Introduction
p. 15-24
Texte intégral
« Françaises, Français !
Mes meilleurs vœux de nouvelle année, je vous les offre de tout mon cœur. Un cœur, que depuis longtemps, permettez-moi de le dire, n’épargnent pas les soucis, au sujet du sort de la France. Mais qui, je vous l’affirme, est aujourd’hui rempli d’espoir. Certes, au printemps dernier, notre pays […] s’est trouvé, dans son ascension, tout à coup, saisi de vertige. On a même pu croire un moment qu’il s’abandonnait à l’attrait morbide de l’abîme et qu’il allait rouler jusqu’au plus bas. […] Mais au bout du compte, que nous est-il arrivé ? […] Le 30 mai, elle a, d’un seul coup, montré, massivement, qu’elle répondait à l’appel du Chef de l’État. Après quoi, par les élections, elle a prouvé d’une manière éclatante sa volonté de voir assurer l’ordre, maintenir les institutions et poursuivre la marche vers le progrès. […] Portons donc en terre les diables qui nous ont tourmenté pendant l’année qui se termine. Laissons à leurs complices et à leurs partisans la tristesse et la déception. […] Encore faut-il que nous surmontions le malaise moral qui chez nous plus que partout à cause de notre individualisme est inhérent à la civilisation mécanique et matérialiste moderne. Faute de quoi les fanatiques de la destruction, les doctrinaires de la négation, et les spécialistes de la démagogie auraient encore une fois beau jeu, de susciter l’amertume pour provoquer l’agitation. Sans que d’ailleurs leur stérilité qu’ils appellent insolemment et dérisoirement la révolution puissent tendre à rien d’autre qu’à tout dissoudre dans le néant ou bien à tout pousser sous les broyeuses totalitaires. […]
Vive la République, vive la France1 ! »
1Ces vœux prononcés le 31 décembre 1968 par le général de Gaulle à la télévision, font écho aux troubles que connaît le pays depuis plusieurs mois. Les « événements » de mai-juin 1968 ont en effet laissé place à une rentrée scolaire et universitaire particulièrement mouvementée. Les affrontements entre militants de gauche et forces de l’ordre ainsi qu’entre organisations politiques rivales sont récurrents. Face à cette situation, le président de la République dénonce les exactions que commettent selon lui les contestataires – à comprendre les « gauchistes » et les communistes, ces fameux « diables » qu’il vise à des fins politiques sans les nommer – avec « leurs complices » et « leurs partisans » mentionnés dans le discours précité. La crise politique qu’a traversée le pays en mai-juin 1968 a profondément marqué les esprits. Le parti gaulliste UNR-UDT – renommé UDR en juin 1968 – est dépassé par la situation. Les contemporains ont l’impression d’assister à une vacance du pouvoir, un ressenti qui nourrit le désir de reprendre la main parmi des militants et responsables gaullistes2. En effet, devant les contestations émises à l’encontre du pouvoir gaullien, certains gaullistes estiment nécessaire de donner une voix à la « majorité silencieuse3 », cette majorité présumée de citoyens hostiles à la « chienlit ». C’est donc en réaction aux événements en cours que les gaullistes décident de former une nouvelle organisation chargée d’informer et d’encadrer la « majorité silencieuse », les Comités de défense de la République (CDR). Ces Comités ont pour ambition de dépasser les clivages partisans pour rassembler toutes les sensibilités politiques contre-révolutionnaires. C’est pourquoi ils axent leur discours sur l’antimarxisme – compris comme une hostilité à l’ensemble des mouvements de gauche et d’extrême gauche – plutôt que sur le gaullisme et la fidélité au général de Gaulle. Cependant, les CDR gardent un lien étroit avec la famille gaulliste par leur composition – 80 % de militants gaullistes, une direction presque exclusivement gaulliste – et leurs convictions politiques. Les militants mènent des activités diverses et variées visant à dénoncer et combattre la « menace rouge ». Afin d’accroître l’impact de leurs actions, ils tissent de vastes réseaux dans différents milieux socioprofessionnels (en tentant d’influencer l’opinion des élus gaullistes, centristes et libéraux, en formant des comités socioprofessionnels à l’ORTF, dans l’enseignement, dans les entreprises, etc.). Étant formés dans la précipitation, les CDR n’envisagent de constituer une organisation pérenne qu’à l’été 1968. Dans l’immédiat, ils soutiennent le rétablissement de l’ordre public ainsi que les candidatures gaullistes et libérales lors de la campagne électorale de juin 1968. Une campagne qui démarre avec la dissolution de l’Assemblée nationale décidée par le général de Gaulle lors de son discours du 30 mai 1968.
