Les propositions des déposants

6Dans près de 60 % des bilans de faillite déposés au consulat de Rennes (66 bilans) par des acteurs du commerce alimentaire, les déposants suggèrent une remise et/ou un délai de paiement à leurs créanciers. Leurs demandes sont très variables. Néanmoins, 33 marchands sollicitent un délai de six ans pour payer leurs dettes, auquel s’ajoute, dans plus de la moitié des cas, une demande de remise d’un tiers, la moitié ou trois quart de celles-ci. Parallèlement, 19 déposants demandent quatre ans pour payer les sommes qu’ils doivent, ainsi qu’une remise d’un quart à la moitié. Plus largement, plus de 40 % des déposants demandent une remise de la moitié de leurs dettes ou davantage, tandis que les demandes de délai de paiement ne dépassent pas 10 ans. Julien Grillon sollicite par exemple un tiers de remise de dettes et quatre années pour payer les deux autres tiers « sans interrests ni frais », quand, de son côté, Jean-François Marin Mongodin, marchand aubergiste au Cheval Blanc à Fougères, souhaite être délivré de la moitié de ses dettes et huit années pour payer le reste15. Ces demandes font écho à la situation parisienne étudiée par Guy Antonetti, qui note que les actes d’atermoiement enregistrés chez les notaires de la capitale font généralement mention de la remise du quart ou du tiers des dettes, plus rarement la moitié, les deux tiers ou les trois quarts. Les délais de paiement les plus fréquents sont quant à eux compris entre 3 et 6 ans, plus rarement de 8, 10 et 12 ans16. En outre, lorsque les dettes sont trop importantes et que les chances de se rétablir sont faibles, certains déposants préfèrent céder ce qu’ils possèdent sans tenter de demander quelque remise que ce soit. Cette cession des biens, qui concerne 43 des 114 marchands déposant leur bilan à Rennes, libère le failli de l’exercice de la « contrainte par le corps17 ». Elle peut intervenir lors du dépôt du bilan ou immédiatement après, comme pour la veuve Guesdon18. Consciente que « le délabrement absolu de ses affaires […] équivaloient à la perte absolue de leurs [les créanciers] dus », la meunière convertit son bilan en cession dès le lendemain de son dépôt. Mais cette procédure ne libère pas totalement la déposante. Elle laisse aux créanciers « la possibilité de poursuivre leur paiement intégral sur la vente des biens ultérieurs acquis par leur débiteur19 ».

7Des marchands tentent également de convaincre les créanciers de chercher une solution commune plutôt que de refuser l’homologation de leur bilan. Barot, marchand de bestiaux et fermier à Bazouges-La-Pérouse, n’hésite pas à dénoncer le comportement de l’un d’eux afin d’obtenir les délais de paiement qu’il désire. Dans les « observations » qu’il joint à son bilan, il précise que « maitre Colin menace de jetter le feu des saisies sur tous ses biens qui vont être consumés en frais de poursuittes si les autres créanciers de Barot et la justice ne viennent a son secours20 ». Quelques lignes plus loin, il ne manque pas de souligner que les frais qu’impliquerait une telle démarche ne leur seraient pas favorables. Sur un ton ironique, il leur demande de lui accorder un délai de six ans pour les payer, « à moins qu’ils ne prefferent voir gaspiller au frais des fonds d’un debiteur au quel il reste 2 455 li. après ses dettes paiées et qui ne travaille que pour se liberer envers tous, mais rejettons une idée aussi noire et pensons même que maitre Colin sera le premier a donner les mains a cet attermoïement21 ». Il laisse l’assemblée des créanciers se mettre d’accord et faire le bon choix, ce qui est parfois loin d’être évident.

L’association des créanciers et le rôle du syndic

8Après que le déposant a présenté son bilan à ses créanciers réunis en assemblée, ceux-ci doivent délibérer et élaborer une solution face à la situation de crise qui s’ouvre devant eux. Ils doivent décider s’il convient ou non d’accepter les demandes du failli et éventuellement faire d’autres propositions. L’étude des documents comptables de ce dernier doit les aider à s’accorder. Chaque décision prise doit ensuite être homologuée, c’est-à-dire qu’un contrat doit être publié et enregistré au greffe du consulat. Lorsque des créanciers n’ont pas comparu ou ne se sont pas fait représenter, il est nécessaire d’obtenir leur ratification et leur approbation du traité. La démarche est aux frais du déposant. Le marchand de vin et aubergiste Lelong y est contraint en 1715. Son bilan rapporte que :

« Finalement convenu qu’atendu qu’il y a d’autres créanciers dudit Lelong tant absents de cette ville et domiciliers d’icelle qu’ailleurs qui n’ont point comparu il sera tenu d’obtenir leurs ratifications et aprobations du present par actes qui y seront joints ou de le faire homologuer, en justice, à ses frais et diligences dans le temps de l’expirement des 6 mois de delay lui accordés par ledit arrest de la cour, faute de quoy si lesd créanciers qui n’auront point signé ou approuvé le present faisoient quelques poursuites ou contraintes contre ledit Lelong tous lesd sieurs créanciers present et auxdits noms pouront chacun pour leur interestz faire contraindre led Lelong au payement de leurs dûs sans attendre aucun delay non plus que s’il n’en avoient point accordés, en ce chacun en leur rang ordre et hipotheque comme dit est cy dessus, et sans que cette stipulation puisse estre reputée comminatoire22. »

9La faillite est donc entourée de garanties juridiques solides.

10Dans son travail, l’assemblée des créanciers peut être aidée par un syndic chargé de contrôler le déroulement de la procédure, de défendre les intérêts des créanciers et de découvrir les éventuelles fraudes du déposant23. Il vérifie donc ses registres, l’état de ses biens, de ses marchandises et de ses créances, avant d’en faire un rapport. Il accompagne aussi la pose des scellés lorsque les créanciers prennent la décision de faire vérifier les biens du déposant. Il est encore présent lorsque ces biens sont vérifiés et évalués par le consulat. À regret, l’action réelle de ces représentants et leur travail comptable reste bien souvent impossible à appréhender24. Le dossier de faillite du marchand en gros Larère permet néanmoins d’entrevoir les membres du syndic en action une fois que la procédure judiciaire est ouverte.

