Sport au xvie siècle
Et si le baron de Coubertin n’avait rien inventé ?
p. 21-34
Texte intégral
1En 1998, la victoire des Bleus lors de la Coupe du monde de football a donné une nouvelle dimension au sport dans la société française. Ignorée voire méprisée, son histoire était jusque-là réservée à un cercle très restreint d’amateurs ou de chercheurs, le plus souvent aspirés par la puissance du phénomène olympique.
2Pour diverses raisons, l’historiographie française considère généralement qu’avant le xixe siècle, le sport n’a pas d’existence – avec une tolérance étonnante pour les Jeux de l’Antiquité. L’intuition discutable de Norbert Elias a été transformée en théorie. Pour le sociologue allemand, le sport se distinguerait des pratiques physiques antérieures en raison de son éthique et d’un degré de violence physique maîtrisé au moyen de règles précises1. Pour ses continuateurs, le sport ne peut donc être que contemporain, né de la révolution industrielle et de l’avènement de la société des loisirs. Pas question d’envisager les pratiques physiques plus anciennes – médiévales ou modernes – sous l’angle de leur complexité. Il s’agirait « seulement » de jeux traditionnels quasi improvisés dans lesquels les notions de compétition, de champions, de records, de règles et de lieux de pratiques standardisés seraient absentes2.
3Il est vrai que du Moyen Âge à l’époque moderne, les sources sont peu bavardes sur les pratiques physiques ludiques du « petit peuple » et guère davantage sur celles des femmes3. La dimension universelle du sport actuel est donc difficile à retrouver dans son passé. En revanche, si l’on observe les pratiques physiques des catégories sociales privilégiées masculines aux xve et xvie siècles, la quantité d’informations et de sources à traiter est déconcertante. Leur analyse amène à se demander ce que faisaient ces gens quand ils jouaient, si ce n’est du sport !
4Au début de l’époque moderne, le spectacle des jeux du corps est utilisé à des fins diplomatiques. Le sport, témoin des enjeux de société, semble déjà relever d’un haut degré d’élaboration. En 1520, la confrontation entre François Ier, roi de France, et Henri VIII, roi d’Angleterre, à la lutte à mains nues au cours des entrevues du Camp du Drap d’or s’apparente déjà comme la résultante de ce que Marcel Mauss définit comme un phénomène social total4.
Pierre Ier de Lusignan : la diplomatie médiévale par le sport
5Le parcours à travers toute l’Europe de Pierre Ier de Lusignan, roi de Chypre, permet de mettre en évidence la relation entre diplomatie et spectacle d’une pratique physique. Guillaume de Machaut, auteur et compositeur du xive siècle, en retrace les principales étapes dans La prise d’Alexandrie5. Les chroniques de Jean Froissart permettent également d’apporter des précisions et de recouper les informations6.
6Né en 1328, Pierre Ier est issu de la maison de Lusignan, une dynastie noble poitevine originaire du Limousin. En 1347, il crée l’ordre du Cygne dans l’espoir de reconquérir Jérusalem. De 1362 à 1365, il effectue un « grand tour » d’Europe, pour convaincre tous les souverains qu’il rencontre de s’associer à lui pour la croisade.
7Fin 1362, le roi de Chypre quitte son île, traverse jusqu’à Rome, avant de rejoindre le royaume de France. En Avignon, il assiste à un gage de bataille, sorte de joute judiciaire destinée à régler un différend entre deux adversaires gascons. Pierre Ier est assis à côté de Jean le Bon, roi de France, et du pape Urbain V pendant l’affrontement. Le duel permet également à Pierre Ier de rencontrer la fine fleur de la chevalerie française, notamment Bertrand du Guesclin et Jean I le Meingre, dit Boucicaut. Le roi de Chypre quitte les terres pontificales pour rejoindre Angoulême. Cette fois, il est accueilli par la fine fleur de la chevalerie anglaise : le seigneur de Chandos l’accompagne jusqu’aux lices pour regarder une joute destinée à célébrer la naissance du fils du Prince noir. Au xive siècle, les grands moments de la vie princière – naissance, mariage, décès – sont rythmés par les joutes. Pierre Ier de Lusignan et le seigneur de Chandos chevauchent ensuite vers les terres de Saintonge et de Poitou afin de jouter et faire bonne chère. En mai 1364, la mort de Jean le Bon et le couronnement de Charles V, nouveau roi de France, amènent le roi de Chypre jusqu’à Reims. Guillaume de Machaut prétend qu’à l’occasion des joutes tenues dans la ville en l’honneur du nouveau roi Charles V, Pierre Ier obtient le prix de la joute.
8Le roi de Chypre commence alors à éprouver sa méthode partout où il passe : briller dans les lices et se faire connaître afin de recruter des adhérents pour sa future croisade. Quelques semaines plus tard, ses exploits sur la place Rossmarkt de Strasbourg sont à destination des regards admiratifs des dames. Pierre Ier ne néglige aucune possibilité : les chevaliers partent souvent à l’aventure sur requête de la dame de leurs pensées. Son périple le conduit ensuite à Bruxelles, à Bruges, puis à Londres avant le retour à Paris. Chaque lieu où il s’arrête est l’occasion de jouter. Guillaume de Machaut écrit qu’il est si brillant dans cet exercice qu’on dit de lui : « Ce roi est né avec une armure. »
9La réussite de son projet nécessite des soutiens financiers. C’est ce qu’il va chercher en parcourant les terres du Saint Empire germanique, de Cologne à Erfurt jusqu’à Lübeck, capitale de la Ligue hanséatique, qui contrôle le commerce de la mer Baltique. Pierre Ier espère une aide financière des riches familles commerçantes de la ville. On ne sait s’il obtient ce qu’il souhaitait à Lübeck, mais le neveu de l’empereur Charles IV qui l’accueille lui offre de riches et beaux joyaux d’or et d’argent. Quelques jours plus tard, le roi de Chypre rencontre l’empereur Charles IV à Prague, l’occasion de participer à diverses festivités et de s’illustrer une nouvelle fois à la joute. L’empereur propose au roi de Chypre de l’accompagner jusqu’à Cracovie où des discussions sont prévues avec le roi de Hongrie et celui de Pologne. Les quatre souverains joutent, sans qu’on sache s’ils s’opposent ou bien s’ils sont dans le même camp. Pierre Ier poursuit son voyage jusqu’à Vienne et rencontre le duc d’Autriche qui lui promet de le suivre dans son entreprise. Ce dernier lui remet plusieurs prix et 10 000 francs pour avoir été le meilleur jouteur dans la ville, et peut-être aussi en guise de participation financière au projet de croisade.
