1A l’ombre de la crise qui atteint les sociétés occidentales - dont l’aspect économique ne constitue que la face la plus éclairée-, on voit émerger l’importance du thème de la famille dans de nombreux débats socio-politiques. L’orchestration qui s’est faite autour de l’année internationale de la famille promulguée par l’ONU en 1994 en constitue un exemple, même si l’on note qu’elle a mobilisé les experts et les administrations plus que les forces vives de notre pays (à l’exception, significative, de l’Eglise catholique) et, a fortiori, que les populations de base.

2Témoigne aussi de l’importance de l’enjeu que constitue la famille la réactivation des discussions, et parfois des luttes concrètes, autour de l’avortement ou des droits des cohabitants, ou encore de la légitimité du travail professionnel des femmes. En même temps, les pouvoirs se tournent avec avidité vers les familles dans l’espoir qu’elles s’avèrent créatrices d’emplois (si précaires qu’apparaissent les emplois à domicile), mais surtout distributrices de services assurés dans le cadre du réseau parental, cumulant aux yeux des gouvernants le double avantage de la gratuité et du renforcement des structures sociales élémentaires, au moment où d’autres institutions ou cadres sociaux apparaissent problématiques : l’entreprise, l’école, la ville... et même l’armée. En fait, le retour vers la famille se situe au carrefour de la crise des institutions et de la crise des idéologies.

3Au surplus, ce retour semble pouvoir s’appuyer sur un quasi-consensus des intéressés, tel qu’il semble s’exprimer à travers les résultats des sondages, les propos tenus dans les interviews médiatiques ou les reportages qui cherchent à percer l’intimité des foyers... Le vocable « famille » produirait-il un effet rassurant pour les instances publiques comme pour les individus un peu égarés dans les méandres d’une crise dont on annonce toujours la fin ? Une sorte de jeu de miroirs renforce en effet son pouvoir attractif en passant d’un acteur à l’autre sans rencontrer de résistance apparente.

4Mais que se cache-t-il derrière le miroir ? Plus exactement, quelles réalités, quelles images concrètes chacun met-il derrière un vocable unique, dont l’emploi du singulier (la famille) renforce le caractère abstrait et intemporel, qui contraste fortement avec les comportements effectifs que certains déplorent par ailleurs : baisse de la fécondité (ou persistance d’un taux réduit), séparations et unions éphémères, refus du mariage institué, difficultés d’insertion professionnelle et conjugale... ? Comment articuler ces jugements euphorisants sur l’attachement à la famille avec le discours récurrent tenu par les experts à propos de l’individualisme qui marquerait notre époque, entraînant l’apparition de nombreux « isolés » apparemment déliés de leurs liens familiaux (même si Kaufmann [1993] a bien montré qu’il ne fallait pas confondre l’isolement du mode d’habitat avec la rupture de ces liens) ?

5Au niveau d’abstraction où se situent la plupart du temps les jugements sollicités, coupés de toute contextualisation, il n’est pas étonnant que l’on puisse avancer toutes sortes d’interprétations à propos de cette primauté apparente de la valeur-famille. Il serait pourtant dangereux, à moins que ce ne soit le but recherché par certains, à la façon de la méthode Coué, d’en tirer sans examen des conclusions plus ou moins opératoires, qui sembleraient découler « naturellement » de ce consensus.

Le mythe de la famille traditionnelle

6Le discours sur la famille d’aujourd’hui, dès qu’il est un peu développé, ne peut pas se construire sans que se dévoilent des références, le plus souvent implicites, à des états antérieurs de la famille - ne serait-ce que par l’emploi subreptice de comparaisons : la famille n’est plus ou est encore... que ces références soient utilisées pour en exalter les vertus immuables, pour souligner un processus « d’éclatement » ou de « décomposition », ou encore pour laisser percer une nostalgie d’un « retour » à des conduites et des attitudes plus ordonnées.

