Bref rappel des faits

4Il ne s’agit pas ici de relater le massacre d’Ascq et ses conséquences, très bien reconstitués par l’étude pionnière de Jean-Marie Mocq3 et les travaux exhaustifs que mène Jacqueline Duhem4 depuis trente ans sur le massacre et sur ses « ombres portées », pour reprendre le titre d’un film documentaire réalisé quarante-cinq ans après la tuerie5. Sans revenir en détail sur le contexte mémoriel, déjà retracé6, je souhaite simplement rendre les analyses intelligibles à ceux pour qui ces événements demeureraient méconnus7.

5Le train d’un bataillon blindé de reconnaissance de la 12^e division SS Panzerdivision Hitlerjugend rejoignant la Normandie depuis Bruxelles subit un léger déraillement en gare d’Ascq dans la nuit du 1^er au 2 avril 19448. Ce sabotage du réseau « Voix du Nord », qui visait un train de marchandises sur la ligne Bruxelles-Lille, ne fait que peu de dégâts et aucun blessé SS. Mais cette troupe formée en Belgique de recrues SS inexpérimentées avec quelques cadres revenus du front de l’Est, à qui le Generalfeldmarschall Hugo Sperrle vient de donner l’autorisation de pratiquer des représailles collectives, certes encadrées, sur les civils suspectés de protéger les « terroristes9 », se déchaîne, sous les ordres du lieutenant Walter Hauck. Pendant deux heures, quatre commandos enfoncent les portes des maisons, pillent, rassemblent pour l’essentiel les hommes adultes (en fait de 15 à 74 ans), tabassent et tuent une vingtaine de personnes dans le bourg (dont le curé et son vicaire), puis mitraillent et achèvent soixante autres regroupés près du train arrêté. Un cheminot rescapé prévient la SNCF, des territoriaux de la Wehrmacht alertent la Reichsbahn et un détachement de la Feldgendarmerie de Lille parvient à stopper le massacre, empêchant l’exécution d’un peloton de quarante-cinq personnes. Au matin, on relève quatre-vingt-six cadavres (plus onze blessés), laissant soixante-quinze veuves et 127 orphelins.

6Le 5 avril se déroulent leurs funérailles, suivies par 10 000 à 20 000 personnes, dont de fortes délégations ouvrières. La messe en l’église d’Ascq est assurée par le cardinal Liénart, qui prononce un discours malgré l’interdiction des autorités allemandes. Le lendemain du massacre, une grève de solidarité mobilise dans la région des dizaines de milliers d’ouvriers, dont beaucoup de cheminots – vingt-deux d’entre eux comptaient parmi les victimes. Elle s’accompagne de dons publics et privés aux Ascquois.

7Une semaine plus tard, sept membres ascquois du réseau « Voix du Nord » (en plus des deux qui avaient déjà péri dans le massacre) sont arrêtés sur dénonciation et condamnés à mort, puis six exécutés le 7 juin 1944 au fort de Seclin (sauf la seule femme, Jeanne Cools). De Gaulle comme la gauche communiste, pour des raisons bien connues, réintègrent ces fusillés avec les massacrés, bien que cela n’aille pas de soi – le civil résistant est censé assumer le risque, alors que le décès arbitraire d’un civil « innocent » fait scandale : on ne retient d’ailleurs aujourd’hui que le nombre de 86 massacrés, même si tous sont associés dans les hommages publics. À ces noms s’ajoutent deux Ascquois, l’un (Albert Blanchatte) tué le 1^er septembre 1944 par les Allemands et l’autre (Charles Ronsse) mort en déportation.

8Relayées par la presse clandestine et radio-Londres (Maurice Schumann évoque le 12 mai 1944 à la BBC un « Lidice français »), ces informations suscitent un émoi régional et national considérable.

Des procès partiels

9La difficile quête des présumés coupables en Allemagne conduit à en retrouver une partie et à les présenter au tribunal militaire de Metz siégeant à Lille en août 1949, tandis que neuf autres sont jugés par contumace ; au demeurant, la plupart des membres de la 12^e division SS ont été tués en Normandie10. Entre-temps, la loi votée le 15 septembre 1948 (dite « loi Ascq-Oradour ») rend tout membre de la division incriminée responsable des exactions commises par ses compagnons, ce que beaucoup d’avocats considèrent comme une monstruosité juridique : une responsabilité collective, rétroactive qui plus est, et la fin de la présomption d’innocence.

10Le procès11 se déroule dans une atmosphère de tensions hostiles très compréhensibles, que les garanties juridiques requises sur la détermination exacte des responsabilités de chacun exaspèrent parfois. Sur les neuf soldats présents, la plupart subalternes, huit sont condamnés à mort (plus neuf par contumace), dont le lieutenant Walter Hauck, l’un des deux à avoir été reconnus par les témoins et qui avait fini par évoquer une certaine part de responsabilité, lui qui s’était aussi rendu coupable du massacre de Leskowice (un village rasé en Bohême) en mai 1945. S’ensuivent de nombreuses tribulations judiciaires.

11Cinq autres accusés sont poursuivis le 20 novembre 1950, jugés à Metz par un tribunal militaire en 1951 en leur absence – l’Allemagne n’extradant plus guère, surtout avec des preuves individuelles si ténues. Leur condamnation à mort par contumace n’a presque aucun écho dans la presse nationale, ni régionale : la priorité n’est plus de rendre la justice, mais de réconcilier France et RFA dans le cadre de la Guerre froide. Nous reviendrons plus loin sur les débats qui accompagnent la décision du président de la République René Coty d’user de son droit de grâce en 1955. Ces décisions effilochées et contradictoires provoquent des frustrations certaines parmi les familles de victimes.

