Les Enfances du sport dans la France moderne (xvie-xixe siècle)
p. 35-44
Texte intégral
1À l’occasion des « Concours internationaux d’exercices physiques et de sports » organisés à Paris dans le cadre de l’Exposition universelle de 1900, de multiples épreuves sportives sont proposées. Le « calendrier général » de ces seconds Jeux olympiques s’étale alors du 14 mai au 14 octobre 1900 et fait cohabiter des pratiques relativement diverses qui semblent issues de mondes totalement différents1. Au-delà de la variété qui combine les bizarreries, qui associe entre autres les concours athlétiques et le football rugby, la vélocipédie et les courses automobiles, le yachting à la voile et la natation, la pêche à la ligne et la colombophilie, des anomalies sportives plus criantes encore sautent aux yeux de l’historien. Un programme relativement englobant est conçu par le Comité d’organisation qui juxtapose des pratiques sortant tout droit de l’Ancien Régime, des sports nouvellement codifiés et les exercices plus classiques de la gymnastique. En particulier, des jeux traditionnels sont offerts au public, comme certaines formes de tir à l’arc (à la perche, au chapelet, au cordon doré), vingt-sept épreuves différentes de tir à la cible, mais également le jeu de croquet (appelé « roque »), le jeu de crosse, le jeu de courte paume, le jeu de longue paume ou la pelote basque… Des épreuves de sports fraîchement codifiés (le lawn-tennis, l’athlétisme, la natation) mettent en exergue les vertus nouvelles de l’amateurisme, tandis que d’autres activités plus anciennes – l’escrime par exemple – s’accommodent sans difficulté d’une participation parallèle des professionnels et des amateurs.
2C’est donc une forme de cohabitation originale qui est proposée en ce début de xxe siècle par le Comité international olympique, entre des jeux traditionnels encore en vogue, des jeux d’exercice marqués par leur origine aristocratique et des sports anglais déjà portés par la modernité contemporaine. Le phénomène n’est pas unique puisque la présence commune des formes anciennes de tir à la cible, de l’escrime à l’épée et du nouveau lawn-tennis s’observait déjà lors des premiers Jeux olympiques rénovés à Athènes en 1896, ou encore en 1904 à Saint-Louis, puis en 1908 à Londres.
3Mais faut-il considérer qu’il ne s’agit là que d’un seul et même phénomène comprenant à la fois des pratiques sportives traditionnelles et des sports modernes – tout cela n’étant finalement que « du sport » ? Assistons-nous à l’inverse à une lente transformation de jeux anciens en fin d’évolution – peut-être en voie de disparition –, des jeux qui se changeraient en pratiques sportives contemporaines ? S’agit-il finalement d’une unité, d’un seul et même phénomène qui concerne une activité profondément humaine que serait le sport ? Faut-il considérer l’émergence d’une mutation, déceler les signes avant-coureurs d’une évolution ?
Des jeux, du sport
4Ces questionnements ont largement mobilisé la corporation des historiens du sport ainsi que nombre de théoriciens ayant saisi ce domaine comme objet d’étude. L’historiographie classique a parfois voulu reconnaître une permanence transhistorique, philosophique ou anthropologique au sein des jeux traditionnels et des sports anglais. Cette vision – défendue par Coubertin (1922), Huizinga (1938), Caillois (1958), Jeu (1972) – est encore portée par Renson (1991)2. Un courant plus récent y voit une permanence sociologique ou patrimoniale, voire un continuum historique et compétitif qui engage l’individu et son groupe social d’appartenance dans un phénomène relativement stable. C’est le discours de Parlebas (1981), celui de Fournier (2013), de Duby (1984) ou de Merdrignac (2002) quand il parle du Sport au Moyen Âge, conception également portée par McClelland (2008) ou Nadot (2012)3. Aux yeux de ces chercheurs, les mutations de la société occidentale du xixe siècle ne marquent pas une rupture suffisamment significative pour distinguer les jeux anciens des sports modernes au sein des activités ludiques qui traversent une histoire au temps relativement long.
