, Monoprix, Les Nouvelles galeries se déployant sur quatre niveaux gigantesques, de la parfumerie-lingerie au camping-ameublement en passant par les diverses confections et l’alimentation.

43Peu de pharmacies ou d’opticiens encore, mais un important « bandagiste », des salons de coiffure toujours sexués, quelques bijoutiers très assis profitant de toutes les saisons de la vie, des disquaires et instrumentistes de musique, trois imprimeurs (dont l’un portant les Presses universitaires bretonnes), une librairie religieuse et plusieurs autres vouées en sus à la papeterie, la presse ou l’édition scolaire en un temps où l’on achète encore ses manuels (l’une de ces officines étant nettement marquée à gauche) et le semis de cafés.

44On n’omettra pas des hôtels en sursis pour VRP attirés par les bonnes tables, des marchandes gouailleuses de crevettes et maquereaux en halle lilliputienne au chevet de l’église Saint-Guillaume, à portée de cancan des quelques brodeuses de rue en bigoudènes, le spectaculaire grainetier-semencier aux formidables sacs débordant sur la place de la Poste, les métayères beurres-œufs-volailles entre place de la Grille et cathédrale aux jours de marché, les rondes des galetières ou des marchandes de poissons portées par leurs gros vélomoteurs gris-bleu et poussifs arrimés de carrioles et roulant des « r » sonores et extraordinaires pour s’annoncer, des merceries, des magasins de laines et de drap, les bacs de patrons emballés dans les pochettes pastel, car on coupe, coud, tricote à domicile quand le prêt-à-porter est hors d’atteinte, l’invraisemblable « À la Pensée » où s’alignaient, une fois franchies la porte vitrée branlante au bec de canne assassin, faïences bretonnes, objets de dévotion, dentelles et pâtes de verre empoussiérés, et tout ceci parcouru aux heures de pointe par un flot presqu’immobile de voitures se frayant à peine chemin entre celles stationnées et les hauts trottoirs n’existant pas avant 1918. En 1847, Gustave Flaubert (1821-1880) écrivait : « Saint-Brieuc – Rien » ; en 1972 on aurait pu lui répondre : « Tout ! », y compris des cinémas (dont Le Royal et le Splendide), mais un théâtre en lambeaux.

45S’ajoutait une singularité propre à entretenir une sociabilité de l’aperçu : les grands commerces étaient percés de passages offrant abris et transversales de pâté de maisons à une clientèle socialement bigarrée, mais où les notables locaux ou départementaux pouvaient ne pas avoir le dernier mot chez des commerçants courtisés. Cependant, le centre-ville se faisait déjà décor et illusion à lui-même. En 1962, c’est bien à Saint-Brieuc que le Consortium des Épiciers du Centre (Codec, créé à Limoges en 1924) ouvrit son premier supermarché en France ; mais en centre-ville (rue Charbonnerie). En revanche, le Mammouth sur le vaste plateau des Villages (à la sortie ouest) n’écrasa pas seulement les prix, selon le slogan générateur de contrepèteries faciles, à partir du 17 mars 1970, mais aussi le commerce central qui fit résistance. Au mois de juin 1970, les Nouvelles Galeries inauguraient leur magasin destiné aux loisirs-ameublement à Langueux, suivi à quelques centaines de mètres de L’Escale, en août (devenu Euromarché en 1973) avec un embryon de galerie commerciale. Non seulement les deux premiers hypermarchés du département venaient d’écarteler celui-ci en deux, d’ébranler le centre-ville, qui manifesta violemment son inquiétude, mais le monde ouvrier et salarié, jusque-là humilié comme client par la « marchandise » ordinaire, se rêva en consommateur émancipé pouvant faire le « fier » derrière son caddy. Même si L’Escale se trouvait plus proche du Joint que le centre-ville, avec 850-900 francs pour 48 heures de travail hebdomadaire, pouvait-on consommer avec si peu ?

