Conclusion
p. 389-394
Texte intégral
« L’historien est un prophète qui regarde en arrière » (Heinrich Heine)
1L’historien est le fils d’au moins deux époques, la sienne et celle sur laquelle il travaille. Tout au long de cette étude, nous avons pu suivre l’évolution de cette nouvelle tendance qu’est le gaullisme d’ordre à travers les Comités de défense de la République. Tel un détective du passé1, nous avons pu suivre la progression de ces militants qui nous sont à la fois si proches et si lointains. Les membres de cette organisation ont défendu des idées et des valeurs propres au gaullisme, mais aussi originales. Cela n’est pas surprenant : fondés en réaction aux événements de mai-juin 1968, les CDR sont nés dans la conflictualité. Les incidents furent nombreux et d’intensité variable. Les périodes électorales ont alimenté un discours anxiogène particulièrement virulent à l’égard de l’opposition de gauche et (plus encore) d’extrême gauche. Qualifiées le plus souvent de gauchistes, les organisations trotskistes, maoïstes et anarchistes furent des cibles de choix. Elles sont progressivement éclipsées au profit du PS et du PCF après la formation du Programme commun de gouvernement de la gauche unie en 1972. Les courants écologistes ne sont pas épargnés : ils ont bien souvent été assimilés aux gauchistes à partir de 1975, époque qui connaît un véritable tournant avec le lent développement de l’écologie politique. Face à ces « menaces » intérieures multiples qui viseraient à anéantir la démocratie française, les Comités pensent y déceler la main de puissances étrangères. Désignés au départ comme les auxiliaires plus ou moins volontaires – l’idée d’une manipulation étant dans l’esprit de certains CDR – d’une coalition de pays communistes (URSS, Chine, Cuba) que Raymond Marcellin a immortalisé sous le nom de « Tricontinentale rouge », les militants de gauche et d’extrême gauche sont peu à peu réduits à des agents au service de la seule URSS. Qu’il s’agisse de cette coalition des puissances communistes ou de l’action d’une Union soviétique agressive, il n’en demeure pas moins que les Comités perçoivent les activités communistes et gauchistes comme la manifestation d’une machination étrangère. La « subversion marxiste » devient alors un vaste complot international dont les opposants politiques au pouvoir gaulliste puis giscardien de gauche et d’extrême gauche seraient les âmes damnées. Cette analyse des CDR n’est que partiellement originale, de nombreux mouvements de droite et d’extrême droite la partageant. Néanmoins, l’organisation de Pierre Lefranc et Yves Lancien amène son lot d’innovations idéologiques, organisationnelles et militantes. Ses plus grands apports sont, une modernité communicationnelle qui va bousculer la communication politique gaulliste d’alors, ainsi que l’élaboration d’un groupement complexe où se mêlent structures (semi-)autonomes – comités départementaux, d’arrondissements, de villes et parfois même de quartier, comités socioprofessionnels – et réseaux aux ramifications variées. Il en résulte une organisation atypique qui s’insère parfaitement dans le gaullisme d’ordre. Son déclin puis sa disparition résultent avant tout de son incapacité à évoluer avec la société, bloquée dans une vision peu à peu dépassée par les enjeux politiques du moment.
La brève histoire d’un mouvement gaulliste inhabituel
2En introduction, nous nous interrogions sur la place qu’occupaient les CDR au sein du gaullisme d’ordre et de la famille gaulliste, de leur rôle dans la lutte anti et contre-subversive mise en place par les organisations favorables à la Ve République, et de l’évolution de l’organisation après la victoire giscardienne en 1974. Les douze chapitres qui composent le présent ouvrage ont tâché d’y répondre par la diversité de leurs angles d’approche. Se voulant chrono-thématique, le plan a cherché à refléter toute la complexité des Comités. La première partie a retracé les débuts tumultueux du mouvement, dont la pérennité doit en grande partie à la victoire éclatante de l’UDR en juin 1968 et l’adhésion d’une part non négligeable des droites aux théories qu’il défend. Le deuxième chapitre a démontré les origines politiques multiples des adhérents. Si nombre d’entre eux sont bel et bien gaullistes, une minorité assez conséquente vient de la droite libérale, de l’extrême droite et même, pour une poignée d’entre eux, du centre et de la gauche anticommuniste. Cette diversité explique les liens si particuliers qui unissent les CDR aux autres organisations gaullistes. La direction du mouvement est exclusivement gaulliste (à une exception près jusqu’en 1973) et pousse à l’intégration dans la famille gaulliste. Mais elle doit également prendre en considération les velléités d’indépendance et de non-alignement partidaire de sa minorité, au risque de provoquer des désertions comme ce fut le cas en 1969 dans la puissante antenne départementale du Calvados. Recrutant des militants issus d’horizons variés, l’organisation tente de créer une structure militante horizontale. Le troisième chapitre permet de mieux saisir le fonctionnement de cette structuration pour le moins inédite au sein des organisations gaullistes. En effet, les gaullistes ont pour habitude de former des groupements homogènes centralisés. Les CDR tentent au contraire de s’extraire de ce schéma pour privilégier l’autonomie de ses organes. L’objectif n’est pas toujours atteint. Les antennes départementales bénéficient d’une autonomie réelle qui ne se retrouve pas forcément ailleurs. Les sections socioprofessionnelles dépendent grandement du comité national qui contrôle leur budget aux côtés des antennes départementales. Tout organe subalterne – comme les comités municipaux et d’arrondissements – doit répondre aux attentes du délégué départemental (ou du comité national dans le cas des comités d’arrondissements parisiens) s’ils veulent obtenir un minimum de moyens économiques et logistiques. Pour autant, le désir de valoriser l’écoute et le dialogue avec les adhérents est réel. Les Comités sondent régulièrement leurs membres pour connaître leurs opinions et essayer de répondre à leurs attentes. En cela, il est possible d’affirmer que les CDR sont parvenus à instaurer dans la famille gaulliste un mouvement au paradigme organisationnel inédit, le bottom-up (« de la base au sommet »).