Des spécificités à retenir

12Ascq est véritablement le premier massacre de 1944 en France, antérieur au débarquement et aux autres grandes tueries perpétrées par des unités SS sur le sol français : Oradour12, Tulle13, Maillé, Argenton ou Vassieu sont postérieurs. Bien entendu, à l’aune des multiples exécutions de civils perpétrées dans l’est de l’Europe par les divisions SS (dont certaines ont ensuite sévi à l’ouest du continent), ces chiffres peuvent sembler mineurs ; mais ils choquent les consciences.

13Ce massacre donne lieu à des protestations unanimes, y compris des autorités de Vichy, non sans hésitations. À la censure et aux affirmations des autorités militaires allemandes qui invoquent une mesure justifiée de représailles contre des tirs sur le convoi occasionnant forts dégâts et victimes SS (ce qui est totalement faux14), répond d’abord un silence embarrassé du régime de Vichy, malgré les lettres du cardinal Liénart. Puis, devant la réalité des faits, succèdent à ces atermoiements les protestations nettes du préfet Carle, relayant les accusations de la police française et des Renseignements généraux, des procureurs et des milieux collaborateurs auprès des autorités allemandes : ils n’acceptent pas la version nazie en raison de l’effet désastreux de ce massacre sur la propagande vichyste. Ajoutons que la ville est sensible aux idées de la Résistance et compte en son sein nombre de sympathisants ou d’activistes, en particulier cheminots15.

14De plus, la commune se situe dans un milieu nordiste profondément marqué par le catholicisme d’action sociale16. Ascq, à la fin des années 1930, notamment sous l’influence du cardinal Liénart, voit l’implantation d’un dynamique mouvement d’action catholique (Jeunesse ouvrière chrétienne, Ligue ouvrière chrétienne, noyau de cheminots CFTC affectés à une assez importante gare de marchandises)17.

15En outre, une telle justice d’exception « au carré » (« loi Ascq-Oradour ») rend les jugements pleins de chausse-trapes : référence ou non des documents judiciaires à cette loi de 1948, par erreurs ou par omission, recours multiples de la défense, repoussés sur le moment puisque les décisions sont censées avoir été rendues au nom des règles communes de droit, mais utilisés ensuite pour contester le jugement ou pour commuer les peines capitales. Autant d’éléments qui, ajoutés aux pressions politiques nationales et internationales, obscurcissent ou retardent les décisions.

16Enfin, plus important pour notre propos, contrairement à Oradour18, mais comme à Tulle, il s’agit d’un massacre sexué qui ne concerne que les hommes (de 15 à 74 ans) : âgés en moyenne d’un peu plus de quarante ans, les défunts étaient aux 4/5 mariés (dont un divorcé). Cela explique la forte présence des veuves dans les commémorations, surtout si on y ajoute les six ou sept mères de massacrés également veuves, qui permettent d’atteindre le chiffre de 75. Survivre alors que seuls des hommes ont été abattus pose d’autres problèmes personnels que lors de massacres indifférenciés, en particulier ceux liés à la culpabilité d’exister encore ou au fait de vivre à nouveau en couple. En principe, l’emploi du mot de « veuves » devrait concerner les seules femmes qui sont restées dans ce statut. On voit bien qu’une telle restriction manque de pertinence, même si des clivages apparaissent : se remarier après le massacre, ce n’est certes pas l’effacer. S’y ajoute une probable surmortalité de veuves ou d’orphelins durablement traumatisés.

17Autant de caractéristiques particulières d’un événement en lui-même exceptionnel en France, qui expliquent la richesse du répertoire des attitudes mémorielles possibles, pour peu que l’on tente de suivre les veuves du « massacre des Rameaux » 1944 ou, tout au moins, de déceler leurs attitudes publiques et privées.

Un groupe durable

19La reconstitution de quelques-unes de leurs caractéristiques permet d’éviter des discours trop désincarnés ou génériques20. L’âge moyen des défunts étant de 40,3 ans, celui de leurs veuves21 est, sans surprise, inférieur de 2 à 3 ans – donc bien au-dessous de l’âge moyen au veuvage dans le département (autour de 55 ans). Leur vie reproductive était certainement loin d’être terminée. Si ces veuves sont globalement jeunes (de 19 à 70 ans), il serait excessif de dire qu’elles sont chargées d’enfants : pour une moyenne de 1,75 enfant par famille touchée (sans les célibataires), la moitié a zéro ou un enfant, le tiers en ont deux ou trois, un sixième plus de quatre, avec quelques familles très nombreuses, aux deux bouts de l’échelle sociale (tableau 1). Néanmoins, sur les 125 enfants de victimes dénombrés, issus de cinquante couples différents, cinq seulement sont majeurs en 1944. Cela en dit long sur leurs charges, sur la force des liens noués par les mères avec des enfants encore jeunes et sur « l’ombre portée » des défunts dans la famille.

20Ces veuves appartiennent à des milieux très divers. La situation professionnelle de leur mari en 1944 donne la répartition suivante22 (tableau 2) :

21On dénombre une minorité notable de classes moyennes (indépendantes ou non, dans lesquelles on peut inclure les deux agriculteurs) à aisées (patrons de l’industrie ou du commerce), un fort noyau d’employés et d’ouvriers à statut (notamment SNCF) et une dizaine de personnes à la situation beaucoup plus précaire (dont des blessés de guerre).