2Durant son allocution radiodiffusée du 30 mai 1968, le président de la République appelle à rétablir l’ordre public, à restaurer la paix civile et à repousser le « communisme totalitaire » et ses « rivaux » (la gauche et l’extrême gauche). Ce discours s’inscrit dans le contexte politique et idéologique de l’après-mai 1968, plus précisément dans le cadre de l’apparition du « gaullisme d’ordre ». Définie pour la première fois par François Audigier en 2012, cette mouvance particulière au sein de la famille gaulliste n’a pas suscité d’études depuis lors4. Elle se rattache au courant du gaullisme conservateur qui promeut la « défense de la souveraineté et de l’autorité de l’État […] [la] préservation de la société dans ses grands équilibres, [le] respect de la morale traditionnelle, [la] vigilance face à la “menace” marxiste5 ». Toutefois, si ce gaullisme conservateur, antérieur à Mai 68, est influent au sein de la mouvance gaulliste tout entière, il reste avant tout composé d’individualités, sans cadre théorique bien constitué. À l’inverse, le gaullisme d’ordre, apparu en réaction à mai 1968 et au marxisme, semble plus cohérent et ambitieux en matière doctrinale. Il construit en grande partie son discours en réaction à la « menace rouge » incarnée par la « subversion marxiste », et consacre une part importante de son action militante à la lutte anti et contre-subversive. Enfant du gaullisme conservateur dont il est le prolongement, le gaullisme d’ordre est teinté de différentes « sensibilités » qui sont le plus souvent représentées par les différentes organisations le composant : le Service d’action civique (SAC), les Comités de défense de la République (CDR), l’Union nationale inter-universitaire (UNI) et la Confédération française du travail (CFT). Ces quatre groupements représentent le socle militant dur du gaullisme d’ordre. Toutefois, il est important de relever dès maintenant une particularité de ce courant très influent après Mai 68. Si les quatre mouvements mentionnés s’inscrivent indéniablement au sein du gaullisme d’ordre, tous les gaullistes n’en font pas partie et tous les membres de ces quatre organisations ne sont pas gaullistes. Tous en revanche, partagent la même conviction, celle d’un risque que ferait courir la « subversion marxiste » à la France.
3Des élus et militants UDR-RPR ne faisant pas partie des organisations susmentionnées partagent eux aussi cette même vision plutôt complotiste de la « subversion marxiste », à l’instar de Louis-Jean Delmas, Jean Bonhomme, Jean Foyer, Bernard Pons, Pascal L’Huillier, André Bord, etc. Des journalistes tels Michel Droit (Le Figaro), Michel Anfrol (ORTF), Lucien Barnier (RTL, France Inter) et Pierre Charpy (La Nation) relèvent de cette mouvance6. Il s’agit des fameux « relais » partidaires, parlementaires et médiatiques présentés par François Audigier dans son article de 2012. Ces hommes et femmes sont intimement convaincus que les organisations de gauche et d’extrême gauche agissent dans un plan global de subversion pour nuire aux institutions. Dans ce but, les agents subversifs orienteraient l’opinion par la politisation de l’enseignement, la propagande, l’infiltration des médias et des organismes publics. Cette conviction d’une menace subversive concernant les médias poussera d’ailleurs Yves Lancien, un des responsables nationaux des CDR – avec l’accord de Jacques Foccart, Pierre Messmer et Joël Le Theule – à envisager à la rentrée 1968 l’installation d’un poste-émetteur sur le mont Valérien en toute discrétion pour déjouer toute nouvelle tentative de désinformation7.