11Failli en septembre 1769, ce marchand rennais demande à ses créanciers « une remise de moitié de leurs deubs et cinqs ans pour payer le surpllus en cinqs payements egaux sans interests a compter du jour de l’homologation du present25 ». Défendant l’idée qu’il serait préférable pour eux d’éviter « d’obtenir par les voyes juridiques un soulagement a leur perte » car cette démarche aurait le désavantage de « tout consommer en frais », le marchand convainc plusieurs de ses créanciers d’accéder à sa requête. Cette demande ne fait pas l’unanimité. Réunis en syndic, ceux-ci se tournent vers le consulat pour demander la vérification des biens du déposant. Décidée par une sentence du 10 octobre, elle commence deux semaines plus tard. Chez Larère, sont donc réunis les représentants du consulat, maître Naviceau, son avocat, maître Guynard, mandataire du créancier Patard et « mandataire syndic des créanciers » ainsi que la femme de Larère26. Le sieur Marin, maître teinturier à Rennes et créancier de Larère pour un montant de 745 livres, assiste aux débats mais nous ne pouvons affirmer qu’il intervient en qualité de syndic27. Accompagné de son avocat, il paraît bien connaître le déposant et interpelle à plusieurs reprises la femme de celui-ci en commençant par lui demander « s’il n’est pas vrai que le sieur Larere son mary a une montre d’or, une tabatiere d’argent, des boucles de souliers et de jartiere aussi d’argent et autres effets et nipes qui ne se trouvent point compris dans l’état28 ». À cette interpellation, « La Larere » déclare :

« Quelle [sic] a vû autre fois a son mary une montre d’or et une tabatiere d’argent mais qu’il y a longtemps qu’elle n’a vû l’un et l’autre de ces meubles a son mary qu’elle croit qu’il s’en est défait que par raport aux boucles d’argent elles sont […] de peu de valleur quelle est hors d’état de les représenter son mary les aïant probablement a ses souliers et ses jartieres29. »

12Pour Marin, ces réponses prouvent que le bilan déposé est frauduleux, d’autant que Larère n’y mentionne ni chapeaux, ni perruques, ni mouchoirs de poches ou objets dont sa femme confirme pourtant la possession. L’argument de la vétusté des effets mentionnés puis la présentation des « hardes » de Larère ne convainquent ni le sieur Marin, ni maître Guynard. Ils sont d’autant moins persuadés de l’honnêteté du marchand que celui-ci n’a déposé aucun livre de commerce, billet ou titre avec son bilan, sa femme présentant uniquement et à leur demande « un paquet de papiers » concernant les affaires de son mari. Ce motif suffit selon eux pour « faire rejeter » le bilan. Après deux journées, les parties se séparent, bien que l’examen du bilan reste inachevé. Des scellés sont apposés sur le magasin dont la femme doit abandonner les clés. La poursuite du dossier est renvoyée « au premier réquisitoire » du consulat, les 13 et 14 décembre suivants. Durant ces deux jours, le prieur consul et son greffier reprennent la « vérification et l’estimation des marchandises, effets et crédits employés dans l’état » de Larère en présence des mandataires de Marin et du syndic des créanciers. Ces derniers interpellent à nouveau la femme du marchand et lui demandent des pièces complémentaires justifiant les opérations commerciales mentionnées dans le bilan de faillite. Ils semblent en avoir effectué une lecture attentive et avoir examiné de près le « paquet de papiers » qui leur avait été confié quelques semaines plus tôt. Ainsi, tandis que Larère déclare avoir été en société avec « la dame Frout » pour les illuminations de la ville de Rennes, il ne fournit aucun document à ce sujet, indiquant seulement que les comptes de la société n’ont pas été faits mais qu’il croit que Frout « redevra quelque chose par le resultat du mesmes compte à faire ». Les mandataires demandent des traités de société, des mandats, des quittances prouvant que « la dame Frout » lui doit de l’argent, mais la femme de Larère dit n’avoir aucun document à présenter. Elle les informe néanmoins qu’un marchand nommé Doublet a été chargé de la rédaction des comptes entre les deux parties. Sur le champ, un huissier est sommé de se rendre chez Doublet d’où il revient avec plusieurs feuilles de papier. De la même façon, Larère déclare être associé dans la ferme d’un terrain et d’une baraque situés rue de la Monnaie mais n’en apporte aucune preuve. Les représentants du syndic demandent donc les quittances ou des traités attestant de cette association. Ils assistent ensuite à la vérification des biens stockés en magasin.

13Au terme de ces investigations, différentes pièces sont finalement ajoutées au dossier de Larère à l’initiative des créanciers ou de leurs représentants. Il s’agit, entre autres, de 38 billets et lettres de change acquittés, de 25 billets sur différents particuliers, de plusieurs comptes courants établis avec des poissonnières de la ville, de mémoires et de pièces liés à des crédits. L’exactitude de ces documents n’étant pas immédiatement vérifiée, les mandataires du syndic soulignent « qu’il paroit interressant pour tous les créanciers que vérification soit faite des différents comptes ouverts avec les marchandes poissonnieres de cette ville, pourquoy lesdits maître Grillard et Guynard reservent de faire tels requisitoire le touchant qu’ils aviseront bon être30 ». Aucun mémoire ne précise si cette remarque a donné suite à un contrôle minutieux des comptes établis. En revanche, un document mentionne le coût des quatre journées consacrées à l’examen du bilan de Larère. Les frais s’accumulent rapidement. Pour le dépôt de l’état, il doit 24 livres, pour « assistance du greffe au procès-verbal et vérification pendant 4 jours » 32 livres, pour le « Xnce » [sic] 3 livres 4 sols, pour le timbre 2 livres 10 sols, pour la vacation de l’huissier 16 livres, pour celles de maîtres Guynard, Grillard et Naviceau, 32 livres chacun, pour la sentence d’homologation et tous droits 19 livres 15 sols et « pour une journée et demi à la Deschamps, revendeuse chargée d’expertiser les marchandises de la boutique de Larère », 4 livres. Au total, les frais de vérification du bilan s’élèvent à 197 livres 9 sols. Ils ouvrent la question de l’intérêt de Larère à sous-évaluer son actif. Espère-t-il mettre quelques biens à l’abri dans la perspective d’une saisie par ses créanciers ? Souhaite-il dissimuler des objets dont l’achat ferait penser qu’il effectue des dépenses à caractère ostentatoires plutôt que rembourser ses dettes ?