7A l’imprécision des modèles évoqués à travers la magie du mot quand on place la valeur-famille en tête dans les sondages ou les exhortations, correspond le flou qui entoure la notion de « famille d’autrefois », ou « traditionnelle » qui sert souvent de référence... y compris quand, hors du cercle des spécialistes, on lui accole un qualificatif tel que : patriarcale, « grande » (ce qui signifie regroupée sous un même toit), voire rurale pour l’opposer aux variantes plus ou moins « frelatées » qui ont subi l’influence de l’urbanisation. De quel temps, de quel espace s’agit-il ? Les réponses à cette question, quand on la pose à un interlocuteur, montrent bien que l’on est davantage dans l’univers du mythe, de l’âge d’or qui a existé avant nous, que dans celui de la connaissance des réalités concrètes.

81) Au niveau le plus abstrait, le familial renvoie, dans cet imaginaire, au « naturel », c’est-à-dire à un certain ordre qui suivrait une loi issue de la nature (d’où les références fréquentes au monde animal : une mère n’abandonne pas ses petits, les rôles sont répartis entre le mâle et la femelle, le mâle est conquérant et la femelle séductrice etc.)· Les raisonnements autour de la division des rôles sexués, voire de la domination d’un sexe sur l’autre, de l’instinct naturel inné, ou des mécanismes biologiques qu’il ne faut pas contrarier relèvent évidemment de cette référence atemporelle et despatialisée.

9Dans un autre registre, la famille renvoie au familier, là où la gêne dans les relations est minimale et la chaleur de l’ambiance, maximale. La famille est le lieu du spontané et du gratuit, en opposition avec l’artificiel, le bureaucratique, l’anonyme... alors que dans des analyses approfondies, Godbout (1992) et Bloch-Buisson (1991) montrent chacun à leur façon que les liens d’allégeance, de reconnaissance ou d’échange au sein de la famille sont d’une complexité qui n’échappe pas aux lois qui président aux transactions extrafamiliales, y compris celles de l’univers marchand - même si les liens familiaux ont des nuances particulières. Ce point est très important quand on s’intéresse à l’exercice concret des solidarités familiales, car c’est sur ce caractère irénique des échanges que s’appuie en particulier la vertu attachée aux services rendus au sein de la famille, apparaissant comme « les meilleurs » : d’où l’argumentation qui fonde le remplacement par la famille du service assuré par la collectivité (et même par les relais associatifs ou informels), et le renvoi aux responsabilités et devoirs assumés par la parenté. (Cf. le débat bien connu du « professionnel » technique et froid opposé au parent débordant d’affection).

10On voit l’importance, dans le contexte de nos sociétés, de creuser ce mythe, et d’en atténuer les contours euphoriques par d’autres dimensions d’analyse. Non pour en revenir à l’excès inverse, c’est-à-dire à l’affirmation sans nuances de l’oppression exercée au sein des familles (cf. le courant qui s’est développé autour de 1968 - en particulier le célèbre ouvrage de Laing : Mort de la famille ?), mais pour rester conscient des risques ou des failles qui sont présents dans le jeu familial, même lorsqu’ils restent cachés, ou n’éclatent qu’en période de crise aiguë, divorce ou héritage (Gotman, 1988).

112) Quand la référence à un modèle idéal de la famille se concrétise quelque peu, on voit qu’il est emprunté à une sorte d’image d’Epinal de la « famille rurale ancienne » (on retrouve ici la tendance bien française à rêver à ses racines campagnardes), la grande famille unie dans la grande maison. Il n’est pas besoin, après Burguière et Segalen (1986) d’insister sur l’aspect simplificateur de cette référence, qui fait fi de l’extrême diversité des situations familiales dans le temps et dans l’espace, et qui oublie allègrement les rudesses d’une vie souvent aux confins de la misère. Rusticité des rapports due aux dures conditions de vie (Ariès rappelle opportunément que la mort d’une vache était parfois plus regrettée que celle d’un enfant tant la production alimentaire était vitale), même si ces rapports rudes n’étaient pas dénués d’affection entre conjoints et entre parents et enfants. Enfermement dans un modèle strictement contrôlé par l’entourage. Soumission des femmes à un sort accepté avec plus ou moins de fatalisme et de résignation, sous le poids des charges matérielles, des maternités à répétition, des violences extérieures, comme on le retrouve encore dans bien des pays en guerre ou en difficulté économique. Survie difficile des non-productifs au sein de la maisonnée, faute de temps, de moyens et de capacités pour alléger leurs infirmités - ce qui atténue sensiblement en particulier l’image, véhiculée par ce mythe, du vieillard ou du malade choyé et considéré, dont, en tout état de cause, la fin de vie était souvent brève.

