Le plaisir des sens au Salon

1Tout au long du xviiie siècle, particulièrement dans sa seconde moitié, la visite du Salon de l’Académie royale de peinture et de sculpture s’intègre petit à petit dans les habitudes et les loisirs des Parisiens1. Il devient avec le temps l’un des événements les plus courus de la capitale française, comme l’écrit l’auteur du Triumvirat des arts en 1783 :

« La voilà revenue cette époque intéressante, après laquelle tant d’Artistes ont soupiré. Pour quelques jours, la Campagne est abandonnée ; Paris se ranime, toutes les classes de citoyens reviennent s’étouffer au Sallon. Le public, Juge naturel des Beaux-Arts, prononce déjà sur le mérite des Tableaux que deux ans de travaux ont fait éclore. [… Le Salon est] un vaste théâtre où ni le rang ni la faveur, ni la richesse ne peuvent retenir des places pour le mauvais goût2. »

2L’exposition des œuvres des académiciens, où vient s’entasser le peuple pour voir, se faire voir et savoir, incarne sans contredit l’image du théâtre social du Tout-Paris et, par ricochet, celui du plaisir3 des sens. Notons que le concept de plaisir, et de son éclosion, comporte toujours une part de déplaisir qui augmente l’intensité du plaisir atteint4. Dans cet esprit, et dans la continuité des pistes de recherches que j’explore depuis quelques années5, le Salon de l’Académie sera appréhendé d’un point de vue muséologique6 ; à savoir comme une exposition, un lieu, où bien entendu des gens se rencontrent, se côtoient et échangent, et où la critique d’art émerge, mais avant tout un lieu construit où l’accrochage des œuvres exposées touche, influence et provoque des réactions et la délectation des sens des visiteurs. En d’autres mots, le Salon sera perçu comme un lieu où les sens sont toujours sollicités et en émoi.

3L’ouïe, le goût, le toucher, l’odorat et, sans contredit, la vue sont appelés ou interpellés de manière variée et complexe à tout moment lors de la visite du Salon7. Le discours expographique déployé et construit par le tapissier devient prescriptif pour la bonne réception de l’exposition8, où s’entremêle la volonté de se divertir à celle de s’instruire. À partir des écrits critiques produits au temps du Salon, cet article s’intéressera tout particulièrement au public, à sa visite de l’exposition, et à l’exaltation de ses sens et des sentiments qu’il développe le long de son parcours. Il s’agira de déceler dans les écrits comment s’établit, s’incarne et fonctionne le plaisir, ou le déplaisir, de chacun des sens au contact des œuvres, du discours expographique et, bien entendu, des autres visiteurs. Jacques Lacombe expérimente le Salon en 1753 (fig. 1) et en décrit les effets provoqués sur son âme9 à son entrée au Salon :

« Quel spectacle enchanteur que l’ensemble des merveilles, qui saisit le premier coup d’œil ! les sens d’abord frappés, & comme suspendus, s’égarent au milieu de ces richesses éclatantes. […] la joie, la douleur, le plaisir, l’admiration, enfin tous les sentimens me saisissent tour à tour ; voilà, Monsieur, les effets que la première vûe du Salon produit sur une âme sensible10. »

Fig. 1. – Gabriel de Saint-Aubin, Vue du salon du Louvre en l’année 1753, 1753, eau-forte et pointe sèche.

4L’auteur montre combien l’impact de l’exposition est direct et s’impose dès les premiers instants de la visite ; ses sens sont frappés et saisis de multiples manières, et son âme en est bouleversée. Toutefois, pour bien saisir l’ampleur du retentissement et, surtout, des sensations que suscite l’exposition chez les visiteurs, il faut tenter de restituer l’expérience, de pratiquer, de revivre une visite du Salon. Rien de tel que de s’immerger, de faire renaître les effets que pouvait procurer la visite de ce lieu sur les sens des visiteurs au xviiie siècle pour en apprécier tous les plaisirs. Ce procéder n’est pas nouveau, car plusieurs Parisiens de l’époque ont eu le privilège de l’expérimenter, soit en lisant les comptes rendus parmi la mer des commentaires qui paraissaient alors dans les journaux, soit, parce qu’ils ne pouvaient se déplacer ou se trouvaient à l’extérieur de la ville, en payant quelqu’un pour qu’il visite l’exposition à leur place et leur décrive, par l’écrit ou par l’oral, leur visite. De ce fait, en utilisant le livret, les textes, certaines images disponibles et, surtout, leur imagination, ils arrivaient à reconstruire mentalement l’exposition et ainsi à visiter le Salon. De plus, la lecture publique de commentaires offrait aux Parisiens une autre opportunité pour expérimenter l’événement sans y mettre réellement les pieds, comme le relate Garrigues de Froment en 1753 :