14Quoi qu’il en soit, par leurs questions et leurs interpellations multiples, les représentants des créanciers contribuent à ce que le bilan déposé au greffe du consulat gagne en exactitude et en clarté. En pointant du doigt les éventuels manquements du déposant, en cherchant à vérifier les dires qu’il avance, ils offrent sans doute à l’assemblée des créanciers la possibilité de délibérer plus sereinement. Aucun accord ne semble trouvé entre ses membres dans le cas présent. À l’issue de la procédure, Jean Julien Marin, déjà fort virulent au moment de la vérification du bilan de Larère, s’oppose à son homologation. Le 18 janvier 1770, il comparaît au greffe du consulat où il « prend communication » du bilan puis « déclare s’opposer fermement à l’homologation de l’état dudit sieur Larère » et en demande « la rejection comme frauduleux ». Le six mars, il comparaît à nouveau, affirmant que « la soumission faite par la Dlle Larere […] le vingt deux janvier dernier ne fait que prouver de plus en plus l’infidelité de l’état déposé par le sieur Larère31 ». Dans celle-ci, Larère et son épouse déclarent « s’obliger jointement et solidairement au paiement des deux tiers ». Marin refuse de l’accepter.

« Premièrement parce qu’il ne veux accorder ny remises, ny attermoiments, secondement parce qu’il ne connois aucun bien à ladlle Larere et qu’il n’y a pas plus de solvabilité de sa part que de celle de son mary qu’au surplus ledit sieur Marin a par sa requête du 21 janvier dernier prouvé avec la dernière évidence toute la fraude de l’état du sieur Larere32. »

15Sans doute parce qu’il est celui qui connaît le mieux Larère et ses affaires, Marin persiste donc à refuser l’homologation du bilan. Il n’est pas toujours le seul à adopter cette position.

La voix dissonante des créanciers

16Quand bien même les créanciers parviennent à s’accorder sur la décision à prendre, l’appliquer n’est pas toujours facile. Leurs différences de point de vue tournent parfois au conflit ouvert. En 1788, les « créanciers unis » de la veuve Guesdon, s’en remettent à « Nosseigneurs du parlement de Bretagne » pour régler le conflit qui les oppose à l’un des leurs. Dans un mémoire imprimé de huit pages, ils dénoncent « l’acharnement » du sieur des Boullayes, « qui se prétend son créancier de sommes considérables » et souhaite la liquidation de tous les biens de la meunière de Betton, contrairement à la décision prise par l’assemblée des créanciers33. Réunis une première fois neuf jours après le dépôt de bilan de celle-ci puis une deuxième fois pour « aviser aux moyens de tirer le meilleur parti possible de leur situation malheureuse », ils se sont convaincus que la meilleure alternative était « d’éviter les frais de justice, qui absorberont bientôt les foibles sommes qu’il auront à partager entre eux ». Dès lors, les créanciers tombent d’accord pour « consentir à la remise des deux tiers de leurs créances » à la veuve Guesdon. En dépit de cette décision, le sieur des Boullayes « ardent et entêté, qui, avant le dépôt et la cession, avoit fait séquestrer la veuve, veut, par la continuation et la vivacité de ses poursuites, troubler tous les arrangements qui doivent nécessairement tourner au bien commun34 ».

17Afin d’éviter que les biens séquestrés ne soient vendus et que l’argent généré soit « consommé en frais de justice », les créanciers réunis en appellent au parlement, le « suppliant de lui donner sa sanction souveraine » et de confirmer leurs droits. Pour alimenter leur propos, ils convoquent les articles V et VI du titre XI de l’ordonnance de 1673, précisant que « les résolutions prises dans l’assemblée des créanciers, à la pluralité des voix, doivent être exécutées par provision, nonobstant toutes oppositions ou appellations » et rappellent « que les voix des créanciers prévaudront […] s’ils montent aux trois quarts du total des dettes35 ». Cette valeur étant atteinte dans le cas présent, la question du règlement de la faillite de la veuve ne se pose donc pas, du moins en théorie. De la même façon, ce « corps des créanciers » demande, après que la veuve a converti son dépôt de bilan en cession, l’autorisation de vendre ses biens (des blés, des bestiaux, des effets personnels et des meubles) et de pouvoir affermer et sous-affermer les terres qui lui ont été abandonnées « car toutes les terres qui leur sont laissées par la veuve Guesdon, ne sont point ensemencées ; et voilà la saison la plus propre à faire les bleds36 ». Les créanciers souhaitent encore que le parlement ordonne « que tous les créanciers […] demeureront unis, pour ne former désormais qu’un seul et même corps de créanciers » représenté par les trois syndics qu’il a désignés et la permission de continuer à prendre des décisions concernant cette faillite. Précisément, il lui demande de confirmer que les syndics sont autorisés à « stipuler et traiter de tous droits actifs et passifs du corps des créanciers, éliger tous crédits, former toutes demandes et défendre à celles qui seront intentées aux créanciers, le tout par l’avis de M^e Lanjuinais, avocat ». Le corps des créanciers réclame enfin que soit ordonné « à tous créanciers de remettre aux mains des Syndics, leurs titres de créances, dans quinzaine37 ».