22Apparemment, peu de veuves exercent alors un métier défini : au moment du massacre, sur 57 mentions retrouvées, les deux tiers indiquent « ménagères » (les trois quarts en y ajoutant celles, aisées, dites « sans profession »), ce qui signifie souvent « femme au foyer », mais peut aussi relever d’une insuffisance d’attention à leur travail effectif ; sept sont salariées ou indépendantes (dactylo, marchande, cultivatrice), six sans aucunes ressources. Leur sort ultérieur est difficile à suivre : une partie reprend l’activité du mari, un travail salarié (probablement exercé avant le mariage) ou bénéficie de places protégées23, une minorité fonde d’autres foyers tandis que la plupart vivotent des pensions et allocations d’orphelins, quelques-unes ne survivant qu’avec l’assistance.

23L’inscription géographique mérite d’être relevée, puisque quitter ou non le lieu du malheur revêt une signification. Sur les soixante-quinze veuves de massacrés de 1944, on en dénombre encore soixante-cinq vivantes, identifiées comme victimes de guerre en 1957, dont quarante habitent toujours Ascq et neuf une commune circonvoisine (soit trois sur quatre), neuf le reste de l’agglomération lilloise, six le Nord et une a pris le voile à La Souterraine (Creuse)24. Plus d’une génération après le drame, en 1976, sont encore ayants droit vingt-cinq veuves, dont dix-sept habitent Ascq, les autres chiffres étant respectivement de trois, deux, deux et un25. Cela signifie qu’à cette date le tiers des soixante-quinze veuves subsiste, les autres ayant, soit disparu (un quart du total est décédé), soit déménagé sans qu’on puisse les retrouver (cas assez rare car l’administration y veille), soit se sont remariées, à Ascq ou ailleurs. En fait, la plupart des remariées, souvent dans les premières années de leur veuvage, se sont installées dans l’agglomération lilloise ou en terres nordistes. Les difficultés administratives des veuves ayant quitté Ascq révèlent a contrario le rôle protecteur du maire, souvent ultime recours de celles qui ne sont pourtant plus leurs administrées. Néanmoins, le groupe des veuves de massacrés témoigne, passé quelques dispersions initiales, d’une forte stabilité de statut et de lieu, ce qui joue indéniablement sur les protections dont elles peuvent bénéficier, mais aussi sur la cohésion de leurs actions et de leurs souvenirs. Restons toutefois conscients de l’effet de source, qui sous-représente la parole des milieux populaires.

Les fils de l’entraide et de l’association

24Rappelons une évidence : la mémoire du massacre passe d’abord par les incessantes piqûres de rappel d’un quotidien difficile, qui nécessite à tout le moins des adaptations brutales quel que soit le milieu social, a fortiori pour une famille modeste en proie aux problèmes de logement, d’alimentation, de chauffage ou d’éducation dans le contexte des pénuries des années 1940-1950. Certains cas s’avèrent particulièrement dramatiques : M^me Lhernould, épouse Thomazon, dont le mari journalier et le fils sont tués, se retrouve totalement dépourvue. Suzanne Courmont-Choisy, avec ses huit enfants de moins de dix ans en 1944, formule sans trêve des demandes des années durant et grappille de multiples soutiens.

25Les veuves et leurs familles (ascendants comme descendants26) bénéficient donc à la Libération d’un grand élan de solidarité régional, national (métropole27 et Algérie28) et international (Belgique29, États-Unis30, plus tard Allemagne31) qui, pour généreux qu’il soit, n’est pas toujours dépourvu d’arrière-pensées politiques Dès le 6 avril 1944, un « Comité de secours aux fusillés d’Ascq » coordonne et répartit ces fonds, sous le contrôle de la municipalité32.

26Ce dernier distribue sans heurts apparents les secours, respectant des règles de répartition publiques devenues classiques pour gérer les fonds obtenus après un drame33, fournir les aides en nature et répondre aux cas particuliers – surtout pour les veuves ayant déménagé qui subissent de multiples retards34 et les familles particulièrement nombreuses. En effet, la veuve d’un « mort pour la France » touche seulement sa modique pension de victime civile de la guerre, après une longue période de transition où elle perçoit des allocations de guerre spéciales ; ce sont les orphelins qui bénéficient de secours plus substantiels via des livrets d’épargne, bloqués aux trois quarts jusqu’à leur majorité (21 ans)35 – même si un quart du montant total est versé à la veuve pour leur entretien36. Autant d’éléments qui inscrivent l’action sociale dans la durée. Néanmoins, l’analyse des demandes de soutien permet de relever des situations délicates : en mai 1948, dix-sept veuves n’ont pas encore touché leur pension, ce qui suscite maintes réclamations individuelles37.

