Pas de cannibales au tribunal ?
Enquête sur une étrange absence dans les archives coloniales de la Nouvelle-Calédonie
p. 81-96
Texte intégral
L’obsession anthropophage ?
1Dans le premier numéro du Bulletin Officiel de la Nouvelle-Calédonie, à la date du 9 février 1854 et dès la douzième page de ce document qui en compte plus de trois cents, voici ce que le lecteur peut découvrir :
« Code de la tribu de Pouma1.
Nous, Philippo Bouéone, chef de la tribu de Pouma, voulant assurer la tranquillité publique, ordonnons ce qui suit :
1) Tout sujet de la tribu de Pouma qui se sera rendu coupable d’assassinat et d’anthropophagie, sera remis à la disposition du commandant de la station, qui décidera de son châtiment ;
2) Tout sujet de la tribu de Pouma qui se sera rendu coupable du crime d’anthropophagie, sera remis à la disposition du commandant de la station, qui décidera de son châtiment […]2 ».
2En Nouvelle-Calédonie, les deux premiers articles du premier code juridique imposé par l’autorité française aux populations autochtones concernent la prohibition et la répression de l’anthropophagie. Ce crime précède, dans le même texte, quatorze autres articles qui prévoient les sanctions des assassinats prémédités, du viol, de l’incendie, de l’empoisonnement, de diverses formes de vol, de l’adultère, de l’attentat à la pudeur, d’insulte, de la désobéissance aux chefs, des faux témoignages ou d’une volonté guerrière envers une autre tribu. Tous ces interdits sont accompagnés des sanctions prévues à leur encontre, à l’exception, précisément, de l’anthropophagie. Les peines préconisées s’avérant décroissantes au fil de l’énumération, le fait de manger son prochain est considéré comme le crime le plus grave qu’il soit. Le chef doit prendre en charge la désignation de deux « agents de police » parmi les membres de sa tribu qui surveilleront le respect de ce code et arrêteront les éventuels coupables. Ceux-ci seront placés, selon leur sexe, dans l’une des « deux prisons » qui devront être construites dans la tribu. Selon le document, Bouéone et un autre membre de sa tribu, Louis Tadine, paraphent ce code, que le capitaine de vaisseau Tardy de Montravel promulgue depuis le navire La Constantine à bord duquel il longe la côte nord-est de la Grande-Terre, principale île de l’archipel, afin d’obtenir les actes de soumission de différentes chefferies.
3Quelques mois après le début « officiel » de la colonisation française, ce document s’avère surprenant à plusieurs titres. L’officier de Marine désigné pour commander la toute nouvelle colonie obtient en effet de Felipo Boueone, chef de la tribu de Pouma, un renoncement aux « lois et coutumes du pays ». Le texte imprimé dans le Bulletin Officiel de la Nouvelle-Calédonie évoque le souhait de Boueone de « laisser ma tribu […] participer aux droits et aux avantages de tout citoyen français ». Pour cela, il « prie Tardy de vouloir décréter des peines à son choix contre les auteurs des crimes suivants qui désolent principalement la Nouvelle-Calédonie […] ».
4La demande de Boueone aurait été adressée au commandant de la colonie le 7 février 1854, et ce, est-il rapporté, suite à « l’injonction » qui lui a été faite par le contre-amiral Febvrier-Despointes, prédécesseur de Tardy, de renoncer à ses coutumes. Le document précise que, lorsque cet ordre fut donné au chef, il se trouvait en présence non seulement du contre-amiral mais également de « tout son État-major ». Il est possible que cela eut lieu le 24 septembre précédent, lorsque Febvrier-Despointes revendiquait la possession de l’archipel au nom de la France à Balade, en présence de plusieurs tribus du nord-est calédonien, dont les Poumas. Les conditions de ces cérémonies, de ces textes et de l’obtention de leurs paraphes sont connues, s’insérant dans la « technique des traités », utilisée par la France et le Royaume-Uni à plusieurs centaines de reprises en Afrique et en Océanie afin d’obtenir une reconnaissance de souveraineté dont le sens véritable était tronqué ou non traduit aux autochtones. Par ailleurs, ce texte projette sur ce territoire océanien les principaux crimes et délits de la métropole, accompagnés d’une échelle de sanctions totalement « hors-sol » : désigner des agents de police, construire des prisons, porter une écharpe tricolore, condamner à une peine de travaux publics.… Le seul crime que l’on suppose ne pas exister en France, l’anthropophagie, figure en tête du Code et aucune sanction concrète n’est prévue à son encontre. La rhétorique de la réponse à la demande du chef n’est pas crédible, ainsi que l’ont bien analysé I. Merle et A. Muckle, qui suggèrent que l’on « reconnaît indéniablement une morale missionnaire, ici catholique, qui condamne vigoureusement les crimes et en tout premier lieu l’anthropophagie, pratique très répandue en Nouvelle-Calédonie, comme elle condamnait à Tahiti les sacrifices humains et les infanticides3 ».