18C’est finalement l’application de règles édifiées depuis plusieurs décennies dont le corps des créanciers demande l’application. Et c’est logiquement que le parlement répond favorablement à cette demande. Les créanciers peuvent régler la faillite de la veuve Guesdon par la médiation des syndics. Seul document de cette nature retrouvé dans les fonds bretons, il est difficile de tirer quelque généralité de cette affaire. Néanmoins, elle témoigne des difficultés à régler les faillites à l’amiable lorsque les créanciers sont nombreux. Elle montre aussi que s’en remettre à la justice pour régler ses différends n’est pas une démarche inhabituelle. Ce recours au parlement, unique dans nos sources, s’explique ici sans doute par le profil des créanciers, deux d’entre eux y étant procureurs. Les requêtes au consulat sont plus communes et tendent à devenir régulières dans la seconde moitié du xviii^e siècle.

La nécessaire souplesse des créanciers

20Les bilans témoignent de la volonté de régler rapidement les faillites par l’octroi de remises de dettes et de nouveaux délais de paiement. Il est de l’intérêt de chacun de limiter autant que faire se peut la durée de la procédure et les frais qui lui sont associés. À Paris, Guy Antonetti note qu’entre 1714 et 1717, quatre cinquième des faillites sont sans doute réglées par l’octroi de délais et de remises38. Dans le cas des boutiquiers du luxe et du demi-luxe parisien, Natacha Coquery et Nicolas Praquin décrivent la collégialité, le pragmatisme et l’esprit de conciliation des créanciers dans le règlement des faillites39. Ils soulignent que les textes normatifs comme les documents d’archives mettent au premier plan ces manières d’opérer, non par philanthropie, mais parce que l’arrangement paraît le plus sûr moyen de se faire payer. Les auteurs notent que les termes évoquant le climat de conciliation sont nombreux dans les délibérations des créanciers. On y parle d’« arrangement » et d’« acquiescement » ; les expressions « ont transigé », « accepté la proposition », « ont adhéré » reviennent fréquemment. Le même ton et des locutions similaires sont employés dans les quelques bilans pour lesquels nous disposons des réponses des créanciers aux demandes d’un déposant. Ceux de Benjamin Manoury, marchand forain du Maine, lui accordent un « arrangement » et une « facilité » de paiement en lui octroyant une remise de dette et des délais de remboursement40. À plusieurs reprises, on remarque qu’un créancier « acquiesce » individuellement aux propositions du déposant ou « accepte ses demandes ». Dans le cas de la faillite du sieur Adam, hôte à Rennes, les créanciers indiquent clairement que l’accommodement auquel ils s’engagent vise avant tout à satisfaire leur intérêt personnel. Ils affirment qu’ils « sont convenus » de lui accorder un délai de paiement « chacun pour notre intérêt particulier41 ».

21Une fois le délai de paiement et la remise homologués, il reste impossible de savoir si ceux-ci sont respectés et si le déposant effectue les versements aux conditions définies. On peut supposer qu’ils le sont lorsqu’un second bilan n’est pas déposé, ou que les créanciers ne font plus parler d’eux. Les dépôts de bilan témoignent en revanche des précautions qu’ils prennent avant de donner une réponse positive au failli. Fréquemment, les créanciers souhaitent que les biens déclarés par le déposant soient au préalable vérifiés par la justice consulaire. Cette vérification a lieu dans les jours qui suivent le dépôt de bilan, ce dernier n’étant souvent homologué que quelques mois plus tard, nous l’avons vu dans le cadre du bilan du marchand Larère. Toutefois, quand bien même les créanciers se sont accordés pour que le débiteur puisse étaler ses remboursements et continuer ses activités, la poursuite de celles-ci est quelquefois laborieuse pour les marchands de produits alimentaires.

La difficile reprise du commerce

22Les difficultés rencontrées par les marchands déposants qui ont eu la possibilité de conserver leur commerce après une première faillite sont flagrantes quand, quelques mois ou quelques années plus tard, ils sont contraints de déposer un nouveau bilan de l’état de leurs affaires. S’ils ont réussi à pérenniser leurs activités quelque temps, leurs dettes sont telles qu’un remboursement même partiel de celles-ci n’est plus envisageable. L’arrangement avec les créanciers devient alors quasiment impossible, laissant apparaître la grande fragilité de certains commerçants. Ils restent néanmoins peu nombreux dans ce cas de figure et aucune profession ne paraît spécialement concernée.

23Sur les 114 marchands de produits alimentaires repérés dans les fonds du consulat de Rennes, 7 déposent leur bilan à plusieurs reprises : 5 le déposent deux fois, le marchand de vin Pierre Deschamps et la marchande de denrées Anne-Marie Filastre le déposant à trois reprises42. Si les différents bilans de faillite de ces marchands témoignent de leur capacité à trouver de nouveaux créanciers après un premier échec, ils exposent tout autant leur incapacité à stabiliser leurs affaires et à s’extraire d’une situation délicate. Parmi ces derniers, le confiseur Mallet, qui dépose un premier bilan en 1748, est contraint d’en déposer un deuxième l’année suivante43. Bien que ses créanciers lui aient accordé « des attermoyemens pendant vingt-cinq mois pour leur payer la somme de sept mille quatre cent soixante dix livres un sol dix deniers, qu’il se trouvoit leur devoir alors », il ne peut plus faire face aux dettes qui s’accumulent à nouveau. Concédant des erreurs de gestion et d’organisation dans son commerce, il déplore les vols qu’il a subis et le préjudice des travaux réalisés dans la rue où il réside. Ces derniers entravent le passage et la circulation si bien que « cette rue est demeurée comme déserte », les clients ne pouvant rejoindre sa boutique « sans s’exposer aux dangers de la chute d’une maison ni aux incommodités du passage ». Malgré ces nouvelles pertes, les créanciers acceptent un délai de paiement de quatre années et une diminution de ses dettes d’un tiers44. Aucun bilan au nom de Mallet n’est déposé dans les années qui suivent, signe que ses affaires ont probablement retrouvé un rythme convenable.