5À l’inverse, un autre pan de l’historiographie contemporaine cherche à analyser les jeux et les sports à travers le filtre de leurs différences, en relevant les mutations qui sont apparues sur une période récente. Selon ce point de vue, les révolutions de nos sociétés contemporaines (mutations scientifique, économique, industrielle, capitaliste ou liées à l’évolution des mœurs) ont conduit à une transformation des pratiques et à l’émergence du phénomène sportif que nous côtoyons. Ainsi, selon les mots de Georges Vigarello, « les jeux physiques anciens ne sont pas le sport4 ». Enfin, un dernier courant anglo-saxon positionne les sports anglais à l’extrémité d’une chaîne de l’évolution humaine comme un aboutissement ultime. C’est ce que l’on peut retenir de l’analyse portée par Guttmann (1978), reprise récemment par Darbon (2014)5.
6Malgré les arguments avancés, il apparaît néanmoins que le sport contemporain n’est pour autant pas seulement lié à l’évolution d’un Occident capitaliste, industriel, bourgeois, anglo-saxon et protestant. Le sport ne rejette visiblement pas les jeux anciens auxquels il succède ou avec lesquels il va cohabiter sur une période historique relativement longue. En particulier dans le contexte de la naissance de l’olympisme, il ne semble pas y avoir d’exclusive. Les pratiques sportives qui s’organisent en cette fin de xixe siècle semblent porter des marques culturelles très diverses. Le sport de l’olympisme naissant, bien que soutenu par une modernité irrépressible, est visiblement imprégné des jeux d’Ancien Régime : il semble fort bien accepter cette dualité. Il tolère les traditions anciennes, instaure des nouveautés, s’accommode des affirmations identitaires, contemple le cosmopolitisme naissant, respecte le passé et s’ouvre sur l’avenir, associe le professionnalisme à l’amateurisme qu’il promeut… Comment peut-on comprendre ces anomalies olympiques – cohabitation de jeux traditionnels, d’exercices aristocratiques et de sports modernes – dans ce phénomène inédit qui inaugure l’époque contemporaine ?
7Les différences de nature entre jeux traditionnels et sport anglais ont souvent été rattachées aux différences de contexte qu’il peut y avoir entre l’Angleterre et les États du continent, dont la France. Selon les auteurs, l’Angleterre aurait fait œuvre de novation en inventant « le Sport » quand les autres nations en étaient encore à pratiquer des jeux traditionnels. Puis ce sport aurait été importé en traversant la Manche. Pour justifier cela, a été avancé un ensemble de différences contextuelles qui seraient à l’origine de cette innovation britannique, soutenu par certains historiens du monde anglo-saxon6. Certes les deux royaumes ne sont pas identiques, ni le fonctionnement de leurs monarchies, ni l’expérience de leurs révolutions, de leurs systèmes économiques, industriels, coloniaux, ni la sphère du religieux qui s’y développe… Mais la cohabitation évoquée précédemment ne fonctionne visiblement pas sur une opposition des pratiques. Car des formes de modernité corporelle ont existé très tôt dans certains exercices physiques de l’époque moderne7. C’est le cas en particulier des jeux d’exercice – ces activités physiques aristocratiques structurées en « arts » – qui pourraient avoir contribué à l’émergence d’une nouvelle forme de pratique corporelle, celle qui déferle à l’époque contemporaine sous la forme de Sport.
Les Enfances du sport
8Le présent propos n’est pas de relancer l’idée d’une généalogie suprême qui scruterait la mutation « des jeux au sport8 » comme le passage du temps de l’enfance à celui de l’âge adulte. Il s’agit plutôt de fonctionner par analogie en s’inspirant du modèle médiéval du style littéraire des Enfances9. L’historien observe alors un phénomène de lente mutation, qui s’est opéré de façon chaotique et aventureuse, accéléré parfois par certaines initiatives, ralenti par d’autres résistances, toutes ces pérégrinations justifiant finalement les cohabitations observées. L’étude se propose de relater la diversité évolutive des jeux d’exercice tout en étudiant l’évolution de leur statut, leur structuration progressive en activité sportive, leur résistance à certaines formes de changement. Il nous apparaît cependant nécessaire de rejeter les insuffisances des modèles explicatifs les plus classiques – cadres d’analyse trop systématiques qui survalorisent les origines anglo-saxonnes du sport – et qui opposent deux formes de pratiques ni contradictoires, ni exclusives qui ont pu cohabiter, s’enrichir et parfois se rejeter.