5Selon ces deux chercheurs, le code des Poumas, et, quelques jours plus tard, celui parfaitement identique qui est imposé à la tribu voisine des Muélébés, aurait été rédigé en collaboration entre les autorités militaires et religieuses de l’archipel. Il serait le miroir de la peur des Européens d’être dévorés, une peur constante, récurrente, illustrée par de multiples récits qui jalonnent la première moitié du xixe siècle à propos de l’archipel calédonien. Ces récits, faute de données archéologiques, sont encore à ce jour ce qui ferait preuve des pratiques cannibales en Nouvelle-Calédonie. Parmi d’autres, Jacques-Julien Houtou de la Billardière (1755-1834), le botaniste français qui accompagna l’expédition menée par d’Entrecasteaux au cours des premières années de la Révolution française. Dans son récit de voyage, il raconte comment le « citoyen Piron » se vit offrir un os à ronger qu’il identifia comme celui d’un jeune garçon de douze à quinze ans, os qu’il rapporta à bord de son navire afin de prouver à ses camarades de voyage, incrédules, la pratique de l’anthropophagie que nul ne soupçonnait suite au récit favorable que Cook avait fait de cette région4. Fort connu, et diffusé en France à partir de 1799, il augure de l’image des « sauvages cannibales » qui sera colportée incessamment jusqu’à la conquête de l’archipel5. Les récits de missionnaires, en recherche de martyr ou de glorification de leur œuvre évangélisatrice, s’avèrent les plus nombreux6, mais les marchands et les marins ne sont pas en reste7. A. Leca et B. Gille rappellent qu’on ne saurait trancher entre des usages rituels, notamment liés aux guerres, et purement alimentaires, soulignant la multiplicité des récits et des traditions orales kanak qui « ne laissent guère de doute sur l’existence du cannibalisme durant la période archaïque8 ». L’ouvrage des deux historiens du droit permet de constater, par ailleurs, que les codes des Poumas et des Muélébés semblent des cas uniques parmi les archipels colonisés par la France : il n’existe pas d’interdit similaire à Tahiti, avec le code Pomaré, ou à Wallis-et-Futuna, avec le code Bataillon9.
6Lorsqu’il rédige ce code, le capitaine de vaisseau Tardy est probablement imprégné de cette obsession anthropophage, entretenue par les missionnaires de la région de Pouébo qui attendent depuis dix ans l’arrivée des militaires afin de les soutenir dans leur mission évangélisatrice. La multiplicité de leurs récits et de leurs témoignages explique probablement la priorité que l’officier donne à la lutte contre le cannibalisme. Depuis son navire, il introduit le code en s’adressant au chef Bouéone dans ces termes : « je veux bien approuver les dispositions qui vous semblent propres à ce but de régénération et de civilisation10 ». Phrase qui allie à merveille la rhétorique révolutionnaire et colonialiste.
Quatre affaires et douze « victimes »
Les archives judiciaires et l’anthropophagie : une moisson réduite
7La première préoccupation juridique et pénale des Français en Nouvelle-Calédonie serait donc l’anthropophagie. Face à ce constat, il serait légitime de songer que les cannibales sont apparus dans les procédures judiciaires de la colonie, dont les archives ont été conservées en abondance11. Nos lectures de ces documents, exhaustives pour la justice criminelle et par sondage pour les justices correctionnelles et de paix, ont donné de bien minces résultats. Une affaire criminelle et trois procédures civiles, qui concernent douze victimes potentielles d’anthropophagie ont pu être repérées, dans une chronologie et un espace resserrés12 :
deux massacres de marins, en 1865, à Gatope, près de Voh ;
les cadavres de cinq soldats du 2e Régiment d’infanterie de Marine découverts sur le territoire des Ouébias en 1868, au nord-est de la Grande Terre ;
l’assassinat du colon Emmanuel Cosso quelques jours plus tard, à proximité.
8Les présumés coupables du meurtre du colon Cosso sont jugés par le tribunal criminel de la Nouvelle-Calédonie en 1870, pour les autres cas, ils sont mentionnés dans des procédures d’état civil visant simplement à enregistrer officiellement les décès.
9Un faible résultat, si on le compare à l’abondance des récits de cannibalisme en Nouvelle-Calédonie au xixe siècle, et particulièrement durant les vingt-cinq premières années de la présence française, jusqu’à la révolte de 1878. Faible également au regard de l’importance accordée par le premier « législateur » colonial, en 1854, à ce crime, ainsi qu’à la masse d’archives consultables. En effet, sur 785 homicides jugés au tribunal criminel de la colonie entre 1859 et 1940, seule l’affaire Cosso présente des soupçons, non avérés, d’anthropophagie de la part d’autochtones kanak, dont les auteurs présumés ne comparaissent pas pour ce dernier chef d’accusation mais pour celui d’assassinat avec préméditation. Il n’y eut en réalité qu’un seul crime de cannibalisme jugé par les instances de la colonie, et, comble d’ironie, l’acte cannibale fut l’œuvre d’un Français13. Lorsque l’on affine l’analyse des procédures menées par la cour d’assises de Nouméa en s’attachant aux assassinats d’Européens par des Kanak, cela amène à s’intéresser plus particulièrement à dix-huit affaires (soit 2,4 % de l’ensemble des homicides), dont deux révoltes (Pouébo en 1867 et la rébellion du Nord en 1917) et seize meurtres « ordinaires14 ». À deux exceptions près15, il est impossible d’affirmer qu’il s’agit d’actes anticoloniaux, et dans toutes ces affaires, aucun cadavre analysé par les médecins et chirurgiens légistes ne présente de traces laissant planer un doute sur une dévoration. Il n’est pas question, ici, de nier catégoriquement la pratique du cannibalisme en Nouvelle-Calédonie, mais de compléter le panorama des sources historiques à ce propos par l’analyse des archives judiciaires.
Enterrer les marins de Gatope
10Leur lecture a permis d’identifier quatre procédures au cours desquelles l’anthropophagie est mentionnée. Les deux premières concernent un épisode bien connu de l’histoire de la conquête coloniale de la Nouvelle-Calédonie, les « massacres de Gatope », en 1865. Sur la côte nord-est de la Grande Terre, près de l’actuelle commune de Voh, les membres de la tribu de Pouantloch sont accusés d’avoir massacré puis dévorés six Français et deux femmes kanak originaires de Hienghène, en deux épisodes. Le 13 ou le 14 juillet, Jean Funel et Bernard Gelas, marins sur la Reine des Îles, caboteur au mouillage, subissent une attaque et disparaissent. Le 24 août, c’est le cotre Le Secret qui subit le même sort, déplorant cette fois la mort du capitaine Jean-Louis Gérard et de ses hommes Pierre Bonnin, Yves Pottier et Jean-Louis Mécheux. L’épisode est rapporté en détail par Jules Garnier et Ulysse de la Hautière, maintes fois repris et accepté comme véridique sans guère d’analyse critique16. Les victimes apparaissent dans les minutes de la séance du tribunal de première instance de Port-de-France quelques mois après les faits, le 22 novembre. Il s’agit d’enregistrer officiellement leurs décès à l’état civil, et non pas de mener une enquête criminelle, impossible dans cette partie de l’île où la guerre fait rage et ou la répression militaire a tenu lieu de sanction17.