4Qu’entendons-nous par « subversion », terme que nous employons depuis le début de ce livre ? Il n’existe pas de définition simple et unique de ce concept. Selon le Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL), la subversion serait l’« action de bouleverser, de détruire les institutions, les principes, de renverser l’ordre établi8 ». En 1972, le psychosociologue Roger Mucchielli affirme que le but de la subversion « est de déconsidérer devant l’opinion le système politique en place9 ». Elle chercherait aussi à provoquer la chute du régime en place en l’infiltrant et le discréditant. Plus récemment, des travaux de sociologues dirigés par Suzanne Chappaz-Wirthner, apparentent la subversion à une entreprise de désordre10. Christophe Jaccard considère quant à lui que tout ce qui contrevient volontairement à l’ordre établi est un acte subversif, l’intentionnalité est donc cruciale ici. Il donne l’exemple des « fuites » survenant lors des commissions parlementaires qui constitueraient un acte de subversion dans l’ordre : soumises à la confidentialité, ces commissions voient régulièrement des membres organiser des « fuites » dans le but de causer du désordre politique11. L’ethno-sociologue Georges Balandier considère pour sa part que l’ordre et le désordre ne s’opposent pas mais « s’interpénètrent, l’ordre sécrétant sa propre subversion12 ». Par souci de faciliter la compréhension de ce concept, nous en reprendrons la définition établie dans l’introduction de Subversion, anti-subversion, contre-subversion (colloque messin sur le sujet organisé en 2009 par les historiens Olivier Dard et François Cochet), à savoir que la subversion est la volonté et l’action de perturber, discréditer et détruire les institutions et l’ordre établis13. Comme nous le verrons plus loin, l’adoption de cette définition semble être la plus adaptée ici car nombre de gaullistes sont intimement convaincus à l’époque que la gauche et l’extrême gauche cherchent à renverser la Ve République pour instaurer une dictature marxiste. Pour y parvenir, ces dernières pratiqueraient une stratégie bien spécifique : infiltrer les différents ministères pour y organiser de l’intérieur le pourrissement du régime afin d’en dégoûter la population, perturber l’ordre public par des actions diverses (manifestations, bagarres de rue, sabotages). Pour y remédier, les gaullistes et leurs alliés relatifs (Républicains indépendants en tête) appliquent deux méthodes à la fois distinctes et complémentaires : l’anti-subversion et la contre-subversion. La première consiste à repérer, identifier et dénoncer les éléments subversifs présents afin de prévenir le plus efficacement possible la population du danger qui la menace. La seconde vise à combattre sur le terrain la subversion, ce qui implique bien souvent des affrontements physiques avec les communistes et les organisations dites « gauchistes14 », directement ou en appui des forces de l’ordre.