12Ici encore, il ne s’agit pas d’opposer une référence aseptisée à une autre qui serait volontairement noircie1, d’une part parce que ces réalités sont à remettre dans le contexte d’époques et de situations où s’équilibraient tant bien que mal les nécessités de la survie et les trésors de l’amour ou de l’affection qui traversent le temps, les jours de peine et d’écrasement et les explosions des fêtes ou réjouissances conviviales ; et d’autre part parce que ces situations bigarrées n’étaient évidemment pas vécues selon les mêmes attentes, perceptions ou références qui sont utilisées aujourd’hui - ce qui est une raison supplémentaire de douter du caractère opératoire de ces projections dans le passé quand il s’agit de vivre dans le temps présent.

13On pourrait faire une analyse du même type à propos de l’idéalisation de la famille bourgeoise de la fin du 19^e siècle ou du début du 20^e, voire même (quoiqu’elle soit plus proche) de la famille du baby boom dans l’euphorie de l’après-guerre et de la fuite en avant de l’expansion économique. On pourrait également se demander si la référence à la famille idéale n’est pas largement teintée par les préceptes idéologiques ou philosophiques : mais il faudrait alors remarquer que, sauf quand elles s’enferment dans des dogmatismes rigides, les religions elles-mêmes ont renvoyé, au cours des temps et selon les lieux, leurs adeptes à de nombreuses variantes des modèles familiaux, même si c’est évidemment dans les milieux fortement imprégnés par des croyances fortes (y compris d’ordre politique) que la référence à un modèle idéal est la plus prégnante dut-elle être contredite ou modulée dans les comportements effectifs.

143) On peut discuter de la consistance d’un mythe qui tend à donner de la famille une image à la fois rassurante et consensuelle auprès de nos contemporains : mais l’important est d’abord de se rendre compte que ce mythe existe et qu’il est constamment réutilisé. De ce fait, il joue dans l’opinion un rôle aussi visible que difficile à interpréter : conforter des espoirs et des convictions ? Inquiéter, dans la mesure où la réalité vécue s’en écarte ? A tout le moins, plus il demeure imprécis, déconnecté des situations quotidiennes, non analysé, et plus il peut servir aux responsables socio-politiques de tous niveaux de mythe fédérateur dans une société en crise où se brouillent les oppositions antérieures entre catégories sociales et où apparaissent des frustrations et des « exclusions » ou des « désaffiliations » dont il apparaît dangereux d’approfondir les ressorts. L’application déjà soulignée maintes fois, du vocable « famille » à des corps ou des lieux dont on veut affirmer la qualité des rapports et des échanges : l’armée, l’entreprise... est un bon exemple de la capacité (supposée) à gommer les discriminations, les oppositions ou les jeux de pouvoir. Un des plus récents avatars de cet abus de langage est peut-être l’emploi du terme « famille d’accueil » pour désigner l’hébergement payant d’une personne vieillissante dans une maison où elle n’a pas de parents (Merotto, 1992), sans examen plus approfondi de ce que cette situation de rapport marchand peut avoir de réellement « familial ».