11Le corps du premier marin évoqué, Jean Funel, fils d’un cultivateur de Saint-Tropez, sa ville natale, n’a pas pu être retrouvé18. Selon les investigations menées à la demande du président du tribunal, Proust, « il ressort clairement du dire unanime des témoins oculaires que la mort dudit Funel est avérée et ne peut être mise en doute » et que « l’absence de son cadavre est due à ce qu’il a servi à un festin d’anthropophages19 ». L’acte d’enregistrement du décès de son compagnon d’infortune, le marin basque Bernard Gelas20, indique à la page suivante qu’il fut :
« le 13 juillet 1865, victime d’un massacre commis par les indigènes de Pouanlaïtech au lieu-dit plateau de Pouangué (Nouvelle-Calédonie). Que si ledit cadavre n’a pu être retrouvé, cela résulte de ce qu’il a servi à un festin d’anthropophages, mais qu’il ressort clairement du dire unanime des témoins oculaires que la mort dudit Gélas est avérée et ne peut être mise en doute […] l’absence d’officier d’état-civil à Gatope, chef-lieu de circonscription du Nord-Ouest, n’a point permis auxdits témoins oculaires de faire déclaration de ce décès. »
12Aucune indication supplémentaire n’est donnée. Les « témoins oculaires » ne sont pas nommés, et le terme, classique dans la littérature de l’époque, de « festin anthropophage » apparaît pour la première fois dans les archives judiciaires.
13Le même jour, le tribunal de première instance de Nouméa enregistre également les décès des quatre autres marins victimes de la seconde attaque de Gatope, celle du 24 août, qui concerne cette fois le cotre Le Secret. Pour les jeunes marins nantais Pierre Bonnin, Yves Pottier et Jean-Louis Mécheux et pour leur capitaine, le parisien Jean-Louis Gérard, les formules s’avèrent strictement identiques. Le premier d’entre eux, Pierre Bonnin, aurait été :
« massacré par les naturels de la côte Nord-Ouest de la Nouvelle-Calédonie le 24 août 1865. Attendu que les circonstances les plus précises ont été déclarées par des individus qui ont été des témoins, ont vu le cadavre dépecé et ont assisté au repas fait par les assassins avec ledit cadavre, ainsi qu’il résulte de l’enquête administrative faite le 15 octobre 1865 par le sieur Camus Jean-Baptiste, capitaine d’infanterie de Marine et commandant de la circonscription du Nord-Ouest de la Nouvelle-Calédonie […] Attendu que les ossements ont été retrouvés, examinés et reconnus pour appartenir à un Européen, récemment mis à mort, ainsi qu’il résulte d’un rapport en date du 20 septembre 1865 dressé par Monsieur Deplanche Émile21, chirurgien, auxiliaire de troisième classe de la Marine, médecin-major de la goélette La Fine, attendu que les débris du cotre Le Secret portaient des traces non équivoques du carnage dont il avait été le théâtre ; attendu que déclaration immédiate du massacre des matelots du Secret a été faite au capitaine de la Fine par un indigène chargé de porter une lettre au patron du cotre Le Secret et qui était arrivé à temps pour voir des membres d’Européens sanglants et fraichement séparés des troncs […]22 ».
14La terminologie est différente, le terme de « repas » offrant une connotation moins festive, et par là même moins « sauvage » aux yeux des Européens. La chaîne de l’information est ici retracée, ce qui s’avère exceptionnel : c’est le capitaine d’un autre navire, Armand Banaré, qui recueille le premier « témoignage23 ». Lieutenant de vaisseau en charge de l’exploration hydrographique de la côte ouest de la Grande Terre, Banaré n’est pas impliqué dans les guerres franco-kanak qui sévissent alors dans la région. Un Kanak, dont le nom n’est pas mentionné, lui rapporte non pas qu’il a assisté à un repas cannibale, mais qu’il a vu des corps d’Européens dépecés. L’analyse médico-légale du médecin Deplanche évoque « des traces non équivoques du carnage », mais sans noter, lui non plus, de preuves d’une dévoration. Malgré cela, l’enquête du capitaine Camus conclut à des faits d’anthropophagie, sans que d’autres témoins, et le contenu de leurs dépositions, n’aient été mentionnés. Contrairement aux marins de la Reine des Îles, les restes des malheureux marins ont été retrouvés, et sont enterrés sur place, à Gatope. La fragilité des informations se constate ici dans les minutes mêmes des archives judiciaires. Le même paragraphe se retrouve à quatre reprises, sans variante, au cours de la même audience, entérinant officiellement les décès des marins du Secret.