27Les initiatives conjointes de veuves débutent tôt : dès 1947, un « comité restreint » de dix-huit veuves écrit à la municipalité pour remercier le conseiller municipal socialiste Jean Salomé de ses soins assidus pour aménager les tombes au cimetière38. Loin de fonder une association spécifique, contrairement à « Ceux du dernier peloton » sauvés in extremis, les veuves de massacrés lient leur sort à toutes leurs sœurs nordistes éprouvées par les guerres dans la déclinaison locale de l’« association fraternelle des veuves des deux guerres39 », encouragée par M^me Thomassin, présidente de l’association régionale depuis l’entre-deux-guerres. Certes, dès le milieu des années 1940, les veuves ascquoises du Premier conflit mondial commencent à prendre de l’âge, à se disperser et à se raréfier, mais il est significatif que les deux présidentes successives de l’association après 1945 soient des veuves de massacrés, qui plus est de notables aux familles nombreuses. La première, née Geneviève Dumortier, qui la préside jusqu’à son décès en 1961, est l’épouse de Gaston Baratte, patron d’un tissage spécialisé pour l’ameublement, Ancien combattant décoré de la Grande Guerre, fondateur de sociétés sportives ascquoises (football, gymnastique), délégué local du Secours national et de la Croix-Rouge, initiateur de soupes populaires et fortement engagé dans la Résistance dès le début40 (faux papiers, réseaux). La deuxième et ultime, née Valentine Goeman, dirige l’association jusqu’en 2001 : veuve d’André Guermonprez, industriel en brosses et balais, elle est épaulée par les deux frères qui partageaient la responsabilité de l’entreprise avec le défunt. Jusque-là dites « sans profession », toutes deux sont à la tête de réseaux notabiliaires et associatifs en partie hérités de leur mari et de leur famille qui, outre le caractère bien trempé et la foi de ces femmes, s’avèrent protecteurs. Leur parole publique s’en trouve d’autant plus assurée et relayée. L’association s’éteint en même temps que sa dernière présidente en 2001, la dernière veuve connue, Geneviève Tréhoust-Mullier, disparaissant en 201141.

28En dehors d’entraides ponctuelles, l’association des veuves ne joue pas un rôle central pour les secours, sinon pour informer ses membres et favoriser leurs démarches administratives42. En revanche, et on touche aux mécanismes mémoriels, elle développe la résilience du groupe, comme l’explique sa présidente fin 1950 : « La confiance qui règne plus facilement entre des éléments semblables comme les nôtres permet de dépister les besoins les plus urgents causés par la maladie et l’arrêt de travail. » « Nous aidons 72 veuves et ascendants et 75 enfants à charge43. » S’y ajoutent toutes les activités traditionnelles d’une association : réunions, repas ou voyages.

Des procès frustrants

29Tout d’abord, le procès des « bourreaux d’Ascq », assez mal préparé, se déroule en 1949 dans une atmosphère forcément hostile si près des événements, entretenue par la presse44 et une mémoire résistante unanimiste. D’ailleurs, à la veille de l’ouverture du procès, un « Comité d’organisation du pèlerinage d’Ascq » composé de l’UD CGT et de mouvements suscités ou contrôlés par le PCF – qui multiplient les pétitions et manifestations réclamant la mort des SS jugés – demande à la mairie l’autorisation d’organiser « en accord avec des familles de massacrés » (dont des veuves) un « pèlerinage [sic] sur les lieux du massacre » le dimanche 24 juillet 1949, dont la municipalité ascquoise, qui « ne doute pas des bons sentiments qui animent ses auteurs », se tient prudemment éloignée45. Très peu de voix s’élèvent contre les lourdes sentences prononcées, en dépit de preuves individuelles de culpabilité fort ténues. Néanmoins, certaines veuves sont méfiantes devant le déroulement du procès46, d’autres doutent déjà des fondements du verdict47.

30Beaucoup plus contesté, le jugement de Bordeaux (12 février 1953) sur le massacre d’Oradour est estimé laxiste (surtout en regard de celui d’Ascq), sauf en Alsace. On sait que le Parlement a abrogé la loi d’exception de 1948 (27 janvier 1953), puis amnistie (20 février 1953) les condamnés « malgré-nous » pour répondre aux menaces de sécession d’élus alsaciens. Les protestations de la gauche résistante s’expriment dans une manifestation (peu fournie) sur la Grand-Place de Lille le 15 février 1953, suivie par une « délégation » au tertre d’Ascq48.

31Suite à une campagne de l’Église catholique, de juristes ou d’intellectuels que choque l’unique application de la loi de 1948 en France, appuyée sur la demande de grâce de veuves de massacrés, Hauck et les autres condamnés à mort sont graciés en juillet 1955 par le président de la République René Coty sur la base du rapport du secrétaire général du Conseil supérieur de la magistrature Hamiaut. En raison de grâces et de remises de peine successives, les prisonniers allemands sortent libres en 1956, puis finalement Hauck en 1957, au grand dam de la plupart des familles.

Faire vivre le souvenir

32Sans surprise, les rites mémoriels s’ancrent dans des lieux spécifiques évidemment corrélés au massacre, mais d’une manière assez originale.

33Par ordre chronologique, le premier est celui des tombes des victimes au cimetière d’Ascq, rassemblées dans un « carré des massacrés » – du moins ceux enterrés là –, dont les croix blanches initiales sont remplacées par des pierres tombales brunes identiques bordant les deux alignements qui prolongent une stèle portant sobrement tous leurs noms (cf. cahier hors texte, fig. 11).

Fig. 11. – L’actuel monument du « carré des massacrés » au cimetière d’Ascq.

34Peu après, le monument aux fusillés du 7 juin 1944 est inauguré le 12 octobre 1947, non loin de l’entrée du cimetière.

35Conçu en même temps, mais inauguré seulement le 9 octobre 1955, « l’Ensemble du souvenir » comprend une stèle de pierre, le « monument au gisant » (cf. cahier hors texte, fig. 12)49, un jardin, une « Terrasse des manifestations » bombée, mi-pavée mi-gazonnée, un terrain longeant la voie ferrée avec des bandes formées de 86 pierres alignées perpendiculairement (cf. cahier hors texte, fig. 13)50. L’inauguration a dû attendre la difficile édification du dispensaire médico-social pour nourrissons d’Ascq (cf. cahier hors texte, fig. 14), pari volontariste sur la vie conçu par les veuves, sur lequel je reviendrai. Ce bâtiment, transformé en « musée du Souvenir » sous l’impulsion du D^r Mocq et de Gérard Chrétien, est inauguré par Pierre Mauroy en 1984 et rénové en « Mémorial Ascq 1944 » en 2005 (cf. cahier hors texte, fig. 14) grâce à l’action de Danièle et Sylvain Calonne, de Jacqueline Duhem (Société historique de Villeneuve-d’Ascq).