Jeux d’exercices et formation d’une élite
9Notre travail s’appuie sur l’analyse d’un corpus relativement homogène – une trentaine de traités d’escrime10. Ces textes caractérisent le mouvement de l’« École française d’escrime ». Traversant une période de près de trois siècles, ils ont été rédigés dans un cadre pédagogique pour lequel cette activité physique permet la formation corporelle de l’aristocrate français. À l’opposé des « railleries » ou « jeux de paroles », des « jeux de hasard » et des « divertissements publics » qui sont critiqués et régulièrement interdits par les autorités morales, civiles ou royales, les « jeux d’exercice11 » ou les « jeux d’action12 » – autrement dit les jeux corporels de civilité – emportent une adhésion générale au sein des institutions éducatives de l’époque moderne en raison de la santé, de la régulation des passions, de la tempérance qu’ils promeuvent et des valeurs qu’ils développent alors que s’invente « l’homme moderne13 ». Un mouvement pédagogique se développe aux xviie et xviiie siècles, qui justifie l’emploi des exercices du corps au travers d’un nouveau type de littérature didactique. Des Académies conçues comme des « Écoles de noblesse » voient ainsi le jour au sein du royaume de France (fig. 1)14. Ces établissements de formation obtiennent l’appui du pouvoir royal (au minimum son encouragement, à défaut d’être supportés financièrement) et proposent un programme pédagogique encyclopédique. Ils prennent pour inspiration des institutions plus anciennes et plus embryonnaires qui s’étaient développées en Italie au siècle précédent pour l’éducation du nouveau Courtisan15. On y enseigne des arts libéraux (moins la grammaire, la dialectique ou la rhétorique du trivium médiéval que la géométrie, l’astronomie, l’arithmétique ou la musique du quadrivium) ainsi que des arts mécaniques (les fortifications, l’art militaire). Une pratique quotidienne des jeux d’exercice va donc s’y dérouler, parmi lesquels l’escrime, l’art équestre, la danse et l’art du ballet organisés selon des intentions d’édification des corps, ainsi que la voltige, le jeu de paume ou la natation.
10L’éclosion de ce modèle éducatif inédit se fait au début du xviie siècle et impose lentement un Art de jouer qui devient « un devoir de jouer à la Cour » quand le cavalier se change en courtisan16. Une réflexion pédagogique est conduite par les maîtres d’armes, les maîtres d’équitation, les maîtres à danser ou les maîtres paumiers. Leur technique se codifie donc en « art académique ». Ils cherchent à offrir à leur pratique le sérieux, les apparences d’une respectabilité et usent d’une géométrie un peu théorique pour faire de leur profession un véritable « art libéral ». Si cela s’observe dans le domaine de l’équitation comme dans celui de l’escrime, la diffusion du contenu académique s’effectue dans d’autres sphères de la société du xviiie siècle. Grâce à une façade de codification théorique qui garantit leur respectabilité à défaut d’asseoir totalement leur justification, ces jeux d’exercice sont progressivement reconnus par les instances politiques supérieures, royales puis républicaines, pour intégrer certaines institutions nouvelles. Ce modèle de formation d’une élite est en particulier repris au sein des nombreuses académies équestres et des salles d’armes de province, dans les institutions privées développées par les pédagogues eux-mêmes. On le retrouve mis en œuvre dans l’ancien collège jésuite de La Flèche fondé dès 1603, puis transformé en École militaire en 1764. Mais il est surtout intégré au sein des Collèges royaux et militaires pour lesquels le comte de Saint-Germain, ministre de la guerre de Louis XVI, présente un « Plan d’éducation » très structuré à partir de 177617. Des régiments militaires ainsi qu’une École royale reproduisent ensuite cette organisation. Le poids des jeux d’exercice perçus comme « arts académiques » y est quasiment aussi important que les enseignements théoriques plus classiques, comme cela s’observe dans les programmes ou au décompte des enseignants18. Par la suite, les Lycées impériaux, les Collèges royaux puis les Lycées nationaux s’inspireront de ce fonctionnement en en intégrant certains éléments.
