Daniel Vigier, un prélat au centre d’enjeux de pouvoir

4Très rapidement après son élection, Daniel Vigier se révèle être un homme de confiance auquel le duc de Bretagne et les souverains pontifes accordent des missions sensibles. Ainsi, en 1308, il fait partie de l’ambassade ducale qui se rend à Rome auprès de Clément V : représentant du clergé breton, il interfère pour trouver un compromis dans la querelle qui oppose le pape et le duc Arthur II sur le montant à verser pour le tierçage et le past nuptial5. En 1318, alors que le duc Jean III est sous la menace d’une coalition nobiliaire, il est appelé avec deux autres évêques par le pape Jean XXII à Avignon pour mener des négociations entre les barons et le duc, afin d’apaiser le conflit et éviter une révolte6. L’année suivante, il est chargé d’enquêter au nom de la Curie dans le grave conflit opposant l’évêque de Léon au duc Jean III7. En 1321, alors que Daniel Vigier est en Avignon, Jean XXII le charge cette fois de trouver un règlement au conflit qui agite l’abbaye de Saint-Sulpice près de Rennes8. Enfin, l’année suivante, de nouveau présent dans la cité des papes, il est sollicité avec plusieurs autres prélats pour une consultation doctrinale sur la controverse autour de la pauvreté franciscaine9.

5En revanche, les relations de Daniel Vigier avec l’autorité royale se révèlent plus tendues, en raison de l’habitude de certains vassaux de l’évêque de Nantes d’en appeler à la cour royale pour régler un différend. C’est le cas de la famille noble des Sesmaisons, au service du roi comme sénéchal d’Anjou et du Maine, dont le litige empoisonne la totalité de l’épiscopat de Daniel10. Il n’est pas question d’entrer ici dans la valse des décisions de la cour du régaire de Nantes et des mandements royaux délivrés en faveur de David de Sesmaisons et de son fils Olivier, qu’ils aient pour but de convoquer l’évêque de Nantes au parlement de Paris (dès 1306), de procéder à des enquêtes sur le bien-fondé de la protection royale octroyée aux Sesmaisons (1313), de concéder aux plaignants une lettre de sauvegarde (1331) ou de les exempter de la juridiction épiscopale (1332). Mieux vaut relever l’intervention de Jean XXII dans ce conflit juridictionnel : en 1317, le pape écrit au roi Philippe V pour rappeler les droits de trois évêques de la province de Tours et de leur archevêque Geoffroy de La Haye, droits contestés par ledit Sesmaisons ; puis Jean XXII rapporte les plaintes de l’évêque de Nantes qui avait été condamné à verser une amende de 1 000 livres pour avoir refusé de comparaître devant le tribunal royal ; enfin, dans les années suivantes, avant que l’évêque ne dépêche finalement ses procureurs à Paris, le pontife envoie plusieurs lettres aux proches en cour du souverain et aux membres du parlement pour recommander Daniel Vigier à leur bienveillance11. Pour autant, en 1332 encore, le roi Philippe VI demande d’ajourner Daniel Vigier devant le parlement pour avoir fait saisir plusieurs biens d’Olivier de Sesmaisons.

6Ce litige entre le prélat et des laïcs nobles, bénéficiant d’une protection royale en tant qu’officiers, connaît des rebondissements et traîne pendant de nombreuses années ; il n’atteint toutefois jamais le degré de violence physique ni le recours à l’arsenal juridique extraordinaire qu’engendrent les conflits générés par deux prieurs de l’évêché de Nantes, celui de Saint-Nicolas de Redon d’une part et celui de Saint-Géréon dans les faubourgs d’Ancenis d’autre part.

Le prieur criminel de Redon

7En 1317, Daniel Vigier se rend avec plusieurs de ses officiers nantais à Saint-Nicolas de Redon, un prieuré qui fait office d’église paroissiale dans les faubourgs de la ville, mais situé de l’autre côté de la Vilaine dans le diocèse de Nantes, alors que l’abbaye-mère Saint-Sauveur de Redon relève de l’évêché de Vannes12. L’évêque de Nantes applique donc son droit de visite dans ce prieuré bénédictin excentré : pendant quelques jours, lui et ses hommes bénéficient du gîte et du couvert, afin de vérifier la bonne conduite du prieur Jean de Viis. En effet, Daniel Vigier s’est en toute légitimité appuyé sur la rumeur publique qui circulait dans la région selon laquelle ce frère se serait rendu coupable de délits graves, voire d’excès énormes13. En vertu de son pouvoir ordinaire, l’évêque avait donc fait procéder à une enquête, avant de demander la comparution du suspect, en vain.