15Une autre conséquence du renvoi au mythe familial intemporel est qu’il fait apparaître les compétences qui se déploient en son sein comme innées, issues d’aptitudes naturelles et de qualités qui relèvent plus de la morale que de l’acquis technique ou du temps et des forces dépensées. Les services rendus en famille « n’ont pas de prix » puisqu’on ne peut pas (et qu’on ne doit pas) les mesurer à l’aune de capacités étalonnées et de leur productivité effective. On peut évoquer à ce propos l’effort apparemment vain des experts du Québec qui, dans le cadre des plans d’égalité entre hommes et femmes vis-à-vis de l’emploi, ont tenté d’insérer dans le curriculum vitae des femmes retournant sur le marché du travail les compétences manifestées et le travail fourni durant leurs séquences de vie consacrée aux tâches domestiques et aux enfants : ce travail d’évaluation n’a jamais été réellement pris au sérieux par les employeurs ou les comités d’embauche... Cet exemple pourrait être prolongé par celui des fameux débats autour du « salaire maternel » qui ramènent les tâches familiales à un demi-SMIC, sans qu’elles soient assorties de la moindre valorisation sociale permettant ensuite ou concurremment de prétendre à un rôle de responsabilité dans les sphères extérieures au foyer. On peut remarquer, dans la même perspective, que le futur rôle parental ou familial n’a jamais, au moins en France2, été précédé d’un quelconque apprentissage organisé pour les deux sexes, puisqu’il s’agit d’une aptitude « naturelle », en particulier pour les femmes ; même dans le cas de l’adoption d’un enfant non-biologique, où l’on sait que la barre des exigences est fixée parfois très haut par les commissions de la DDASS, il s’agit plus de tester des aptitudes psychologiques et des conditions d’environnement que des capacités aux tâches requises. Au mieux, donc, le service familial est un « titre de gloire » pour les discours et le jour de la fête des Mères ; mais il n’est aucunement un « métier » qui révèle des capacités utilisables dans le champ technique, économique ou politique.

Crise de l’Etat et sollicitations adressées aux familles

16Il est utile de mettre en perspective les incitations adressées aux familles, en vue d’assurer l’apprentissage culturel, l’insertion sociale, l’orthodoxie des conduites, la survie matérielle et psychologique3 de leurs membres, avec l’affaiblissement des idéologies du progrès collectif et la perte de confiance dans les miracles de la technique ou des lois économiques que l’on constate au même moment. L’insistance sur la fonction de rempart de la famille contre les fléaux d’aujourd’hui - la drogue, le SIDA - ou contre la résurgence de ceux d’hier - la misère, l’errance, la solitude... - débouche logiquement sur un renforcement des demandes de services qui lui sont adressées, explicitement ou par le jeu des désistements sournois des instances publiques. Au moment même où des constats pessimistes se multiplient à propos de la « fragilité » des familles, de l’absence des pères, de l’éclatement des liens familiaux, il est piquant de noter qu’on leur reproche de « n’en faire jamais assez » et qu’on envisage de solliciter davantage leur capacité contributive aux services de tous genres. Les recherches sur les rapports famille-Pouvoirs publics dans la prise en charge de leurs membres (Cf. les recherches de Lefaucheur) montrent la tendance constante à désigner les familles (et surtout les parents) comme coupables dès qu’il y a une difficulté ou un acte répréhensible commis au sein de la famille : échec scolaire4, délinquance, troubles psychologiques, avatars conjugaux... Les familles, et en particulier les mères, ont complètement intériorisé ce discours de culpabilisation qui leur est renvoyé dès qu’elles délèguent leur fonction éducative ou qu’elles se consacrent à des tâches extrafamiliales : elles aussi pensent qu’elles « n’en font jamais assez ». On notera que certaines études ou « expertises » en rajoutent sur ce thème, à propos des traumatismes de jeunesse liés aux parents qui perturberaient immanquablement la vie future, ou de l’effet négatif des crèches ou institutions enfantines sur la santé physique ou morale des enfants. Sans nier qu’il existe des problèmes de ce type, on notera que les méthodes d’approche et les interprétations sont souvent vulnérables quand il s’agit de ces thèmes à forte charge idéologique et passionnelle.

17On ne peut manquer d’être frappé en outre par le contraste entre la suspicion attachée à ce que l’on nomme la « démission » ou l’abandon des parents, et la critique qui se développe parallèlement du « cocooning » qui menace une jeunesse surprotégée, qu’il s’agisse d’enfants ou d’adolescents trop enfermés dans la chaleur familiale. S’il est patent que la première dérive est plus stigmatisée que la deuxième, l’affirmation sommaire d’une nécessaire complémentarité entre l’environnement familial et les influences extérieures fait partie de ces idées qui vont de soi et semblent rendre inutiles des démonstrations plus poussées5. Peut-être objectera-ton qu’entre ces deux tendances - primauté du familial, importance des délégations - il ne s’agit que d’un problème de limites. Mais l’enjeu politique et affectif du problème, et son fort enracinement dans des pratiques plus ou moins contraintes rendent illusoires, surtout dans le contexte actuel, les chances de voir se développer des travaux de fond à l’aide de méthodes adéquates - au-delà, en particulier, des sondages qui ne font surgir que des stéréotypes.