10En 1365, Pierre Ier rejoint Chypre et part à la tête de compagnies de croisés faire le siège d’Alexandrie. En huit jours, il parvient à s’emparer de la ville la plus riche et la plus prestigieuse d’Orient. Mais Pierre Ier se voit aussitôt trahi par ses barons et forcé de battre en retraite.
11Lors de ce voyage en Occident, le roi de Chypre est partout bien accueilli, fêté, admiré, pour ses talents d’orateur comme au tournoi. Vaillant dans les lices, il marque les esprits et espère convaincre qu’il saura mener une armée à la victoire, donnant de l’épaisseur physique à ce qui pourrait ne passer que pour de jolis discours. Pierre de Lusignan use consciemment de sa pratique sportive comme outil de communication dans ses démarches diplomatiques, illustrant à l’envi que dès le xive siècle, la joute fait partie de l’arsenal habituel des rencontres diplomatiques : repas, discussions, joutes, banquets et danses (caroles).
12Forte d’une histoire déjà longue, l’association entre projet politique et prestation sportive prend de l’ampleur au début de l’époque moderne. Elle repose sur des structures et des bases de plus en plus solides.
L’institutionnalisation des pratiques sportives
13Certains médiévistes n’ont pas hésité à évoquer une « internationale chevaleresque » à propos de la chevalerie européenne de la fin du Moyen Âge7. Derrière cette dénomination un peu provocatrice, on découvre effectivement une aspiration à « dissoudre les frontières », à « s’unir en une communauté fraternelle » dont le principal ciment se trouve être les officiers d’armes : roi, hérauts et poursuivants8. Présents à toutes les étapes d’une rencontre sportive entre chevaliers, ils sont également omniprésents dans l’organisation des ordres de chevalerie, lesquels sont parfois structurés par la pratique des joutes. Mais l’efflorescence des pratiques sportives ne s’arrête pas à leur institutionnalisation. La mise par écrit des techniques et des manières d’organiser des rencontres connaît une accélération à la fin du Moyen Âge. Les pratiques sportives ne sont ni primitives, ni improvisées.
Du héraut d’armes au juge arbitre
14Spécialistes du droit des emblèmes et des étendards, les officiers d’armes connaissent l’histoire des grands combats. Sur le champ de la guerre, ils sont sollicités quand il s’agit de dialoguer ou d’informer. Ils bénéficient d’une immunité qui leur permet de naviguer entre les forces ennemies et d’intervenir dans les relations entre les souverains, les seigneurs et les chevaliers. Hommes de confiance, ils sont fréquemment impliqués dans les négociations en vue d’alliances matrimoniales ou de traités de paix. Au xvie siècle, il est parfois difficile d’identifier la raison première de leurs voyages en regard de la diversité des missions qui peuvent leur être confiées. Cependant, leurs connaissances des armes, du combat et de la négociation en font des acteurs essentiels des compétitions chevaleresques, qu’il s’agisse d’un affrontement collectif sous forme de tournoi ou bien d’une joute à un contre un.
15Les défis sportifs des chevaliers permettent à chaque protagoniste d’éprouver sa force, son adresse et sa supériorité dans des conditions loyales. Les hérauts d’armes en sont les garants : ils définissent et reprécisent à chaque occasion les contours et les conditions d’affrontement (éléments protocolaires, règles, annonce des résultats).
16Les officiers d’armes font également connaître l’événement, souvent par un discours solennel lu devant un roi, un prince, un grand seigneur et sa cour. Ils déclament ensuite en de nombreux lieux l’invitation à y participer. Grâce à ce travail, la communication autour de la compétition à venir n’a rien d’hasardeuse.
17Au gré de leurs déplacements, les hérauts enregistrent parfois des inscriptions, mais le plus souvent, un officier d’armes est spécialement dévolu à ce rôle sur le lieu de la future joute.
18Les rencontres peuvent enfin commencer. Les officiers d’armes assument un nouveau rôle, essentiel, celui d’arbitrer. Lefèvre de Saint-Rémy, héraut de l’ordre de la Toison d’or, dirige par exemple des dizaines de joutes, à Chalon-sur-Saône, Lille, Arras, Bruges ou Gand…
19La compétition terminée, les officiers d’armes sont encore sollicités pour en faire le récit. Montjoie, roi d’armes de Louis XII, relate le pas d’armes de l’Arc triomphal, tenu à Paris en 15149. Montjoie n’est pas le seul à rapporter les exploits de cette joute disputée en l’honneur de l’entrée de la nouvelle reine de France dans la ville de Paris. Le seigneur de Fleurange évoque également dans ses Mémoires plus de 300 chevaliers, français et anglais, venus se mesurer au comte d’Angoulême (le futur roi François Ier) accompagné de sept capitaines de France10. Cependant, si le seigneur de Fleurange est libre d’évoquer cet épisode, il s’agit pour Montjoie d’une obligation professionnelle liée à son attachement à Louis XII. Au service d’un roi, d’un prince ou d’un seigneur, les officiers d’armes participent donc à tout ou partie de l’organisation des joutes. Certains d’entre eux le font également au titre de leur responsabilité au sein d’un ordre chevaleresque.
Ordres chevaleresques et sociétés de joutes
20Au début du xvie siècle, le phénomène sportif prend de l’ampleur, s’appuyant sur des institutions solides et générant la création de sociétés spécifiques à l’organisation des compétitions.
21Les ordres de chevalerie s’établissent dès le xiie siècle en un réseau humain structuré et « international ». Qu’il s’agisse des Hospitaliers, Templiers ou Teutoniques en Orient avec leur volonté de reprendre la Terre sainte, ou bien de ceux qui fleurissent dans la péninsule Ibérique en vue de la Reconquista (ordre de Santiago, d’Avis ou de Calatrava), la discipline et la vie religieuse des ordres monastiques se joignent à la fonction militaire des chevaliers. À partir du xive siècle, la création des ordres chevaleresques répond davantage à une exigence politique d’organisation et de subordination, reposant sur l’image du roi combattant entouré de ses meilleurs champions. Pour certains de ces ordres, la joute est alors centrale et fait l’objet d’un traitement particulier jusque dans ses statuts.