« Je viens d’assister à la lecture d’une nouvelle Brochure sur le Salon (c’est la troisième). Quel qu’en soit l’Auteur, c’est un homme d’esprit ; je lui dois d’abord cet aveu : mais a-t-il autant de bon sens que d’esprit ? juge-t-il sainement ? vous allez l’apprendre par vous-même : voici un échantillon de ses prétentions11. »

5L’expérience du Salon et de ses répercussions est donc multiple à l’époque, et toujours possible. En revanche, pour arriver à bien visualiser et pratiquer l’exposition, il semble nécessaire de reconstruire dans un premier temps l’espace d’exposition, la bulle virtuelle, celle du Salon carré (fig. 2). Il faut comprendre que « le Salon carré n’est pas carré : il mesure vingt-quatre mètres sur quinze mètres soixante-dix, sous plafond de dix-huit mètres12 ». L’accès à cette salle se fait par un petit escalier d’approximativement 5,85 × 3,90 m, situé dans le coin nord-ouest, et ce jusqu’à ce qu’il soit remplacé en 1781 par un plus spacieux d’environ 9,75 × 13,65 m, et situé à l’extérieur du Salon, du côté nord, dans un vestibule adjacent. Le tapissier13, celui qui conçoit l’accrochage des œuvres, doit disposer une profusion de tableaux sur les murs : 124 en 1759 et plus de 232 en 178114 ; tandis que les sculptures de petites dimensions sont posées sur des tables au centre de l’espace15. En outre, dans cet espace restreint, une foule vient s’entasser pour admirer les chefs-d’œuvre. Il est bien question d’une foule, car en l’espace de quatre à six semaines – c’est le temps que dure l’exposition –, de 15 000 à 60 000 personnes font la queue pour s’y introduire16. Il y a donc beaucoup d’œuvres sur les murs, beaucoup de monde dans un espace restreint et clos où la lumière ne filtre que par les cinq fenêtres présentes sur le mur sud, face à la Seine, et quelques tables au centre de l’espace sur lesquelles sont disposées les plus petites sculptures. On peut déjà s’imaginer de quelle manière les sens peuvent réagir à tant de stimuli et de provocation.

Fig. 2. – Plan du Salon.

6Cette mise en place des conditions physiques de la visite impose un cadre précis pour simuler ou stimuler la reconstruction de l’ambiance qui pouvait régner au Salon à l’époque ; en d’autres mots, pour construire son propre horizon d’attente17 (fig. 3). Il est donc grand temps de se lancer, de se laisser porter par les mots et de s’imprégner des images, pour bien saisir de quelle manière le plaisir des sens apparaît et s’inscrit dans les commentaires critiques sur le sujet. Suivons Robert-Marin Lesuire lors de son entrée au Salon en 1779 (fig. 4) :

« Nous montâmes avec peine le grand escalier, & je perçai avec mon vieillard, non sans difficulté, une foule brillante, où nos dames occupent beaucoup de place par l’ampleur de leurs cerceaux & des pièces de postiches qui les entourent, représentant assez bien, si la comparaison est permise, de jolies porteuses d’eau qui cacheroit leurs sceaux sous leurs jupons, pour être reçues dans le palais des Rois.
Il éleva les yeux, & vit, comme il put, à travers les coeffures pyramidales de nos Élégantes, les tableaux d’histoire qu’il trouva nombreux18. »

Fig. 3. – Gabriel de Saint-Aubin, Vue du Salon du Louvre en 1779, 1779, huile sur papier marouflée sur toile.

Fig. 4. – Pietro-Antonio Martini, Le Salon de 1785, 1785, gravure, 37,1 × 51 cm.