18La « crise de l’Etat-providence » fournit, au reste, une formule commode qui permet de remettre en cause le partage de l’ensemble des responsabilités qui s’était développé dans les décennies précédentes, et de renvoyer sur les familles le soin de résoudre les problèmes qui apparaissent trop onéreux financièrement (par rapport à des priorités budgétaires non explicitées) ou trop difficiles à résoudre techniquement - par exemple celui de la dépendance des jeunes ou des personnes très âgées-, ou encore susceptibles de bousculer les prérogatives ou les divisions de certains services administratifs. Il faut donc s’interroger sur ce que pourrait signifier le prétexte (ou l’alibi ?) de la « crise » invoqué à ce propos.

1. La « crise » renvoie d’abord à l’inadéquation entre les ressources dont disposent les collectivités concernées et les besoins présentés comme indéfiniment croissants des « usagers », sous l’influence d’une évolution endogène des modes de vie familiaux et de phénomènes contextuels tels que les variations démographiques, ou la situation de l’emploi. Les variables qui agissent sur ces deux pôles, et que l’on ne détaillera pas parce qu’elles sont bien connues, pourraient pourtant être lues avec un regard qui en relativise la rigidité, tant elles sont liées en fait à des options très souvent implicites : source d’alimentation des fonds sociaux (qui doit payer ?), répartition des dépenses entre les collectivités concernées, priorités budgétaires, estimation des chances de croissance ou de récession économique, pour le pôle des ressources ; choix des secteurs à privilégier, analyse affinée des effets de la démographie sur les besoins tant du côté des enfants que des jeunes ou des vieillards compte tenu des conditions de vie sans cesse changeantes, répartition des bénéficiaires que l’on veut favoriser (cf. le débat autour de la rémunération des médecins ou des auxiliaires de l’action sociale, ou du remboursement aux usagers...). La question est vaste, à la fois pluridisciplinaire dans son analyse et politique dans ses implications, ce qui explique aisément qu’elle ne soit pas clairement exposée, et se réfugie dans les détails techniques et les idées reçues.
2. Le choix entre l’effort des services publics et/ou sociaux et le renvoi aux intéressés du soin de faire face à leurs problèmes de vie (via la famille) s’inscrit évidemment dans la vague de libéralisme qui submerge les sociétés occidentales, en particulier depuis la chute des économies de l’Est et le développement d’économies du Tiers-Monde non réglementées. Le retour ou l’émergence de l’organisation privée dans tous les secteurs ne peut manquer d’atteindre les services, tandis que « le social » se limite de plus en plus à l’assistance.
3. Enfin, le renouveau du familialisme que nous avons souligné précédemment à la fois renforce ces courants de désengagement de l’Etat, et lui sert de support et de justification. Après tout, puisqu’on n’est jamais si bien qu’en famille, ne faut-il pas mieux que les familles prennent le relais des économies défaillantes, quitte à leur attribuer quelques subsides supplémentaires ?

19On oublie enfin quelque peu, en évoquant l’exemple des familles « d’autrefois » à l’appui de cette thèse, que ces familles imprécises dans leurs contours subvenaient (plutôt mal que bien) à leurs besoins quotidiens parce qu’elles étaient insérées dans un tissu social dense : voisinage, quartier, village... voire appui d’un « notable », et n’étaient donc pas réduites à leurs propres forces - du moins jusqu’au bouleversement industriel qui a fait apparaître précisément l’urgence de mettre en place des services institutionnalisés. L’évolution des rapports entre familles, communautés environnantes, instances publiques serait à reprendre dans cette perspective pour éviter les illusions d’optique.