8Durant cette visite épiscopale, Jean de Viis est resté introuvable, avant de faire brutalement irruption dans le prieuré avec des intentions belliqueuses. Le scénario décrit dans la lettre pontificale du 23 février, inspiré du récit du plaignant, quelque peu rocambolesque, relate que le prieur a tendu un guet-apens à l’évêque, dans le but de s’en prendre physiquement au prélat, voire de mettre fin à ces jours. Les accusations vont crescendo et induisent plusieurs crimes : le prieur commence par entrer dans la salle à manger sans aucun respect des convenances hiérarchiques envers son évêque, puis fait tomber mets et vaisselles en tirant la nappe ; il intime à sa troupe de se saisir de Daniel Vigier, alors protégé par ses hommes. S’ensuit une course-poursuite au cours de laquelle l’évêque se réfugie dans une salle haute, bientôt menacé par des jets de pierres et de paille enflammée lancée depuis le toit, avant que le prieur ne porte finalement les mains sur lui. Entre-temps, les complices du prieur ont réussi à tuer, à blesser et à voler des chevaux de l’équipage épiscopal et même dérober des livres et objets de culte.

9La séquence se termine au soir par la fuite des agresseurs, selon une présentation des faits quelque peu suspecte qui met en opposition le courage du prélat et la honte de la troupe des assaillants. Toujours selon le contenu de la lettre, ces derniers vont se réfugier dans le monastère Saint-Sauveur : cette allégation implique de fait dans cette affaire l’abbé de Redon Olivier de Berno, considéré comme un complice, voire le commanditaire des crimes perpétrés par le prieur et sa bande. Les faits ayant été établis par les trois enquêteurs missionnés par le Siège apostolique, dont l’archidiacre et le scolastique de Vannes, le prieur et son supérieur sont convoqués à la cour d’Avignon sous quarante jours, sous de lourds chefs d’inculpation : non-respect du droit de visite, vol d’objets de culte considéré comme sacrilège, tentative d’incendie, coups et blessures sur des clercs par des clercs, tentative d’homicide sur un évêque, autant de crimes parmi les plus graves déjà signalés comme des cas réservés dans les statuts synodaux de Nantes compilés quelques années plus tôt par le prédécesseur de Daniel Vigier14.

10À cette même date du 23 février 1318, une seconde lettre était envoyée par la papauté afin de mander une autre citation à l’encontre de l’abbé de Redon : en effet, Olivier de Berno était cette fois accusé d’avoir « commis l’inceste avec sa belle-sœur et, ce qui est plus indicible encore, il a impudemment eu commerce charnel avec sa propre sœur ; et l’on dit qu’il est adultère, ayant procréé plusieurs enfants en s’unissant impudemment avec une femme mariée15 ». Ces dernières accusations, dont la gravité provient de l’association de l’adultère, du nicolaïsme et de la fornication aggravée sous la forme de l’inceste naturel, sont au moins aussi graves que celles de complicité de tentative de meurtre et de protection de son auteur16. Il faut reconnaître qu’elles paraissent bien suspectes aux yeux de l’historien : la coïncidence temporelle dans la dénonciation des deux affaires permettant d’accabler l’abbé de Redon, le recours aux trois mêmes enquêteurs pour deux affaires a priori disjointes, autant d’indices d’une volonté chez l’évêque de Nantes de nuire à l’abbé de Redon. L’évêque Daniel Vigier n’a d’ailleurs pas manqué d’associer son confrère vannetais Jean le Parisy dans cette inculpation, puisque l’abbé de Redon relevait de l’ordinaire de Vannes : les deux prélats se sont en effet rendus ensemble à Avignon pour une audience publique devant Jean XXII où ses vicaires, comme nous l’informe la lettre pontificale.