22En 1332, Alphonse XI, roi de Castille, fonde l’ordre de l’Écharpe (orden de la Banda), sorte d’assemblée chevaleresque laïque et royale. Le souverain montre clairement l’intérêt qu’il porte aux joutes. Les statuts de cet ordre comprennent des impératifs courtois, à l’image de ceux de la légendaire Table ronde. Pour rejoindre l’ordre de la Banda, un chevalier doit prononcer un serment solennel à la manière des personnages romanesques. L’aspirant désireux d’intégrer l’ordre affronte ensuite deux chevaliers de l’Écharpe dans le cadre d’un tournoi : « Qu’il joute contre deux chevaliers, l’un après l’autre, et qu’il fasse deux combats avec chacun, pendant une demi-journée. Et s’il venait à lâcher l’épée sans briser le pommeau ni l’épée, ou s’il venait à tomber du cheval sans que le cheval tombe avec lui, qu’on le considère comme vaincu et qu’il ne puisse pas porter l’écharpe11. » Une fois membre de l’ordre, il a l’obligation d’être présent lors des tournois organisés à la cour, en particulier à l’occasion de la Pentecôte.
23À l’image de l’ordre de la Banda, de véritables supports à la promotion et à l’organisation de combats sportifs voient le jour. Le célèbre ordre anglais de la Jarretière est créé en 1348 à la suite d’un grand tournoi. Institué en 1351, l’ordre français de l’Étoile a également des relations étroites avec l’univers des combats courtois : Geoffroi de Charny, théoricien de l’idéal chevaleresque, écrit pour les chevaliers de l’ordre nouvellement fondé ses Demandes pour la joute, les tournois et la guerre12.
24Le xve siècle connaîtra aussi la naissance de plusieurs ordres avec toujours cette même relation forte avec les joutes. En 1430, l’institution de l’ordre bourguignon de la Toison d’or est précédée et suivie d’un grand tournoi. Chaque réunion des membres de l’ordre est l’occasion de joutes : les statuts prévoient au moins une réunion annuelle alternant discussions secrètes et spectacles populaires, aux premiers rangs desquels figurent des compétitions chevaleresques. Avec moins de succès sur la durée, il faut également souligner que la création de l’ordre du Croissant par le roi René d’Anjou et de Sicile en 1448 découle directement de son goût pour les fêtes chevaleresques. Le texte relatif à l’Institution militaire de l’ordre du Croissant est à mettre en relation avec le Traictié de la forme et devis d’ung tournoy (qui propose une manière d’organiser et de réglementer les joutes) ou avec Le Pas de la Bergière (qui relate de manière poétique une compétition tenue à Tarascon au milieu du xve siècle)13.
25La fraternité sans frontière de ces ordres offre un support de choix à l’organisation de rencontres sportives entre chevaliers de toute l’Europe. Les statuts de ces institutions comme les traités de chevalerie s’y référant témoignent de la structuration qui s’opère à la fin du Moyen Âge autour des pratiques sportives équestres.
26D’essence noble ou bourgeoise, il existe également des sociétés dont le seul but est de jouter ou d’organiser des tournois. Dès 1265 à Bâle, les Étoiles et les Perroquets se retrouvent pour une joute annuelle à l’occasion de la fête de Notre-Dame. En Angleterre, Henri de Lancastre crée en 1344 une association regroupant des chevaliers du Lincolnshire pour jouter chaque année le jour de Pentecôte. De 1387 à 1435, la Geselleschaft mit dem Esel (société de l’Âne) se réunit à Francfort, élit un roi chaque année, et loue des installations à la municipalité pour un bal et des joutes. Dans les villes du nord de la France, plusieurs sociétés d’organisation voient également le jour, comme celle qui encadre les joutes tenues lors des fêtes annuelles de l’Épinette à Lille de la fin du xiiie siècle jusqu’aux dernières heures du xve siècle14. Les précurseurs des clubs sportifs actuels en quelque sorte… Il est bon de préciser ici que les joutes bourgeoises sont très nombreuses, beaucoup plus en quantité que celles de la noblesse, et qu’il n’est guère de ville à l’échelle du continent européen qui n’en ait organisé régulièrement.
27À la fin du xve siècle, des tournoyeurs issus de Rhénanie, Souabe, Franconie, Bavière donnent à leur sport une sorte d’organe suprême. En 1485, des délégués de quatorze sociétés semblables se réunissent à Heilbronn (sud-ouest de l’Allemagne actuelle) pour réglementer l’activité de la joute. Cette première fédération sportive a pour but essentiel de limiter les coûts exorbitants des compétitions15. Elle ne fera pas plus long feu que le phénomène des joutes, en déclin progressif au cours du xvie siècle, mais elle démontre que le sport s’institutionnalise avant même l’époque moderne.
Les lettres du sport
28La société du Moyen Âge est souvent considérée comme celle de l’oralité. Pourtant, les pratiques sportives ont fait l’objet de nombreux écrits ! À la lecture de ceux qui nous sont parvenus dans leur diversité, on peut être surpris par les multiples descriptions, traités, présentations de règlement et comptes rendus, dès le début de l’époque moderne.
Descriptions, formes et techniques
29La lutte à mains nues et les combats armés sont extrêmement répandus. Dans la noblesse comme chez les bourgeois, les marchands et artisans, des combats amicaux avec des armes légères sont organisés. Les garçons de la noblesse passent quasiment tous par l’apprentissage des armes. Petits affrontements avec des épées en bois puis modèles réduits d’épées en acier : l’enseignement est avant tout empirique. Mais il existe tout de même un premier manuel, celui du maître d’armes allemand Johannes Liechtenauer (xive siècle), qui aborde les combats à mains nues, avec dague, lance ou à l’épée (grande ou petite, à pied ou à cheval) et pose les premières bases de l’escrime16. À partir du xve siècle, les traités ou manuels se comptent par dizaines à travers toute l’Europe17. Le maître d’armes italien Fiore dei Liberi présente différentes formes de combat dans un manuscrit en latin de 1410 très richement illustré (à cheval avec lance, à pied avec épée ou dague, lutte à mains nues). L’Helvète Hans Talhoffer, l’Allemand Paulus Kal (dans la seconde moitié du xve siècle), l’Italien Filipo Vadi dans le Liber de Arte Gladitoria Dimicandi (fin xve siècle), ou encore, dans une moindre mesure, l’Espagnol Diego de Valera avec son Tratado de las armas marquent la naissance de l’escrime en tant que discipline codifiée, permettant au passage de percevoir quelles sont les techniques en usage à cette époque.