Identifier les soldats de Bondé
15La troisième intrusion du cannibalisme dans les archives judiciaires concerne cinq soldats dont les restes furent retrouvés et identifiés en janvier 1869. Là encore, l’affaire est évoquée lors d’une audience du tribunal de première instance de Nouméa, le 3 septembre suivant, afin de procéder aux enregistrements des décès dans l’état civil de Pouébo. Ces hommes furent les victimes d’une attaque au lieu-dit « Pongouet », situé sur le territoire de la tribu des Ouébias, dans le nord-est de la Grande Terre, qui eût lieu le 7 octobre 1868 et marqua le début de leur révolte. Celle-ci entraîna une expédition militaire d’environ 300 soldats qui dévastèrent la région en décembre, sans toutefois parvenir à trouver les Ouébias, réfugiés dans les montagnes. Cases et cultures furent brûlées, et les terres attribuées aux rebelles considérablement réduites, les chefferies et les clans redistribués entre diverses tribus aboutissant à une véritable dissolution « administrative » des Ouébias24. Lorsque les corps des victimes sont découverts, en janvier, les opérations militaires sont donc achevées et ont donné un résultat décevant au regard des moyens engagés par le gouverneur Guillain. Guidé par un interprète local, nommé Jacobo, qui prétend avoir assisté au massacre, le capitaine Pons rapporte ses découvertes macabres :
« à la suite de recherches minutieuses faites tant dans les cases abandonnées que dans les environs, des débris humains placés les uns à côté des autres ont été retrouvés cachés sous de la paille, un de ces débris complètement mutilé avait cependant encore la tête adhérente au tronc et le visage intact, et qu’il a été de suite reconnu pour être celui du caporal Vaissier ».
16Jean Vaissier, âgé de 23 ans, caporal du 2e régiment d’infanterie de Marine, originaire du Cantal, est inscrit dans le registre des décès. L’officier reconnaît également, quoiqu’elle ait été broyée à coups de hache, la tête du soldat breton de 2e classe Yves Le Men, du même régiment. Quelques jours plus tard, Pons apprend qu’une tête humaine desséchée se trouve au lieu-dit Letchiamboa, s’y rend et reconnaît avec des témoins le soldat lorrain de 2e classe Alfred Gagneur, âgé de 22 ans. Le lendemain, 8 janvier, le capitaine retrouve près de Bondé les restes et les vêtements de François Guillemot, soldat poitevin de 2e classe et identifie les restes de Charles Caudelier, soldat 2e classe âgé de 22 ans et natif du Nord. Les cinq disparus de l’embuscade de Pongouet ont été retrouvés et, sur ordre du tribunal, sont inscrits dans le registre d’état-civil de Pouébo, dans lequel nous pouvons les retrouver à l’année 1869. La minute judiciaire précise que « les circonstances les plus précises de ce décès ont été déclarées par des individus qui ont été les témoins, ont vu le cadavre dépecé et ont assisté au repas fait par les assassins ».
17Qui furent ces témoins oculaires ? Peut-être l’interprète Jacobo, comme le suggère Alain Saussol ? Par une minutieuse étude des sources écrites et orales sur cette affaire, A. Saussol et A. Bensa affirment que si les corps furent démembrés et dépecés, ce fut pour « faire parvenir des morceaux de chair ainsi, dit-on, que des monnaies calédoniennes, aux chefs Païacs, Goa et Boula, à celui des Counégas […] tous acceptèrent, scellant ainsi leur solidarité25 ». Comme à Gatope, le dépeçage et le démembrement sont considérés comme des preuves de cannibalisme, sans que le festin supposé n’ait eu de réel témoin direct.
Le corps dépecé du colon Cosso
18La dernière mention d’actes anthropophages supposés qui a pu être repérée diffère des précédentes. Conséquence directe de la révolte des Ouébias, l’assassinat du colon Emmanuel Cosso est rapporté de façon détaillée par A. Saussol26. Basée sur l’article du Moniteur de la Nouvelle-Calédonie du 22 novembre 1868, sa narration évoque cet homme comme un « colon isolé » établi à Ouénope, près du village des Ouébias, sur la côte nord-est de la Grande Terre. De son union avec Tchambouail, femme kanak, est né un fils. Le guet-apens de Pongouet inquiète Cosso, qui décide de partir vers le sud. Alors qu’il longe le littoral sur son cotre, avec sa famille, il est hélé depuis le rivage par deux Kanak de sa connaissance, Gomène et Cabaôte, qui l’incitent à accoster sous prétexte de lui vendre des ignames. Arrivé à terre, il est rapidement entouré d’une dizaine de Ouébias, son fusil lui est dérobé, il prend alors la fuite. Poursuivi, il succombe à l’issue d’une brève course, fauché par un coup de fusil et une sagaie puis achevé de deux coups de hache. Saussol précise que son arme était l’objet de la convoitise de ses agresseurs. Comme pour les marins et les soldats, son cadavre est dépecé et les morceaux envoyés aux chefs des clans voisins, les Tiendanous et les Maloumes, sur ordre desquels cette exécution aurait été ordonnée. Gomène, ami de Cosso, avait dû accepter de servir « d’appât ». Il est capturé quatre mois plus tard avec l’un de ses complices, nommé Yamboué qui comparaît à ses côtés devant le tribunal criminel de la Nouvelle-Calédonie le 6 juin 1870 pour « assassinat avec préméditation27 ».
19Les minutes du procès sont brèves, ne rapportant que les noms des accusés, leurs âges (20 et 25 ans), leurs tribus d’origine (Ouénia et Léhouégué), l’absence de condamnation antérieure les concernant et le chef d’accusation. Le mobile est le vol de fusil. Un interprète est présent, dont on ne peut savoir la qualité des traductions ni même s’il parle la bonne langue, et les deux témoins sont les femmes Tchambouail et Ouala ainsi que le frère d’un accusé. Les deux hommes sont condamnés aux travaux forcés, à perpétuité pour Gomène et à vingt ans pour le second. Nous pouvons accéder à de plus amples détails sur cette affaire grâce à une source complémentaire précieuse, les comptes rendus des séances du Conseil privé de la colonie. Sous la direction du gouverneur, ce petit groupe dirige concrètement le territoire et débat des décisions à prendre dans tous les domaines ainsi que du contenu des arrêtés et décrets qui sont promulgués et applicables. Dix jours après la condamnation de Gomène et Yamboué, le conseil doit statuer sur la demande de recours formulée par les deux condamnés. Le contenu des débats du procès est alors rappelé. On y apprend que Cosso est un ancien soldat de l’Infanterie de Marine, resté dans la colonie après la fin de son service et qu’il s’était fixé à « Ouénope où il se livre à la pêche au trépang, à l’élevage de quelques porcs et s’était mis à vivre en vrai kanack, il avait pris pour concubines deux femmes de cette race28 », qui seront les deux témoins au procès. La narration de la mort de Cosso est similaire à celle du Moniteur, à l’exception du fait qu’il y avait deux femmes et non une seule dans l’embarcation. Elles ne débarquèrent pas et assistèrent, de loin, à l’assassinat, précisant que « le cadavre fut coupé en deux, placé dans des paniers, emporté dans la montagne pour un festin ». Difficile de savoir si cette dernière précision fut rapportée par les deux femmes kanak ou ajoutées par le chef du service judiciaire qui expose le cas devant le conseil de la colonie29. Le schéma se répète : un soldat, le nord de la Grande Terre, un contexte de guerre coloniale et un démembrement de corps, que l’on va transformer en probable prélude à des actes cannibales. Mais, là encore, pas de témoignage direct sur la dévoration. Saussol suggère que le vol de fusil, admis comme le mobile du crime, participe à la préparation de la révolte des Ouébias qui débute deux jours plus tard par l’attaque du poste militaire d’Oubatche. 300 guerriers, sous la conduite du chef Cohima auquel l’arme de Cosso aurait été remis, tentent de s’emparer du fortin militaire, sans succès.