11Dès 1776, douze collèges religieux de province obtiennent ainsi le label de « Collège Royal et Militaire » et sont encouragés à former une élite de l’aristocratie aux côtés des élèves déjà présents dans ces institutions19. Avec une certaine forme d’autonomie pédagogique, on y enseigne « l’écriture, les langues française, latine et allemande, l’histoire, la géographie, les mathématiques, le dessin, la danse, la musique, l’escrime en fait d’armes » auxquels s’ajoutent rapidement « les fortifications » et « l’équitation20 ». Les élèves pensionnés par le roi sont alors plus de six cents. Ils intègrent ces établissements et côtoient les pensionnaires habituels ainsi que les élèves externes qui fréquentent les lieux. Au sein du collège de Sorèze par exemple, cette population suit non seulement les enseignements de danse, d’escrime, d’équitation, mais est également soumise aux exercices de natation. À la fin de chaque année scolaire, tous présentent leur travail et concrétisent leurs progrès devant les enseignants et leur famille réunis à l’occasion des « Exercices publics21 ». Cette forme de pédagogie qui associe les arts d’agrément aux jeux de la jeunesse, sorties, excursions et récréations des élèves va traverser le siècle des Lumières et durer sur tout le xixe siècle, entraînant une forme de compétition avec les établissements locaux naissants que sont les nouveaux lycées.
Arts d’agrément et éducation des lycéens
12À partir de 1802, on retrouve en effet une présence réelle des enseignements d’escrime, de danse, de natation (voire d’équitation) dans les programmes scolaires des premiers Lycées impériaux. Avant même les obligations réglementaires en matière de gymnastique scolaire (l’arrêté du 13 mars 1854 du ministre Hyppolite Fortoul, puis le décret du 3 février 1869 proposé par Victor Duruy22), un enseignement général d’éducation physique voit le jour à proximité des salles d’armes et des manèges équestres dans les cours de récréation des lycées, sur des espaces auxquels on donne le nom de « gymnase » en référence à l’éducation antique. Ce sont des espaces de plein air, ouverts à tous vents, puis progressivement couverts pour protéger des intempéries. Des enseignants sont recrutés pour assurer ces enseignements qui sont plus ou moins valorisés en fonction des sections scolaires et des classes d’âge. Les élèves les plus âgés qui se destinent aux carrières de militaires ou d’ingénieurs suivent une formation très comparable à celle organisée au siècle précédent dans les anciens Collèges royaux23. Les pratiques héritées des traditions pédagogiques de certains ordres religieux – les bénédictins, les jésuites qui utilisaient les sorties, les excursions, le jeu et le théâtre dans leur enseignement – se retrouvent dans les nouveaux usages des lycéens. Dans cette dynamique, des élèves se regroupent et organisent leurs propres activités dans les sociétés scolaires que l’on découvre dès le milieu du xixe siècle et qui donneront naissance aux premières sociétés sportives des années 1880.
13C’est ainsi que le premier proviseur du lycée impérial de Toulouse récompense les meilleurs nageurs parmi ses élèves au cours de la remise des prix de fin d’année en 180724. Ce qui est initié dans le domaine de la natation s’observe également en gymnastique avec des épreuves d’exercices militaires, de maniement d’armes, d’ordre serré ou de tir, en équitation avec des carrousels composés de courses de bague. En matière d’escrime, ce sont des maîtres d’armes professionnels qui proposent cet enseignement dans les établissements scolaires, souvent en complément de leur activité principale qui se déroule dans leurs salles d’armes privées. L’académisme des jeux d’exercice s’ouvre alors aux pratiques compétitives. Et les contenus de l’escrime classique se transforment. Les traités des maîtres d’armes intègrent des modifications dans leurs enseignements. Les techniques se codifient en s’éloignant des attaques instinctives parfois efficaces (« le coup de l’ignorant », « la botte du paysan25 »), en rejetant l’escrime de duel et l’ancien point d’honneur. On renonce aux règlements de compte ou aux duels au profit de techniques plus raffinées26. Il n’y a plus de saisissement de la lame adverse avec la main gauche. Les coups « à la découverte » ou les coups « par derrière » sont proscrits27. Au début de l’assaut, le « salut d’arme » remplace la révérence28. Le port du masque est recommandé29. On s’entraîne au mur, pour des « exercices à la muraille » dans lesquels aucun adversaire n’est plus présent30. Les salles d’armes se dotent de nouveaux règlements31. Les premiers tournois organisés depuis le xviie siècle prennent de la réputation – comme le « Prix des armes » depuis 1620, puis le « Prix des deux épées » qui a lieu à Toulouse à partir de 1719 jusqu’au 2 juillet 178932. On y combat selon des règles de plus en plus précises, qui imposent les armes mouchetées, le port d’une tenue réglementaire, comptabilisent les assauts, valident la zone des touches et prohibent les coups portés au visage. Tout au long du xviiie siècle, s’expérimente alors une escrime qui ambitionne de « remplir deux objets : la culture de l’esprit et celle du corps » en prenant modèle sur l’éducation « des Grecs et des Romains33 ».