30Les tournois et les joutes connaissent également une théorisation considérable à partir du xive siècle18. Celle-ci est à la fois descriptive et prescriptive quant à la manière d’organiser les rencontres, de les arbitrer et de s’y comporter. Du Livre de la chasse de Gaston Phébus écrit au xive siècle jusqu’à celui se rapportant aux pratiques de l’équitation du roi Duarte du Portugal en 1433, les textes sur le sujet se multiplient à la fin du Moyen Âge19. Le premier traité de tir à l’arc dont on a connaissance aujourd’hui est relativement tardif puisqu’il date de la fin du xve siècle : L’art d’archerie20. S’il contient un long développement sur la fabrication de l’arc et des flèches, son auteur ne manque pas non plus d’expliquer plusieurs techniques pour le manier avant de considérer en conclusion que le tir à l’arc est un bon passe-temps.
31La danse connaît également une phase de codification à cette même époque, qui nous permet aujourd’hui de saisir quelles formes gestuelles elle pouvait alors revêtir. Écrit en 1455, De arte saltandi et choreas ducendi (ou De la arte di ballare et danzare), du maître à danser italien Domenico da Piacenza, décrit les différents pas qui composent la basse danse et en propose cinq chorégraphies avant d’aborder plusieurs autres formes dansées21. Un autre manuscrit conservé à la Bibliothèque royale de Bruxelles, consacré à la danse des xive et xve siècles, comporte à la fois des références chorégraphiques et musicales22. À l’entrée du xvie siècle, les apports théoriques sur la danse se font de plus en plus nombreux. Preuve de ce large phénomène, la gymnastique est également l’objet de travaux écrits. Les terrains d’expression des acrobates sont pourtant assez insaisissables : sur la place publique ou en salle, comme accompagnement d’une chanson de gestes, en comité plus ou moins restreint. Sauts, corps en pont, exercices de force ou jonglages de balle, de couteaux ou d’épées ornaient déjà les enluminures des manuscrits anciens. Mais le premier traité d’acrobatie ou Art de sauter et de voltiger en l’air n’est publié qu’au xvie siècle par Archange Tuccaro, nommé « Saltarin » du roi de France Charles IX. Manuel de gymnastique à part entière, les dessins qui accompagnent le texte ne livrent pas tous les mystères : il est difficile d’enfermer les prouesses gestuelles dans un livre…
32S’il est besoin de prolonger ce tour non exhaustif mais significatif des éléments théoriques relatifs aux pratiques sportives au début de l’époque moderne, il faut encore y ajouter les textes relatifs aux jeux de balles. On peut trouver de nombreuses informations sur ces activités au détour d’un texte littéraire ou d’une chronique de la fin du Moyen Âge, comme dans ce poème de Jean Molinet datant de 1492, intitulé Le jeu de palme23. Cependant, il faut attendre le milieu du xvie siècle pour voir des textes dont l’objet spécifique est de présenter une activité dans le matériel qu’elle requiert et les règles qui y prévalent. Achevé en 1555, le Trattato del giuoco della palla est un modèle du genre qui préfigure largement le tennis actuel24.
33Au début de l’époque moderne, un même mouvement entraîne les différentes pratiques sportives vers une codification et une réglementation écrite, comme un témoignage supplémentaire d’un phénomène de société qui prend racine.
L’esprit du sport des champions
34Les grandes joutes des xve et xvie siècles reposent systématiquement sur des règlements écrits. Après les confrontations, des cahiers retranscrivent précisément la succession des affrontements, le nombre de courses effectuées, la manière de toucher ou non l’adversaire de sa lance25. Des chèques de joutes montrent par exemple Henri VIII incapable de toucher son adversaire26 ! Enveloppant les règles et la description des confrontations, c’est aussi tout un système de valeurs qui imprègne progressivement les rencontres sportives.
35La chevalerie s’est construite à partir du xie siècle autour de la prouesse (capacité à montrer sa force physique ou à accomplir un exploit militaire) et de la loyauté (le groupe est soudé par des obligations, des échanges de services, l’entraide au combat)27. La chevalerie est également liée à l’idée de justice, qu’elle soit royale ou chrétienne28. L’honneur et la courtoisie la caractérisent aussi. L’honneur découle de la loyauté et du respect, dans son groupe d’appartenance, de la parole donnée. La courtoisie s’exprime par un double jeu : la séduction des dames mais aussi des membres les plus importants de la cour, au sein de laquelle la compétition sociale est forte. Pour essayer de gagner la confiance, d’engendrer la sympathie ou l’amour, les chevaliers adoptent des conduites ajustées à la société de cour. Le jeu courtois est un jeu d’apparence qui repose sur un code social implicite motivant les chevaliers à jouter29.
36Ces valeurs connaissent une sorte d’uniformisation à l’échelle des cours européennes. En effet, la guerre est source d’échanges nombreux entre combattants (les troupes sont généralement constituées de guerriers issus de sphères géographiques très diverses). La base commune d’œuvres en latin à destination des chevaliers joue également son rôle. Par exemple, dans le domaine de l’art de la guerre, De Re Militari (écrit au début du ve siècle par Végèce) est un véritable « best-seller » médiéval tant il est diffusé et copié du xiie au xve siècle dans toutes les cours d’Europe30. La construction progressive de l’idéal chevaleresque européen s’explique aussi par la pénétration des préceptes religieux chez les guerriers et par l’influence grandissante des milieux de cour sur les jouteurs, imprégnés par la littérature, notamment celle des légendes du roi Arthur et des chevaliers de la Table ronde.