Le prieur hérétique de Saint-Géréon

11Deux ans plus tard, dans une lettre du pape Jean XXII en date du 1^er mai 1320, Pierre Girouart, prieur de Saint-Géréon, fait l’objet de suspicion d’hérésie. Il lui est reproché d’avoir persévéré dans l’excommunication durant trois années, en raison de son refus de payer le droit de visite à l’archevêque de Tours Geoffroy de La Haye17. Cette accusation prend place dans le contexte du conflit qui oppose depuis quelques années ce prieur à l’évêque de Nantes : elle constitue un moyen de pression supplémentaire contre le prieur récalcitrant, en situation d’opposition forcenée à tous les pouvoirs de l’Église séculière, y compris le pape. Cette arme de la condamnation à l’hérésie pour excommunication n’est pas si fréquente : elle doit se comprendre comme une volonté de mise au pas sur le plan spirituel, dans le cadre d’un conflit portant sur des questions temporelles18.

12Les tensions entre les évêques de Nantes et le prieuré de Saint-Géréon, dépendant de l’abbaye bénédictine de Déols, remontaient pour le moins au milieu du xiii^e siècle. Elles portaient sur les prérogatives de haute et moyenne justice attribuées à l’évêque, mais aussi sur le droit de vinage et de fournage, obligeant les hommes dépendants du prieuré à faire cuire leur pain au four de l’évêque et presser leurs raisins au pressoir épiscopal. La contestation de ces droits épiscopaux avait déjà été à l’origine de la condamnation du prieur Hugues Brullat par l’évêque Durand (1279-1292)19. Il se pourrait bien que ce soit la stratégie d’expansion du régaire épiscopal dans la paroisse de Saint-Géréon opérée par Daniel Vigier qui ait relancé le litige : en effet, dès 1305, l’évêque acquiert tous les droits de propriété et de seigneurie appartenant à Yves Rigaud, un riche paroissien de Mézanger, accru en 1314 par sa donation à l’évêque de plusieurs biens héréditaires qu’il possédait dans le fief épiscopal.

13Alors qu’en 1317 l’évêque recevait d’André Faucon une nouvelle donation de redevances en nature à percevoir en Saint-Géréon, Daniel Vigier était convoqué au tribunal du bailli royal Hugues de Celle pour répondre des accusations portées par le prieur Pierre Girouart, lequel faisait appel des arrêts antérieurs rendus par la juridiction épiscopale de Nantes. Placé sous la protection du roi de France Philippe V, le prieur de Saint-Géréon relançait ainsi les hostilités. En avril 1317, par lettre royale, Daniel Vigier, ayant refusé de siéger dans une cour séculière, se voyait condamné par contumace. Plus grave, le prieur reconnaissait le roi comme seigneur légitime de ses biens temporels, tandis que sur ordre du bailli royal les fourches seigneuriales de l’évêque étaient détruites.

14Face au déni de ses droits temporels dans la paroisse de Saint-Géréon, l’évêque en appela directement au pape en Avignon. En février 1318, Jean XXII demandait à l’évêque de Luçon d’entendre et de juger la plainte de l’évêque de Nantes, pour avoir été cité devant la juridiction civile au mépris des privilèges des gens d’Église. L’année suivante, les évêques de Rennes et Vannes procédaient à une enquête sur place afin d’entendre les témoignages d’habitants de la paroisse. Le mémoire qui s’ensuit contient un argumentaire composé de plusieurs dizaines d’articles détaillant les vices de forme et les contradictions apportées au jugement du bailli : il réaffirme tous les droits sans exception de l’évêque de Nantes sur le prieuré de Saint-Géréon. Cet acte en parchemin est également signé de la main du duc Jean III qui ne pouvait laisser passer cette occasion de rappeler sa souveraineté dans le duché de Bretagne face aux prétentions du roi de France.

15L’année 1320 voit l’accélération des procédures contre le prieur Girouart. Quelques jours avant la lettre du 1^er mai contenant la suspicion d’hérésie, à la demande pressante de l’évêque de Nantes, Jean XXII avait ordonné qu’en cas de vacance du prieuré, il soit mis à la disposition du siège apostolique et que son successeur ne soit pas nommé par son supérieur, l’abbé de Déols. Puis, le 6 juillet, le pape confie l’affaire au prévôt Bertrand de Deucio : il appelle le prieur coupable à comparaître dans les trente jours devant la curie pontificale d’Avignon ; il confie désormais aux représentants de l’évêque de Nantes le soin de collecter les fruits du prieuré aussi longtemps que Pierre Girouart restera sous le coup de l’excommunication, moyen probable de sanctionner l’inertie de l’abbé de Déols Guillaume de Céris20. Le 15 janvier 1321, toujours suspendu de toute activité spirituelle, le prieur est assigné à comparaître cette fois devant les portes de la cathédrale de Nantes, toujours sans succès.