5Une première difficulté rencontrée se présente dès lors : tous les gaullistes ne s’entendent pas forcément sur le sens à donner à la « subversion marxiste ». L’Union Soviétique et ses satellites sont-ils les seuls responsables ? S’agit-il d’une action internationale coordonnée entre partis d’extrême gauche ? La France ne doit-elle craindre que le PCF et ses satellites (dont la CGT) ou faut-il davantage encore appréhender les socialistes ? Les gauchistes sont-ils des « rigolos » selon la formule du général de Gaulle rapportée par Alain Peyrefitte15, ou de terribles nihilistes ? Comme nous le verrons, les gaullistes d’ordre ne s’entendent pas toujours sur les origines de Mai 68 et les acteurs de la « subversion marxiste ». L’unanimité n’existe donc pas. Il en est de même pour les moyens à mettre en œuvre pour combattre les subversifs présumés. Sur le discours politique à tenir et les organisations militantes à mobiliser, il peut y avoir divergence. Seule l’idée d’un recours aux forces de l’ordre et aux services des renseignements suscite l’approbation générale16. Selon le journaliste Éric Lemasson, la DST, la Sécurité militaire et le SDECE se seraient inquiétés rapidement du succès que rencontreraient la Tricontinentale (1966) et le mythe guévariste auprès des jeunes. De ce fait, ces organisations s’engageraient avec sérieux dans la lutte anti et contre-subversive tout en étant visiblement surveillées politiquement par des éléments gaullistes :
« La mission de la section K du capitaine Sentenac est officiellement la surveillance des mouvements subversifs internationaux. […] La distinction entre contre-espionnage et “flicage” intérieur devient incertaine. Un jeune gauchiste est-il un citoyen normal ou l’instrument d’une déstabilisation de Moscou, Pékin ou La Havane ? Le Service 6 [dirigé par le gaulliste historique Paul Sentenac] est indiscutablement un outil adapté pour ce nouveau champ de bataille du contre-espionnage17. »
6Apparu en réaction à Mai 68, le gaullisme d’ordre parcourt toutes les années 1968. Si la fin du mandat gaullien et le septennat inachevé pompidolien marquent son apogée (1968-1974), la période qui suit voit un affaiblissement du discours d’ordre au profit des rivalités gaullo-« centristes ». Toutefois, le discours antisubversif survit au sein des principales organisations du gaullisme d’ordre et les enjeux électoraux (particulièrement en 1978 et 1981) favorisent un renouveau de la violence militante entre gaullistes et marxistes. Ainsi, les années 1974-1981 sont marquées par une redéfinition de la « menace rouge », qui renoue davantage avec le traditionnel anticommunisme gaulliste visible sous la IVe République18. Il est donc nécessaire de bien observer l’évolution du discours antisubversif gaulliste et repérer les éventuels changements dans sa lutte contre-subversive. Les CDR s’inscrivent parfaitement dans ces évolutions, même s’ils conservent une identité propre que le présent ouvrage se propose d’étudier. Pour parvenir à bien saisir la complexité des Comités, il a été nécessaire de dépouiller plusieurs dizaines de fonds d’archives publiques – 33 archives départementales, les Archives nationales de France, les Archives de l’Assemblée nationale et la Bibliothèque nationale de France – ainsi que les (très) maigres documents conservés au parti Les Républicains et à la Fondation Charles de Gaulle. La lecture de plusieurs centaines d’ouvrages et articles scientifiques a permis d’enrichir l’ensemble. De ce fait, il est possible de s’interroger sur les points suivants : face aux difficultés rencontrées – « subversion marxiste » supposée, montée en puissance progressive de la gauche aux élections, exacerbation des rivalités entre gaullistes et centristes/libéraux –, quelles positions adoptent les CDR durant la période considérée ? Quelles formes pouvait prendre la « subversion marxiste » que dénoncent les gaullistes d’ordre ? Leur discours persiste-t-il malgré le reflux soixante-huitard des années 1970 ? En réalité, peut-on parler d’un discours d’ordre ou des discours d’ordre, les gaullistes d’ordre pouvant appartenir à plusieurs organisations parfois rivales entre elles ? Comment des personnalités politiques de droite, parfois rivales, parviennent-elles à dépasser leurs griefs pour lutter contre un ennemi commun ? L’affaiblissement des organisations emblématiques du gaullisme d’ordre (SAC, CDR, UNI, CFT) à partir de 1974 entraîne-t-il leur marginalisation et/ou leur radicalisation19 ? Quant aux réseaux établis par les Comités, peut-on considérer qu’ils survivent à l’arrivée des giscardiens au pouvoir, ou doit-on les considérer comme éteints ?