14C’est ainsi que « les armes semblent faire sortir plus tôt la jeunesse de l’enfance », explique le maître d’armes Nicolas Demeuze. Et il ajoute à l’attention de ses élèves les plus jeunes : « Comme on ne connaît ses forces qu’après les avoir exercées, on ne peut savoir ce que l’on veut qu’après avoir fait preuve de courage34. »
Conclusion
15La pratique régulière de l’escrime est donc devenue pour une élite sociale un moyen d’éducation et d’affirmation de soi. C’est ce qu’affirment les maîtres d’armes du xixe siècle. C’est également ce que revendiquent les théoriciens de l’olympisme qui défendent la place de cette activité traditionnelle aux côtés des nouvelles activités des sportsmen. Une telle cohabitation n’est pas exceptionnelle dans les pratiques sportives du xxe siècle naissant ni dans les mentalités des précurseurs de l’olympisme. Alors qu’il fait la promotion de la nouvelle épreuve du pentathlon moderne initiée lors des Jeux de Stockholm en 1912 et qu’il présente comme un « sport combiné » (comprenant le tir de duel, l’escrime à l’épée, la natation, le cross-country équestre et pédestre), Pierre de Coubertin valorise encore ce mélange des pratiques pour former un « athlète parfait » : des exercices militaires, des pratiques distinctives d’Ancien Régime, des activités sportives anglaises35. Quelques années plus tard pourtant, le rénovateur des Jeux olympiques présente un avis quelque peu différent au sujet du pentathlon moderne. Il « est le premier à reconnaître que d’une part, il vaudrait mieux remplacer le tir par une épreuve d’aviron et que, d’autre part, les cinq épreuves qui le composent devraient se succéder sans interruption » pour donner une dimension à la fois plus anglo-saxonne, plus sportive et plus spectaculaire à cette discipline36. Il faut dire qu’au retour du premier conflit mondial, les conceptions ont bien évolué. Un monde ancien s’est effondré, rejetant à jamais les références d’un passé trop aristocratique.
16En conclusion de cette analyse, il faut considérer que l’escrime sportive est bien cette « jeunesse » qui sort peu à peu d’une « enfance » constituée par l’escrime académique. Le changement de statut de l’escrime de duel est davantage lié aux évolutions permises par les maîtres d’armes, aux structurations qu’ils ont effectuées, aux efforts qu’ils ont menés, qu’aux propositions offertes par les premiers responsables de l’olympisme. Quand le Comité d’organisation des premiers Jeux olympiques de 1896 inaugure une escrime moderne – une escrime sportive ouverte aux amateurs qui se combattent entre eux au fleuret et au sabre –, il reconnaît tout autant l’escrime des maîtres d’armes professionnels qui sont encore les seuls à pratiquer l’épée. En 1900 à Paris, Le Comité international olympique officialise encore les trois armes. Et les épreuves des trois disciplines se déclinent à chaque fois dans les deux catégories des amateurs et des professionnels. Par contre, un concours final rassemble tous les duellistes et c’est un professionnel – le maître français Albert Ayat – qui sort vainqueur de tous ses assauts « sans avoir subi la moindre touche », lit-on dans le rapport olympique. Car trois sociétés se sont partagé l’organisation des Jeux de Paris, en un temps où Pierre de Coubertin n’a pas encore tranché en faveur de telle ou telle conception de l’escrime.
17La « Société d’encouragement de l’escrime » favorable au fleuret sportif devait organiser le concours du fleuret. La société « Le Sabre », favorable à cette arme de militaire, était en charge de l’épreuve de sabre. La « Société d’escrime à l’épée de Paris », qui rassemble la corporation des maîtres d’armes professionnels de la capitale, s’était occupée du concours olympique de l’épée. Mais une quatrième société – « L’Escrime française » – avait contribué aux travaux préparatoires du Comité d’organisation des Jeux de Paris. Elle était favorable à une pratique plus traditionnelle, certaines fois qualifiée d’artistique – il faut comprendre liée à d’autres principes d’efficacité que ceux valorisés par la performance sportive – et marquée par les formes les plus anciennes d’une « escrime de tournoi ». Elle se détournera finalement de l’organisation de ces Jeux olympiques.