37Dans l’exercice des joutes, les valeurs chères à l’idéal chevaleresque guerrier et courtois se traduisent par des conduites spécifiques. L’exigence de prouesse se décline dans les lices par la démonstration de sa force, de son endurance, de son habileté et de sa supériorité sur l’adversaire. L’esprit de compétition et de performance en est le corollaire. En effet, le champion s’affirme en prenant le meilleur sur son opposant dans un contexte compétitif avec le souci d’effectuer une performance mémorable. Le contexte courtois renvoie les adversaires à une forme de défi original qui rappelle immanquablement la littérature romanesque de l’époque. Exacerbée, la volonté de prouver sa supériorité pousse les combattants à la fanfaronnade, à la provocation, une manière supplémentaire de pimenter l’exercice, de susciter la curiosité des spectateurs, de se donner du courage. Les bravades qui égaient l’avant-combat s’inscrivent dans le jeu de l’honneur et du paraître, caractéristique de la courtoisie.
38L’univers des champions médiévaux fait la place belle au fair-play. Le mot est anglais et appartient au vocabulaire de Shakespeare31. Il désigne une conduite honnête dans un jeu, recouvrant à la fois le respect de l’adversaire, des règles, des décisions de l’arbitre, du public, l’esprit du jeu ainsi que la loyauté, la maîtrise de soi et la dignité dans la victoire comme dans la défaite. L’étude des traités de chevalerie montre que dès le xiiie siècle, les caractéristiques du fair-play sont connues des champions. Dans le Libro de la orden de Caballeria, le Majorquin Ramon Lull propose une réforme morale de la chevalerie32. Écrit vers 1275, ce traité sur les valeurs morales et religieuses liées à l’exercice des armes interdit d’attaquer un ennemi désarmé et vante le courage, la discipline, la générosité, le respect des bonnes manières, des dames et des engagements pris. Précisant que les chevaliers doivent éviter la trahison comme l’orgueil, l’ouvrage de Ramon Lull se présente comme le parfait manuel du fair-play.
39Un champion intègre donc plusieurs types de règles lorsqu’il s’engage dans les lices : les règles de combat, explicites, le plus souvent écrites et lues, et celles qui découlent du code courtois et du fair-play, implicites, que les chevaliers intègrent plus ou moins consciemment.
40Au Moyen Âge, l’idéologie chevaleresque exerce une fascination sur tout le corps social33. Quels que soient les véritables mérites des champions, chaque joute est l’occasion d’exalter un idéal éthique à travers une conception de la chevalerie faite d’esthétisme, d’héroïsme et de respect. Le fair-play est indéniablement antérieur à la morale qui dirige le sport de la bourgeoisie anglaise du xviiie siècle. Les nombreux traités de chevalerie, les statuts des ordres chevaleresques et les comptes rendus des compétitions montrent que le champion n’est pas seulement une abstraction de la littérature romanesque. Au xvie siècle, l’esprit du sport est en place et complète les règles propres à chaque pratique.
Les entrevues du Camp du Drap d’or
41On oublie souvent que la rencontre entre François Ier et Henri VIII fut d’abord une succession de joutes, de concours de tir à l’arc, d’affrontements à la lutte et de danses : les grands temps diplomatiques du xvie siècle sont indissociables de la pratique sportive.
42Au début de l’année 1515, les festivités parisiennes données en l’honneur du nouveau souverain s’accompagnent de joutes34. De même, des combats chevaleresques sont tenus lorsque François Ier entre victorieusement dans Milan en novembre 1515. Vaillant conquérant, le roi de France prend même part aux affrontements. Trois ans plus tard, au château d’Amboise, il fête la naissance de son premier fils et célèbre le mariage de Laurent de Médicis, duc d’Urbin, avec la plus jeune des filles du comte de Boulongne, par huit jours de joutes. François Ier fait encore organiser plusieurs tournois, dont un avec simulation de guerre et tirs d’artillerie. Chaque événement trouve un écho retentissant dans des activités physiques mises en scène. Comme dans la plupart des cours européennes à cette période, naissance, mariage, négociations ou victoires militaires sont ainsi rythmés et se fêtent par des joutes. Alonso de Santa Cruz, l’un des chroniqueurs de Charles Quint, raconte comment le futur empereur essaie de faire bonne figure en terres espagnoles en joutant à Valladolid en 151735. Le contexte politique oblige Charles à s’exposer publiquement. En effet, en 1516, à la mort de son grand-père maternel Ferdinand II d’Aragon, il peut prétendre à la succession au trône de Castille. Mais Charles est né dans la ville flamande de Gand en 1500 et a passé sa jeunesse aux Pays-Bas (il est le fils de Philippe de Habsbourg). Ne parlant pas l’espagnol, son accession est conditionnée à son « adoption » par les Castillans. Charles reçoit finalement la couronne de Castille aux Cortes de Valladolid en 1518, preuve que son entreprise de séduction a fonctionné. Dans ce jeu, il est fort probable que ses passages dans les lices, aux côtés ou contre les grands seigneurs castillans, l’ont aidé dans son entreprise de « relations publiques ».
43À l’échelle européenne, rien d’exceptionnel donc à ce que des souverains se donnent en spectacle en pratiquant leur sport favori. François Ier et Henri VIII sont les vedettes des joutes, tournois et combats à mains nues à l’occasion de cette rencontre diplomatique de la plus haute importance.
Le contexte diplomatique des entrevues du Camp du Drap d’or
44Les entrevues du Camp du Drap d’or se tiennent du 7 au 24 juin 152036.
45L’événement est retentissant et s’inscrit dans un contexte politique particulier. En janvier 1519, la mort de Maximilien d’Autriche ouvre la succession à la couronne impériale. Une compétition entre plusieurs souverains s’engage pour prendre sa suite. Elle se résume vite à un duel entre le roi de France et Charles Quint. Les deux rivaux usent tour à tour de la propagande et de rétributions pour convaincre les sept princes électeurs allemands. Dans ce jeu, Charles Quint finit par gagner. Probablement vexé par sa défaite et inquiet de l’emprise politique du nouvel empereur dont les gigantesques territoires encerclent ceux du royaume de France, l’objectif de François Ier se comprend aisément : il souhaite construire une solide alliance avec l’Angleterre contre Charles Quint.
46Les entrevues du Camp du Drap d’or sont l’aboutissement de deux années de négociations afin de conclure un accord de paix ainsi qu’une promesse de mariage entre le Dauphin François de France et Marie Tudor, fille d’Henri VIII.