24Plus solide, le marchand de vin Berthou parvient à conduire son commerce durant trois années avant de devoir faire face à ses créanciers pour la deuxième fois45. Après avoir déposé un premier bilan en août 1779, il indique que les réclamations « que firent plusieurs de ceux qui lui avoient fournis des marchandises » ont ralenti la reprise de ses opérations commerciales. Son livre de compte témoigne des difficultés qu’il a rencontrées. Aucune vente n’est mentionnée pour les mois de septembre et octobre 1779 et une seule l’est pour novembre. Berthou doit attendre le mois d’août 1780 pour débiter à nouveau plus d’une quinzaine de barriques chaque mois. Cependant, ses ventes restent très irrégulières, preuve sans doute qu’il est difficile de recouvrer sa réputation après le déshonneur de la faillite ; un thème que les déposants n’abordent jamais. Aussi, à l’automne 1782, bien qu’il ait acquitté « les deux premiers termes de son état », le marchand est dans une situation délicate. Il a « essuyé différentes pertes assez considérables et a été forcé de faire bien des crédits, et [qu’] il a essuyé plusieurs maladies, dont une surtout a été fort longue46 ». Il est donc contraint de déposer son bilan. Tout comme en 1779, il sollicite un délai de quatre ans pour payer ses dettes. Dans le même temps, il propose bien entendu de terminer le paiement des dernières échéances de son premier bilan. En dépit de ces engagements, les créanciers sont moins souples que trois ans plus tôt. Ils refusent d’accorder de nouveaux arrangements à Berthou dont les biens sont vendus entre le 20 et le 23 décembre 1784.

25Plutôt que de poursuivre leur commerce, certains marchands changent de secteur d’activité après le dépôt de leur bilan. Cette évolution est souvent synonyme de déclassement et révèle sans doute l’incapacité des acteurs à retrouver du crédit. Elle s’accompagne parfois d’un changement de domicile : le déclassement est aussi géographique. Tel est le cas de la boulangère Anne-Marie Lefeuvre47. Cette veuve, dont les affaires du mari étaient liées à plusieurs grands marchands rennais, dépose une première fois son bilan en 1770. Peu de temps après, elle décide de vendre sa maison et son jardin de la rue Saint-Hélier et de se lancer dans « un petit commerce de poterie rezine &ca » près du pont du Bourg L’Évesque où elle est désormais installée. Cette activité lui sourit peu : « Les profits ne suffisoient pas pour sa nourriture. » En outre, elle est dépouillée de tous ses meubles par l’un de ses créanciers. Celui-ci obtient une sentence du consulat pour « enlever jusqu’au lit sur lequel elle couchoit, le restant de ses pauvres meubles » et les faire vendre place Saint-Anne. La reconversion de la boulangère, qui dure quatre ans, est donc un échec. Les dernières lignes de son bilan sont le résumé de sa déchéance.

« Il reste desormais à la Dlle ve Roullois ainsi dépouillée de tout, que le désir de se trouver un jour en état de satisfaire MM ses créanciers au total et certainement si la providence secondoit ses intentions ils pourroient se promettre d’etre un jour remplis, mais dans l’impuissance absolue ou elle se trouve elle est forcée d’implorer leurs clemence et de se mettre à l’abry de la loy pour conserver la liberté afin d’estre autant qu’il sera en elle, atele a une famille indigente et désolée, elle ose donc se flatter que MM les créanciers voudront bien donner les mains à l’homologation du présent billant48. »

26La vente de vêtements et de tissus est un autre secteur dans lequel se lancent plusieurs hommes ayant déposé une première fois leur bilan. Là encore, cette option n’est pas toujours une réussite. C’est une désillusion pour René Sauvage, rattrapé par l’un de ses créanciers, ou pour Michel Dugué qui, après une première faillite et l’abandon de son commerce de cidre en 1781, ne parvient pas à tourner la page49. La reprise du « commerce de modes » de son beau-père est chaotique, si bien qu’il est contraint de déposer le bilan cinq ans plus tard. Entre ces deux dates, de nouveaux embarras sont en effet survenus. Il a notamment été « trois mois malade, paralysé » en 1784, ce qui l’a contraint à vendre « une partie de ses affaires pour remplir ses obligations de remboursement ». En 1786, il ne « peut payer que le quart de ce qu’il doit » à ses créanciers et leur demande donc de pouvoir les rembourser en trois paiements égaux et sans frais. Le commerce des modes « dans lequel il espérait réussir » finit par le ruiner.

27De fait, la reconversion professionnelle dont témoignent ces deux exemples ne constitue pas un nouveau départ dans le monde du commerce, bien au contraire. Dès lors, pour poursuivre leurs affaires de la meilleure façon possible et reconstruire une réputation entachée par la faillite, des marchands demandent leur réhabilitation50. Cette démarche reste toutefois l’apanage des plus gros acteurs du commerce. À Rennes, seuls des négociants effectuent cette demande. Elle ne concerne pas nos boutiquiers à l’endroit desquels les créanciers peuvent être intraitables.