3La seconde partie s’est focalisée sur la construction idéologique du mouvement entre la fin du mandat gaullien et le décès de Georges Pompidou. Le fait est que les CDR ont su habilement associer des idées progressistes avec des thèses très conservatrices. Le chabanisme, sensibilité réformiste et sociale à l’intérieur du gaullisme, est très populaire au sein de l’organisation. La Participation est ardemment défendue comme le moyen de combattre efficacement le communisme et la précarité. Les questions économiques et sociales comptent beaucoup pour les adhérents. Toutefois, les Comités ne sont pas toujours d’accord sur les solutions à apporter : la réforme d’Edgar Faure divise l’ensemble du mouvement. Certains y voient une défaite du gaullisme et du projet de Participation face aux revendications gauchistes, tandis que d’autres la soutiennent avec vigueur pour les changements qu’elle apporte. Le comité national doit finalement trancher sur une position ambiguë pour satisfaire l’ensemble de ses adhérents. Il est vrai que le mouvement porte des positions particulièrement virulentes à l’égard du marxisme et de l’anarchisme (qu’il tend à confondre). L’ensemble de la société doit être protégé contre les assauts répétés qu’elle subirait. La jeunesse, l’enseignement, l’information et les entreprises sont particulièrement ciblés par la rhétorique anxiogène des CDR. Convaincus de parler légitimement au nom de la « majorité silencieuse », les Comités en viennent à se positionner en défenseurs de la Ve République. Ils n’hésitent pas à agir sur le terrain militant pour véhiculer leurs idées et s’opposer à la « subversion marxiste ». Ce choix tactique expose les militants à la violence de leurs adversaires – et inversement. Bien que le mouvement condamne officiellement la violence, il ne manque pas de tenir un discours encourageant des postures viriles, la défense de l’honneur du groupe et la haine du « révolutionnaire ». Cette rhétorique pour le moins paradoxale place les militants dans un état de tension permanente qui ne peut que faciliter le passage à l’acte violent. Les périodes électorales ne font qu’accentuer cet état d’esprit, surtout lorsque les enjeux prennent une dimension nationale (référendums, élections présidentielles, législatives, municipales). Les militants sont alors exposés à des émotions fortes qui contribuent elles aussi à accepter plus facilement la violence politique.
4La troisième partie a replacé le rôle des CDR dans la mouvance du gaullisme d’ordre entre 1968 et 1974. Le mouvement est parvenu à former de vastes réseaux à l’échelle de l’Hexagone. Bien souvent, les contacts établis avec d’autres organisations et personnes le sont d’abord à titre individuel, avant de bénéficier ensuite aux Comités. De multiples exemples (Pierre Chaunu, Pierre Lefranc, Jean-Pierre Antoni, etc.) ont permis de mettre en lumière cet alignement des réseaux individuels et interpersonnels avec ceux de l’organisation. Ceux-ci lui ont permis de gagner des relais dans la société civile, augmentant quelque peu son influence. Mais l’établissement de ces réseaux n’est pas toujours sans arrière-pensée. Des adhérents espèrent obtenir des soutiens de la part de la direction pour obtenir des promotions et mutations professionnelles, des médailles ou encore des contacts privilégiés avec des membres du gouvernement. D’autres recherchent un lien affectif avec leurs supérieurs, ce qui n’est pas sans rappeler des phénomènes déjà observés dans d’autres mouvements gaullistes (dont le RPF). Ces liens avec des partis politiques, associations et autres sociétés permettent aux CDR d’influencer les parlementaires et les gouvernements successifs. Toutefois, il ne faut pas accorder une grande importance à ce lobbying CDR car, dans les faits, celui-ci a étonnement peu compté dans l’élaboration des lois et prises de décisions gouvernementales. Le second chapitre de cette partie s’est intéressé à la conception d’une communication politique totalement renouvelée par les CDR. S’inspirant des tracts, affiches et slogans des « révolutionnaires » de mai-juin 1968, les Comités parviennent à innover complétement la propagande gaulliste. Ces changements se perçoivent avant tout dans les slogans et l’iconographie, où l’humour et la peur s’associent. Les organisations gaullistes vont suivre l’exemple des CDR, ce qui démontre le rôle précurseur du mouvement de Pierre Lefranc et Yves Lancien. Les innovations impulsées par les CDR dans la famille gaulliste sont nombreuses mais connaissent des succès très variés. Outre