La source : apports et limites

4Les aveux concernant la châtellenie de Belleville sont transcrits entre les folios LVIII r^o et LXIX r^o du registre. Ils sont numérotés de CIX à CXXXIII, avec deux CXXIIII13. Leur copie, d’une écriture homogène, a été effectuée par un seul plumitif. Quelques taches noires entravent la lecture de plusieurs passages notamment dans deux actes14. Globalement satisfaisante entre le CIX et le CXVIII, la qualité de la transcription se dégrade un peu par la suite. Les imperfections apparaissent presque toutes après l’interminable déclaration d’un clerc, Aymeri Robineaus, homme lige du roi15. Elles tiennent, selon toute vraisemblance, à la fatigue bien compréhensible du copiste. La plus notable se rapporte au numéro CXXIIIIbis sous lequel sont reproduits non seulement l’aveu de Geoffroy Macé, chevalier, mais aussi celui de Pierre dit Pymet. Or l’aveu principal de ce dernier figure sous le numéro CXXIIII. Le scribe a-t-il commis un oubli qu’il a essayé de rattraper tant bien que mal ou avait-il sous les yeux deux aveux dudit Pymet16 ? Parmi les autres insuffisances, il est à noter que le mode de scellement et la date ne sont pas copiés respectivement pour six et huit déclarations17. Dans ces actes, l’emploi du « etc. » à la fin du texte signale une transcription incomplète. Par ailleurs, il manque, ici et là, des mots indiquant soit la mesure soit la céréale, parfois le type de redevance.

5Dans les actes dont le scellement est connu, huit sont scellés avec le sceau du déclarant, dix avec le sceau aux contrats de la châtellenie royale de La Roche-sur-Yon alors détenue par Jean de Normandie, un avec le sceau aux contrats de la châtellenie d’Aizenay pour le sire d’Apremont.

6Tous les aveux datés ont été donnés durant le Carême 1344 (n. st.)18. Dans la majorité des cas, la datation est indexée sur l’introït de la messe des différents dimanches Reminiscere, Letare Jerusalem, Judica me ; elle est une seule fois indiquée par le quantième et également une seule fois par rapport à l’Annonciation. Il n’est pas douteux qu’une véritable campagne de collecte d’hommages s’est déroulée, pour l’essentiel, durant les trois semaines comprises entre le deuxième et le cinquième dimanche de Carême.

7Sur les 27 hommages, 24 sont des hommages plains, autrement dit ordinaires. Seuls trois sont des hommages liges, ceux de deux clercs, Aymeri Robineaus19 et Vincent Baritaut20 et celui d’un chevalier, Jehan Guyner21. Comme souvent pour ce type d’acte, les aveux de Belleville ne se limitent pas aux fiefs mais indiquent aussi les arrière-fiefs. Sur les 27 déclarations, 17 comportent des hommages plains (30 au total) sous leur propre hommage.

8La structure interne des actes est classique. Suscription, dispositif, dénombrement, clause de réserve sont rédigés avec les mêmes formules22. Il n’y a pas lieu d’y insister. Dans le dénombrement, l’ordre dans lequel sont indiqués les éléments figurant sous un hommage obéit le plus souvent à une logique topographique. Si un hébergement est déclaré, il est généralement placé en tête avec la mention des terres qui en dépendent, classées en deux catégories, les « gaignables » ou « gaignées », autrement dit celles qui sont cultivées et les « gastes », celles qui ne le sont pas. Des prés et des vignes se rattachent parfois à l’hébergement. Il s’agit là des composantes de ce que quelques déclarations appellent le « domaine », exploité directement par le maître. Le terme « métoierie » n’apparaît que dans un seul cas23. Ensuite l’énumération des redevances perçues est présentée « village » par « village » ou « terroer » par « terroer ». Le classement qui en est fait semble être quelque peu aléatoire. Les redevances partiaires, terrages, complants, dîmes des agneaux et des laines figurent néanmoins souvent en premier. Un seul aveu, au demeurant assez bref, celui de Jehan Guyner, chevalier, évoqué ci-dessus, est présenté de manière chronologique suivant les dates de perception des redevances, l’Annonciation, la Madeleine, l’Assomption et Noël24.