7L’étude des CDR permet de répondre à ces multiples interrogations. En effet, ce groupement incarne avec force le gaullisme d’ordre, ce courant politique si particulier de la famille gaulliste20. Il partage globalement avec le SAC, la CFT et l’UNI la même culture politique, que Serge Berstein définit dans son introduction générale comme « une vision commune de l’histoire, de la société, des institutions et de leur évolution souhaitable, structurée autour d’un idéal philosophique, religieux ou idéologique qui lui sert de ciment et lui confère sa cohérence globale21 ». Les gaullistes d’ordre ont justement une vision commune de la société française et des institutions de la Ve République. Conservateurs, désireux de défendre le régime en place, ils sont convaincus qu’une menace plane : la « subversion marxiste ». Toute leur idéologie se construit durant les années 1968 autour des réponses à apporter aux attentes de la population tout en préservant la société de la « menace rouge ». Leurs discours se veulent alarmistes afin de marquer les esprits de la population. La peur est une émotion qui ressort régulièrement dans les tracts, affiches et discours que tiennent les CDR. La haine et le mépris des « révolutionnaires » sont également présents dans leurs interactions avec les militants adverses. Les liens qu’ils entretiennent avec les forces de l’ordre, les hauts fonctionnaires et les élus politiques de la majorité leur permettent de relayer leurs revendications, devenant de fait un groupe de pression22. Toutefois, les CDR se démarquent quelque peu des trois autres organes sur plusieurs points. Contrairement au SAC et à la CFT, leur propagande est moderne, jouant à la fois sur l’humour (afin de ridiculiser l’adversaire) et une identité graphique plus marquante. Leur désir de toucher l’ensemble de la société les incite à étendre leurs réseaux dans les différentes sphères de la société civile (enseignants, étudiants, journalistes, cadres) lorsque les trois autres essaient de se concentrer sur certaines catégories socioprofessionnelles – forces de l’ordre pour le SAC, enseignants et étudiants pour l’UNI, ouvriers, cadres et patrons pour la CFT.
8Ainsi, étudier les CDR revient à analyser une organisation militante originale par sa manière nouvelle de faire de la politique (humour, visuel moderne, etc.), son fonctionnement horizontal pour le moins inédit dans une famille politique où la verticalité est la norme, sa valorisation de l’action de terrain combinée à celle d’un discours antisubversif, et la défense de la Participation. La singularité des Comités en fait une organisation difficile à situer parmi les mouvements politiques des années 1968, y compris au sein de la famille gaulliste. Cette originalité semble devenir handicapante pour les CDR : en ne parvenant pas à se situer dans le monde politique de l’époque, ils peinent à prolonger leurs activités une fois le contexte d’origine et ses enjeux dépassés. La crise identitaire qui suit la défaite chabaniste de 1974 fait des Comités des victimes de la recomposition du néogaullisme chiraquien qui achève un mouvement en décrépitude. Mais alors, en quoi l’inscription des CDR dans le gaullisme d’ordre et leur obsession pour la « subversion marxiste », couplé à ses objectifs et méthodes inédites au sein de la famille gaulliste, fait de cette organisation un relais militant original des responsables gaullistes durant les années 1968 ?
9Afin de répondre à ces multiples questions, ce livre articule son argumentaire autour de quatre parties centrées sur la France métropolitaine. En effet, le manque de sources portant sur les départements et territoires d’outre-mer ainsi que sur la Corse est tel qu’il est impossible de proposer une étude approfondie intégrant ces espaces ultramarins. Il existe bien des comités départementaux à La Réunion, la Martinique et la Guadeloupe, dont la fondation et la pérennité (ou non) ne sont évoquées que dans le bulletin interne du mouvement. Ainsi, il est possible de dater la naissance du CDR de La Réunion à l’automne 197223. Une antenne soutenue par Michel Debré où se rassembleraient 600 adhérents et sympathisants24. La Martinique et la Guadeloupe suivent l’exemple réunionnais en voyant un comité départemental se former en octobre et novembre 197225. Les CDR guadeloupéens peinent à fonctionner et souffrent d’une profonde instabilité, obligeant le siège national à changer de délégués à deux reprises dans l’espoir de relancer le mouvement sur place26. Une irrégularité qui touche également La Réunion dans une moindre mesure27. Cela n’est pas le cas de la Martinique qui, après des débuts difficiles28, est reprise efficacement en main par Simone Gricolat à la fin de l’année 1974. Elle obtient la reconnaissance de la direction nationale qui la considère comme l’exemple du dirigeant idéal et dynamique en outre-mer29. Cependant, la disparition de toute mention des CDR d’outre-mer entre mars 1976 et février 1978 semble démontrer que ces antennes disparaissent en même temps que le mouvement dans l’Hexagone durant la présidence giscardienne. De plus, nous avons opté pour un plan avant tout thématique : les trois premières parties portent sur la période 1968-1974 avec des approches thématiques différentes, alors que la dernière partie se concentre sur la période de déclin de l’organisation (1974-1978).