Une reprise impossible, des créanciers intransigeants

28Les faillis n’ont pas tous l’opportunité de poursuivre leur commerce car les créanciers refusent tout accommodement, jugeant les dettes trop importantes et les chances de rétablissement du failli trop faibles. Ils sont alors contraints de faire « abandonnement » de leurs biens et assistent, impuissants, à leur mise en vente. Pour Guy Antonetti, avec le « contrat d’union avec abandonnement de biens », on entre « dans cette zone où la faillite a des relents de mauvaise affaire et où flotte ce parfum de suspicion que résume la sagesse populaire dans la formule : “Mieux vaut tenir que courir51.” » Dans ce cas, les créanciers, en échange de la liquidation de l’actif du débiteur, consentent à abandonner leurs poursuites. Le contrat contient habituellement une clause d’exonération définitive, qui signifie que la liberté personnelle du failli est garantie et qu’il est à l’abri de poursuites sur les biens acquis après sa faillite52. La liquidation de ses biens intervient quelques mois, voire quelques années après le dépôt du bilan. Près de 40 % de nos marchands sont concernés par cette procédure, ce qui témoigne du manque de confiance des créanciers et plus largement de la fragilité de nos acteurs. Elle touche indifféremment les marchands, qu’ils soient installés en ville ou à la campagne, et quelle que soit leur profession. Les biens immobiliers de Sébastien Jugon, maître boulanger à Rennes, sont ainsi vendus en janvier 1783, quelques semaines après le dépôt de son bilan dans lequel il déclarait faire don à ses créanciers de tout ce qu’il possédait et sollicitait une place à l’hôpital général53. En février 1787, ses biens immeubles sont eux aussi mis en vente. Entre ces deux dates, aucune information n’est donnée sur le comportement des créanciers et l’apurement des dettes du marchand. Dans le même esprit, on observe la liquidation des biens d’un boucher de Guer en 1780, celle du marchand de cidre en gros et charcutier rennais Noury en 1783, de l’aubergiste Davy en 1788, ou encore celle de Barot, un marchand de bestiaux et fermier de Bazouges en 179154. Ces ventes se tiennent sur une place publique – à Rennes, place des Lices – ou directement chez le failli. Les meubles de Davy sont par exemple mis en vente dans son auberge de Bédée le 6 avril 1788, plus de huit mois après le dépôt de son bilan. Le marchand avait souhaité une remise de ses dettes de moitié et six années supplémentaires pour payer le reste à ses créanciers. Mais après avoir fait vérifier ses « meubles et effets » ceux-ci n’ont pas accédé à sa demande. Plus tardive, la vente des biens de Barot se tient « en l’Audience du Tribunal de commerce de Rennes », le 20 septembre 1791. Elle est renseignée par une affiche qui annonce la mise aux enchères de deux maisons avec un cellier et leur jardin, de quatre pièces de terre, d’une partie d’un clos et d’une portion d’un pré, d’un jardin et d’une lande.

29Une fois ces ventes réalisées, aucun document ne fait état des montants remis à chacun des créanciers. Sans doute récupèrent-ils rarement la totalité des sommes qu’ils ont engagées auprès du failli. Par anticipation, certains demandent donc à récupérer des produits qu’ils ont expédiés au déposant avant même que les biens et les marchandises restant en magasin ne soient éventuellement vendus. C’est le cas de la veuve Quimper en 1751. Au moment de la faillite du Rennais Rouillon, la Lorientaise réclame les huit balles de café qu’elle lui a expédiées quelque temps plus tôt55. Possible, cette restitution ne peut cependant s’opérer qu’après la vérification par un expert « des n[uméros] et marques apposés » sur les balles. Elle est ici effectuée au bureau des marchands de la ville en présence d’un consul en exercice, du greffier du consulat et du sieur Herbert, syndic des créanciers56. L’expertise ne dit pas si, une fois identifiées, les balles de café sont effectivement rendues à la veuve Quimper.

30Entre souplesse, impatience et intransigeance, l’attitude des créanciers à l’égard d’un marchand failli est donc variable. Aussi, plutôt que de chercher un terrain d’entente avec leur débiteur, de discuter ou de négocier, certains n’attendent pas son dépôt de bilan pour chercher à se faire rembourser. Ils utilisent la force pour le contraindre à payer et in fine à déposer son bilan.

Les droits des créanciers

32Lorsque les délais de paiement d’une créance sont dépassés, la séquestration des biens d’un marchand par l’un ou plusieurs de ses partenaires est un premier moyen pour le contraindre au remboursement. Elle est mentionnée dans plusieurs dossiers déposés au consulat de Rennes. En avril 1783, le roulier Pestel, qui compte près de 700 livres de dettes, accuse ainsi Le Goff, le plus important de ses créanciers, d’être à l’origine de la saisie et de la vente de ses chevaux57. Empêché de travailler, le roulier est rapidement contraint de déposer son bilan58. Dans le même esprit, Briand, marchand et fermier au passage de Fouillard à Liffré, dépose son bilan alors que le sieur Rhodes a déjà fait liquider ses meubles par un huissier. Le montant de la vente restant ignoré par le marchand, il ne peut donc pas rédiger correctement son bilan. Dès lors, Briand se veut « hors d’état de satisfaire les créanciers et pour être generallement quitte vers eux il n’a d’autre party à prendre que celuy de leur faire une cession et abandon de tout ce qu’il possède59 ».

33Cette procédure violente n’épargne pas les acteurs plus importants. Les marchands en gros, parfois notables de leur ville, ne sont pas à l’abri de ces façons d’opérer. Étienne Bonnetis, négociant en sardines et maire de Concarneau, en fait l’amère expérience en 1769. Contraint de cesser ses activités durant la tenue des États de Bretagne où il siège pendant trois mois et attendant l’ouverture de la pêche à la sardine pour les reprendre, il est victime de l’un de ses créanciers dès le début du printemps60. Le sieur Thou, négociant et maire de Quimper, présent avec lui aux États de Bretagne à Saint-Brieuc « sous l’aparance d’une sincere confraternité », fait séquestrer « tous ces ustancielles, marchandises et effets dans tous les magazins et presse sans meme vouloir en excepter quelques uns des marchandises qui ne lui apartenoient pas61 ». Dans le même temps, le maire de Quimper refuse de négocier avec Bonnetis comme avec les autres créanciers du marchand, qui souhaitent ouvrir une médiation afin de traiter ce différend par « les voies de douceur ». Finalement, en juin, Thou « s’étant refusé a toute justice et voie amiables », l’affaire est portée devant le parlement de Bretagne. Bonnetis profite de cette occasion pour s’en remettre directement à l’intendant.