7L’espace physique, mais aussi visuel, qu’occupe chacun des visiteurs joue un rôle important dans l’expérience de la visite et la réception des œuvres. Le sens du toucher qui permet de percevoir et de découvrir par le contact de la peau le monde qui nous entoure : les formes, les matières, la température, ou tout autre élément palpable physiquement, frétille19. Ainsi, plus il y a de monde, plus la proximité entre les individus s’impose, plus les contacts physiques deviennent incontournables et l’espace qu’occupent les uns empiète sur ce que les autres considèrent comme leur espace vital. La présence de la foule dans cet escalier, les robes des femmes volumineuses par le port des cerceaux, impose une proximité qui conditionne l’état d’esprit du visiteur, exacerbant par la même occasion tous les autres sens. On pourrait presque dire que l’action de pourfendre la foule pour accéder à l’exposition s’apparente à un sport. Cette contiguïté physique interfère donc aussi, comme le suggère l’auteur, avec le sens de la vue, le perturbant, ou instaurant une pollution visuelle par la présence des postiches des femmes. Je reviendrai plus en détail sur le sens de la vue un peu plus loin.

8Mais le sens du toucher est, dans le cas des visites des Salons, toujours en effervescence et en interaction physique avec ce qui l’entoure : les autres visiteurs, les vêtements de ces derniers et l’espace restreint de la salle. Continuons notre expérience et suivons L’espion anglois qui décrit les premières sensations et les premières idées qui lui viennent lors de son arrivée dans ce lieu. L’ensemble de ses sens est en émoi, mais certains semblent l’être davantage :

« On ne peut, Milord ; mieux définir le lieu où se fait l’exposition qu’on appelle le Sallon ; il faut ajouter seulement qu’on débouche par une sorte de trappe d’un escalier, quoique’assez vaste, presque toujours engorgé : sorti de cette lutte pénible, on n’y respire qu’en se trouvant plongé dans un gouffre de chaleur, dans un tourbillon de poussière, dans un air infect qui, imprégné d’atmosphères différentes, d’individus d’espèce souvent très-mal-saine, devroit à la longue produire la foudre ou engendrer la peste ; qu’étourdi enfin par un bourdonnement continuel, semblable au mugissement des vagues d’une mer en courroux. Là le Savoyard coudoie impunément le cordon bleu ; la poissarde, en échange des parfums dont l’embaume la femme de qualité, lui fait fréquemment plisser le nez pour se dérober à l’odeur forte du brande-vin qu’on lui envoie ; l’artisan grossier, guidé par le seul instinct, jette une observation juste, dont, à cause de son énoncé burlesque, le bel esprit inepte rit à côté de lui, tandis que l’artiste caché dans la foule en démêle le sens, & le met à profit20. »

9On sent bien dans cet extrait que le sens de l’odorat est particulièrement éprouvé et émoustillé. La proximité des autres et l’air ambiant produisent des odeurs qui batifolent avec les sensations olfactives. Chaque visiteur apporte, ou plutôt transporte ses odeurs et ses effluves avec lui, les semant au gré du vent. Le visiteur ne peut faire abstraction de cet élément et doit poursuivre et pratiquer sa visite du Salon en s’accommodant de ce fait. La température ambiante influence aussi l’expérience physique, et le sens du toucher par ricochet, en plus de produire des essences odorantes importantes. Les sens toujours en émoi sont ainsi tour à tour sous influence, interpellés par la réalité de la visite de ce lieu public, et étourdis par tant de stimuli : soulignons que la réception de l’exposition en est toujours affectée. Les odeurs des uns s’entremêlent à celles des autres, la qualité de l’un n’efface point celle de l’autre. C’est le mélange de tous les ordres qui permet aux sens de réagir, de s’amuser et de s’émouvoir de la sorte. Ce commentaire souligne aussi certaines caractéristiques qui renvoient au statut social des gens, ou bien à leur état physique et même psychologique, en proposant la description d’odeurs, avec des qualificatifs particuliers et même des références plus que précises21.

10De plus, L’espion anglois souligne au passage qu’il est étourdi : « par un bourdonnement continuel, semblable au mugissement des vagues d’une mer en courroux ». Le bruit ambiant, ce bourdonnement qui à certains moments peut plus ou moins s’intensifier, est lui aussi produit par la présence de cette foule, par la rencontre de cette multitude, ainsi que par la promiscuité et l’espace clos et restreint22. Chacun y va de son commentaire sur les œuvres ou l’exposition, et l’accumulation de ces paroles produit un murmure, un grondement, un torrent, qui va-et-vient successivement par vague intermittente. Quoi de mieux qu’un « aveugle » pour décrire l’ambiance sonore d’un lieu et pour permettre de bien reconstruire l’atmosphère qui règne au Salon. C’est justement ce que propose un auteur dans sa Réponse d’un aveugle à Messieurs les critiques des tableaux exposés au Salon en 175523.