9Dans les dénombrements, l’information n’a pas toujours la même précision. Si dans la plupart des cas, l’assiette territoriale des redevances est bien mentionnée, que ce soit un « village », un « fié », un « terroer », ou un « tènement », quelques déclarations se bornent à la formule « en certains lieux », approximative s’il en est25. En outre, dans quelques passages, une sorte de résumé remplace un inventaire exhaustif des redevances perçues26.

10Tous les feudataires de la « terre » de Belleville et en particulier de la châtellenie de Belleville ont-ils prêté hommage au roi ? Rien n’est moins sûr. L’indomptable Jeanne de Belleville, veuve d’Olivier de Clisson, a ses partisans. Certains l’ont accompagnée dans ses pérégrinations27. Avancer que les aveux réunis dans le registre n’offrent qu’un tableau incomplet des fiefs de Belleville n’est pas une hypothèse aventurée. Le fractionnement des redevances dues par les paysans de tel ou tel village doit à ce sujet retenir l’attention. Terrages, dîmes des agneaux et des laines, cens, etc. sont le plus souvent partagés en huitièmes, en quarts, en tiers ou en moitié ; or il est très rare de pouvoir restituer, d’un aveu sur l’autre, la totalité de la redevance et surtout d’identifier tous les bénéficiaires, ce qui en bonne logique devrait être le cas28. Un village dépend-il de plusieurs seigneuries ou certains feudataires n’ont-ils pas rendu l’aveu qu’il devait au roi ? Les deux hypothèses sont possibles.

11Par définition, les déclarations présentent le point de vue féodal. Il ne faut rien en attendre quant au mode de perception, au caractère quérable ou portable des taxes et devoirs, au calendrier du prélèvement, à quelques exceptions près. À l’inverse, les centres d’intérêt ne manquent pas. Malgré leurs insuffisances, les énumérations donnent un aperçu relativement fiable des redevances constitutives du prélèvement dans les « fiés » et villages du bocage poitevin. C’est environ 80 de ces villages qu’éclairent en totalité ou partiellement les 27 aveux de la châtellenie29. L’articulation entre le prélèvement et l’organisation de l’habitat y apparaît clairement. Autre intérêt majeur, le document n’émane pas d’un établissement ecclésiastique ; il n’en adopte pas le prisme. Il fait découvrir, à travers les fiefs et les arrière-fiefs, des organismes seigneuriaux de base et, par là même, le niveau élémentaire du prélèvement. Ce faisant, il ouvre un horizon social que les sources ecclésiastiques ne dévoilent que dans des circonstances particulières, donations pieuses, chicanes quelconques, legs testamentaires, etc. En d’autres termes, il donne un accès direct aux gens de la petite et moyenne aristocratie du bocage, lesquels sont les véritables maîtres des paysans. Ajoutons une autre donnée intéressante : la date. Alors que le Livre des fiefs du Vendômois est établi en 1355, et donc après le choc de la grande peste, le registre de la terre de Belleville est antérieur à l’épidémie et à la décennie 1350 particulièrement catastrophique en Bas-Poitou. Les structures héritées de la croissance qu’il révèle n’ont pas subi l’impact du fléau de 1348-1349.

12Quelle que soit leur richesse, les aveux de la châtellenie de Belleville présentent des limites bien connues ressortissant aux chiffres qu’ils avancent. Comme les comptes, ils soulèvent la redoutable question de la métrologie. Indispensable pour évaluer le poids du prélèvement, connaître l’équivalence en système métrique des mesures de superficies et de capacité utilisées est un objectif hors de portée. L’obstacle est d’autant plus insurmontable que pas moins de huit mesures sont mentionnées dans les déclarations, celle de La Roche-sur-Yon, manifestement la plus répandue, mais aussi celles du Luc, de Beaulieu, de La Mothe-Achard, de Palluau, d’Apremont, du Brandois et d’Aizenay. Il est à noter qu’aucune référence à une mesure de Belleville ne figure dans la série. Ces limites posées, les dénombrements n’en apportent pas moins une masse non négligeable de données relatives en premier lieu à l’articulation entre les structures de peuplement et le prélèvement.