Une organisation impeccable
47Le 10 janvier 1520, le cardinal Wolsey est chargé par François Ier et Henri VIII de choisir le lieu et la date de la rencontre, ainsi que la façon dont elle se déroulera entre Ardres et Guînes (à 5 km de Calais), selon ce qui avait été établi par le traité de Londres du 8 octobre 1518. En pleine campagne flamande est donc érigé un camp de toile richement umdécoré.
48Les nombreux échanges de lettres entre le cardinal Wolsey et l’amiral Bonnivet traduisent les arrangements de l’entrevue. Le déroulement exact des festivités est codifié. Les tenues des rois et des reines, des nobles, des officiers, la liste des 3 000 invités de chaque partie et le nombre exact de chevaux sont détaillés par écrit.
49Henri VIII désigne Charles Somerset et François Ier choisit le maréchal Châtillon pour se rendre sur les lieux de la rencontre dès le début du mois d’avril et décider de l’emplacement exact des camps, du lieu des joutes, et pour s’occuper des divers arrangements.
50Des commissions d’organisateurs sont constituées afin de mieux superviser les travaux et de préparer les logements. Dès le printemps 1520, un chantier colossal est mis en place. Pour impressionner son hôte, François Ier s’installe dans une magnifique tente de draps d’or doublés de velours bleu autour de laquelle la vie de cour se déploie. Dans cette compétition de l’apparence et du faste, Henri VIII n’est pas en reste. La construction des campements et l’organisation des festivités (joutes, mascarades, banquets, décors éphémères et artifices) occasionnent des dépenses astronomiques37. Déployant des moyens considérables et ruineux, François Ier et Henri VIII tentent chacun de leur côté de rivaliser de faste et de magnificence, afin de mettre en scène leur pouvoir.
51Plusieurs documents permettent d’évaluer l’anticipation et la précision de l’événement dans sa dimension sportive. Tout doit être parfait. Edward Guildford, maître de l’Armurerie d’Henri VIII, a tenu les comptes des dépenses concernant les chevaux et le matériel fournis à l’Armurerie du roi pour les joutes. Richard Gibson s’est occupé du compte des dépenses concernant les joutes et les mascarades à Guînes, qui consistent essentiellement en des dépenses vestimentaires. Par ces deux sources, on apprend que de très nombreux achats de chevaux et d’armes ont été effectués : Edward Guildford se rend à la Haye, Bruxelles, Arras, Lille et d’autres villes en poursuivant cet objectif. Les chevaux personnels du roi François Ier viennent de Mantoue et ceux d’Henri VIII du royaume de Naples. Des voyages officiels amènent également les Anglais en Flandres pour acheter 2 000 têtes de lances de métal et d’autres équipements entrant dans la conception des lances. 1 000 épées de Milan ont aussi été apportées pour les tournois. Une fabrique de l’Armurerie royale anglaise a été déplacée de Greenwich jusqu’à Guînes, avec ses chevaux (il y avait à l’époque deux armureries royales à Greenwich). Un navire de 44 tonnes a fait le voyage de Greenwich à Calais pour le transport. Des forges sont également construites sur place. Les rencontres sportives ne sauraient être gênées par quelque détail pratique ou incident de dernière minute. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : préparer des grandes joutes ne se fait pas à la légère ni de manière improvisée.
52Les combats nécessitent également la construction de décors éphémères et d’artifices dont le but premier est l’émerveillement des rois et des convives. Un framboisier factice est installé sur un monticule où sont placés les boucliers des combattants avant chaque épreuve. Fait de bois recouvert de damas, de satin vert et de tissus d’or, l’arbre est dressé sur un monticule qu’Edward Hall estime faire 10 mètres de large, 40 mètres de circonférence et 12 mètres d’envergure ! Cet imposant décor est recouvert de fleurs et de bourgeons de soie. Le transport et la mise en place de tous ces matériaux et équipements dédiés aux pratiques sportives augmentent considérablement la facture des deux protagonistes de cette entrevue diplomatique. L’investissement est probablement calculé.
Les rencontres sportives et leur écho médiatique
53Âgés respectivement de 25 et 28 ans, François Ier et Henri VIII ne peuvent résister à participer aux combats chevaleresques, écrit le seigneur de Fleurange : « Les jouxtes se commencèrent à faire, qui durèrent huict jours et feurent merveilleusement belles tant à pied comme à cheval ; et estoient six François et six Anglois tenans, et les Rois estoient venans38. »
54Le vendredi 8 juin, les deux rois se retrouvent dans l’enclos du pas d’armes. L’arbre d’honneur est érigé. Le lendemain, les boucliers des combattants sont accrochés à l’arbre. La cérémonie d’ouverture est suivie le dimanche d’un banquet39. Le lundi 11, les deux souverains prennent part aux premiers affrontements du pas d’armes qui se tient jusqu’au mardi 19 (sauf le mercredi 13 en raison de vents trop violents et le dimanche, les combats étant interdits le jour du Seigneur). Après ces huit premiers jours de joutes est organisé un tournoi : les participants s’affrontent, à cheval, à deux contre deux. Les monarques forment une équipe et participent aux affrontements du mercredi 20 et jeudi 21 juin. Dans l’activité équestre, il est préférable qu’aucun ne prenne le dessus sur l’autre. La matière est sensible et il ne faut pas risquer l’incident diplomatique. Les aristocraties anglaises comme françaises attribuent une grande importance à ces jeux guerriers. Le vendredi 22 juin, François Ier et Henri VIII participent aux combats à pied (probablement à l’épée) sans incident notable. C’est au cours de la deuxième semaine qu’Henri VIII défie François Ier à la lutte à mains nues : « Le roi d’Angleterre prist le roi de France par le collet, et lui dict “Mon frère, je veulx luiter avecques vous” et lui donna une attrape ou deux et le roi de France, qui est un fort bon luiteur, lui donna un tour et le jetta par terre, et lui donna ung merveilleux sault. Et vouloit encore le roi d’Angleterre reluiter, mais tout cela feust rompu et fallust aller souper40. »
55La nette victoire du roi de France devant un large parterre de spectatrices, sans laisser la possibilité au roi d’Angleterre de prendre sa revanche, semble laisser un petit goût amer du côté anglais. Cependant, il est exagéré de voir dans cet incident un motif suffisant pour expliquer l’échec ultérieur des négociations. En effet, parallèlement aux activités des deux souverains, les diplomates ont le plus grand mal à s’entendre sur un traité et les festivités s’achèveront sur une déconvenue diplomatique. Deux semaines après les confrontations sportives et les embrassades plus ou moins sincères du Camp du Drap d’or, Henri VIII rencontre Charles Quint dans des conditions plus modestes mais qui aboutissent à un traité secret contre le roi de France… Si du point de vue de la diplomatie immédiate, les fêtes sportives du Camp du Drap d’or n’aboutissent pas, l’événement aura un fort retentissement aux conséquences difficiles à évaluer.