Fig. 12. – La stèle des massacrés dans l’Ensemble du Souvenir d’Ascq.

Fig. 13. – Alignements de 86 pierres dans l’Ensemble du Souvenir d’Ascq, vue côté stèle.

Fig. 14. – L’ancien dispensaire pour nourrissons, devenu Mémorial Ascq 1944.

36Outre ces lieux principaux, il convient de ne pas oublier l’église Saint-Pierre d’Ascq, peu citée, qui joue pourtant un rôle essentiel au début de toutes les cérémonies. En témoigne le chemin de croix offert par les veuves bénies par le cardinal Liénart le 10 avril 1949 (cf. cahier hors texte, fig. 15).

Fig. 15. – Souvenir pour le chemin de croix offert par les veuves de massacrés en 1949 à l’église Saint-Pierre d’Ascq.

37Des plaques de rues évoquent les drames : rues Gaston Baratte, des Martyrs du 2 avril 1944, des Fusillés, de l’abbé Gilleron, de l’abbé Cousin…, tandis que des plaques sont apposées plus tard (2004) sur les murs des maisons des massacrés. Même disparues, les veuves comptent, par leur représentante : un square Valentine Guermonprez est inauguré le 17 septembre 2011 à l’emplacement de l’ancien jardin du presbytère51. Les références au massacre s’avèrent donc fortement présentes dans le cadre spatio-temporel ascquois contemporain.

38Maintenir le souvenir, c’est aussi lutter contre le manque récurrent de moyens. Certains monuments, de coût limité, n’ont besoin de faire appel qu’aux bonnes volontés et aux finances locales, même si l’entretien a un coût pour la commune, que vient abonder une subvention réclamée au conseil général du Nord. D’autres nécessitent beaucoup plus d’argent. C’est le cas du dispensaire. Les buts et l’assise du Comité de secours aux fusillés d’Ascq s’élargissent et s’institutionnalisent dans le « Comité commémoratif du Massacre d’Ascq », créé le 9 janvier 1946 sous la direction de Georges Delattre, ancien maire d’Ascq rescapé du massacre, où rares sont les femmes. Néanmoins, le soutien financier recueilli ne suffit pas : comme les autres, l’aide substantielle apportée par les Constantinois, pourtant conditionnée à l’érection d’un monument mémoriel, avait été consommée dans les secours immédiats52. La municipalité n’a pas les moyens d’achever ces travaux. C’est par la loi Cordonnier du 10 mars 1953 que des députés socialistes obtiennent de compléter les fonds (5 millions F) pour « subventionner l’achèvement du centre médico-social érigé à Ascq à la mémoire des héros de la Résistance, et en faveur de leurs enfants53 » – notons cette dernière expression qui transforme les martyrs en héros.

39Les cérémonies complètes sont annuelles jusqu’en 1969, puis quinquennales, même s’il y en a toujours une, allégée, chaque année. La date anniversaire du massacre n’est pas la seule commémorée : un « service pour les enfants d’Ascq morts pour la France » a lieu en l’église d’Ascq avec le conseil municipal chaque Toussaint et la SNCF fait longtemps déposer une gerbe sur le tertre ce jour au nom des cheminots massacrés54.

40L’importance d’Ascq dans les « lieux de mémoire » français de la Seconde Guerre mondiale est tôt reconnue au plus haut niveau. Le général De Gaulle (certes après sa démission) se rend plutôt discrètement à Ascq en pèlerinage personnel le 29 juin 1947 : accompagné d’un large cortège, il se recueille sur le tertre et au cimetière d’Ascq où il dépose gerbe et plaque55, puis assiste à la messe avec les officiels et les familles. Peu après, le président de la République Vincent Auriol rend hommage aux « cheminots d’Ascq » le 13 juillet 194756 et pose les premières pierres de « l’Ensemble du Souvenir » et du « Mémorial des Fusillés du 7 juin 1944 ». François Mitterrand, déjà présent comme ministre en 1947, vient se recueillir au Tertre des massacrés le 25 avril 1983, comme il le fera dans les ruines d’Oradour en 1994.

41La Croix de guerre est décernée à Ascq en 1948, la Légion d’honneur en 1949, mais avec retard par rapport aux autres villes nordistes distinguées, probablement en raison de son faible poids politique57.

42Aucun maire d’Ascq n’omet d’associer veuves et orphelins aux rites du souvenir civique58, ni de s’appuyer sur l’association et sur leurs témoignages ou leur présence à côté du maire, muette (comme les cérémonies, à l’exception des noms égrenés des victimes). Néanmoins, sous leur influence, ce sont les enfants et la vie qu’elles souhaitent d’emblée mettre en avant, et cette volonté est largement respectée ensuite. Le choix fort d’un dispensaire pour les consultations de nourrissons édifié à l’endroit même des exécutions ne va pas de soi et suscite des incompréhensions. Pourtant, ce fil rouge guide la nature des cérémonies. Les orphelins sont d’abord mis en évidence après-guerre près des tombes et dans les défilés, comme en témoignent les cérémonies du dixième anniversaire. Puis, quand ces derniers ont grandi, les enfants des écoles sont mis à contribution jusqu’à nos jours, notamment au tertre, en utilisant les 86 pavés comme autant de réceptacles pour les offrandes de poèmes, de bougies ou de fleurs, ou comme des stèles humaines59.