Assiette territoriale et composantes du prélèvement

13Les villages et leurs finages constituent, de loin, la principale assiette territoriale des redevances acquittées aux maîtres. « Les terrages des blez croissans en un village et terrouer de celui appellé la Marinere30… », « les terrages des blez croissanz es terroers des villages de la Johannere et de la Billotere31… », « la moitié des terrages des villages dessuzdicts32 », des citations de ce type pourraient être multipliées. Quasiment exclusif, le cadre villageois concerne tous les types de taxes et de droits, que ce soit les redevances partiaires, les cens, la taille, les amendes ressortissant à la basse justice, le panage des porcs, le pasquier des moutons ou encore les « mengiers veyraux ».

14Le terme « village » n’est pas toujours appliqué au nom d’un lieu cité dans un aveu, alors qu’il l’est dans un autre. Autre cas de figure, l’identification vient au bout de plusieurs lignes avec la formule « on villages dessusdicts ». Le mot « fié » est parfois mis en avant, mais ce terme est plutôt réservé à la vigne. Le fonds de terre sur lequel est établi un « village » est qualifié de « tènement » mais les tenures des tenanciers sont aussi des « tènements ».

15Ces villages-tènements-terroirs portent, en large majorité, un nom se terminant en « ere » (ière en français moderne) dont il est facile d’observer qu’il est souvent construit sur un patronyme. Rares sont les déclarations localisant tel village dans une paroisse33. C’est là un indice très sûr que le village représente la structure fondamentale du peuplement, de la vie sociale et du prélèvement. Un seul dénombrement apporte un indice sur la taille d’un village, en l’occurrence la Bromière à l’ouest des Lucs34. Chaque estagier y est redevable de deux chapons par an. Dans la mesure où les deux tiers de cet estage sont déclarés à huit chapons, le total de la taxe s’établit à 12 chapons. L’on peut donc en déduire prudemment que six chefs de famille auraient résidé dans ce hameau. Il faut attendre les plans de l’ancien cadastre, cadastre dit aussi napoléonien, au premier xix^e siècle pour visualiser la morphologie de ce type d’habitat35. La caractéristique majeure semble être, à la Bromière comme dans d’autres villages, l’existence d’une aire centrale autour de laquelle sont construites de petites fermes.

16Le village-hameau n’est pas la seule assiette territoriale du prélèvement. Induite par une mise en valeur de nouvelles terres, la dispersion de l’habitat est encore plus poussée36. Les redevances seigneuriales se sont adaptées aux fiefs intercalés entre les finages, aux défrichements et à des fermes isolées comme les gagneries37. Quant au cadre paroissial, il n’est cité qu’exceptionnellement comme espace de collecte des redevances. Il apparaît à propos du panage et du pasquier dans l’aveu d’un clerc déjà cité, Aymeri Robineaus, qui en perçoit la recette pour la terre de l’abbé de Jard38 et quatre paroisses39. Il peut aussi s’inscrire, selon le dénombrement d’un autre clerc, Regnaut Gaymart, dans un bailliage seigneurial40.

17Les prestations qui composent le prélèvement seigneurial opéré dans ces villages se caractérisent par deux traits essentiels, leur multiplicité et leur grand fractionnement. Tenter d’en présenter un classement ordonné rompt d’une certaine manière avec le mode de pensée des maîtres rendant les aveux. La démarche est toutefois indispensable si l’on veut analyser les relations entre seigneurs et paysans.