« Que votre cœur humain et genereux daigneroit s’interesser a son sort, et luy accorder la sauvegarde de deux ans qui luy est necessaire pour le rétablissement de ses affaires, et il ne cessera d’adresser ses vœux au ciel pour la conservation des précieux jours de votre grandeur et de son illustre famille62. »

34Le dossier n’indique pas ce qu’il advient de son commerce après cette requête. Il montre néanmoins que la séquestration des biens n’est pas accueillie favorablement par tous les créanciers, qui craignent de voir leur argent s’échapper. D’autres exemples illustrent les dissensions entre les créanciers concernant cette pratique et le rapport de force qui peut s’engager entre eux. En 1715, le comportement de l’un des créanciers de Bertrand Lelong fait souffler un vent d’inquiétude chez les autres partenaires du marchand de vin rennais. Dans son bilan, le failli rapporte que le dépassement de plusieurs échéances de paiement qu’il n’a pu régler à temps lui cause de sérieuses difficultés. Plus précisément, l’impatience d’un procureur du roi à récupérer son argent précipite sa chute. En effet, certains de ses achats l’ont mis :

« Hors d’état de satisfaire a quelques payements dont les termes sont echus, entr’autre d’une somme de d’environ six mille livres par luy deue a monsieur le procureur du roy en cette ville, lequel sans luy donner aucun delay ni l’avertir qu’il vouloit estre payé a pris le temps de l’absence dudit Lelong de cette ville pour faire sequestrer et annoter des incontinant la derniere diminution d’especes tous les meubles et meublans marchandises et autres effets qu’il a trouvéz en deux maisons ou il faisoit debit considerable dans la dite rue des Presses et dans la rue Saint Dominique a Rennes, même les a fait continuer en la ville de St Brieuc ou ledit Lelong a prix une maison a louage pour la tenue des Etats63. »

35Rapidement connue, l’action du procureur conduit plusieurs autres créanciers à « se présenter et [s’]opposer auxd. séquestres ». « Forcé de se pourvoir en la cour par requête », Lelong obtient finalement une sauvegarde pour six mois et la mainlevée de ses meubles et marchandises séquestrées.

36Des créanciers impayés font quant à eux le choix de faire incarcérer leurs débiteurs afin de retrouver leur argent, c’est la « contrainte par corps ». Dès qu’ils sont emprisonnés, ceux-ci sont en effet contraints de déposer leur bilan et de faire cession de leurs biens à leurs créanciers s’ils veulent retrouver la liberté : 12 % des bilans déposés à Rennes par des marchands de produits alimentaires sont rédigés par des déposants sous les verrous, dont 11 sont originaires de la capitale bretonne64. Ils exercent la profession de revendeur, boucher, vinaigrier, marchand poulailler, marchand aubergiste et marchand de cidre. Les autres sont des forains de Saffré et de Ribay dans le Maine, et un boulanger installé à Bain-de-Bretagne.

37Ces marchands ne manquent pas de donner leur sentiment sur le créancier à l’origine de leur perte. De partenaire commercial, il devient adversaire monstrueux. Au mois d’avril 1784, la bouchère Hélène Orain rappelle à l’issue de son bilan qu’elle doit son emprisonnement à « l’excessive rigueur » et « l’inhumanité » de Pierre Le Clou, l’un des principaux marchands bouchers rennais à qui elle est redevable de la « modique » somme de 96 livres – le total de ses dettes s’élevant à 1 283 livres. Pour retrouver les siens, cette veuve « chargée d’une nombreuse famille » fait donc « cession et abandon » de tout ce qu’elle possède. Pourtant, elle rappelle qu’elle espérait bien profiter de la fin du carême et de la reprise du commerce de la viande pour payer tout ou partie des dettes dont elle était obligée65. De la même manière, Jean Hurel note en introduction de son bilan que :

« Il poura y avoir des erreurs dans le détail qui suit par la raison que detenu qu’il est aux prisons de cette ville depuis jeudy dernier à la requête dud sr Leveque, il n’a pas toujours la tête a lui, ce qu’il y a de vrai, c’est que s’il commet des erreurs, elles seront involontaires et corrigées par la suite66. »

38Puis, c’est dans des termes semblables à ceux de la veuve Orain que le boulanger décrit le comportement de ce créancier à qui il est redevable de 1 700 livres, soit 40 % de ses dettes. Un homme « dur » et « cruel » qui l’a fait prisonnier à Rennes plutôt qu’à Bain où il réside, et qui est l’unique « cause de sa perte, de celle de sa femme et de ses trois enfants67 ».

39À défaut de les faire emprisonner, certains créanciers se contentent de menacer leurs débiteurs afin de percevoir leur argent. C’est le cas de Nicolas Maurand, boucher et cabaretier à La Guerche. Après avoir déposé une première fois son bilan en 1784, il est encore contraint de le déposer deux ans plus tard. À cette date en effet, « sous la menace de quelquns de ces créanciers de le faire emprisonné il na plus dautres ressources pour sauver sa liberté et conserver ces bras a la subsistance de ces enfants que de faire cession à ces creanciers68 ». Par cette démarche, il espère que ceux-ci lui accorderont leur « commiseration ». René Sauvage, marchand de vin et de tissus à Dol, a pu, de son côté, retrouver sa liberté avant de déposer son bilan en 1786. Dans ce dernier, il rappelle que ses difficultés ont commencé plusieurs années auparavant : des pertes sur des vins ajoutées à l’intransigeance de ses créanciers face à ses demandes de délais de paiement l’ont forcé à stopper ses affaires en septembre 1783. Toutefois, embrassant une « nouvelle profession », il espérait bien pouvoir les rembourser.

« Il serait parvenu avec le tems, si un créancier inexorable qui semble avoir juré sa perte ne l’avait fait emprisonné à Quimperlé, le 17 mai dernier et perdre une recette qu’il allait infailliblement avoir dans la partie des Devoirs : un événement heureux dont il profita lui ayant procuré la liberté, le premier usage qu’il en fait aujourd’hui est de chercher à se soustraire aux vives poursuites qu’on fait contre lui par un abandon général de tout ce qu’il possede a Messieurs ses créanciers pour être venu en direction69. »

40La possibilité, sinon de faire emprisonner ses débiteurs, du moins de les menacer, traduit l’âpreté des relations de commerce dès lors que des difficultés de paiement se dessinent. Pour échapper à la pression de leurs créanciers, à la prison, à la saisie et à la liquidation de leurs biens, certains marchands choisissent une alternative : la fuite.