Un pardon spectaculaire

43La grâce présidentielle de 1955 ne vient pas par hasard, mais à la suite d’une démarche commune de sept veuves d’Ascq lui demandant l’amnistie pour ces prisonniers allemands à l’occasion de la Pentecôte 1955. Geste exceptionnel à peine postérieur de dix ans au massacre, il entre dans la logique d’une action de fond de l’Église catholique, en particulier du nonce Roncalli, futur Jean XXIII, autour du mouvement Pax Christi. Elle est menée à Ascq par le cardinal Liénart et l’abbé Louis Wech60. Ce dernier, ancien combattant de 14-18, résistant, promoteur de l’Action catholique au contraire du prêtre précédent, est parti curé à Armentières en 1941 après un séjour à Ascq, a été instamment rappelé sur Ascq après-guerre par les veuves de l’association, sur lesquelles son influence est grande, comme en témoigne le chemin de croix offert par l’association des veuves à l’église Saint-Pierre. Pour éviter de scinder le groupe et la communauté à une si faible distance temporelle du drame, le nom des sept veuves signataires est tu. Il est probable que la première présidente de l’association des veuves, M^me Baratte, très liée à l’abbé Wech, en faisait partie. M^me Guermonprez s’en est toujours défendue, trouvant l’initiative prématurée.

44L’abbé Wech est la cheville ouvrière de cette lettre, mais aussi de la spectaculaire cérémonie de pardon dans l’église Saint-Pierre d’Ascq le 17 mars 1957, en présence de catholiques allemands (dont le président de Pax Christi en Bavière, Franz Horhammer, et l’ancien maire de Munich, rescapé de Dachau et cofondateur de la CSU, Karl Scharnagl), ainsi que du voyage de veuves d’Ascq le 4 avril 1964 à Rome pour une audience privée auprès du pape Paul VI, qui donnera son nom à une des cloches de l’église d’Ascq.

45Parallèlement, une mémoire plus laïque de l’événement a davantage de mal à prendre sa place car la municipalité (MRP) l’associe durant les années de guerre froide aux initiatives d’organisations proches du PCF (Association de résistants et déportés, « Mouvement pour la paix »…) hostiles à la RFA ou à l’OTAN. Elle finit par autoriser en 1954 un couple à porter un peu de la terre d’Ascq au mémorial de Buchenwald (RDA), où une plaque porte le nom de la ville, parmi d’autres lieux de l’horreur nazie. La méfiance anticommuniste de la municipalité constitue d’ailleurs une donnée importante de sa politique mémorielle, qui l’incite longtemps à se replier sur elle-même (ainsi en limitant les contacts avec Oradour). L’élection du maire socialiste Gérard Caudron en 1977 à Villeneuve-d’Ascq marque un net infléchissement, par l’ouverture aux autres cités-martyres et l’inscription dans l’Europe, qui laïcise le pardon. Le toujours maire G. Caudron, alors député européen socialiste, conduit en 1994 une délégation de veuves et orphelins au Parlement de Strasbourg, où ils sont acclamés en séance plénière comme symboles de la réconciliation européenne.

Protester contre l’évitement ou l’oubli

46Pour affirmer leurs souhaits, voire lutter contre leur marginalisation, les veuves des massacrés doivent intervenir régulièrement, à titre associatif ou individuel, auprès des autorités ou des élus qui n’osent trop aller contre… Plusieurs prises de position se révèlent très éloignées de l’image de la veuve éplorée et passive.

47Ainsi, devant les lenteurs administratives, ce sont les quelque cinquante veuves résidant à Ascq qui doivent réclamer les insignes de « morts pour la France » en juillet 194761. En 1956, l’association des veuves proteste unanimement contre la suppression progressive de la veillée qui précède la journée de commémoration officielle62. Outre l’argument spirituel, il s’agit que les familles de massacrés, et plus largement la population ascquoise, ne se laissent pas déposséder de la visibilité perdue dans la masse des « corps constitués » mis en avant lors des cérémonies officielles du lendemain63. La présence en nombre de la population et des enfants dans les défilés nocturnes aux flambeaux participe de cette résurrection du souvenir en limitant sa fossilisation. D’autres réactions, plus marquées, concernent le procès de 1949. Certaines « veuves », qui ont pourtant témoigné et sont actives, refusent de se rendre au procès en raison de la loi Ascq-Oradour, comme le rapporte le fils de M^me Chrétien, remariée64 :

« “C’est une loi scélérate que l’Église a beaucoup de difficulté à accepter.” D’ailleurs, que ce soit en Allemagne ou en France, les mouvements comme Pax Christi se développent dans ces années-là : les gens d’Allemagne comme les gens de France sont émus à la pensée qu’on va peut-être fusiller des gens qui sont assassins pour avoir participé, alors qu’ils n’étaient que des exécutants. Alors quand ma mère apprend ça, elle est tout à fait d’accord que ce n’est pas une loi, donc elle n’ira pas au procès. […] “Moi, si je vais au procès, je crie et je vais me faire sortir. Donc inutile de faire du grabuge […] pour des choses où je n’ai pas un levier suffisant. Je n’irai pas.” »

48Le terme fort de « grabuge », repris plusieurs fois par le fils, a assurément été employé par la mère et atteste d’une colère difficilement contrôlée mais qui n’est pas énoncée publiquement. Les journaux de l’époque65 ne rapportent aucune manifestation orale de veuves – les familles des victimes ont été finalement admises au procès –, même si la foule réagit au verdict.