18Dans les aveux, apparaissent au premier plan les redevances partiaires. La plus importante d’entre elles est, à l’évidence, le « terrage des blez ». Presque tous les villages-terroirs documentés y sont soumis. C’est, par exemple, le cas de cinq des six villages figurant dans l’aveu de Nicolas Marin (tab. 1) ; un seul, la Corolère, ne semble pas l’acquitter mais il ne faut pas exclure qu’il dépende d’un autre seigneur foncier. Majoritairement exprimées en setiers, les estimations avancées sous la formule « qui puet bien valoir » pourraient faire croire à l’existence d’un abonnement quelconque. Une telle interprétation ne semble pas pertinente. Les quantités données sont vraisemblablement des moyennes fondées sur une connaissance empirique. Coutumière, la quotité n’est pas précisée par les dénombrements. Le Vieux Coustumier de Poictou évoque d’une manière générale « le sixte ou aultre partie des fruitz croissans esdictes terres41 ». De fait, l’on connaît des quotes-parts au 1/5^e en Talmondais42, au 2/11^e en Marais poitevin à Champagné43, et de 1/6^e dans le secteur de La Garnache44 un peu plus au nord45. En Pays de Retz, dans la Bretagne au sud de la Loire, les taux pratiqués sont variables, allant du dixième ou onzième des récoltes pour les plus faibles au tiers pour les plus lourds46. Malheureusement, l’on ne dispose pas de chiffre pour la châtellenie de Belleville. L’on ignore également les modalités de perception. Une allusion dans le dénombrement fourni par Catherine Gaudine, dame de la Vergne, fait penser à un partage des grains sur l’aire de battage pour trois villages47. Quoi qu’il en soit, les quantités procurées par cette redevance sont importantes. Même si l’on ne peut pas en donner l’équivalence en système métrique, le setier est une mesure de capacité qui excède l’hectolitre. Au village de la Bromière, l’un des mieux éclairés par les aveux, le 1/8^e du terrage correspond à 4 setiers, ce qui donne un prélèvement global de 32 setiers48. Quant à la céréale désignée par le terme générique de « blé », aucune indication précise ne permet de l’identifier. Est-ce de la « méture » (méteil), autrement dit un mélange de froment et de seigle, assez répandu en Bas-Poitou ? La redevance est parfois acquittée en seigle. L’existence et le poids du terrage de blé constituent une différence majeure du bas bocage poitevin avec la Bretagne, du moins au nord de la Loire.

19Le mot terrage s’applique aussi à la récolte de lin et de chanvre. La ponction n’est alors jamais spécifiée en nature, mais toujours en valeur monétaire. Le rapport en paraît modeste, de l’ordre de quelques deniers ou de quelques sous. Ainsi le quart de ce terrage pour quatre villages ne procure que dix sous à Nicolas Meschin, valet49.

20Le complant est l’autre grande redevance partiaire mentionnée dans les aveux. Il est à la vigne ce qu’est le terrage au blé. Exprimé soit en somme de vendange soit en pipe ou tonneau de vin, il s’applique systématiquement à un « fié » de vigne constitué dans le finage d’un village. Ses mentions, 14 au total dont 5 dans le seul aveu de Catherine Gaudine50, sont, sans surprise, bien moins nombreuses que celles des terrages de blés ; le rapport est de 1 à 4.

21Aux redevances à part de fruits se rattache enfin la dîme des agneaux et de la laine. Elle se traduit soit par la remise de bêtes et de toisons soit par un versement en monnaie51. Dans un cas, elle s’étend aux « gorrés », c’est-à-dire aux porcs52.

22La ponction en céréales ne s’arrête pas aux terrages. Elle inclut une redevance acquittée lors de la moisson et que les aveux appellent métive ou métivage53. Ce n’est pas une redevance à part de fruits car elle ne procure que des quantités assez réduites quoique non négligeables. Elle n’atteint qu’une fois le setier54, mais le plus souvent elle est exprimée en mine, en quartier voire en boisseaux. La céréale prélevée est le plus souvent le seigle. De la même façon, le prélèvement sur la vigne ne se limite pas, du moins, pour certains « fiés », au complant. Apparaît ainsi, dans l’aveu de Catherine Gaudine55, une redevance au nom étonnant, le gerbage, levée le jour de la vendange au fié du Marois et qui rapporte 14 sous. Et la phrase suivante évoque un gerbage de 4 sous perçu à la saint Michel.

23Parmi les taxes foncières, le cens est fréquemment mentionné. Son rapport est généralement modeste, de l’ordre de quelques deniers et quelques gélines ou chapons. Il atteint au plus haut cinq sous. Très rares sont les précisions relatives aux bienfonds qu’il grève56. Le dénombrement très détaillé d’Aymeri Robineaus nous apprend que les cens perçus dans le fié « Au Voyer » à Venansault par le déclarant portent sur un courtil, deux maisons et un moulin à tan57.

24Liée, comme l’on sait, à l’exercice de l’autorité, la taille annuelle représente la taxe en argent la plus importante. À une exception près, elle excède de beaucoup le cens, pour atteindre une quarantaine de sous dans certains villages. Elle figure explicitement dans 11 des 27 aveux et concerne 21 villages. Se dissimule-t-elle également, dans les dénombrements, sous la forme de sommes non négligeables « en deniers », dont la nature n’est pas spécifiée ? Cela paraît peu vraisemblable mais l’on ne peut pas totalement l’exclure. Toujours est-il que, par leur nombre, les occurrences du terme « taillee » conduisent à parler d’une dissémination de cette taxe, mais d’une dissémination relative. En Bas-Poitou, la perception en revient principalement aux seigneuries châtelaines haut-justicières comme celle de La Garnache58. Qu’en était-il pour celle de Belleville ? Malheureusement, les sources trop lacunaires ne permettent pas de répondre à cette question.

