1Longtemps focalisés sur les approvisionnements urbains, les grands marchands et les circulations maritimes, le commerce peut également être analysé à l’aune de son fonctionnement. Et c’est l’apport de ce travail que de l’avoir appréhendé dans ce qu’il a de plus ordinaire, à travers les produits alimentaires. Parce que le commerce alimentaire est pratiqué partout et presque par tous, son étude a permis de lever le voile sur les pratiques des petits marchands. Cette dernière laisse entendre les bruissements des foires et des marchés, les arrangements trouvés dans les arrière-boutiques et les réactions des commerçants face aux difficultés qui s’accumulent. Le pari d’une telle recherche pouvait sembler risqué, car aucune source n’est spécifiquement dédiée aux affaires des plus modestes. Les fonds des archives consulaires, très inégaux, ont toutefois permis d’apporter un regard nouveau sur les rouages du commerce quotidien et une autre image de la Bretagne au siècle des Lumières. S’il ne fait aucun doute que la province tire sa force de ses capacités d’exportation et de ses grands ports, elle vit aussi, et peut-être surtout, de l’activité des nombreux détaillants, qui approvisionnent les lieux d’échange et entretiennent des relations durables avec d’autres commerçants, au risque parfois de tout perdre. De ce point de vue, notre enquête a montré de quelles manières les marchands jouent avec les règles du commerce et s’emparent, au fil du siècle, des ressorts de l’appareil judiciaire.

2Située à la confluence de l’histoire économique et de l’histoire sociale, notre approche se voulait aussi géographique. Ainsi, nous avons mis en lumière l’appareil commercial breton dans toute sa complexité, de même que l’interconnexion des flux de circulation des marchandises, faisant ainsi dialoguer des sources et des historiographies qui s’ignoraient jusqu’alors : celles qui regardent vers la mer et celles qui s’attachent à la terre. C’est finalement le portrait d’une Bretagne riche de lieux et de circuits commerciaux complémentaires qui a pu être dressé, la province étant quadrillée par un maillage serré de pôles de commerce, dont l’activité diffère fortement selon les produits échangés. Quand les foires dynamisent les campagnes par leur fréquence, par les populations et les animaux qu’elles drainent et par les fêtes religieuses qu’elles accompagnent, le semis des petits ports permet le développement du commerce côtier, tandis que les boutiques essaiment l’ensemble des villes et des bourgs de la province. Les grandes villes portuaires sont les nœuds de cet ensemble géographique, des pôles de commandement et des interfaces connectées au reste du monde. Lieux de consommation importants et sources d’activités pour les campagnes, elles sont des plates-formes de l’échange – regardant tant vers l’extérieur du royaume que vers le reste de la Bretagne, vers les grands ports que vers l’intérieur des terres – dont les flux commerciaux ne sont que ponctuellement modifiés lors des périodes de guerre. Pour autant, les circuits de distribution des denrées ne sont pas toujours tributaires des grands ports. À rebours de l’idée d’une hiérarchisation des réseaux marchands, des relations plus linéaires, impliquant des pôles de commerce secondaires, se distinguent. Une partie des échanges des petits ports s’effectue sans se tourner vers le pôle supérieur le plus proche. D’une épaisseur inégale, les circuits commerciaux qui traversent la Bretagne s’imbriquent donc partiellement et varient peu au fil du temps. Quels que soient les risques encourus et la conjoncture, la préférence pour les trajets maritimes et fluviaux demeure, du moins pour les denrées lourdes et volumineuses telles que les blés et les vins. En revanche, le transport terrestre sur de longues distances est fréquent pour les menues denrées et les marchandises coloniales à forte valeur ajoutée. Il est même privilégié pour les transports de thé et de café, tandis qu’il est une évidence pour les transports de bestiaux vers les foires et les marchés. Faire le choix du transport terrestre implique toutefois de fortes contraintes. Plus les denrées sont fragiles et plus le trajet est long, plus il est nécessaire de les protéger, de les agencer. Dans cette perspective, l’analyse des produits au prisme de la culture matérielle s’est révélée précieuse. L’étude de l’organisation des boutiques, mais aussi et peut-être surtout, celle de la protection des denrées lors de leur transport a montré tout l’enjeu qu’elles représentent pour nos marchands. En prenant soin de les protéger pour les faire livrer, c’est sa réputation qu’il engage et cherche à préserver. Dès lors, pour les transporter, faire appel à un professionnel de la route est indispensable. Si les marchands se contentent d’un paysan, charretier à ses heures, pour transporter des marchandises sur de courtes distances, ils font appel à des professionnels du roulage, indépendants ou employés, pour les trajets les plus longs. Dans cette perspective, nous avons vu que les maisons de roulage et de commission deviennent très importantes à la fin du xviii^e siècle. Elles témoignent d’une connexion accrue de la province avec le reste du royaume et d’une modernisation de l’organisation des transports routiers. Porte d’entrée de la Bretagne, Rennes est une place stratégique pour l’organisation du roulage dans l’Ouest. Ses auberges et ses maisons de commission sont des lieux de transbordement des marchandises et de circulation des informations entre les professionnels de la route. L’évolution des attitudes face aux transports fait écho aux comportements des marchands, aussi modestes soient-ils.