Les limites des solidarités familiales

20Le renvoi aux familles de la responsabilité de leurs enfants, leurs malades, leurs exclus, leurs « vieux » s’appuie sur la redécouverte ou plutôt la mise en évidence par un grand nombre de recherches de la vitalité, précédemment occultée, des solidarités familiales (Roussel, 1978 ; Pitrou, 1992 ; Coenen-Huther, Kellerhals et Von Allmen, 1994 ; voir dans le présent livre les contributions de Déchaux et Martin). De là, la tentation des Etats d’y voir un « gisement de services » plus ou moins inépuisable en période de pénurie.

21Or, les mêmes recherches montrent que les familles en font déjà beaucoup et sans doute de plus en plus pour leurs membres : à la fois, comme on l’a souligné, parce que la famille apparaît comme le « rempart primaire » qui évite d’affronter d’incertaines bureaucraties, ou de quémander à l’extérieur. A la fois aussi parce que des problèmes nouveaux s’inscrivent dans son horizon, par exemple celui des jeunes à entretenir de plus en plus tard, des vieillards à assister, sous d’autres formes que celles qu’ont assumées les générations précédentes : moins d’aide financière ou matérielle, plus de soutien en service et en présence affective - évolution qui risque de changer encore si la situation économique des futurs retraités se dégrade. A la fois enfin parce que l’environnement administratif dans lequel les familles se meuvent est de plus en plus exigeant : biens à gérer, protection à assurer, prévoyance à inclure dans les préoccupations pour le long terme, orientation de leurs membres dans les différents champs d’activité... Les familles remplissent déjà au tout premier rang un rôle d’insertion, comme le montre bien la marginalisation des sans-famille, et la solitude de bien des « érémistes » - quel que soit l’ordre des facteurs qui entraînent ce double processus.

22Le mode de vie des familles s’est donc organisé, en fonction de ces diverses contraintes, dans une stricte gestion du temps instantané et futur, pour les deux sexes, quoiqu’évoluant dans de fortes incertitudes d’avenir, et pour un nombre croissant d’entre elles, dans une précarité latente ou affirmée.

23Il s’ensuit que la question concernant l’appréciation des services que les familles rendent à leurs membres aujourd’hui : n’en font-elles pas assez ? ou trop ? est oiseuse - non seulement parce que les références à hier sont imprécises, comme nous l’avons noté, mais parce que l’étalonnage en est impossible : l’imbrication des soutiens matériels et immatériels est inextricable, et l’optimum varie en fonction d’une appréciation des possibilités, elle-même soumise à la complexité des rapports sociaux et économiques, et à une distribution changeante entre les activités dévolues aux familles et aux autres acteurs.

24Outre l’évolution constante des relations à l’intérieur de la cellule familiale (on commence seulement à soulever le voile des rapports entre les membres des nouvelles configurations familiales), il est bien connu qu’en fait, le rôle-clé dans tous les secteurs de l’échange et de la logistique familiaux est tenu par les femmes. Ce sont elles, on le sait sans le dire, qui sont les premières impliquées dans « l’appel au secours » adressé aux familles, et de ce fait qui sont les plus menacées dans l’évolution de leur statut, si les charges s’accroissent - à la fois parce que comme le rappelle Déchaux ici même, le service familial reste une prérogative attachée à la féminité, et parce qu’on a, en fait, peu changé les attributs traditionnellement attachés à la masculinité : la performance, les découvertes lointaines, l’absorption dans une « passion » ludique (sport, hobbies...) ou professionnelle (se laisser dévorer par son travail). La crise de l’emploi qui accroît les exigences des employeurs renforce au contraire l’appel à la disponibilité et au zèle dans le travail masculin, laissant peu de temps pour un investissement familial même lorsqu’il serait souhaité au-delà du verbal par les pères ou les conjoints.

25A part les exemples ressassés par les médias du « stress » des femmes - qui renforce de fait leur culpabilité à tenter de « concilier » quelques activités personnelles avec les responsabilités familiales - on a peu analysé de fait l’effet inverse de l’accroissement des charges familiales, en cas de carence des services publics ou collectifs, sur leur vie quotidienne et les perspectives du déroulement de leur vie : les frustrations possibles, la limitation de leurs champs d’activité du fait d’une indisponibilité plus ou moins provisoire, mais qui tend à devenir permanente du fait des difficiles retours à d’autres horizons, la déperdition des compétences et l’appréhension à renouer avec des activités abandonnées...