25La mainmise seigneuriale sur les landes, les bois et les terrains de parcours en général donne lieu dans les fiefs de Belleville comme partout à des droits d’usage. Trois figurent assez fréquemment dans les aveux. Le buchage est la redevance permettant d’extraire du bois pour le chauffage et peut-être pour confectionner des outils. Il rapporte peu au seigneur. Sa valeur est avant tout sociale et symbolique. Il en est de même pour le pasquier des « bestes beslines » et le panage des porcs59.

26La corvée n’apparaît que dans deux aveux sous la forme du bian. C’est le dénombrement rendu par Catherine Gaudine, dame de la Vergne qui est le plus explicite60. Le texte parle de « bien general » pour trois villages61, de « bien » tout court pour deux autres62 ; il précise, en outre, que le pré Robelin doit être « fené par bien ». L’on peut observer à ce propos que la seigneurie de cette dame comporte des éléments ressortissant au droit de ban. L’autre aveu, celui de Pierre Bonnement dit Pymet se limite à indiquer qu’il est « tenu à cemondre le bien a faucher le pré monseigneur pres du molin63… ». Le petit nombre d’actes mentionnant le bian pourrait faire penser à un prélèvement en travail relativement modéré dans le secteur. Plusieurs aveux de la châtellenie voisine de Palluau invitent à nuancer cette impression. Le tableau est en réalité très contrasté. Pour certains villages, l’emprise de la corvée n’est pas négligeable. Le dénombrement rendu par Marguerite de la Sale64 évoque non seulement un bian pour « fener et charrier » le foin mais aussi un bian « de buefs et de charretes et de bras » chaque semaine et un autre chaque quinzaine. La déclaration d’un certain Huguet Voyer est encore plus précise ; elle indique un bian de 16 jougs de bœufs et de 14 hommes de bras par semaine, assis sur 10 villages65.

27Outre ces taxes et ces droits, les textes citent diverses redevances qu’il est parfois difficile de définir. L’estage est la redevance que paient les estagiers de certains villages. À nouveau, le dénombrement de Catherine Gaudine en précise les modalités pour cinq villages66. L’estagier qui « levera o deux beufs » acquitte un quartier de seigle par an, celui qui « levera o quatre » une mine et ceux qui « n’ont beufs » seulement deux boisseaux67. Le fouage levé par Jehan Huet au village de la Braconnerie et dont c’est la seule mention dans toute la série peut-il être classé dans la même catégorie ?68 Qu’est-ce que le fourchage portant sur chaque feu à la Marinière ? Certaines taxes sont manifestement des reliques ; elles n’en conservent pas moins une forte valeur symbolique. Tel est le cas des « mengiers veyraux ». À l’origine, il s’agissait, en toute hypothèse, de repas dus aux viguiers dans le cadre de la « veyrie ». Dans les aveux où ils sont cités, tous ont été transformés en redevances en argent. Leur montant n’est pas négligeable. Aux villages de la Johannière et de la Billotière, Maurice Raclet en perçoit 35 sous69. Aux Loges et à la Vizozière, Nicolas Meschin, valet, recueille 24 sous de la moitié de quatre de ces « mengiers70 ». C’est en tant que sergent féal d’Aymeri Gillon, valet, au village du Petit Bois au Luc que Jehan Buet perçoit un « mengier veyrau71 ».

28L’aveu très circonstancié d’Aymeri Robineaus, homme lige du roi, est pratiquement le seul à expliciter le prélèvement lié à l’exercice de la justice, de l’ordre public en général au-delà de la simple mention de la basse veyrie72. Entre autres droits, ce clerc exerce la « veyrie » de La Roche-sur-Yon en une douzaine de paroisses du secteur, ce qui lui rapporte 18 sous « poy plus poy moins » par an. Il perçoit le « justage » ou « juste » sur les justiciables, soit une somme d’environ 20 sous. Dans la répartition des droits avec l’abbé de Jard, il a la tierce partie des « bestes espaves et des larcins » en la terre dudit abbé. Un larron pris en cette terre doit lui être remis « avec toute la saizine ». Toujours dans le domaine de l’ordre public, ce personnage exploite les péages de Martinet, Beaulieu, Venansault pour une estimation du rapport annuel à 10 sous.