20Lorsque le gouverneur doit statuer sur le sort des deux accusés, les événements du Nord sont terminés, les Ouébias ont été dispersés, leurs terres confisquées et les Français occupent une bonne partie de la région. L’accusation d’anthropophagie n’a pas été retenue au procès, car nul ne sait ce qu’il advint du corps de Cosso. Et les deux hommes capturés faisaient partie d’une bande plus large, d’une dizaine d’agresseurs, les autres n’ayant pas été identifiés. Le gouverneur rejette le recours et ordonne l’exécution immédiate de la sentence mais, craignant que ces hommes « n’entraînent avec eux les transportés » s’ils étaient envoyés au bagne de Nouville, il les envoie à Lifou, où ils seront gardés en attendant leur transfert vers le bagne vietnamien de Poulo-Condor30.
Un cannibalisme « colonial » ?
21Contrairement à ce que le code des Poumas laissait présager, le cannibalisme ne semble pas une préoccupation judiciaire et politique majeure dans la Nouvelle-Calédonie des premières années coloniales. Les quelques bribes présentées dans ce chapitre font état non d’un silence absolu, mais d’un faible murmure. Comment interpréter ces fragments d’archives judiciaires ?
22Dans un premier temps, soulignons que le travail de la justice est avant tout dépendant des lois qui régissent l’institution. Lorsqu’il promulgue le code des Poumas en février 1854, Tardy de Montravel a conscience de son aspect éphémère puisqu’il ajoute, au-dessus de son paraphe, la précision selon laquelle ces dispositions sont en vigueur « jusqu’à la nouvelle législation arrêtée par le gouvernement de Sa Majesté Napoléon III ». Et la législation évolue rapidement. Dès avril 1855, le système judiciaire et juridique en vigueur aux îles Marquises depuis une douzaine d’années entre en application en Nouvelle-Calédonie. De répression spécifique de l’anthropophagie dans ces textes, il n’est déjà plus question31. Le code des Poumas devient véritablement caduque lorsque le gouverneur Guillain promulgue le Code pénal français et le rend applicable dans la colonie, en avril 1863. Les principaux crimes sont alors ceux de la métropole : faux en tout genre, concussion, violences, outrages, menaces, attentats aux mœurs, meurtres, vols et destructions diverses32. Le cannibalisme, dont les Français présupposent qu’il ne peut correspondre qu’aux mœurs de ces populations qu’il convient de « civiliser », disparaît33. Durant le laps de temps qui sépare les deux codes, le tribunal criminel de la Nouvelle-Calédonie n’a presque pas fonctionné : créé en 1859, il ne juge que deux affaires de vols34. Dans les années 1860, la justice est militaire, dans tous les sens du terme : les officiers composent les jurys des quelques sessions des tribunaux, et l’armée réprime sur le terrain tout crime à l’encontre des Européens. Face au cannibalisme, s’il existe, les soldats font en quelque sorte justice eux-mêmes. Nous sommes ainsi en présence d’une impossibilité presque « technique » de juger les possibles crimes d’anthropophagie, en l’absence de cour (1853-1859), puis de juges (1859-1863) et suite au changement des lois pénales en vigueur (1863). Toutefois, même en l’absence du terme lui-même, il aurait pu être possible de retrouver des dévorations au fil des procès pour homicides. De cela, il n’est jamais question dans les archives criminelles calédoniennes : aucune victime ne semble avoir été consommée.
23En second lieu, soulignons les « bons usages » du cannibalisme, et ce du côté du colonisateur comme de celui du colonisé. Comme il n’est pas possible de négocier avec les « sauvages anthropophages » et que ces actes les disqualifient dans l’occupation foncière, chaque dévoration supposée justifie une expédition militaire pour le gouverneur. Dans le nord-ouest, où la résistance organisée par le chef Goodu dure depuis 1862, Guillain engage une campagne contre les Pouanlotchs et les Pouangués accusés des « festins anthropophages ». Si la région est dévastée par 250 soldats, ceux-ci ne trouvent que des « villages déserts ». Dans le nord-est, après le guet-apens de Pangouet et l’assassinat de Cosso, afin de contenir la rébellion qui couve, trois colonnes de militaires français sillonnent la vallée de la Ouaïème, incendiant villages et cultures. Une cinquantaine de membres des tribus alliées aux Ouébias, les Païacs et les Maloumes, périssent dans les affrontements de décembre 1868. Les chefferies sont spoliées, déplacées et dispersées, les Ouébias devenant la « tribu anthropophage » dont la photographie est utilisée sur une carte postale avec cette légende35. Annihiler l’adversaire potentiellement le plus dangereux, celui qui peut vous dévorer, et aussi culturellement le plus éloigné, donc le moins « civilisable », tel était l’utilité du cannibalisme pour l’administration coloniale balbutiante sur ce territoire. L’argument sert également à Guillain, en 1868, lorsqu’il crée les « réserves » et entame le processus de coercition foncière à l’encontre des autochtones, pour dénier à ces derniers tout sens de la propriété individuelle36. Une rhétorique habituelle dans la culture européenne : pendant la Révolution française, les Vendéens ne sont-ils pas des anthropophages qui dévorent les enfants des contrées conquises, les soldats républicains ne font-ils pas des « tanneries de peaux humaines » avec leurs prisonniers, les captifs détenus dans les fameuses « prisons de Nantes » ne s’entredévorent-ils pas ? Napoléon ne va-t-il pas devenir « l’ogre » qui engloutit les enfants du pays dans ses armées, un pays peuplé de cannibales révolutionnaires selon l’imagerie anglaise du début du xixe siècle ? Les exemples pourraient se multiplier de l’usage de l’anthropophagie comme technique « d’ensauvagement » de l’ennemi.