10Aussi, la première partie de la présente étude se concentre sur les moyens mis en œuvre par les CDR pour encadrer et orienter la « majorité silencieuse » qu’ils désirent représenter. Elle se structure autour de trois axes : la création des CDR en mai 1968, la manifestation (pro-)gaulliste du 30 mai 1968 et les manifestations gaullistes qui l’accompagnent dans tout le pays ; les rapports ambigus qu’entretient l’organisation avec le gaullisme, sa volonté affichée d’incarner la « majorité silencieuse » dans son ensemble au-delà des seuls gaullistes même si ces derniers dominent largement les instances dirigeantes du mouvement.
11La deuxième partie porte sur la diversité des militants en termes de courants et d’idéologies politiques, l’originalité de leur programme entre discours d’ordre et sensibilité sociale, leur rapport enfin à la violence militante.
12La troisième partie porte sur les relais militants que constituent les CDR et leur action sur le terrain en matière de lutte anti et contre subversive entre la fin du mandat gaullien et le septennat inachevé de Georges Pompidou. Elle traite dans un premier temps des réseaux CDR dans la société civile, souligne la modernité communicationnelle de l’organisation au sein du gaullisme, et analyse enfin la représentation souvent fantasmée qu’a la gauche de ces Comités.
13Cette étude s’achève sur les premières années du septennat giscardien. Quelque peu divisée lors de la présidentielle de 1974, l’organisation connaît un déclin rapide après la défaite de Jacques Chaban-Delmas au premier tour. Les crises provoquées par l’ascension du néogaullisme chiraquien au sein de la famille gaulliste entraînent de nombreuses défections dans les rangs des CDR. L’organisation périclite également à cause de ses propres contradictions, son prompt ralliement à Jacques Chirac l’obligeant à s’en prendre aux giscardiens tout en maintenant un discours antisubversif de plus en plus dépassé. L’épilogue ouvre sur la fin des années 1968, puis s’interroge sur la postérité du personnel et des pratiques militantes des CDR, à la suite de l’effondrement de l’organisation qui provoque la dispersion des anciens militants dans de nouvelles structures où ces derniers importent parfois leurs pratiques et discours passés.
Notes de bas de page
1Vœux du 31 décembre 1968. Gaulle Charles de, Mémoires de guerre et Mémoires d’espoir, Paris, Plon, 2016, p. 1509-1511.
2Richard Gilles, « Mai-68… et après ? Une nouvelle donne politique. La France de 1962 à 1984 », Carnets, 2019/16, [http://journals.openedition.org/carnets/9599], consulté le 10 novembre 2019.
3El Gammal Jean, « L’antiparlementarisme et les événements de mai 1968 : essai de mise en perspective », Parlement[s], hors-série no 9, 2013/3, p. 135.
4Audigier François, « Le gaullisme d’ordre des années 1968 », Vingtième Siècle, no 116, 2012/4, p. 53-68.
5Ibid., p. 54.
6Nous avons eu l’opportunité de pouvoir relever le témoignage de certains de ces militants et compagnons de route : André Bord, Michel Anfrol, Jean-Pierre Antoni, etc.