« Quoi qu’il en soit, je n’ai eu besoin pour l’objet que je me suis proposé, que de la faculté d’entendre. Je vais être l’écho du public ; ce sont ces réflexions, non les miennes que je vous communiquerai […]
En entrant dans le Sallon, je n’ai d’abord entendu qu’un brouhaha : avec un peu de patience & d’attention, j’ai distingué les voix de différentes personnes : les unes s’écrioient : Cela est admirable ! les autres, ah ! fi, l’horreur ! le plus grand nombre des gens éclairés convenoient que le sallon est plus beau cette année24. »

11Du bourdonnement continuel, dont est assaillie l’ouïe, ressortent par-ci par-là certains commentaires, énoncés ou dialogues plus spécifiques. À entendre ces bavardages, c’est le sens du goût qui s’exerce et se développe. C’est la proximité entre les individus qui permet d’écouter le jugement exposé par son voisin. La pratique de l’écoute s’avère prolifique pour celui qui cherche à s’éduquer ou celui qui possède une connaissance moindre de la chose, tandis que les artistes, cachés dans la foule, en profitent pour passer incognito et recueillir les commentaires à chaud. Le sens de l’ouïe, et par conséquent celui du goût, est ici porté à son paroxysme, car c’est l’un des principaux sens qui guide la visite au Salon et amène le visiteur à apprécier le spectacle. Le goût se développe par l’entendement et l’ouïe y joue son rôle central. L’auteur de Janot au Salon en 1779 relate justement ce fait, lorsque deux personnages, durant leur visite, épient deux artistes pour entendre ce qu’ils ont à dire (fig. 3). Suivons-les : « Approchons ; nous pourrons tirer parti de la conversation de ces deux originaux aussi différens dans leur façon de penser que dans leur manière de peindre. L’un trouve tout à louer ; l’autre tout à reprendre25. » Par cette figure de style, l’auteur met en relief la diversité des goûts qui émerge au sein du Salon et la prégnance de l’écoute, du sens de l’ouïe, lors de la visite de l’exposition.

12Il faut bien préciser qu’au xviiie siècle, vous l’aurez compris, le goût n’incarne pas seulement la perception des saveurs des aliments par la bouche, mais est intrinsèquement lié à l’expression d’un jugement, un jugement esthétique26, à l’aptitude de discerner et d’apprécier les qualités et les défauts d’une œuvre. Ainsi, le charme qu’exercent les œuvres sur les sens du public permet au visiteur de développer avec le temps des dispositions particulières face aux productions artistiques et ainsi de cultiver son goût, son opinion. Mais retournons au Salon (fig. 4) :

« Le spectacle des Ouvrages de l’Art agit bien diversement sur un peuple éclairé & sensible. Le plus grand nombre appellé par le besoin de jouir, goûte les plaisirs de ses productions, sans connoître la cause. À la vue d’un beau Tableau, on ne sait souvent quel sens est ému, on ne peut se rendre compte de la sensation intérieure qu’on éprouve lors même qu’on est convaincu de l’illusion27. »

13On ne sait plus, comme le dit l’Auteur, lequel d’entre nos sens est le plus ému, pour lequel d’entre eux le plaisir est le plus intense. C’est la pratique, l’usage qui permet d’affiner ses connaissances et son goût. La fréquentation assidue au Salon, la répétition de l’événement et la lecture des commentaires écrits, l’opinion de l’autre28, sont toutes des conditions qui permettent au visiteur d’enrichir son savoir et l’amènent à émettre un point de vue tout à fait personnel et plus éclairé. Le commentaire qu’écrit Diderot à ce propos sur le Salon de 1765 est éclairant :

« Si j’ai quelques notions réfléchies de la peinture et de la sculpture, c’est à vous, mon ami, que je les dois ; j’aurais suivi au Salon la foule des oisifs ; j’aurais accordé, comme eux, un coup d’œil superficiel et distrait aux productions de nos artistes ; d’un mot, j’aurais jeté dans le feu un morceau précieux, ou porté jusqu’aux nues un ouvrage médiocre, approuvant, dédaignant, sans rechercher les motifs de mon engouement ou de mon dédain. C’est la tâche que vous m’avez proposée, qui a fixé mes yeux sur la toile, et qui m’a fait tourner autour du marbre. J’ai donné le temps à l’impression d’arriver et d’entrer. J’ai ouvert mon âme aux effets. Je m’en suis laissé pénétrer. J’ai recueilli la sentence du vieillard et la pensée de l’enfant, le jugement de l’homme de lettres, le mot de l’homme du monde, et les propos du peuple29. »