24À l’inverse, il existe peut-être, du côté kanak, le sentiment d’une utilité défensive de l’anthropophagie. Au vu des différents récits européens de l’époque précoloniale, il n’a pu échapper aux Kanak l’effroi que cette pratique jetait parmi les nouveaux venus. Et, entre l’arrivée des Français en 1853 et la grande révolte kanak de 1878, une soixantaine de révoltes anticoloniales a minima peuvent être recensées dans l’archipel37. Aussi, le cannibalisme, réel, supposé, fantasmé, colporté, raconté aux « Blancs » devient-il, peut-être, un moyen d’intimidation, de défense face à cette invasion. La situation de guerre engendre cette anthropophagie, pratiquée ou non. Les affaires étudiées entrent dans ce cadre de la conquête coloniale avec la grande rébellion dite de Wagap-Gatope d’une part, celle des Ouébias de l’autre. Les révoltes ultérieures soulèveront toujours des accusations de pratiques cannibales, et l’image continuera de rester invariablement accolée aux Kanak tout au long du xxe siècle. Jamais, par ailleurs, les archives judiciaires ne font mention d’un cannibalisme purement alimentaire, de goût, contrairement aux abondants récits qui présentent, à cette même époque, cette pratique comme un choix gastronomique38.
25Phénomène clivant, marqueur, aux yeux des Européens, de la limite entre la « civilisation » et la « sauvagerie », le cannibalisme semble toutefois bien utile à chacune des deux parties. Les quelques centaines de Français qui tentent de coloniser l’archipel dans les années 1860 mettent en avant les récits d’anthropophagie pour justifier leur présence, les spoliations foncières, l’acculturation. Les tribus kanak attaquées sur leur terre en usent, ou font croire à leur usage, afin de dissuader les colonisateurs de persister dans leur volonté d’installation. Les archives judiciaires ne livrent, pour leur part, aucune preuve formelle de l’existence de cette pratique en Nouvelle-Calédonie. En revanche, elles montrent bien le sentiment général qui règne sur l’archipel en ces débuts de colonisation : la peur.
Notes de bas de page
1Dans le nord-est de la Grande Terre, île principale de l’archipel de la Nouvelle-Calédonie.
2Bulletin officiel de la Nouvelle-Calédonie (désormais Bonc), année 1853, p. 12-14. Les volumes du Bonc ont été consultés au service des archives de la Nouvelle-Calédonie (désormais ANC).
3Merle Isabelle et Muckle Adrian, L’Indigénat. Genèses dans l’empire français, pratiques en Nouvelle-Calédonie, Paris, CNRS Éditions, 2019, p. 101 pour ce passage.
4Houtou de la Billardière Jacques-Julien, Relation du voyage à la recherche de La Pérouse, fait par ordre de l’Assemblée Constituante, Paris, G. H. J. Jansen, an VIII, vol. 2, p. 192-195.
5Et au-delà : voir le récit très contestable de Jules Garnier, analysé infra par Eddy Banaré (daté de 1867), les récits de cannibalisme supposé pendant la révolte de 1878 puis celle de 1917, dont les traces subsistent encore sur des blogs de descendants de colons victimes de cette rébellion. Citons l’article du Bulletin du Commerce, en 1915, rapportant la volonté du chef Amane, ancien meneur de la « révolte des Poyes » au début du siècle, d’aller combattre dans les tranchées : « pour défendre la patrie française et, probablement, y manger quelques côtelettes de boche » (ANC, 7 J-24).
6Voir l’analyse réalisée infra par Dominique Barbe et de Salinis Armand, Marins et missionnaires, conquête de la Nouvelle-Calédonie (1842-1853), Nouméa, Humanis, éd. 2018, 330 p.
7Pisier Georges (éd.), Les aventures du capitaine Cheyne dans l’archipel calédonien, 1841-1842, Nouméa, Publications de la Société d’Études Historiques de la Nouvelle-Calédonie, no 7, 1975. Cheyne s’avère souvent contradictoire dans ses constats et ses commentaires : ainsi affirme-t-il (p. 18) que « les indigènes de l’île des Pins sont cannibales et mangent toujours les corps de leurs ennemis tués dans une bataille […] », qu’ils ne font « aucun secret » de leur cannibalisme, mais qu’ils « préfèrent la chair des femmes et des enfants à celle des hommes ». Il affirme avoir assisté à la dévoration d’un vaincu par ses vainqueurs sur une plage de Lifou (p. 46) et avoir vu un cadavre cuit dans des feuillages, à la manière d’un bougna, à Ouvéa (p. 81). Leenhardt Raymond ne rapporte, pour sa part, qu’un seul cas d’anthropophagie, à Maré, en 1866, à l’issue d’un combat entre chefferies (Au Vent de la Grande Terre. Les îles Loyalty de 1840 à 1895, Nantes, Éditions Siloé, 1957, p. 102).