46Comme le concluait, en 1980, Dorothée Letessier (1953-2011) dans son « ras-le-bol d’une OS » de chez Chaffoteaux : « Saint-Brieuc, sa cathédrale, sa baie magnifique, ses luttes ouvrières. Les ouvriers bretons disent merde aux patrons. Bof67… » Le 21 mars 1972, Serge Kerguiduff (1943-2016), natif et résident à Saint-Brieuc, avait réuni pour chanter avec eux, Gilles Servat (né en 1945), Émile Le Scanff dit Glenmor (1931-1996) – venant de sortir son album Vivre –, ainsi que Evgen Kirjuhel, alias Jean-françois Brossard (né en 1939) et auteur de la chanson « Au Joint français, les ouvriers bretons… » lors d’un gala à Robien rassemblant seulement 600 personnes68. D’ailleurs, airs « dansants » comme le disent les anciennes ouvrières, gwen-a-du frappés de rouge lors de la manifestation-monstre du 18 avril et bals populaires presque quotidiens aux airs de fest-noz dont le premier, celui de Lanrivain date de 1972, doivent surtout éclairer ce que l’adjectif « breton » peut signifier au moment où Gilles Marchal (1944-2013) chante : « Liberté et fraternité, égalité aussi / que ces mots éclatent aujourd’hui dans tous les pays » ou qu’au début de La folie des grandeurs, Louis de Funès (1914-1993) affirme : « Les pauvres, c’est fait pour être pauvre, et les riches, très riches ! » Le 18 avril 1972, le délégué départemental CFDT et principal animateur du mouvement dans toutes ses composantes, Jean Le Faucheur (1925-2011) dit au micro, à l’issue de la manifestation place de Robien : « Les travailleurs qui pourront rester dans notre région bretonne vivront bien ou, au contraire, vivront mal69. »

47L’enjeu est bien un combat contre la paupérisation et une émigration forcée dont témoignent de nombreuses lettres de soutien. Or, les bas salaires pratiqués à Saint-Brieuc, mais relevés de 8 % en janvier-février 1972, chez Chalos et Sambre-et-Meuse conjoints aux faibles revenus agricoles reflètent aussi le manque de vision du maire PSU Yves Le Foll (1912-1998). Bien que normalien de Cachan, ce dernier ne vit pas la nécessité d’une Université ou d’une école d’ingénieurs, dont les bases avaient pourtant été posées par son prédécesseur mort en fonctions, Antoine Mazier (1907-1964), avec l’appui du recteur Henri Le Moal (1912-2001)70. Se contentant d’une politique du secondaire71, entretenant un bornage des carrières et donc des salaires faute d’emplois qualifiés induits localement par l’innovation et non par des transferts72, il exposa la ville à l’effondrement de ses industries et à sa marginalisation économique.

48À défaut, alors que la troisième industrialisation postule – CGE en tête – « centralité, rationalité, profitabilité », les comités cantonaux des jeunes agriculteurs (CDJA), des affiliés au CID-UNATI commerçant, des instituteurs ruraux comme des cégétistes en désaccord avec leurs directions départementales ou nationales, des militants et paroissiens catholiques interpellant leurs recteurs, eurent la force de tisser un maillage de l’interconnaissance et du voisinage, dans lequel « le gars » dit l’urgence de l’action. En résulta un authentique working-class baroque qui opposa une trilogie alternative de « proximité, dignité, solidarité » dans une confrontation économique plus que politique (comme l’entendaient les communistes) ou révolutionnaire (selon les intentions trotskystes). La « dignité humaine » figurant en tête de deux chapitres de la constitution pastorale Gaudium et Spes (8 décembre 1965), est omniprésente en 1972, tant lors de la première distribution alimentaire le 20 mars, dans la bouche d’André Étesse (1932-2022) délégué cantonal FDSEA de Trégueux, que dans une apostrophe le 4 avril durant la séquestration. On relève tout autant l’opposition entre « salaires dignes/indignes73 », qui fédéra localement, avant le relais de deux amplificateurs : l’apparition, jamais soulignée, des actualités régionales en avril 1972 sur les deux chaînes de l’ORTF qui viennent déchirer les frontières départementales ; le cri photographique du 6 avril de Guy Burniaux (1947-2021) empoignant Jean-Yvon Antignac (1946-1988) son frère de classe, en contrepoint de la placidité narquoise de Daniel Cohn-Bendit (né en 1945) dans la cour de la Sorbonne le 6 mai 1968.

En guise d’interrogation

49Ce qui pouvait paraître inintelligible à la raison sociologique l’était-il au patronat ? Très probablement ; mais qu’avait-il à faire de l’asymétrie des volontés ? D’ailleurs Michel de Certeau (1925-1968) releva à cette époque le brouillage en cours :

« Ce qui s’étend, c’est le sentiment d’une fatalité. L’homme est parlé par le langage de déterminismes socio-économiques. Sa vie est une dictée. Un nouveau découpage social y paraît, qui correspond aux rapports actuels entre le pouvoir de la décision et la loi de la consommation, plutôt qu’à des coupures traditionnelles entre ouvriers et bourgeois, entre travailleurs manuels et travailleurs intellectuels, etc.74. »

50Mais était-ce la bonne échelle ? Deux évènements l’infirment, pour partie la fondation de Médecins sans frontières (22 décembre 1971) ; la publication début octobre 1972 du rapport Meadows75 Limits to Growth, commandé par le club de Rome en 1970 à des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology e(MIT), examinant divers scénarios de croissances exponentielles et préconisant un sévère ralentissement, notamment pour lutter contre les pollutions et assurer la préservation des ressources naturelles. À la veille du 13 mars 1972, le fonds intersyndical et départemental de solidarité géré par le trésorier de l’UD-CGT, Jean-Roger Perrenez (1912-2001) avait 17 000 francs d’encaisse et… 1,612 million début juillet ! Le volume était celui d’une levée de fonds ; hier, pour une catastrophe et désormais pour une cause, puisque venait le temps des ONG palliant, comme elles le peuvent, aux nouveaux désordres économiques76.