18C’est ainsi que bien loin des entraîneurs sportifs anglais qui sont encore peu présents sur les Jeux de Paris en 1900, les maîtres d’armes professionnels à l’épée, les sportsmen amateurs au fleuret, les militaires au sabre ont conjointement contribué au développement d’une discipline sportive majeure : celle qui donnera tant de médailles aux nations françaises, italiennes et hongroises. Et dans ce milieu, les escrimeurs britanniques sont particulièrement absents. Si en 1904 elle hésite encore avec certaines pratiques traditionnelles37, l’escrime tourne cette fois définitivement une page lors de Jeux de 1908 en Angleterre, en abandonnant le monde professionnel réservé aux maîtres d’armes pour ne proposer que des épreuves pour sportifs amateurs, soit dans un classement individuel, soit dans une compétition par équipes.
19Les « Enfances » de ce jeu d’exercice s’achèvent. Elles viennent de permettre l’éclosion d’une « jeunesse » sportive : celle de l’escrime olympique.
Notes de bas de page
1Merillon Daniel (dir.), Concours internationaux d’exercices physiques et de sports – Rapports, t. I, Paris, Imprimerie nationale, 1901, p. 41-47.
2Coubertin Pierre de, Pédagogie sportive, Paris, Crès, 1922 ; Huizinga Johan, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 1951 (1938) ; Caillois Roger, Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard, 1958 ; Jeu Bernard, Le sport, l’émotion, l’espace, Paris, Vigot, 1977 ; Renson Roland, « The come-back of traditional sports and games », Museum, LXIII, 2, 1991, p. 77-81.
3Parlebas Pierre, Contribution à un lexique commenté en sciences de l’action motrice, Paris, INSEP, 1981, p. 196 ; Fournier Laurent-Sébastien, Les jeux collectifs en Europe, Paris, L’Harmattan, 2013 ; Duby Georges et Truong Nicolas, Une histoire du corps au Moyen Âge, Paris, Levi, 2003 ; Merdrignac Bernard, Le sport au Moyen Âge, Rennes, PUR, 2002 ; McClelland John, Body and Mind, Sport in Europe from the Roman Empire to the Renaissance, Londres/New York, Routledge, 2007 ; Nadot Sébastien, Le spectacle des joutes, Rennes, PUR, 2012.
4Vigarello Georges (dir), Histoire du corps, t. I, Paris, Seuil, 2005, p. 235-302.
5Guttmann Allen, Du rituel au record, la nature des sports modernes, Paris, L’Harmattan, 2006 (1978) ; Darbon Sébastien, Les fondements du système sportif, Paris, L’Harmattan, 2014.
6Weber Max, L’étique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964 (1905) ; Weber Eugen, La fin des terroirs. La modernisation de la France rurale, Paris, Fayard, 1983 (1976) ; Elias Norbert et Dunning Eric, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994 (1986).
7« On ne peut identifier dans les exercices physiques de l’époque moderne des caractères pré-sportifs. Cependant, pacifiés par les usages de la civilité nouvelle et ordonnés par la raison, l’escrime, l’équitation ou encore la paume deviennent des arts, c’est-à-dire des pratiques formalisées dans des traités savants, qui contribuent à l’invention de nouveaux exercices physiques valorisant la maîtrise de soi et proposant une utilisation rationnelle du corps. Contribuant ainsi à la “civilisation des mœurs” identifiée par Norbert Elias, ils présentent certains traits de la modernité corporelle qu’ils partagent avec le sport et l’éducation physique. En revanche, les jeux traditionnels participent peu de cette évolution » (Clastres Patrick et Dietschy Paul, Sport, société et culture en France, Paris, Hachette, 2006, p. 10).
8During Bertrand, Des jeux aux sports, Paris, Vigot, 1984.
9De même qu’il est possible de lire les Enfances Guillaume, les Enfances Gauvain, les Enfances Charlemagne comme des chansons de geste qui racontent autant les aventures du chevalier que son entrée initiatique en chevalerie à la suite d’un changement progressif de statut, nous voulons étudier la mutation d’activités physiques traditionnelles qui se codifient lentement selon de nouvelles normes.