16En dépit de l’utilisation de toutes les armes spirituelles possibles – suspension, excommunication et suspicion d’hérésie – et de toutes les exhortations à faire obéissance aux pouvoirs hiérarchiques de l’Église, à savoir l’évêque à Nantes, l’archevêque à Tours et le pape en Avignon, le prieur de Saint-Géréon refusait de se soumettre et avait même disparu de son prieuré. Il fallait donc relancer une procédure judiciaire plus classique pour le temporel du prieuré de Saint-Géréon, ce qui incita Bernard de Deucio à instaurer une nouvelle commission d’enquête pour entendre les témoins de l’évêque de Nantes. Le 26 mai 1321, les paroissiens de Saint-Géréon virent arriver une délégation solennelle composée de trois représentants du pape (un abbé et deux prieurs) et de quatre officiers de Daniel Vigier, réaffirmant publiquement les droits de l’évêque de Nantes dans l’église paroissiale de Saint-Géréon, avant de notifier aux proches du prieur la citation pontificale à son encontre.

Des prieurs intouchables ?

17Le déroulement de ces deux affaires révèle au grand jour les difficultés pour un évêque à faire appliquer ses droits juridictionnels à l’encontre de simples prieurs, en dépit de la mise en branle de toute la hiérarchie ecclésiastique. D’ailleurs, après l’annus horribilis vécu par Daniel Vigier en 1317, sa présence récurrente en Avignon entre 1318 et 1322 doit probablement avoir un lien avec la tentative de règlement de ses deux litiges.

18Dans le cas de Redon, c’est en remontant aux origines de ce conflit violent qu’apparaissent les entraves à l’action épiscopale. Il est difficile de se contenter de l’explication de la lettre pontificale lorsqu’elle accuse Jean de Viis d’avoir été possédé par le démon lors de l’assaut en armes du prieuré. Mieux vaut constater que l’instrumentalisation de la mauvaise réputation de ce prieur a été favorisée par la procédure inquisitoire, mise en place un siècle plus tôt par le 8^e canon de Latran IV porté par Innocent III21. Si cette mauvaise fama publica était avérée, elle a pu d’autant plus facilement parvenir aux oreilles de l’évêque que sa famille était possessionnée dans la paroisse voisine de Guémené-Penfao, où vivait notamment sa sœur Philippote, dame de Callac en Guémené22. Quoi qu’il en soit, après la non-présentation du prieur devant la cour épiscopale de Nantes, l’usage du droit de visite épiscopal a pu servir de moyen de rétorsion pour l’évêque. Cette pratique imposait au prieur d’accueillir et de nourrir grassement plusieurs jours durant l’évêque et son entourage, sans doute nombreux comme en témoignent toutes les montures stationnées à l’écurie du prieuré23. Surtout, l’évêque en profitait pour percevoir la procuratio canonica, qui pouvait être ruineuse pour un prieuré ou un monastère24. Le coût exorbitant de ces visites pastorales pour les institutions ecclésiales était en effet dénoncé depuis bien longtemps, notamment depuis les conciles de Latran25.

19Pourtant, une fois passé le temps de l’enquête, il semble que les accusés n’aient pas été inquiétés : si Jean de Viis retourne dans le silence des archives après cette affaire, l’abbé Olivier de Berno reste en poste pour deux décennies, malgré la diversité et la gravité des accusations, et continue à payer le cens annuel de trois besants d’or à l’Église romaine, prix de la confirmation de l’exemption du monastère en 127526. Et rien ne permet d’affirmer que l’abbé ait dû révoquer Jean de Viis, puisque le droit de nomination des prieurs revenait entièrement à l’abbé de Redon.

20Dans le conflit avec le prieur de Saint-Géréon, il faut attendre 1325 pour voir la situation se décanter, mais pas vraiment au profit de l’évêque, en dépit de tous les soutiens de poids dont il bénéficie. Le compromis obtenu en 1325-1326 a probablement été favorisé par la disparition de certains acteurs-clés impliqués dans cette affaire : le roi Philippe V décède en 1322, mais son successeur Philippe VI n’avait pas de raison de remettre en cause les prérogatives du Parlement de Paris en termes d’appel ; en revanche, le décès de l’archevêque de Tours Geoffroy de La Haye en 1323 a pu faciliter un rapprochement. Surtout, en 1324, le prieur Pierre Girouart voit mourir son supérieur Guillaume de Céris, l’abbé de Déols, celui qui avait dû le soutenir depuis près de dix ans, et peut-être le mettre à l’abri lors des condamnations successives. Or, le choix de l’abbé-successeur par les moines de Déols fut cassé par le pape Jean XXII, lequel imposa son propre candidat. Au final, si la paix obtenue a permis à l’évêque de Nantes de retrouver sa haute justice et ses droits banaux dans son régaire de Saint-Géréon, le prieur gardait ses prérogatives et restait sous la suzeraineté directe du roi de France, comme le confirment plusieurs actes postérieurs, jusqu’à la Révolution27.