26Plus largement, on n’a guère plus étudié encore les risques de fractures qui se produisent ou s’aggravent à l’intérieur du couple, par exemple par suite de désaccords sur les nouveaux modes de vie à adopter en cas de services nouveaux à assumer, la perturbation introduite par l’arrivée d’une tierce personne au foyer, les déséquilibres renforcés entre les rôles et les rythmes de vie... Quant aux effets sur le groupe familial lui-même, il a été à peine abordé, sinon à propos de la présence maintenue d’un enfant handicapé au foyer familial (Martin, 1992).

27En fait, sans doute par tendance, consciente ou non, mais en tous cas conforme à l’apparent consensus autour des vertus de « la famille », à peindre en couleur rose la chaleur des services que l’on se rend dans ce cadre, des recherches un peu plus iconoclastes n’ont guère vu le jour, qui s’interrogeraient sur d’éventuels effets pervers de l’élargissement et de l’alourdissement des responsabilités confiées aux solidarités familiales. Il serait pourtant d’un intérêt urgent pour l’avancée de la sociologie de la famille, et pour la gestion des affaires publiques, de se demander si l’on peut réellement imaginer de combiner au 3^e millénaire des modèles de famille a priori peu conciliables : la famille rurale « de jadis » (par exemple celle du Sud-Ouest au 18^e ou 19^e siècle incluant la cohabitation de la famille étendue, la présence de femmes non mariées, tantes ou cousines, reléguées aux tâches domestiques, un strict partage des rôles), la famille « parsonienne » de l’apogée industrielle (l’homme pourvoyeur investi dans son rôle professionnel en vue de l’ascension sociale, la femme assurant la logistique et l’expressivité), le couple « associatif » ou « compagnon » post-moderne décrit par Roussel (1989) (choix des activités par l’un et l’autre conjoints, autonomie, grande importance attachée à la relation amoureuse et affective, éveil précoce des enfants à la conquête de leur personnalité...). De fait, c’est un peu ce que demanderait le renvoi dans le cadre familial d’activités d’entretien, de soutien, de surveillance... dans l’état des moeurs familiales actuelles et des besoins. Il est toujours utile de pousser à leur limite les aspects sous-jacents des hypothèses en apparence anodines, voire logiques d’un point de vue quelque peu technocratique, car cela permet de remettre en perspective leurs liens avec la réalité présente des vies familiales et de leur insertion dans le cadre temporel, technique, spatial, culturel, qui leur est propre.

La parenté épuise-t-elle les rôles sociaux ?

28L’insistance sur la valeur-famille intemporelle et abstraite, et aussi polysémique que nous avons tenté de le montrer, occulte la multiplicité, souvent difficile à vivre, des appartenances et des rôles sociaux personnels. Le renvoi au « familier » connote un monde extérieur difficile à affronter et à vivre, et quelques relents du « repos du guerrier ». En d’autres termes, le rôle reproducteur qui fonde, quoiqu’on en dise, la légitimité de l’institution familiale tant du point de vue juridique qu’idéologique, épuise-t-il les capacités d’action des hommes et des femmes au stade d’évolution où en sont rendues nos sociétés ? Le discours sur l’individualisme tend souvent à jeter le discrédit sur le désir d’affirmation de conduites personnelles, en l’opposant à une sorte de fusion au sein de l’entité familiale, comme si la famille et le réseau parental constituaient de quelque façon une contre-société qui pourrait absorber et satisfaire les énergies dans les limites de son horizon. On peut voir le risque que recèle ce renvoi à l’entrelac des solidarités familiales, lorsqu’il devient plus insistant, vis-à-vis du fonctionnement social : l’abandon des participations sociales plus larges, ce qui va, de surcroît, dans le sens de la désaffection vis-à-vis des engagements au service de la cité traduits en particulier dans « le politique ». Le temps consacré à la famille est un bon alibi, vertueux, pour ne rien tenter à l’extérieur d’elle - y compris, pour les femmes, la participation au professionnel. Mais le renforcement du microcosme familial tourne vite à cet égocentrisme familial que Kellerhals et son équipe décrivent à propos de la « famille-bastion » (1991), qui est sans doute plus réellement menaçant que l’individualisme diffus habituellement stigmatisé : la cellule familiale ou le réseau apparaissant comme le seul recours en cas de trouble ou de difficulté, c’est à sa survie qu’il faut consacrer ses forces.