29Les banalités sont les grandes absentes de la série d’aveux. Elles se placent en effet à un autre niveau du prélèvement seigneurial. Plusieurs moulins apparaissent néanmoins. L’un mû par le vent est associé à la seule métairie citée mais peut-il être qualifié de banal ?73

La société du prélèvement : la petite et moyenne aristocratie du bocage

30L’examen des taxes et devoirs acquittés par la paysannerie des fiefs de Belleville ne réserve pas, au fond, de grandes surprises74. Le plus vif intérêt de la série documentaire est peut-être de mettre en scène la catégorie sociale bénéficiaire du prélèvement, la petite et moyenne aristocratie du bocage au premier xiv^e siècle.

31Au total, 44 personnes différentes sont parties prenantes dans la ponction opérée sur le produit du travail paysan, les 2675 rendant un aveu au roi et les 18 figurant sous un hommage. Au sein de cet ensemble, les nobles sont minoritaires. Les feudataires portant une qualification nobiliaire sont représentés par deux chevaliers, trois valets et deux dames, soit 15,9 % des déclarants et de leurs vassaux. C’est la proportion que l’on rencontre dans les autres châtellenies de la terre de Belleville. Ce ne sont pas des membres de la haute aristocratie des barons et des chevaliers bannerets. Ils n’en sont pas moins solidement installés dans la hiérarchie féodo-vassalique de la terre de Belleville. Une juste appréciation du prélèvement qu’ils opèrent imposerait de prendre en compte leur implantation dans toutes les châtellenies du secteur. Cela n’est guère possible que pour l’une des deux dames, Marguerite de la Sale, tutrice de son fils mineur, Jean de Meyre. L’aveu que rend cette dame pour la châtellenie de Belleville est bref76. Le prélèvement très limité qu’il fait apparaître sur trois villages pourrait induire en erreur sur le niveau réel de la déclarante. Deux autres aveux très longs, l’un pour la châtellenie de La Garnache77, l’autre pour celle de Palluau78, tous les deux porteurs d’un hommage lige au roi, corrigent l’impression première. À La Garnache, Marguerite de La Sale, du fait de sa ligence au château et de sa sergenterie « d’entre les quatre portes de la ville », exerce, par inféodation, d’importantes prérogatives judiciaires et est chargée de lever la taille. Elle perçoit des portions de terrages et d’autres redevances dans 11 villages autour de La Garnache et dans quatre fiefs en pays de Monts ainsi que deux charges de sel dans le marais de Beauvoir sans oublier des complants et des cens. L’aveu rendu pour la châtellenie de Palluau est encore plus riche. Il donne à voir l’hébergement noble de Roche-Quairie où réside la famille et où elle tient sa « court ». Il suggère la grande ampleur des redevances collectées. Sa structure repose sans nul doute sur une comptabilité sous-jacente, laquelle éclaire l’organisation du prélèvement79. À l’image de la grande châtellenie haut-justicière de La Garnache, le prélèvement est effectué dans le cadre de baillies regroupant chacune plusieurs villages et dont la gestion relève de sergenteries (ou sergenties) féales confiées à des sergents vassaux. La collecte des redevances au profit de la dame de Roche-Quairie se fait donc de manière plus administrative et plus comptable ; elle a manifestement recours à l’écrit. Au total, l’emprise du prélèvement par cette dame s’étend sur un vaste espace comprenant, en trois châtellenies, une quarantaine de villages et une bonne dizaine de fiefs. Le mode de prélèvement opéré par cette représentante de la moyenne aristocratie met donc en œuvre des pratiques traditionnelles, féodo-vassaliques, par le biais des sergenteries féales mais aussi une approche plus moderne fondée sur l’écrit administratif et comptable.