56Adressée aux élites des deux royaumes, la rencontre internationale est aussi un événement populaire. Une foule de gens se presse pour admirer les lieux et entrapercevoir les rois. Des tickets d’entrée limitent l’accès aux campements et à certaines zones réservées. En revanche, le pas d’armes est ouvert au regard de tous, « pourvu qu’il fût en habit honnête41 » ! La similitude avec les spectacles sportifs modernes est saisissante. À cela s’ajoute une couverture médiatique impressionnante : des livrets souvenirs sont édités à Paris dès le 11 juin (en français et en latin), lesquels évoquent la partie sportive par ces mots : « Olympus Ludos42. » Des imprimés du récit du pas d’armes en papier chiffon sont aussi vendus à Paris pour quelques sous fin juillet 1520. Plusieurs poèmes sont également écrits pour célébrer le Camp du Drap d’or, comme celui de Jacques Dubois dit Sylvius, imprimé par Josse Badius en 1521. Clément Marot, poète officiel des fêtes, écrit deux textes célébrant la paix et l’amitié entre les rois : La Ballade du triomphe d’Ardres et Guignes et un rondeau sur la rencontre des deux souverains. Le désir de garder une trace durable des rencontres se retrouve chez toutes les catégories de la population.
57Chroniques, traités d’armes ou manuels d’exercices du xvie siècle témoignent de pratiques physiques nombreuses, régulières et structurées. Spectacles ou pratiques, ces activités sportives présentent déjà des enjeux trop importants pour être abandonnées à la confusion ou à des confrontations débridées. Le spectacle sportif existait bien avant la révolution industrielle, utilisé parfois comme outil diplomatique et vecteur de communication.
58Pierre de Coubertin écrivait que le Moyen Âge représente des « siècles de puissante activité sportive43 ». En voulant utiliser le sport comme un moyen de promouvoir des valeurs chevaleresques tombées en désuétude, Coubertin avait l’ambition de produire de nouvelles élites, françaises comme internationales, viriles et morales, patriotiques et pacifistes, et socialement ouvertes à tous ceux qui adhèrent au fair-play. Ce n’est donc pas Pierre de Coubertin qui a mis à l’écart les jeux médiévaux ou modernes de l’histoire du sport. Probablement faut-il chercher du côté des combats idéologiques de la fin du xixe siècle pour comprendre qu’on a ignoré à ce point les racines médiévales des jeux sportifs d’aujourd’hui : « L’élimination des ordres pendant la Révolution française au profit des bourgeois enrichis qui ont pris les meilleures places aux nobles en politique, dans l’espace économique et social, se serait ainsi prolongée jusque dans les loisirs44. » La société médiévale, quoique radicalement distincte, n’est pas « l’inverse de la société contemporaine, mais bien plutôt sa matrice, contrairement à ce que la mythographie bourgeoise du xixe siècle a laissé croire45 ».
59Dès l’époque moderne, l’image sportive a ses lettres de noblesse dans la société du spectacle, avec ses champions, ses pratiquants, ses compétitions internationales et ses spectateurs. Le sport véhicule un idéal que les puissances financières et diplomatiques ont parfaitement identifié et tentent de mettre à leur service. Et si le baron de Coubertin n’avait rien inventé ?
Notes de bas de page
1Élias Norbert et Dunning Eric, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994, p. 188.
2Vigarello Georges, Passion sport. Histoire d’une culture, Paris, Éditions Textuel, 2000, p. 8 : « Le sport, né avec la société industrielle, restituerait dans les loisirs les repères les plus spécifiques de cette société : libre initiative, investissement technique, compétitivité institutionnalisée. »
3Les témoignages attestant de la pratique sportive féminine du polo sont nombreux dès qu’on dépasse les frontières de l’Europe. Par exemple : Joueuse de polo. Chine du Nord, dynastie Tang, viiie siècle. Terre cuite, musée Guimet, Paris.
4Mauss Marcel, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1993 (1950), p. 50.
5Hardy Sophie, Édition critique de « La Prise d’Alexandrie » de Guillaume de Machaut, Orléans, thèse soutenue à l’université d’Orléans, 2011.
6Froissart Jean, Chroniques, éd. P. F. Ainsworth et G. T. Diller, Paris, Librairie générale française, 2001.
7Rucquoi Adeline, « Français et Castillans : une internationale chevaleresque », in La France anglaise au Moyen Âge, Paris, Éd. du CTHS, 1988, p. 401-419.
8Simmoneau Henri, Grandeur et décadence d’une institution aulique. Les hérauts d’armes dans les Pays-Bas bourguignons entre 1467 et 1519, Lille, thèse soutenue à l’université Lille 3, 2010.
9Montjoie, Le Pas des armes de larc triumphal ou tout honneur est enclos tenu a lentree de la Royne a Paris en la rue Saint-Anthoine près les tournelles, Paris, publication sans date ni éditeur.
10La Mark Robert de, seigneur de Fleurange, Histoire des choses mémorables advenues du reigne de Louis XII et François Ier, en France, Italie, Allemagne et les Pays-Bas, depuis l’an 1499 jusques en l’an 1521, Paris, Nouvelle collection des mémoires pour servir à l’histoire de France, t. V, 1838, p. 45.
11« Ordenamiento de la Banda », La Orden y Divisa de la Banda Real de Castilla, éd. A. Ceballos-Escalera y Gila, Madrid, Prensa y Ediciones Iberoamericanas, 1993, chap. iii, p. 59-60.
12Taylor Michael Anthony, A critical Edition of Geoffroy de Charny’s “Livre Charny” and the “Demandes pour la Joute, les Tournois et la Guerre”, Ph. D., University of North Carolina, Chapel Hill, 1977.