29Ce n’est pas à des sociologues nourris de Durkheim ou de Weber qu’il faut rappeler qu’une société n’est pas la juxtaposition de micro-sociétés, même si on les dénomme « cellules de base », et si importante que soit leur place dans le jeu social. Ni du point de vue de la cohésion sociale, de la vitalité des échanges et des activités, ni du point de vue de l’égalité et de la circulation des chances et des biens, le cloisonnement des familles dans une pseudo-autarcie n’est satisfaisante (Déchaux, 1994), ni même possible sans doute. Mais il n’est peut-être pas inutile, en terminant, d’aller plus loin dans la réflexion autour de « l’actualité » des solidarités familiales, qui nous est rappelée à temps et à contretemps, sous la forme de trois remarques :

301) D’où vient l’opposition que l’on fait, à leur propos, entre les services émanant de la collectivité, souvent codés négativement comme nous le rappelions ci-dessus, et ceux qui sont rendus dans le cadre familial, supposés chargés d’humanité et d’efficience ? L’image qui est souvent donnée du service public, des interventions de l’Etat dans la vie quotidienne, des agents qui les mettent en œuvre et que l’on réduit à des entités anonymes (la DDASS, le fisc, les enseignants...) semble peu cohérente avec les rapports qu’entretiennent de fait sur le terrain les personnes concrètes avec leurs « clients », et qui sont généralement constructifs et appréciés, générateurs d’une dynamique personnelle et sociale.

31On pourrait chercher quelque rapport entre ce discrédit jeté sur les institutions et l’entretien d’une certaine tendance au repli sur le familial et le familier aux dépens des rôles publics et des participations à la vie collective - comme si, consciemment ou non, certains de ses responsables estimaient souhaitable que le « citoyen de base » ne s’occupe pas trop de ce qui se passe « en haut » ou derrière les apparences : chacun chez soi et le « grand frère » s’occupe des affaires publiques - dans tous les sens du mot « affaires ». C’est peut-être à cet égard que le rôle de la vie associative et des associations prend sa dimension essentielle, y compris quand il s’agit du soutien accordé aux familles, en constituant un genre d’institution intermédiaire qui évite de renvoyer les familles sur elles-mêmes, hors d’un jeu qui les dépasse (Laville, 1992).

322) Il est trop clair que les familles, quelles que soient les vertus qu’on leur prête et les tâches qu’on les invite à assumer, ne peuvent pas combler toutes les failles provoquées par les dysfonctionnements sociaux - voire même par leurs propres carences. La famille-rempart ou bouchetrou constitue une sorte de leurre, bien commode pour les pouvoirs à bout de souffle ou de volonté confrontés aux problèmes du temps présent et de l’avenir proche. Le gisement des bonnes volontés familiales, outre qu’il ne faut pas en hypertrophier la consistance, s’épuisera vite si on veut lui faire supporter toutes les misères du monde et même de ses membres. Trop de famille tue la famille, en même temps que la vie sociale.

333) A propos de la valorisation des solidarités familiales, nous ne sommes donc pas seulement renvoyés à une réflexion sur la crise de l’Etat-providence, mais sur la crise de l’Etat tout court, et du fonctionnement des pouvoirs. Nous ne sommes pas seulement confrontés au renforcement des moyens à donner aux familles pour accomplir en leur sein les tâches que la collectivité ne veut plus assumer pour elles, mais à la place et au sens de l’institution familiale et de ses formes changeantes dans le jeu social : à quoi sert la famille ? A-t-elle sa fin en elle-même ou bien est-elle placée en situation d’échange permanent entre sa vie interne au service de ses membres, et le renvoi de ces membres vers la création et la réactivation des liens sociaux ? Quels rapports existe-t-il entre vitalité de la famille et citoyenneté ?