49Après une période plus calme, un épisode symbolique remet les veuves survivantes en première ligne : la dénomination initialement prévue pour la ville nouvelle créée en 1970 par la fusion entre les trois communes d’Annapes, de Flers et d’Ascq (Villeneuve-en-Flandres) se transforme en Villeneuve-d’Ascq sous l’effet d’une active campagne de presse politiquement relayée, menée par la présidente de l’association des veuves, V. Guermonprez.

50Il est souvent délicat de démêler dans les politiques mémorielles les parts respectives de l’instrumentalisation et de la sincère compassion pour les éprouvé·e·s. Retenons toutefois la mise en évidence d’une parole spécifique de veuves et de leurs familles, qui osent parfois s’affranchir de l’autorité ou du modernisme ambiant.

Fractures collectives

51L’unanimisme du chemin vers le pardon des familles de massacrés, tel qu’il est souvent présenté par l’Église catholique, s’avère trompeur : si les veuves qui s’expriment ensuite, en public (bien a posteriori) ou en privé, saluent la grandeur du geste, la plupart se disent incapables, à titre personnel, de pardonner, signe que l’initiative était trop précoce et, probablement, pas totalement spontanée. M^me Guermonprez, pourtant deuxième et ultime présidente de l’association des veuves, le reconnaît nettement dans son entretien pour « Ombres portées » (1994).

52La distinction entre Allemands et nazis peine à passer, surtout dans une région déjà soumise à une dure occupation allemande pendant la Première Guerre mondiale et à des exactions pendant la campagne de 1940 : ainsi le maire d’Ascq au moment des événements, qui fait partie du 4^e peloton rescapé in extremis, ne peut-il s’y résoudre après-guerre. Même des militantes de l’Action catholique sont longtemps déchirées sur cette question66. Mais ces dissensions se révèlent également d’ordre interne : l’assimilation des fusillés (jugés responsables indirects de la réaction SS) aux massacrés67 suscite quelques préventions. Fin observateur, le D^r Mocq note des dissensions entre les veuves de condition et de sensibilités socioculturelles très différentes, jusque dans les choix des hommages funéraires :

« Lors d’un projet de crypte, reviendront en surface des ressentiments et des interprétations erronées d’intention pour la distribution des cercueils ou le choix des fosses lors du douloureux événement. Il faudra toute l’habileté, le courage et l’opiniâtreté de plusieurs responsables municipaux, religieux ou associatifs pour assurer la reconnaissance du même droit au respect au secours et à la compréhension68. »

53Considérer les morts à égalité, mécréants ou non, aisés ou pauvres, comme un ensemble, ne va pas non plus de soi. De même, toutes les veuves, et au-delà certains Ascquois, n’acceptent pas forcément que le jour du souvenir tombe en pleine semaine, alors qu’elles entendent l’arrimer dans le calendrier au dimanche des Rameaux (celui du 2 avril 1944). Elles obtiennent donc en 1963 qu’il soit définitivement fixé au dimanche précédent Pâques69 – on lit parfaitement l’enjeu religieux de ce choix, en rapport avec la Semaine Sainte (calvaire, résurrection…). Bien des veuves pratiquantes disent avoir été aidées dans leur deuil par cette proximité d’identification. Cette pression cléricale engendre une porosité certaine entre le laïc et le religieux : la messe du souvenir, à laquelle sont systématiquement conviés les conseillers municipaux par le maire, débute toutes les cérémonies du dimanche70. En 1950, le curé Louis Wech éconduit courtoisement mais fermement le maire d’Ascq soucieux d’insérer une société chantante locale (« Les Trente ») dans le déroulement de la messe des Rameaux (également celle du souvenir du massacre), officiellement pour ne pas froisser la chorale paroissiale71… Comme dans tout groupe, il y a des personnes déjà engagées, motrices, mais elles ne le demeurent pas forcément :

« Au moment du massacre, tout naturellement, quelles sont les veuves qui vont un peu muter leur travail ? C’est M^me Baratte, M^me Chrétien, M^me Langlard, et qui vont être très près de la municipalité de l’époque. […] Le maire d’Ascq va utiliser ces personnes, qui ne demandent que ça d’ailleurs. Elles auraient pu choisir, mais elles n’ont pas choisi ; elles ne se retournent pas [sur elles-mêmes] ; une personne qui se referme n’est pas une personne qui peut aller au-devant des autres. C’était leur éducation générale, et qui date de la petite enfance, de leur éducation globale et familiale, et religieuse sans doute. »

54Plus tard, d’autres nouvelles troublent les consciences. Selon son fils, M^me Chrétien, déjà affectée par la pusillanimité des décisions judiciaires successives à l’encontre des responsables du massacre, se détache définitivement des arguments confessionnels sur le pardon lorsqu’apparaissent les premiers signes de la duplicité de l’Église catholique à l’égard des anciens nazis dont elle a facilité ou couvert la fuite vers l’Amérique latine, via divers monastères français ou italiens. G. Chrétien signifie très clairement que cette faille dans la confiance précipite le retrait de sa mère (et la sienne) de toute prise de position en la matière, sans toutefois renier son engagement social.