8Leca Antoine et Gille Bernard, Histoire des institutions de l’Océanie française. Polynésie, Nouvelle-Calédonie, Wallis & Futuna, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 123-124 sur le sujet. Ils rapportent ainsi plusieurs exemples : « l’inquiétante devise » notée dans son journal par la capitaine Erskine en 1850 selon laquelle « Tout ce qui vient de la mer est poisson (et peut donc être dévoré) » ; l’existence de « saison pour la chasse à l’homme », de « clans garde-manger voués à livrer des victimes » ; du fait que « toutes les parties du corps n’auraient pas joui de la même estime »…
9Voir également O’Reilly Patrick, « La vie à Tahiti au temps de la Reine Pomaré », Journal de la Société des Océanistes, no 54, 1975, p. 149-167 et Bouge Louis-Jean, « Le Code Pomaré de 1819. Historique et tradition », Journal de la Société des Océanistes, no 8, 1952, p. 5-26. Ce dernier rapporte le contenu des dix-neuf articles du code, où il n’est pas question d’anthropophagie.
10Bonc, année 1853, p. 11.
11ANC, série 23 W, entièrement consacrées aux archives judiciaires anciennes, couvrant un siècle (années 1850 – années 1950). La série abrite 326 boîtes, qui contiennent elles-mêmes parfois deux ou trois registres.
12Une zone d’une cinquantaine de kilomètres Nord/Sud et Est/Ouest dans le nord de la Grande Terre.
13Notre enquête se base sur la consultation de l’intégralité des archives du tribunal criminel de la Nouvelle-Calédonie à l’époque coloniale, soit 1 153 affaires (ANC, 23 W/1 à 14 : Justice criminelle, 1859-1944), sur un quart des procédures de la justice correctionnelle, soit 7 513 affaires (ANC, 23 B/1 à 47 : Tribunal correctionnel, 1856-1923) et l’intégralité des premières années des justices de paix soit 1 515 affaires (ANC, 23 W/A-1 à 5 : Justice de paix de Nouméa, 1859-1878 ; 23 W/C-1 : Justice de paix de Bourail et Koné, 1889-1898 ; 23 W/K-1 : Justice de paix de Canala, 1883-1885). Au total, 10 181 procédures ont été lues.
14À l’inverse, 36 procès concernent des assassinats de Kanak par des Européens. Les affaires criminelles opposant les deux communautés représentent 8,2 % du corpus.
15Le massacre de la famille Latouche à Ponérihouen, par trois Kanak de la tribu de la Tohamba. Ils sont jugés et condamnés le 10 février 1893 aux travaux forcés à perpétuité pour deux d’entre eux et à quinze années pour le troisième (ANC, 23 W/H-4 : Justice criminelle, 1890-1893). Les tentatives d’assassinat des époux David en 1897 par leurs domestiques vaudront à l’un d’entre eux, originaire de la tribu de Moindou, d’être guillotiné en place publique (ANC, 23 W/H-5 : Justice criminelle, 1894-1897). Même si les meurtres d’employeurs sont un schéma courant en France à la même époque, la hiérarchie raciale que la situation coloniale ajoute à la hiérarchie sociale crée un contexte singulier.
16Voir le travail réalisé infra par Eddy Banaré sur ce récit. Outre Garnier Jules, Voyage à la Nouvelle-Calédonie, 1863-1866, Paris, Hachette, 1867, cet épisode est également relaté par de la Hautière Ulysse, Souvenirs de la Nouvelle-Calédonie, séjour sur la côte orientale, Paris, Challamel, 1869, p. 169 en particulier où il décrit le chef de la résistance kanak à la colonisation française, Goodu de Koné : « La case de ses ancêtres disparaît sous le crâne des victimes qu’il a dévoré […] Il est tellement affamé qu’il vous dévorera tous et finira par se manger lui-même ». Il est regrettable que ces descriptions aient été si souvent et si longtemps reprises sans nuances (voir, par exemple, Reuillard Michel, « Saint-simonisme et colonisation. La politique indigène du gouverneur Guillain en Nouvelle-Calédonie (1862-1870) », Outre-Mers. Revue d’Histoire, no 297, 1992, p. 489).
17Voir Saussol Alain, L’héritage. Essai sur le problème foncier mélanésien, Paris, Société des Océanistes, 1979, p. 108-118 sur la riposte menée par le gouverneur Guillain.
18Archives départementales du Var, 7E 124/20 : registre d’état-civil de Saint-Tropez, 1830-1838, acte no 66. Funel est né le 21 août 1834, fils de Jean-Antoine et de Virginie Escoffier.
19La source pour les six procédures de décès liées aux événements de Gatope est : ANC, 23 W/A-1 : Tribunal civil de première instance, ville de Port-de-France, 1859-1870 (audience du 22 novembre 1865).
20Archives départementales des Pyrénées-Atlantiques, 2E 117-411 : registre d’état-civil de Saint-Jean-de-Luz, 1823-1832, fo 193 : Bernard Gelas est né le 14 décembre 1827, fils du meunier Michel et de Marianne Barcos-Borry.
21Ce même Deplanche qui rédigea un compte rendu de son voyage, avec son collègue Vieillard, où les détails sur l’anthropophagie des Kanak seront abondants (Essai sur la Nouvelle-Calédonie, Paris, Librairie Challamel, 1863).
22ANC, 23 W/A-1 : Tribunal civil de première instance, ville de Port-de-France, 1859-1870 (audience du 22 novembre 1865).