l’iconographie et la rhétorique, les Comités parviennent à moderniser les fiches d’informations réalisées auparavant par le RPF et à établir des fiches de réunion s’inspirant du modèle managérial. Ils réussissent également à mobiliser grandement l’opinion publique contre les grèves annoncées de l’EGF à l’automne 1969. À l’inverse, les réunions organisées par les CDR rassemblent peu d’auditeurs – qui sont tous membres ou sympathisants du mouvement – et ne parviennent pas à mobiliser l’intérêt de la « majorité silencieuse ». D’autres projets sont avortés tant ils suscitent peu d’attraits ou demandent trop de moyens pour le mouvement. Cet activisme politique alimente de nombreux fantasmes dans l’opposition. Bien qu’officiellement alliés, les CDR entrent souvent en rivalité avec le SAC. Pourtant, la gauche et l’extrême gauche tendent à assimiler les deux groupes et à les diaboliser. Les Comités sont décrits comme des « bandes armées » fascistes/fascisantes, des polices parallèles, voire des organisations mafieuses. Malgré leurs efforts, les CDR gardent tout au long de leur existence l’image d’une organisation sulfureuse à l’instar du SO gaulliste.
5La dernière partie analyse la chute rapide du mouvement après le décès de Georges Pompidou. Engagés derrière Jacques Chaban-Delmas, les CDR déchantent devant les résultats catastrophiques de l’UDR le 5 mai 1974. Le ralliement spontané de la direction nationale à la candidature de Valéry Giscard d’Estaing au nom du « barrage au marxisme » déplaît fortement à la majorité des adhérents. Cette décision entraîne le repli sur le terrain du mouvement, qui ne joue qu’un rôle mineur dans l’entre-deux-tours de la présidentielle. Le changement de majorité contraint les responsables nationaux à chercher un moyen de se renouveler auprès d’une base traumatisée par la défaite chabaniste. Les débats, houleux, ne permettent pas au mouvement d’atteindre son nouvel objectif. Mis en sommeil durant six mois, il est tiraillé entre le giscardisme – dont les réformes sociales impulsées par Valéry Giscard d’Estaing plaisent – et le chiraquisme – dont le charisme de Jacques Chirac et les postures peu à peu souverainistes prises par le nouveau Premier ministre séduisent. Finalement, la grave crise économique dans laquelle se retrouve le mouvement l’oblige à se rapprocher de plus en plus de l’UDR. La chiraquisation qui s’ensuit entraîne une violente et rapide décrue des effectifs, atteignant à la fin de l’année 1976 un taux d’adhésion sept fois inférieur à celui du printemps 1974. Pour juguler cette fuite massive, les cadres CDR s’enferment dans un discours de plus en plus éloigné des besoins et de la réalité politique de la France giscardienne. Cela entraîne une forme de radicalisation de leur discours qui ne parvient pas à retenir les militants au sein du mouvement. En réalité, un cercle vicieux s’est enclenché : pour fidéliser sa base, la direction durcit ses positions et tend vers une droite plus dure ; cela nourrit le désintérêt d’une part grandissante des militants qui ne semblent plus se retrouver dans ce discours ; pour satisfaire les adhérents qui restent, les cadres accroissent leur droitisation au point de toucher progressivement à des idées normalement véhiculées par l’extrême droite ; la désertion se poursuit alors, ne faisant que pousser les responsables CDR dans leur durcissement idéologique. Sans tomber dans la téléologie, il semble bien que l’assimilation du mouvement par le RPR de Jacques Chirac fût inévitable. L’organisation était exsangue, manquant de moyens logistiques, financiers et humains, au point de devenir particulièrement dépendante de l’UDR chiraquisée. De plus, l’alignement des CDR impulsé par Yves Lancien (et permis par Pierre Lefranc) sur les positions de Jacques Chirac dès 1975 atteste de la volonté du secrétaire général de faire du mouvement un élément du chiraquisme. Certes, l’objectif en 1975 était d’assurer la survie du mouvement au prix de son indépendance présumée ; mais les négociations entamées avec Jacques Chirac et Jérôme Monod dès 1976 montrent qu’il y avait bien le projet d’une « fusion » – terme employé officiellement par les deux parties – entre les CDR et le RPR. Un projet qui s’achève au tournant de l’année 1977-1978, les CDR cessant d’agir après les élections législatives de 1978.
Notes de bas de page
1Nous reprenons la célèbre expression de Marc Bloch écrite dans son livre posthume Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1949.
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