10Le corpus s’étend de 1573 avec le traité de Sainct Didier jusqu’en 1873 avec l’œuvre de Cordelois.
11Frain du Tremblay Jean, Conversations morales sur les jeux et divertissements, Paris, Pralard, 1685, p. 295.
12Thiers Jean-Baptiste, Traité des jeux et des divertissements, Paris, Dezallier, 1686, préface.
13Muchembled Robert, L’invention de l’homme moderne. Culture et sensibilités en France du xve au xviiie siècle, Paris, Fayard, 1988.
14Initialement, une initiative unique permet l’émergence d’une proto-académie à Saumur vers 1480. Avec le souci d’endiguer le « voyage d’Allemagne ou d’Italie » qui met en mouvement la jeune aristocratie française sur les routes peu sûres de l’Europe moderne, la nécessité de créer des institutions éducatives adaptées se fait jour. Ce mouvement se déroule principalement entre 1594 et 1716. Plus de 20 académies sont alors inaugurées sur tout le royaume de France au xviie siècle. Elles sont 44 au siècle suivant, dont sept à Paris.
15Castiglione Baldassare, Le Livre du Courtisan, Lyon, Juste, 1538.
16Vaucelle Serge, L’art de jouer à la Cour. Transformation des jeux d’exercices dans l’éducation de l’aristocratie française au début de l’époque moderne, Paris, thèse EHESS, 2004.
17« Règlement concernant les nouvelles Écoles Royales-militaires du 28 mars 1776 », Recueil des édits, déclarations, ordonnances, arrêts et règlements concernant l’École Royale-militaire, t. I, Paris, Imprimerie royale, 1782, p. 77-103.
18Dans l’École royale militaire de Paris créée en 1780, ce sont huit intervenants qui se répartissent les leçons d’équitation, d’escrime, de danse et de voltige pour 13 enseignants qui assurent les cours de fortifications, de dessin, de mathématiques, de langue, de géographie et de belles lettres. Ce système fonctionne dès 1777 au sein des compagnies de « cadets-gentilshommes » instituées dans les régiments militaires.
19Il s’agit des collèges bénédictins de Sorèze, Tiron, Rebais, Beaumont, Pont-Le-Voy, des collèges oratoriens de Vendôme, Tournon et Effiat, du collège des Minimes de Brienne, de celui des chanoines du Sauveur de Pont-à-Mousson, auxquels il faut ajouter l’année suivante les anciens établissements jésuites d’Auxerre et Dôle.
20Recueil des édits…, op. cit., p. 80.
21Dans cette école que le prieur et directeur Dom Ferlus accepte de « regarder comme la première de l’Europe », les exercices militaires, de musique, d’escrime, d’équitation (avec un carrousel de courses de bague et de quintaines), de danse et de natation sont primés en fin d’année au cours d’une catégorie de prix déjà intitulée « exercices gymnastiques » : « tous les élèves ont été exercés à la nage avec toutes les précautions qu’exigent la sûreté et la décence. Une foule ont concouru pour le prix qui s’accorde à celui qui, dans une heure, parcourt le plus d’espace sans s’arrêter » (Dom Ferlus François, La Cour du Collège. Discours prononcé avant la distribution des prix, Montpellier, Picot, 1787, p. 5. Exercices publics des élèves de l’École de Sorèze, Toulouse, Bellegarrigue, 1817, p. 180-185). La pratique de la réalisation des « exercices publics » en fin d’année se retrouve également dans les autres collèges militaires évoqués ci-dessus.
22Le premier texte expose la gymnastique scolaire comme faisant « partie de l’éducation des lycées de l’Empire ; elle est l’objet d’un enseignement régulier donné aux frais des établissements ». Le second la rend obligatoire dans les lycées, les collèges et les écoles normales de garçons en précisant que « les leçons ne sont pas prises sur le temps des récréations ». Les contenus de cette nouvelle discipline scolaire ne sont pas prévus par le législateur avant la toute fin du xixe siècle. Les responsables pédagogiques vont donc être tentés de reconduire l’enseignement des jeux d’exercice au sein de leurs établissements.
23L’École polytechnique est inaugurée en 1794, l’École centrale des arts et manufactures ouvre à partir de 1829.