7Foccart Jacques, Journal de l’Élysée, t. II : Le Général en mai, Paris, Fayard/Jeune Afrique, 1998, p. 448.
9Mucchielli Roger, La subversion, Paris, Bordas, coll. « Bordas Connaissance », série « Information », 1972, p. 16.
10Chappaz-Wirthner Suzanne, Monsutti Alessandro et Schinz Olivier, « Entre ordre et subversion : une introduction », in Suzanne Chappaz-Wirthner (dir.), Entre ordre et subversion. Logiques plurielles, alternatives, écarts, paradoxes, Genève/Paris, IUED/Karthala, coll. « DéveloppementS », 2007, p. 14.
11Jaccard Christophe, « Entre le silence et le dire : la confidentialité des séances de commission au Parlement fédéral », in Suzanne Chappaz-Wirthner, Entre ordre et subversion. Logiques plurielles, alternatives, écarts, paradoxes, op. cit., p. 59.
12Balandier Georges, Le Désordre, Paris, Fayard, 1988.
13Les auteurs démontrent par ailleurs que le terme « subversion », d’abord militaire, se politise durant les années 1930. Cochet François et Dard Olivier (dir.), Subversion, anti-subversion, contre-subversion, Paris, Riveneuve, coll. « Actes académiques », 2010, p. 9-12.
14Régulièrement employé par les gaullistes et leurs alliés, le terme de « gauchiste » fut à l’origine conçu par Lénine pour dénigrer toutes celles et tous ceux qui se situaient à l’aile gauche du parti communiste. Nous entendons donc utiliser ce vocable pour désigner les militants d’extrême gauche, à savoir toutes les organisations se trouvant à gauche du Parti communiste français et de la Section française de l’Internationale ouvrière/Parti socialiste. Les mouvements trotskistes, maoïstes, anarchistes et libertaires en sont les principaux acteurs durant les années 1968. Outre la section dédiée à cette question en bibliographie, il est possible de consulter les articles suivants de Philippe Buton : « Les gauches alternatives en France, du bouillonnement des années 1968 aux recompositions de la fin de siècle », Revue historique, no 684, 2017/4, p. 843 et 846.
15Expression employée par le général de Gaulle et rapportée par Alain Peyrefitte. Voir le livre de ce dernier C’était de Gaulle, t. III : « Tout le monde a besoin d’une France qui marche », Paris, Fallois/Fayard, 2000, p. 436.
16Lemasson Éric, Marchiani. L’agent politique, Paris, Seuil, coll. « L’épreuve des faits », 2000, p. 42 et 50.
17Ibid., p. 50.
18Charlot Jean, Le Phénomène gaulliste, Paris, Fayard, 1970.
19Audigier François, « Le gaullisme d’ordre des années 1968 », art. cité, p. 63.
20Pozzi Jérôme, Les Mouvements gaullistes. Partis, associations et réseaux, 1958-1976, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2011, p. 12.
21Berstein Serge, « L’historien et la culture politique », Vingtième Siècle, no 35, 1992/3, p. 68.
22Pour en savoir plus sur le lobbying politique, se référer à l’article de Gilles Richard, « Patronat et politique. Comment défendre les intérêts patronaux dans le cadre de la République ? », Vingtième Siècle, no 114, 2012/2, p. 153-170 (en particulier les pages 164 à 169).
23Citoyen, no 38, octobre 1972, p. 4.
24Citoyen, no 39, novembre 1972, p. 4.
25Ibid.
26Citoyen, no 49, novembre 1973, p. 4 ; Le Citoyen, no 2, janvier 1976, p. 8.
27Le Citoyen, no 2, janvier 1976, p. 8.
28Citoyen, no 57, décembre 1974, p. 3.
29Citoyen, no 58, février 1975 ; Le Citoyen, no 2, janvier 1976, p. 8 ; Le Citoyen, no 3, février 1976, p. 9.
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