Fig. 1. – Vue aérienne de Saint-Brieuc, années 1970.

Fig. 2. – Vue aérienne de l’usine du Joint français à Saint-Brieuc, années 1970.

Fig. 3. – Les gendarmes mobiles occupent l’usine du Joint français dès le 17 mars.

Fig. 4. – Grévistes devant l’usine du Joint français, mars 1972.

L’usine vue par elle-même : le Joint français vu par son bulletin d’information interne (1972-1974)

51Nommé à l’automne 1972 comme nouveau directeur, François Lépine (1928-2017) recourut à divers instruments pour relancer l’entreprise briochine. Parmi ceux-ci, 11 bulletins d’information (BIJF) furent publiés de 1972 à 1974, dont 9 sont conservés (ADCA, fonds CFDT, boîte 158 J 76). Associant les cadres de l’usine pour leur rédaction, ils éclairent l’origine russe blanche et américaine de ces joints français, décrivent l’outillage industriel, les opérations techniques et les débouchés commerciaux. De façon plus remarquable encore, la modernisation entamée à la fin de 1972, qu’elle soit mécanique, d’organisation ou de contrôle, révèle par les changements de process que la grève s’est encastrée dans une crise profonde – jamais soulignée – de l’appareil productif, devenu routinier et inefficient.

Bulletins de salaire d’une vérificatrice employée au Joint français en 1972 (cf. documents dans le cahier central de l’ouvrage)

75Marylène Deban (épouse Le Digarcher), 23 ans, avait six ans d’ancienneté au Joint Français lors du déclenchement de la grève. Début 1972 elle était vérificatrice dans le hall 1 de l’usine. Son travail consistait à vérifier la qualité des joints avant expédition comme le faisaient plusieurs dizaines de ses collègues, installées chacune sur une petite table de la taille d’un pupitre d’écolier qu’éclairait une simple lampe de bureau. Toutes travaillaient dans le même atelier. Alors que Marylène Deban ne relevait pas de la grille de rémunération la plus basse (il en existait une en dessous), son salaire n’atteignait pas 1 000 francs pour 187 heures 3/4 de travail, comme en atteste son bulletin couvrant la période allant du 10 janvier au 6 février 1972. À cette époque, entre deux bulletins de paie, un acompte était versé à la fin de la première quatorzaine. Indépendamment de la grève, compte tenu de son ancienneté, elle fut promue vérificatrice statisticienne après la reprise d’activité ainsi qu’en atteste le bulletin de paie relatif à la période comprise entre le 26 juin et le 23 juillet 1972. Aussi, pour mesurer les retombées exactes de l’accord conclu à l’issue du mouvement de grève, il importe de prendre en compte des éléments strictement comparables et donc de recalculer ce qu’aurait été la rémunération de l’intéressée si elle avait conservé après le conflit le même emploi et le même échelon. Il est toutefois intéressant d’examiner le bulletin postérieur à la grève pour plusieurs raisons : le montant du minimum garanti correspondant au nouveau grade, le taux du boni, le montant des congés payés.

76Pour calculer précisément ce qu’aurait été le salaire de Marylène Deban hors changement de références professionnelles, il convient de se reporter au contenu de l’accord signé à l’issue du vote de reprise, intervenu le 8 mai 1972, à savoir :

77– relèvement du taux horaire de +3,5 %, avec minimum de 0,45 F dont 0,20 au titre du rattrapage, à partir du 1^er mai 1972, auquel doit s’ajouter une progression salariale de +3,5 % avec un minimum de 0,20 F à compter du 1^er octobre 1972.

78– réduction d’une demi-heure de la durée hebdomadaire de travail, compensée à 100 % pour le personnel faisant 44 heures et plus par semaine à compter du 1^er octobre 1972.

79– prime pour travail en équipe à compter du 1^er mai 1972 portée de 12 à 14 F par quatorzaine. Cette prime n’était versée qu’aux salariés travaillant en 2 × 8 ou en 3 × 8 ainsi qu’aux permanents de nuit.

80– prime mensuelle de transport : 10 F pour les personnes dont la résidence est située à moins de 5 kilomètres, 15 F entre 5 et 10 kilomètres, 20 F au-delà.