13Œuvres complètes du Roi René (Institution militaire de l’ordre du Croissant – Étude historique sur la chevalerie – Traictié de la forme et devis d’ung tournoy – Le Pas de la Bergière – Regnault et Jehanneton), Angers, Le comte de Quatrebarbes, 2 vol., 1845.
14Van Den Neste Evelyne, Tournois, joutes, pas ď armes dans les villes de Flandre à la fin du Moyen Âge (1300-1486), Paris, École des chartes, 1996.
15Barber Richard et Barker Juliet, Les tournois, Woodbridge, The Boydell Press, 1989 (éd. française : Paris, Compagnie 12, 1994).
16Germanische Nationalmuseum, Nuremberg, ms. 3227a.
17Cognot Fabrice (dir.), Maîtres et techniques de combat à la fin du Moyen Âge et au début de la Renaissance, Paris, AEDEH, 2006.
18Nadot Sébastien, Rompez les lances. Chevaliers et tournois au Moyen Âge, Paris, Éd. Autrement, 2010.
19Phébus Gaston, Le livre de la chasse, Paris, Philippe Lebaud, 1976. Eduarte De Portugal, Livro da ensinança de bem cavalgar toda sela que fez El-Rey Dom Eduarte de Portugal e do Algarve e Senhor de Ceuta, éd. J. M. Piel, Lisbonne, Livraria Bertrand, 1944.
20L’art darcherie (publié d’après un manuscrit du xve siècle par H. Gallice), Paris, P. Renouard, 1901.
21Da Piacenza Domenico, De arte saltandi et choreas ducendi, éd. P. Procopio, Ravenna, Longo Editore Ravenna, 2014.
22Closson Ernest, Le manuscrit dit des Basses danses de la Bibliothèque de Bourgogne, Bruxelles, Société des bibliophiles et iconophiles de Belgique, 1912 (Genève, Minkoff Reprint, 1976).
23Gillmeister Heiner, « What Literary Works Can Tell Us: about Sports and Games A Fifteenth-Century Example », Sport and Culture in Early Modern Europe. Le Sport dans la Civilisation de l’Europe Pré-Moderne, Essays and Studies, no 20, Toronto, CRRS publications, 2009.
24Scaino Da Salo Antonio, Trattato del giuoco della palla, éd. G. Nonni, Urbino, Quattroventi, 2000.
25Barber Richard et Barker Juliet, Les tournois, op. cit., p. 202.
26Anglo Sidney, « Archives of the English Tournament: Score Cheques and Lists », Journal of the Society of Archivists, II, 1962, p. 153-162.
27Duby Georges, « Un modèle de perfection virile », in Philippe Contamine (dir.), Les chevaliers, Paris, Taillandier, 2006, p. 20.
28Contamine Philippe, Les chevaliers, op. cit., p. 13 : « L’épée du chevalier fut aussi un glaive de justice. »
29Stanesco Michel, Lire le Moyen Âge, Paris, Dunod, 1998, p. 49.
30Richardot Philippe, Végèce et la culture militaire médiévale au Moyen Âge, Paris, Economica, 1998.
31Shakespeare William, Le roi Jean, acte V, scène 1.
32Lull Ramon, Libro de la orden de caballeria, Madrid, Alianza Editorial, 1992.
33Duby Georges, « Un modèle de perfection virile », art. cité, p. 23.
34La Mark Robert de, seigneur de Fleurange, Histoire des choses mémorables…, op. cit., p. 47 : « Et feust le tournoi des plus beaux du monde, tant à pied que à cheval. »
35De Santa Cruz Alonso, Crónica del emperador Carlos V, vol. 1, éd. A. De Blázquez et R. Beltrán y Róspide, Madrid, Real Academia de la Historia, 1920, p. 169.
36Bellay Martin du, Les Mémoires de Martin du Bellay, Paris, Nouvelle collection des mémoires pour servir à l’histoire de France, t. V, 1838, p. 131 : « On nomma ladite assemblée le Camp de Drap d’or. »
37Massié Aurélie, « Les artisans du Camp du Drap d’or (1520). Culture matérielle et représentation du pouvoir », Encyclo, Revue de l’école doctorale ED 382, université Paris-Diderot, 2013, p. 55.
38La Mark Robert de, seigneur de Fleurange, Histoire des choses mémorables…, op. cit., p. 71.
39Giry-Deloison Charles, 1520. Le Camp du Drap d’or. La rencontre d’Henri VIII et de François Ier, Paris, Somogy éditions d’art, 2012, p. 49-52.
40La Mark Robert de, seigneur de Fleurange, Histoire des choses mémorables…, op. cit., p. 71.
41Giry-Deloison Charles, 1520. Le Camp du Drap d’or…, op. cit., p. 56.
42« Campii conuiuii atque ludorum agonisticorum ordo modus atque descriptio », Paris, 1520, fo 8 ro, Recueil factice de pièces relatives aux règnes de François Ier, Henri II, François II et Charles IX, Troyes, médiathèque du Grand Troyes, Z-8-1377.
43Coubertin Pierre de, Pédagogie sportive, Librairie J. Vrin, Paris, 1972, p. 36.
44Braudel Fernand, « Les jeux de l’échange », in Civilisation matérielle, économie et capitalisme xve-xviiie siècle, t. II, Paris, Armand Colin, 1979.
45Morsel Jacques, L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, Paris, LAMOP – Paris 1, 2007.
Auteur
-
Sébastien Nadot
École des hautes études en sciences sociales, Paris.
Sébastien Nadot, professeur agrégé d’éducation physique et sportive et docteur en histoire et civilisation (École des hautes études en sciences sociales, Paris), a été membre du Conseil économique, social et environnemental (CESE) de 2015 à 2017 et député à l’Assemblée nationale de 2017 à 2022. Il est notamment l’auteur de Le spectacle des joutes. Sport et courtoisie à la fin du Moyen Âge, Presses universitaires de Rennes, 2012 et de « Arthur et ses chevaliers : un scénario pour le sport (1350-1550) », Christine Ferlampin-Acher (dir.), La matière arthurienne tardive en Europe, 1270-1530 (Late Arthurian Tradition in Europe), Presses universitaires de Rennes, 2020. En 2023/2024, il est commissaire de l’exposition « Défis et sports de l’Antiquité à la Renaissance », Draguignan, Hôtel départemental des expositions du Var (HDE).
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