21Si l’évêque peut infliger des censures ecclésiastiques comme la suspense et l’excommunication, user de la menace de la condamnation pour hérésie contre le prieur de Saint-Géréon, dénoncer au pape une tentative d’homicide par le prieur de Redon et un scandale d’inceste par l’abbé du prestigieux monastère Saint-Sauveur de Redon, tout cela ne suffit pourtant pas à obtenir gain de cause, ni à écarter ces ecclésiastiques. L’issue de ces deux affaires montre parfaitement l’importance accordée au statut de l’exemption par les abbés et les prieurs, mais aussi la tentation de rechercher la protection du roi de France comme une arme à l’efficacité croissante contre l’ordinaire.

De l’exemption pontificale à la protection royale des prieurés

22L’enjeu de l’affaire de Redon ne peut se comprendre que dans une perspective historique de plus longue durée. En 1275, une bulle de Grégoire X confirmait l’exemption du monastère Saint-Sauveur de Redon, accordée en 1210 par Innocent III. Cette réitération pontificale faisait suite à trois quarts de siècle de conflits pour le monastère, parfois émaillés de violences physiques, d’abord avec l’évêque de Vannes Guéthenoc qui le premier avait contesté la validité de cette exemption, puis avec les ducs de Bretagne28. En 1275, le pontife énumère en effet tous les droits de l’abbaye de Redon, ainsi que les prieurés et paroisses relevant du monastère, parmi lesquels on retrouve bien sûr Saint-Nicolas de Redon. Mais si le texte mentionne bien le village de Saint-Nicolas de Redon (« villam Sancti Nicolai juxta Rothonum ») comme étant exempt de la juridiction ordinaire, il ne fait nulle mention du prieuré lui-même, comme il le fait pour d’autres lieux, tel Lohéac (« prioratus sancti Andree et sancti Salvatoris de Loehaco ») ou Maxent (« prioratum et villam de Macent »)29. Rappelons qu’en vertu de l’exemption « comme supérieur hiérarchique direct et sans appel du monastère, le pape avait la charge d’en défendre les membres, les biens et les droits30 ». Mais si le droit de visite de l’évêque et archevêque était suspendu en conséquence, ce privilège n’était nullement automatique pour un prieuré d’une abbaye-mère, en l’absence d’une norme fixe valable pour tous les établissements.

23En fin connaisseur du droit canon, Daniel Vigier s’est donc engouffré dans cette brèche du texte de la bulle de 1275, d’abord pour convoquer le prieur Jean de Viis à son tribunal, puis pour user et peut-être abuser de son droit de visite : il a bien entendu pris soin de préciser au pape que les évêques de Nantes y exerçaient ce droit de visite depuis des temps immémoriaux31. Dès lors, pour s’opposer légalement à cette pratique, l’abbé aurait dû apporter la preuve que la coutume ecclésiastique locale allait en sa faveur, à condition de présenter des témoins attestant d’un droit en vigueur depuis plus de quarante ans, en mesure d’affirmer qu’il n’avait jamais vu de leur vivant l’évêque de Nantes au prieuré Saint-Nicolas32.

24Ainsi, pourrait s’expliquer la frustration engendrée par cette situation chez les frères de Redon et la volonté de donner une leçon à l’évêque, à défaut de vouloir réellement le supprimer. Quant au soutien de l’évêque de Vannes à son confrère de Nantes, il peut se justifier par une volonté de profiter de l’occasion pour régler ses comptes avec l’abbé de Redon, pour l’évincer ou simplement l’affaiblir, peut-être pour obtenir d’autres paroisses sous sa juridiction directe, comme les six paroisses passées sous l’autorité de l’ordinaire de Vannes sous Guéthenoc en 121033. Dans l’hypothèse que cet espoir ait existé, il fut déçu du fait du maintien en fonction de l’abbé Olivier de Berno. L’évêque vannetais Jean de Parisy en vint d’ailleurs à passer un accord avec ce même abbé en 1332, confirmant l’exemption monastique de Redon et les exceptions de paroisses en sa faveur34.