24Le meilleur élève a parcouru 619 m en 30 minutes. Le proviseur Paulin a lui-même suivi sa formation au Collège royal et militaire de Sorèze quelques années auparavant. On voit donc éclore un embryon de natation scolaire, à la fois hygiénique et utilitaire, mais déjà quelque peu sportive, puisque basée sur l’enregistrement de performances mesurées. Paulin, Lycée impérial de Toulouse, Séance publique de distribution des prix, Toulouse, Benichet, 1807, p. 17.
25Dancie François, L’épée de combat ou la tire des armes, Tulle, Aluitre, 1622, p. 90.
26Danet Guillaume, L’art des armes, t. II, Paris, Jombert, 1767, p. 200 ; Brillat de Savarin, Essai historique et critique sur le duel, Paris, Caille et Ravier, 1819 ; Lafaugère Louis-Justin, Nouveau manuel complet d’escrime, Paris, Roret, 1838, p. 276 ; Cordelois, Leçons d’armes. Du duel et de l’assaut. Paris, Dumaine, 1872.
27Girard Pierre Jacques François, Nouveau traité de la perfection sur le fait des armes, Paris, Moette, 1740, p. 82.
28Besnard Charles, Le maître d’armes libéral, Rennes, Herbert, 1653, p. 41 ; Girard Pierre Jacques François, Nouveau traité de la perfection sur le fait des armes, op. cit., 1740, p. 10 ; Danet Guillaume, L’art des armes, t. I, Paris, Hérissant, 1766, p. 14.
29Danet, L’art des armes, t. II, op. cit., p. 160 ; Demeuse Nicolas, Nouveau traité de l’art des armes, Liège, Desoer, 1778, p. 148 ; Lafaugère Louis-Justin, Nouveau manuel complet d’escrime, op. cit., p. 258.
30Girard Pierre Jacques François, Nouveau traité de la perfection sur le fait des armes, p. 44 ; Demeuse Nicolas, Le maître d’escrime ou l’art des armes, Paris, Delarue, s. d., pl. iv à vi ; Demeuse, Nouveau traité de l’art des armes, op. cit., 1778, pl. 4 à 6 ; Posselier dit Gomard A. A. J., La théorie de l’escrime, Paris, Dumaine, 1845, p. 264.
31Girard Pierre Jacques François, Nouveau traité de la perfection sur le fait des armes, p. 3.
32Labat Jean, Abrégé de l’art en fait d’armes, Toulouse, Boude, 1682. Archives municipales de Toulouse, Règlemens faits par messieurs les Capitouls concernant le Prix des armes, GG912, 1783 ; Juhle Samuel, « Jouer de l’épée à l’époque moderne », Annales du Midi, no 269, Toulouse, PUM, 2010, p. 23-45.
33Batier, La théorie pratique de l’escrime pour la pointe seule, Paris, Vve Simon, 1777, p. vii. Guillaume Danet relate la présence « d’un grand nombre de Maîtres d’Escrime & de Gladiateurs pour l’instruction » dans la Rome antique. Le maître Martin évoque quant à lui que « les Grecs, et surtout les Athéniens, exerçaient leurs enfants dès leur tendre jeunesse, dans l’exercice de l’épée, pour paraître dans les jeux olympiques ». Danet, L’art des armes, t. II, op. cit., p. 119 ; Martin Michel, Le maistre d’armes, Strasbourg, Martin, 1737, « Avis au lecteur ».
34Demeuse, Nouveau traité de l’art des armes, op. cit., p. 176.
35Coubertin Pierre de, « Le pentathlon moderne », La Gazette de Lausanne, 28 déc. 1918, no 354, p. 1.
36Coubertin Pierre de, Pédagogie sportive, op. cit., p. 92.
37L’épreuve d’escrime olympique de 1904 à Saint Louis propose encore une épreuve au bâton.
Auteur
Université de Toulouse 3.
Serge Vaucelle, maître de conférences en histoire à l’université de Toulouse 3 – CRESCO (EA 7419) –, est chercheur associé à FRAMESPA (UMR 5136) où il travaille sur les pratiques corporelles anciennes, les activités physiques dans les contextes éducatifs, hygiéniques et sportifs. Il a publié des articles sur les jeux anciens dans Clio HFS (2006), Sport History Review (2009), European Studies in Sports History (2015), STAPS (2017), Cahiers de FRAMESPA (2018). Il mène actuellement l’étude d’une salle de jeu de paume de 1564 au château de Suze-la-Rousse (Drôme).
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