32Catherine Gaudine, dame de la Vergne, n’a manifestement pas la même envergure sociale que Marguerite de la Sale. Présenté de manière assez désordonnée, son aveu comporte des lacunes dans les chiffres qui interdisent de proposer une estimation de ce que lui rapporte le prélèvement80. Il ne repose pas, à l’évidence, sur une comptabilité solidement établie mais plutôt sur des pratiques coutumières. Il n’empêche que la dame exerce une réelle domination sur la paysannerie, comme en témoigne la longueur de son dénombrement. Ce n’est pas un hasard si le bian est répandu dans les villages de sa seigneurie.

33Quant aux deux chevaliers, Jehan Guyner et Geoffroy Macé, leurs aveux évoquent un faible revenu en redevances et en droits, surtout pour le second81. De toute évidence, les seigneuries de ces deux nobles se situaient pour l’essentiel en dehors de la terre de Belleville. L’absence de sources relatives aux importantes châtellenies voisines d’Apremont et de La Roche-sur-Yon constitue ici un réel handicap à l’analyse. De la même façon, les déclarations des trois valets, Nicolas Meschin82, Aymeri Gillon83, et Thibaut Poictevin84 ne comportent aucune mention d’un quelconque hébergement. C’est là un indice que ces gentilshommes ne résidaient pas dans l’un des fiefs de la châtellenie de Belleville. Un autre aveu d’Aymeri Gillon, concernant la châtellenie de Châteaumur, indique qu’il y percevait en dîme 20 setiers de froment et 10 de seigle85.

34Majoritairement, ceux qui perçoivent les terrages, les complants, la taille ou les cens ne portent pas de titre même si, pour certains d’entre eux, la condition nobiliaire était vraisemblablement à portée86. Inscrits eux aussi dans les relations féodo-vassaliques, ce sont des hobereaux, de petits seigneurs fonciers, disposant souvent de la basse veyrie, autrement dit de la basse justice féodale et foncière. Ils représentent, avec les sergents qui apparaissent sous leur hommage, le niveau de base du prélèvement. Voici les Jehan Buet, Nicolas Marin, Pierre Brient, Maurice Raclet, Huguet Rousseau au nom de sa femme Jeanne, Pierre de la Forêt, Pierre de Pont-de-Vie, Pierre dit Pymet, des clercs, Aymeri Robineaus, Jean Bouffeteau, Guillaume Gaymart, Vincent Baritaut. Ces gens sont généralement bien implantés dans le bocage. À Saint-Pierre du Luc, la famille Buet a laissé son nom au plessis figurant dans l’aveu de Jean87 ; celle des Marin à deux villages, l’un au Poiré-sur-Vie l’autre à Palluau. Jean Buet détient sous l’hommage d’Aymeri Gillon, la « sergentie » du village le Petit Bois du Luc88. Nicolas Marin, dans un autre aveu ressortissant à la châtellenie de Palluau89, prête hommage pour une ligence au château dudit Palluau et pour son hébergement portant son nom avec des prés, un « fié » de vigne et dix sétérées de terres gaignables ainsi que 16 sétérées de terres gastes. Bref, ces hobereaux résident dans des hébergements à l’écart des villages ; ils se distinguent ainsi de la paysannerie qu’ils dominent.

35À quelque niveau que l’on se place, l’une des caractéristiques majeures du prélèvement exercé par cette petite et moyenne aristocratie, c’est son grand fractionnement. Les expressions telles que « pour les trois pars de trois gélines », « la tierce partie du quart des dismes des aigniaux90… », « la moitié des trois pars des terrages des blez croissans es terrouers, c’est assavoir des villages appellez91… » ne surprennent pas le médiéviste. Elles traduisent dans le concret le règlement des successions, les constitutions de dots, les échanges entre familles, les inféodations, les transactions foncières, autant de pratiques coutumières essentielles dans la vie de l’aristocratie et qui nous échappent en grande partie. Dans la série, deux déclarants rendent leur aveu pour « raison de [leur] femme92 ». Partager le prélèvement est un moyen de régler des successions : Brient Raclet fait hommage à son frère Maurice notamment pour « la moitié des terrages d’un village et terrouer de celi appelle la Davière » et Maurice fait hommage au roi pour l’autre moitié93.