25À Saint-Géréon, bien que le prieuré fût une dépendance de l’abbaye de Déols, elle-même exempte de la juridiction ordinaire de l’archevêque de Bourges depuis le début du xii^e siècle, son statut juridique et ses obligations envers l’évêque de Nantes avaient été à l’origine de plusieurs conflits au cours du xiii^e siècle35. N’étant pas en capacité de prouver ses droits hypothétiques face à l’évêque, le prieur avait finalement choisi d’avouer le roi de France pour être sous sa garde, bénéficier d’un soutien de poids et peut-être avoir gain de cause dans son bras de fer avec l’évêque. Ce recours au souverain de France était en fait une arme utilisée par de nombreux plaignants du duché de Bretagne, dès lors qu’il fallait faire appel d’une décision de justice en Bretagne36.

26C’est d’ailleurs ce que fit Daniel Vigier lui-même au début de son épiscopat : à la suite d’un conflit perdu contre le sénéchal de Rennes à la barre ducale, il fit appel auprès des juristes de Philippe IV le Bel37. De même, son prédécesseur Brice n’avait pas hésité à recourir à Louis VI le Gros en 1123, pour valider une pancarte établissant la liste du patrimoine que pouvait réclamer l’Église de Nantes… parmi lesquels les biens sis en Saint-Géréon. La multiplication de ces recours d’ecclésiastiques au Parlement de Paris et les conflits croissants entre les deux juridictions sous le règne de Philippe Le Bel persuadèrent le roi Philippe VI de chercher un compromis entre l’Église et la royauté au sujet du droit d’appel au Parlement, qui aboutit à la tenue de l’assemblée de Vincennes fin 1329-début 1330 : il s’agissait de délimiter le ressort de la juridiction temporelle et celui de la juridiction spirituelle des évêques, ce qui ne mit pas fin pour autant aux conflits de juridiction38. En 1336, Daniel Vigier cédait à nouveau aux sirènes royales et obtenait pour son église une sauvegarde spéciale du roi de France : sans doute cherchait-il ainsi à se protéger des conflits, tels celui avec les Sesmaisons qui avait gâté ses trois décennies comme évêque, tout en cherchant peut-être un soutien contre les empiètements du duc Jean III39. C’est donc en toute tranquillité que, peu avant sa mort, Daniel Vigier arrondissait le temporel de l’évêché en acquérant pour quinze livres le droit de quart sur des parcelles avoisinant… le prieuré de Saint-Géréon40.

Conclusion

27Les conflits opposant au tournant de 1320 les prieurs de Saint-Nicolas de Redon et de Saint-Géréon à l’évêque Daniel Vigier ont montré la difficulté pour le prélat de Nantes d’exercer son pouvoir de juridiction. Malgré l’intervention des autorités hiérarchiques, en la personne de l’archevêque et surtout des pontifes installés en Avignon, malgré l’instruction d’enquêtes sur le terrain et l’audition de nombreux témoins, le statut d’exemption des abbayes-mères a permis à deux prieurs de contester la validité des prérogatives épiscopales, en jouant sur le caractère coutumier des droits des monastères placés sous protection pontificale. Mais un autre phénomène institutionnel a dû influer sur l’état d’esprit des abbés, prieurs et frères bénédictins dans leur relation avec l’ordinaire : la justice apostolique a peut-être favorisé involontairement ces conflits de juridiction, en privilégiant des mesures de clémence et de pardon plutôt qu’une logique de répression41. Puisqu’il apparaissait de plus en plus difficile d’obtenir du pape des sanctions disciplinaires exemplaires contre des hommes d’Église, ainsi que le prouve le cas de Redon, alors « il y avait désormais plus à attendre du côté du roi que du pape42 ». Rien d’étonnant donc qu’à partir de la seconde moitié du xiii^e siècle, les abbayes et leurs prieurés saisissent de plus en plus souvent le Parlement de Paris aux dépens de la Curie romaine. À la fin du xiv^e siècle, à force de recours et de jurisprudences autour du privilège du for, à l’instar de la sentence prononcée pour Saint-Géréon, la juridiction royale était définitivement en mesure d’imposer ses décisions de manière indiscutable face aux juridictions d’Église43.