14Le spectateur peut jouir de la présence des œuvres et goûter à toute la beauté qui s’épanouit sous ses yeux, mais il doit aussi éduquer son goût pour parvenir à bien saisir les aléas de l’art. Une fois accomplie cette tâche, l’émotion met en transe tous les sens, c’est ce que préconise Diderot dans ce passage. La pratique assidue et régulière mènera éventuellement ce particulier à porter un jugement éclairé sur les œuvres ainsi qu’à déceler et décoder les effets que provoque le discours expographique sur son émoi. Le goût de chacun diffère selon le plaisir, ou le déplaisir, qu’il ressent, mais tout passe nécessairement par les sens et par la possibilité que le plaisir atteigne l’âme30. Pour y arriver, il faut se laisser pénétrer par les sensations et les émotions que provoquent les œuvres et l’exposition. L’ultime plaisir auquel le public peut parvenir en visitant l’exposition est de s’élever et de s’émouvoir afin de bouleverser et de toucher son âme.

15Le toucher, l’ouïe, l’odorat ainsi que le goût sont toujours exposés aux invasions lors de la visite des Salons et, bien entendu, reliés les uns aux autres. On ne peut visiter le Salon et contenir les effets sur certains de nos sens, tous participent à l’expérience à divers niveaux et aucun n’est mis de côté ou exclu. Toutefois, le sens qui est le plus troublé, le plus remué ou interpellé, est sans contredit celui de la vue, celui du regard. Les œuvres et l’exposition appartiennent au monde des arts visuels, elles sont donc conçues pour être vues. De ce fait, ce sont les yeux qui subissent naturellement le plus intensément les effets des œuvres et de l’exposition. L’émoi des autres sens perturbe le visiteur et le renseigne, mais ce sont les yeux qui ultimement permettent de saisir et de décoder l’ensemble. Une histoire du regard est encore largement à faire, ou du moins à peaufiner, et l’intérêt que lui portent certains chercheurs démontre l’importance de la chose31. Il est aussi amusant de constater qu’à l’époque, non seulement les scientifiques étudient les lois de l’optique – la lumière, les coloris et les mécanismes de la vision, pensons à Newton ou à de Buffon32 –, mais aussi certains artistes, philosophes ou auteurs s’y intéressent33. L’œil, le regard et la vue sont au centre de la réception de l’exposition et des émotions qu’elle provoque. Ce sens adopte toutes les formes, les attitudes et les émotions, il incarne l’intelligence, l’âme de celui qui regarde, et le geste muet de la pensée. Tous les auteurs des commentaires sur le Salon y réfèrent à un moment ou à un autre, à l’exemple de cette critique sur le Salon de 1785 (fig. 4) :

« Le Sallon s’ouvre, & la foule s’empresse d’y pénétrer ; que de mouvemens divers agitent le Spectateur ! […] L’Amateur les examine d’un œil passionné, mais trouble : le Peintre d’un œil perçant, mais jaloux ; le Vulgaire l’œil riant, mais stupide ; la classe inférieure du peuple, accoutumée à régler ses goûts sur ceux d’un maître, attend que les suffrages d’un homme de marque viennent déterminer le sien34. »

16Le sens de la vue devient essentiel pour réellement expérimenter l’exposition, car il incarne le juge ultime. Il est probant dans ce court extrait que l’œil figure à la fois le reflet du statut, du goût et du discernement de chacun des visiteurs. Comme les déplacements physiques demeurent difficiles, presque impossibles à certains moments – rappelons les conditions de visite : la foule, l’espace restreint, la multitude de tableaux, les tables au centre, etc. –, il faut se tourner vers le sens de la vue pour visiter l’exposition. Le regard est le seul organe qui peut librement se déplacer, vagabonder et errer dans cet espace. Ce sont donc les yeux qui parcourent et saisissent l’ensemble ainsi que les parties de l’exposition, qui se promènent et se déplacent au Salon, sur les parois couvertes de tableaux (fig. 5 et 6). L’auteur des Mémoires secrets, sur le Salon de 1767, le souligne dans ce passage :

« Le chef-d’œuvre de M. Doyen emporte la palme sans contredit. C’est le premier tableau qu’on remarque en entrant ; en sortant, c’est le dernier qu’on regarde, il fixe tous les yeux : l’artiste, l’amateur, l’ignorant pour l’admirer. Le peintre comme Calypso au milieu de ses nymphes, s’élève entre ses rivaux et les laisse au-dessous de lui35. »

Fig. 5. – Gabriel de Saint-Aubin, Le Salon du Louvre en 1767, 1767, encre noire, lavis d’aquarelle et rehauts de gouache.