36Outre l’incroyable fractionnement des redevances, les dénombrements font apparaître une imbrication particulièrement complexe des seigneuries foncières entre elles, en sorte que l’on pourrait presque parler d’hommages croisés ou réciproques. Catherine Gaudine, dame de la Vergne, se retrouve sous l’hommage d’Aymeri Robineaus pour les terrages d’un village94 et sous celui de Pierre de Pont-de-Vie pour les terrages d’un autre village95. La situation du village le Petit Bois à Saint-Pierre du Luc illustre bien le phénomène d’empilement des droits seigneuriaux. Sous l’hommage d’Aymeri Gillon figurent Maurice Raclet et Jean Buet, le premier pour la détention et le second pour la « sergentie » du village.

Conclusion

37Le prélèvement seigneurial tel que le révèlent, dans ses structures territoriales et ses composantes, les aveux de 1344, s’inscrit, à l’évidence, dans une continuité de plusieurs siècles. Les villages-terroirs apparaissent dans les chartes et les notices des abbayes de la région dès que s’ouvre le temps de la documentation écrite, ici au milieu du xi^e siècle. Certes le terme vilagium est tardif96 mais il est précédé par celui de villa. En outre, presque toutes les redevances figurant dans les dénombrements de 1344 sont déjà présentes dans les mêmes actes des abbayes de la région au xii^e siècle voire dès le xi^e siècle97. Souvent associé à la dîme98, le terrage des blés vient de loin. Il en est ainsi de la métive. Irrégulière et levée pour des cas spécifiques à ses débuts, la taille est devenue une redevance annuelle aux mains des seigneurs châtelains mais aussi de leurs vassaux. Des indices d’évolution, du moins dans la gestion du prélèvement, n’en sont pas moins tangibles. Ils ressortissent à l’utilisation graduellement plus importante de l’écrit administratif et comptable, sans lequel les énumérations n’auraient pas été possibles. Le classement des redevances peut même faire penser dans un cas à l’existence d’une véritable comptabilité.

38Le chiffre comptable, probatoire contribue à pérenniser les taxes même s’il fige le montant de celles qui sont perçues en monnaie et donc en amoindrit le rapport. Dans ces conditions, le prélèvement ne perdrait-il pas en intérêt ? En d’autres termes, ne serait-il pas résiduel ? Les revenus qu’il procure ne seraient-ils pas orientés à la baisse ? Répondre à cette question impliquerait de connaître les profits du domaine (réserve), ce qui est, à l’époque, totalement hors d’atteinte. Force est donc de rester sur la ponction opérée. Les énumérations contenues dans les aveux invitent à mettre en doute un véritable recul. Les chiffres des cens sont tous très faibles ; il en est de même du pasquier et du panage, des « gardes » de fiefs et apparemment des petits péages ; en revanche, ceux de la taille ne sont pas négligeables et l’essentiel de la ponction se fait par les redevances à part de fruits, ce qui garantit aux maîtres une stabilité de ce qu’ils perçoivent. Même si des abonnements ne sont pas à exclure, les terrages restent une redevance partiaire, vraisemblablement au sixième. Qu’en est-il de la corvée ? Les mentions du bian ne sont nombreuses que dans une seule déclaration émanant d’une dame disposant de quelques prérogatives d’autorité publique mais les réquisitions relèvent plutôt, semble-t-il, du foncier. Est-ce à dire que le prélèvement en travail ne serait plus significatif ? Il le demeure mais par plaques suivant les villages. C’est là une réalité qui confirme le caractère segmenté de la seigneurie du bocage.

39Hormis une mise au net de juridiction avec l’abbé prémontré de Lieu-Dieu-en-Jard, les dénombrements n’éclairent que l’aristocratie laïque. Les déclarants n’appartiennent pas à de grands lignages détenteurs de châtellenies haut-justicières comme les Clisson, les Chabot ou les Larchevêque mais à des familles de moindre rang. Leur importance dans le prélèvement est variable. Certains ont en la matière une large emprise géographique comme la dame de Roche-Quairie. D’autres, établis dans des hébergements, sont solidement implantés mais dans un secteur précis du bocage, comme Jean Buet, Pierre Brient ou Nicolas Marin à l’écart mais non loin des villages. Pour tous, le prélèvement n’a pas simplement une importance que nous appelons économique ; il apparaît surtout comme l’instrument d’une domination sociale. Mais du fait de la pluralité des seigneurs fonciers, cette domination, en quelque sorte dissoute, se mue en une « contrainte modérée99 » sur la paysannerie des villages du bocage poitevin.