23Armand-Aubin, fils naturel de Jeanne-Annette Eugénie, jeune fille de 19 ans sans profession et fraîchement affranchie, est né le 16 mars 1836 à Fort-de-France. Il sera adopté par le mari de sa mère, Louis Banaré, et fera une belle carrière dans la Marine, dans laquelle il entre en 1852 et est nommé lieutenant (1863) puis capitaine de frégate (1877). Cartographe et hydrographe, officier de la Légion d’Honneur, il achève son parcours en tant que chef des Instructions nautiques au Dépôt des cartes et plans de la Marine jusqu’en 1901. Il meurt quatre ans plus tard à Paris, où il est enterré au Père Lachaise. Informations fournies par son arrière-petit-neveu, Eddy Banaré, que je remercie vivement.
24Sur les détails du guet-apens de Ponguet, ses causes et ses conséquences, voir le chapitre consacré par Saussol Alain, L’héritage, op. cit., p. 119-153. Le petit détachement militaire, dirigé par le caporal Vaissier, était venu chercher 25 travailleurs « forcés » dans la tribu des Ouébias lorsqu’il est attaqué au matin du 7 octobre 1868.
25Ibid., p. 137. Voir également Bensa Alban et Goromido Até Antoine, Histoire d’une chefferie kanak (1740-1878). Le pays de Koohnê, Paris, Karthala, 2005.
26Saussol Alain, L’héritage, op. cit., p. 142-143.
27ANC, 23 W/H-1 : Tribunal criminel de la Nouvelle-Calédonie, 1859-1878.
28ANC, 44 W/7 : Conseil privé de la colonie, 1870 (séance du 17 juin). Les compte rendu de ces séances sont des sources importantes sur les processus de décision dans la colonie. J’ai consulté 28 des 100 registres de l’époque coloniale. Dans cette source, l’affaire Cosso est la seule où l’anthropophagie est évoquée.
29La seconde hypothèse étant la plus probable.
30Comme cela fut et sera le cas de plusieurs rebelles kanak, à l’inverse, des centaines de Vietnamiens qui prirent les armes contre les Français pendant la conquête coloniale de « l’Indochine » furent envoyés en Nouvelle-Calédonie, en particulier dans les années 1890 afin d’être employés dans les mines. Voir Angleviel Frédéric, Poulo-Condor. Un bagne français en Indochine, Paris, Vendémiaire, 2020 ; Barbançon Louis-José, Mémorial du Bagne de la Nouvelle-Calédonie, Papeete, Au Vent des Îles, 2020, 2 vol. ; Pierre Michel, Le temps des bagnes, 1748-1953, Paris, Taillandier, 2018.
31Chronologie réalisée pour Justice et société coloniale. L’exemple de la Nouvelle-Calédonie, mémoire inédit d’Habilitation à diriger des recherches, université de Poitiers, 2022, p. 80-102.
32Bonc, année 1863, arrêté no 148, fo 282-306.
33Présupposé qui s’apparente à de l’ignorance ou à un déni, comme le montrent les recherches récentes sur le sujet : Montanari Angélica, Cannibales. Histoire de l’anthropophagie en Europe, Paris, Arkhé, 2018 ; Vandenberg Vincent, De chair et de sang. Images et pratiques du cannibalisme de l’Antiquité au Moyen âge, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2014.
34ANC, 23 W/H-1. Le tribunal criminel fonctionne très irrégulièrement et ne juge qu’une dizaine d’affaires jusqu’à l’installation de juges métropolitains professionnels, en 1873, empêchant d’avoir une vision précise sur la criminalité, au sens français du terme, dans l’archipel au début de la colonisation.
35Saussol Alain, L’héritage, op. cit., p. 81-153 sur ces guerres de conquête coloniale dans le nord de la Grande Terre. Pour le sud, on consultera avec profit Dauphiné Joël, Les débuts d’une colonisation laborieuse. Le Sud calédonien, 1853-1860, Paris, L’Harmattan, 1995.
36La légitimation des dépossessions foncières en Nouvelle-Calédonie s’est en effet fondée sur au moins une fiction : la propriété collective, qui serait le mode traditionnel de rapport à la terre des Kanak selon l’arrêté qui crée les « réserves » en 1868. Les missionnaires ont porté leurs observations au gouverneur selon lesquelles la propriété individuelle est en usage parmi les populations kanak. Lors de la séance du conseil privé du 22 janvier 1868, le gouverneur balaie cette obstruction d’une phrase : « c’est impossible car la propriété privée est le propre des peuples civilisés, or les Canaques sont encore des anthropophages » (rapporté par Merle Isabelle, « La construction d’un droit foncier colonial. De la propriété collective à la constitution des réserves en Nouvelle-Calédonie », Enquêtes, no 7, 1999, p. 1-23).
37Recensement effectué à partir d’une vaste bibliographie sur l’histoire de la Nouvelle-Calédonie, une partie importante de ces révoltes est détaillée dans les premiers chapitres de Saussol Alain, L’héritage, op. cit.
38Comme le font avec un luxe de détails les chirurgiens Viellard et Deplanche, Essai sur la Nouvelle-Calédonie, op. cit., p. 44-48. Après avoir expliqué que, généralement, le cannibalisme « existe ou a existé dans toute la Nouvelle-Calédonie », et qu’il s’applique généralement contre des ennemis, ils proposent d’autres motifs de dévoration de son semblable : un refus de se courber devant le chef, la stérilité, une mort accidentelle, un sacrifice pour un chef de clan ami. Ils donnent quelques exemples concrets avant de s’intéresser, en bons scientifiques, aux aspects techniques : la meilleure chair (les enfants), l’éventration, le fumage des corps pour les conserver, la hiérarchie sociale dans cette alimentation, le dégoût de la chair des Blancs « trop salée ». Enfin, recherchant les origines de cette pratique, ils en concluent qu’elle est liée à l’absence de bétail et que l’introduction massive de l’élevage permettra d’y mettre fin, tout en soulignant que seuls « quelques dissidents » s’y livrent encore (1867).
Auteur
Université de La Réunion.
Gwénael Murphy est professeur d’histoire contemporaine à l’université de La Réunion, UR OIES et TROCA.
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