Fig. 6. – Gabriel de Saint-Aubin, Exacte vue du Salon du Louvre en l’année 1767, 1767, eau-forte et pointe sèche.

17L’œil s’arrête, observe, se délecte et repart à l’aventure. Il s’enflamme, s’extasie, critique ou admire ; différentes affections viennent le toucher et le transportent vers une multitude de sensations, que comporte et enflamme la gamme des émotions.

18Les œuvres d’art, faites pour l’œil et pour provoquer par leur intermédiaire un jugement, une réaction ou une émotion, s’imposent et marquent l’imaginaire. Plusieurs d’entre elles seraient même pourvues d’un pouvoir magnétique36 qui ensorcellerait le regard des visiteurs et capterait l’intérêt de l’œil. Le sens de la vue est ainsi affecté de part et d’autre par la composition générale de l’exposition, par l’accrochage des tableaux, par la présence des autres visiteurs, et certaines œuvres qui fixent plus longuement l’attention, qui attirent et excitent. Les yeux expérimentent, jugent et félicitent. Ils exercent une panoplie de rôles et provoquent chez tout un chacun des sensations délicates ou extrêmes. Un anonyme décrit avec beaucoup de subtilité quelques-uns des statuts que peuvent revêtir les yeux de celui qui visite le Salon (fig. 5 et 6) :

« Tous les morceaux de Peinture, Sculpture & Gravure exposés ici, forment autant de Scènes muettes qui parlent plus ou moins aux yeux, suivant le degré d’intelligence dont ils sont éclairés, ou plutôt suivant la manière dont les objets qu’ils nous présentent sont eux-mêmes organisés par le pinceau, le ciseau, le burin. Les scènes les plus dramatiques, seront, si l’on veut, tous les sujets de l’histoire, les Tableaux de conversation, les Paysages à figures, &c : les Portraits seront les Monologues ou les a parte. Les applaudissements sont dans nos regards37. »

19À la lecture de ce passage, il devient évident que les yeux incarnent, bien entendu, le sens de la vue, mais aussi celui de l’ouïe, car ils entendent le message, le discours que les œuvres leur énoncent. Ils sont aussi pourvus de leur propre intelligence, car ils pensent et analysent, ils jugent et font usage de leur goût. Les yeux sont ainsi touchés par le spectacle : ils perçoivent les intentions et sentent les effets. Le regard en émoi symbolise donc à lui seul tous les sens dont sont pourvus normalement les visiteurs et finit même par exprimer, physiquement, son enthousiasme en applaudissant. L’œil possède ainsi le sens du toucher et la capacité d’émettre son opinion et de produire du son.

20« Sentir, percevoir, humer, regarder, toucher, entendre : quoi de plus naturel ? Mais quoi de plus culturel, également38. » Avec le temps, l’exposition proposée au Salon carré du Louvre devient l’un des divertissements parisiens les plus courus où tous rêvent de venir et de revenir afin de faire naître les plaisirs, ou les déplaisirs, inopinés de leurs sens. Il est bon de souligner, et de confirmer, la justesse du titre choisi pour ce texte, car malgré le fait que ces sensations ne soient peut-être pas toujours des plus agréables et que les auteurs proposent des descriptions quelque peu négatives de certaines expériences sensorielles, il n’en reste pas moins que les visiteurs réapparaissent au Salon, tous les deux ans, et ce, en très grand nombre. Ils viennent et reviennent se frôler à la masse, à l’exposition et aux œuvres pour sentir et ressentir de nouveau ces plaisirs et ces désagréments, et même, en espérant probablement découvrir de nouvelles sensations auprès de l’exposition renouvelée39. L’événement se faisant attendre, la foule réitère l’expérience pour la dose de plaisir qu’elle en retire !