3Si l’économie vit actuellement une profonde transformation avec la dématérialisation, le xviii^e siècle n’est pas en reste de bouleversements. Le papier, en tant qu’instrument de crédit et diffuseur de l’information, apparaît comme un outil de transformation des relations entre les différents acteurs, tout comme un moteur de la dépersonnalisation des relations commerciales. L’enquête a montré que l’utilisation de l’écrit n’est pas rare chez les petits marchands bretons, notamment urbains. Les registres et les documents comptables, au même titre que les correspondances, sont des appuis à la gestion quotidienne de leur magasin. Constructeurs de confiance, les billets sous seing privé ou rédigés chez un notaire sont par ailleurs nombreux à circuler entre les marchands et les territoires. En dépit de ces nouveautés, les contrats oraux et les relations de proximité, professionnelles ou interpersonnelles, restent des moteurs essentiels de l’activité des plus modestes. Les foires et marchés, les auberges, les rencontres fortuites sur une route ou au bord d’un champ, sont l’occasion de s’informer sur les provisions et les besoins des uns et des autres. Ces mêmes endroits sont les lieux de transactions quotidiennes, où les marchands forgent leur expérience du négoce ; ils y scellent des marchés et y engagent leur réputation devant témoins. Parallèlement, et c’est tout l’intérêt de l’étude des enquêtes consulaires, les recours à la justice témoignent de leur appropriation de l’appareil judiciaire et de l’intégration des garanties apportées par la justice commerciale. Le commerce alimentaire breton semble donc influencé par une grande diversité de pratiques marchandes, par plusieurs cultures économiques mêlant traditions, rites et professionnalisme. Ce syncrétisme se retrouve lors du règlement des marchandises. Alors que le crédit domine les échanges, la nécessité pour les marchands d’organiser leurs affaires sur un temps plus ou moins long se reflète dans des pratiques comptables et des modalités de paiement variées. L’emploi de la monnaie domine les échanges de proximité, alors que le troc semble très limité. Néanmoins, la présence irrégulière de l’argent dans les caisses de certains marchands, tout comme le recours massif au crédit, obligent les parties à s’adapter, les accommodements passant par l’utilisation de papier monnaie et l’octroi de délais de paiements.

4Les risques du commerce se sont pleinement intégrés à notre questionnement. Nous avons montré que la fraude est multiple, tant dans ses visages que dans ses lieux. Incontestablement, elle contribue à structurer l’espace marchand et assure la survie des plus fragiles. Ils y trouvent une rétribution essentielle ou un complément de revenu salutaire, tout en participant à l’approvisionnement des acheteurs les plus modestes. Les autorités ne s’y trompent d’ailleurs pas et ne sanctionnent pas ou peu les revendeurs. Ces pratiques ne sont cependant pas toujours encouragées par la misère et sont aussi celles de marchands qui, par ailleurs, ont pignon sur rue. Aux marges de la Bretagne, des routes de la fraude du vin et des produits ultramarins se superposent au commerce légal. Parfois rattrapés par leur tromperie, nos marchands sont aussi rattrapés par le crédit. L’analyse des bilans de faillite déposés au consulat de Rennes a permis de déterminer l’horizon dans lequel évoluent les acteurs de la ville et de ses campagnes : un monde le plus souvent étroit géographiquement, socialement et professionnellement. Aucun secteur d’activité n’échappe au dépôt de bilan, la faillite étant une étape fréquente de la vie des marchands. Pacifique ou conflictuelle, la procédure ternit leur réputation et peut être le point de départ d’une disgrâce sociale et professionnelle. Le déposant peut y laisser l’ensemble de ses biens et perdre la confiance d’une partie de ses créanciers, peinant ensuite à retrouver une activité dynamique. Pour se sortir de ce mauvais pas, les faillis jouent d’arguments et d’expressions semblables, qui ne sont pas propres au commerce alimentaire, et ne manquent pas de défendre leur probité et de justifier les difficultés traversées. En aucun cas ils n’avouent leurs erreurs ou montrent leurs faiblesses aux créanciers, au risque de passer pour de mauvais gestionnaires. Bien que rare, la reconnaissance d’erreurs de gestion ou de stratégie commerciale est éclairante. Elle témoigne d’un petit commerce fonctionnant encore beaucoup par l’oral, reposant sur des solidarités locales et pratiquant aisément le crédit ; mais ce monde ne résiste pas aux impayés et à des créanciers ayant pleinement assimilé le fonctionnement de l’institution consulaire et la professionnalisation des pratiques marchandes. Reste que, dans l’ensemble, les marchands qui déposent leur bilan et clament leurs malheurs attestent de leur appropriation des règles de l’institution judiciaire, dont ils se servent comme tribune et comme intermédiaire de l’échange. Cette dernière permet de dialoguer dans un cadre réglementé, apparaissant comme un support de la dépersonnalisation des relations commerciales.

5Finalement, dans cette immense histoire du commerce, dans une Bretagne aux multiples facettes et dont l’historiographie n’a longtemps retenu que l’ouverture vers le large ou la médiocrité des terres intérieures, cet ouvrage, en choisissant d’entrer dans le monde du commerce par la porte des boutiques et les places de foires et marchés, a montré toute la complexité du paysage marchand breton au siècle des Lumières. À l’ombre des grands ports et de leurs négociants, de l’intérieur des terres au littoral en passant par les centres urbains de la province, une société marchande, plurielle et vivante, aux pratiques alliant tradition et modernité, s’affaire et connecte de plus en plus la vie quotidienne des Bretons à l’économie mondiale.