Silences en famille

55Si on analyse le volume des témoignages, écrits ou oraux, l’expression masculine sur le massacre apparaît nettement surreprésentée. Certes, la longueur et la précision des témoignages d’hommes rescapés, sinon miraculés, se révèlent beaucoup plus spectaculaires et, en particulier au moment des procès, plus utiles à la manifestation de la vérité pour confronter les accusés, la plupart des femmes ayant été tenues éloignées des scènes d’exécution. Mais, même en écartant les pièces versées aux procès, la prise de parole masculine l’emporte, quantitativement.

56En famille, les enfants qui évoquent aujourd’hui le sujet témoignent des silences de leur mère72 : quand bien même le défunt ferait l’objet d’un culte familial certain à l’intérieur des foyers, par les photographies affichées, par la conservation des effets du défunt, par la mise en évidence des objets familiers (voire professionnels), par le culte régulier et soutenu des morts, les détails du massacre sont un sujet qu’on n’aborde pas en famille ou avec les proches – phénomène classique chez les anciens combattants de toute guerre, qui n’évoquent leurs souvenirs qu’avec ceux qui ont partagé les épreuves et sont susceptibles de les comprendre – et encore, pour les hommes comme pour les femmes le déroulement du massacre pour les intimes reste longtemps tabou. Selon Gérard Chrétien :

« Ma grand-mère [veuve de guerre] va venir loger au premier étage ; elle sera présente à Ascq la nuit du massacre. Elle va avoir son fils tué, et son beau-fils, chez qui elle habite, va être emmené, mais faisant partie du dernier peloton, ne sera pas exécuté. C’est lui qui va revenir et qui va expliquer à sa femme et à sa belle-mère ce qu’il a vu. Et il n’a jamais été très bavard, parce que c’était pour lui une grande souffrance. Mais il va dire, non pas à sa belle-mère mais à sa femme – elle va l’interroger, elle va lui dire : “Mais que font les autres ?” –, alors il dit à sa femme : “Il y a beaucoup de morts. J’ai peur pour ton frère.” C’est tout ce qu’il dira. À moi, il n’en a jamais parlé. Est-ce qu’il l’a vu ? Ce n’est pas impossible. »

57Le silence des veuves en impose aux plus proches : Valentine Guermonprez « “ne parlait jamais d’elle, ne se plaignait jamais, elle était très appréciée, beaucoup l’appelaient tante Valentine”, se souvient son beau-fils Maurice Deroubaix73 ». Selon Robert Tréhoux, fils de la dernière veuve, Geneviève Tréhout-Mullier, « [e]lle n’en parlait jamais, mais elle y pensait toujours74 ».

Les fidélités en question

58Il s’en faut certainement de beaucoup que l’unanimité règne parmi les veuves : les têtes de proue de « l’association fraternelle », certes respectées et souvent suivies, ne sauraient incarner à elles seules les positions de l’ensemble. C’est d’ailleurs, plus globalement, une difficulté pour analyser les paroles mémorielles souvent captives de porte-parole officiels ou, du moins, reconnus. L’éventail des parcours est très large, les multiples fragmentations de la vie accomplissant leur office. Il convient d’être prudent quand on veut faire parler les silences… Tentons de cerner des tendances.

59La foi, voire l’engagement, catholique de bien des veuves d’Ascq cimente le groupe ; elle pourrait également faciliter la compréhension du remariage plutôt que la vie en concubinage. Scarlett Beauvalet75 a bien montré comment l’Église, pragmatique, ne pouvant imposer à toutes le modèle des Saintes veuves qui ne sauraient épouser que le Christ en secondes noces76, ne décourage pas le remariage. Demeure le poids des convenances et les accusations d’infidélité à la mémoire du défunt : comme le rappelle G. Chrétien, « une femme n’a pas le droit de se remarier si vite que ça ». Reste aussi la question de la pension de veuve, qui pousserait au concubinage les veuves de milieux populaires désireuses de ne pas perdre leur droit à pension – point à relativiser dans la mesure où l’essentiel des aides va surtout aux orphelins et où les concubines (dont aucune trace ne subsiste) n’auraient pas forcément été écartées des secours initiaux.

60Les veuves tôt remariées suscitent des réactions d’incompréhension, voire de rejet, ressenties très douloureusement car cela redouble leur culpabilité77. Mais les parcours de vie incitent à l’indulgence, comme le rapporte G. Chrétien78 :

« Le fait que ma mère se soit remariée, ça a été mal vu bizarrement. Une veuve […] connaissait assez peu l’action que faisait ma mère dans Ascq. Et quand ma mère […] a annoncé aux autres veuves qu’elle allait se remarier, il lui a été dit : “Ah ! Ce n’était pas la peine de dire ‘On ne les oubliera jamais’ si c’est pour se remarier si vite que ça.” […] C’est tout, ma mère l’a pris…
Et puis cette même personne s’est dans le temps rendu compte, et elle ne l’a pas dit à ma mère, elle s’est arrangée pour que sa fille le dise ; elle ne s’est pas excusée, mais elle a dit : “Ah ! J’ai toujours regretté d’avoir reproché aux veuves de s’être remariées ; et moi, je dois dire que je regrette de ne pas l’avoir fait.” »

61Nul hasard si celui qui est la cheville ouvrière du mémorial d’Ascq, G. Chrétien, a pu soutenir jusqu’à nos jours le souvenir du massacre et les témoignages : en dépit de ses silences, hésitations et paroles destinées à justifier le remariage rapide (et « heureux ») de sa mère, la recomposition a été assumée des deux côtés79, en particulier par la famille de son père massacré, dans un milieu militant catholique ouvert où la prise de parole est un acquis – parcours exceptionnel, on en conviendra, et qu’il ne faudrait pas ériger en règle.