Échapper à ses créanciers, des stratégies diverses

41Face aux embarras qui s’accumulent et à l’impasse commerciale qui s’annonce, certains marchands font le choix de fuir leurs créanciers, quand d’autres cherchent des subterfuges pour échapper à la prison. Ceux qui abandonnent leur boutique le font généralement avec le peu d’argent leur restant en poche mais quelques uns, quitte à partir, tentent de le faire avec le plus de fonds possible, au risque d’aggraver leur situation. Quelques cas émergent de nos sources comme celui du marchand de vin Mathias en 1749. Quelques jours après avoir déclaré sa faillite, ce Rennais qui, théoriquement, n’a donc plus le droit de disposer librement de ses biens, choisit de céder les vins qui lui restent en magasin à un dénommé Deschamps, qui l’aide ensuite à quitter la ville. Les barriques sont transportées de nuit du domicile du vendeur à celui de l’acquéreur situé place Sainte-Anne, mais le manège des deux hommes est vite repéré par le voisinage. Le sieur Saiget n’hésite pas se rendre chez Deschamps pour signaler qu’il a bien compris que « tout ce rouly la et ce remus menage » n’était autre que Mathias faisant « un trou dans la lune, c’est a dire banqueroute70 ». Il est donc entendu que le marchand cherche à disparaître sans rembourser ses créanciers et que sa faillite est désormais frauduleuse. Une fois les vins encavés, Deschamps contribue à ce forfait en organisant la fuite de Mathias et de sa famille. Il achète une chaise de poste et loue des chevaux qui prennent, au petit matin, le chemin de Laval où vit le frère du failli71. L’attitude de Deschamps appelle rapidement des commentaires. Des créanciers ne tardent pas à lui réclamer la somme que leur doit Mathias et à lui demander où il s’en est allé. La réponse de Deschamps est sans appel : « Si vous le voulés scavoir courés apres. » Confiant et serein, il affirme en outre à qui veut l’entendre que le marchand « seroit aller dans son paÿs y faire des affaires et faire des emplettes et achapts de vin considerables que son voyage ne seroit pas si long que chacun le pouroit penser ; qu’a son retour il auroit satisfait avec honneur a ses dettes72 ». L’enquête ne dit pas si le marchand est rattrapé et si les créanciers ont été finalement remboursés.

42Reste que, si la fuite est l’option choisie par certains marchands pour échapper à leurs obligations financières, d’autres adoptent une stratégie plus inattendue. C’est en s’engageant dans l’armée que René Manoury compte s’assurer un accommodement auprès de ses créanciers73. Dans le courant des années 1760, ce marchand forain qui multiplie les arrestations reçoit une lettre dans laquelle son interlocuteur, le sieur Gérard, lui indique qu’en s’enrôlant dans l’infanterie il peut, sinon échapper à ses créanciers, du moins les faire patienter ou susciter leur clémence. Il lui conseille donc de renvoyer « l’enrollement » que lui a fait passer un recruteur d’Orléans et de le remettre à un nommé Blondel, « un bon garçon qui a de l’honneur et [est] près à rendre service à tous le monde74 ». Pour Gérard, Manoury doit profiter du temps durant lequel il sera soldat pour faire « des accomodements » avec ses créanciers. Selon lui, dès qu’ils sauront Manoury engagé, celui-ci bénéficiera d’une remise des deux tiers, voire des trois quarts de ses dettes. Enfin, il affirme qu’après six mois ou un an, Manoury bénéficiera d’un « congé absolu », c’est-à-dire qu’il sera libéré de son engagement militaire et donc autorisé à quitter l’armée.

43Ces conseils donnés, Gérard reste prudent. À l’issue de sa lettre, il demande au marchand de la brûler car il n’y est « pour rien dans cette affaire ». Aussi, bien qu’il conserve le document en question, nous ne savons pas si ce dernier choisit finalement de suivre les conseils de son correspondant. Néanmoins, les remises qui lui sont accordées en 1770, une fois son bilan déposé, correspondent à celles évoquées dans le courrier. Les créanciers font preuve d’une grande souplesse. Ils acceptent de renoncer aux trois quarts de leurs créances et d’être rétribués du quart restant en « deux termes et payements egaux le 1^er payable le 1^er janvier 1771 le second payement le 1^er janvier 1772 quil nous fera a un chacun en particullier a son domicile en la paroisse du Ribay près Mayenne75 ». Dans le cas où il « renviendroit en meilleure fortune », le déposant doit s’engager à payer en entier les sommes qu’il doit. Parallèlement, si Manoury ne fournit pas de caution pour le quart des dettes qu’il doit payer, les créanciers se réservent le droit de déroger à cet accord.

44Face aux difficultés de l’un des leurs, les marchands réagissent donc de différentes manières et n’hésitent pas à recourir à la justice consulaire. Le manque de confiance dans un partenaire commercial, l’absence d’accord entre les créanciers ou l’emploi de la force par l’un d’entre eux conduit inévitablement à une procédure souvent longue, qui dure parfois plusieurs années. Le comportement des créanciers est déterminant pour la suite des affaires du failli. Ce sont eux qui détiennent la clé de son retour au commerce. Régulièrement, ils acceptent ses demandes de remises et lui octroient des délais de paiement. Le laisser continuer ses affaires, c’est reconnaître son honnêteté, mais surtout miser sur une reprise de son activité et l’opportunité d’être payé entièrement de ses créances, ce que la vente des biens du failli permet rarement. Le dépôt de bilan apparaît donc comme un moment de la vie marchande plus ou moins facile à surmonter, une étape pour des acteurs du commerce qui n’envisagent pas de mettre un terme à leurs affaires.

Le long cumul des malheurs

47Pour beaucoup de marchands, la faillite est le résultat de déboires anciens. Le cas de la boulangère Jeanne de Censé est l’un des exemples les plus significatifs rencontré dans les fonds rennais. Déposant son bilan en février 1790, la veuve fait débuter ses « dérangements » à « une époque très reculée » remontant à « 28 ou 20 ans […] au tems où M. de Robien présidait les Etats de la province79 ». À cette période, elle fournit « plusieurs maisons considérables » de la ville, mais rencontre aussi ses premières difficultés. Ainsi, les « provisions considérables » qu’elle a par exemple réalisées pour la tenue des États de Bretagne ne sont finalement pas écoulées. Les pertes sont notables mais la boulangère ne s’y attarde pas, se contentant de les estimer à 2 000 livres. Elle indique ensuite des frais liés aux maladies. Elle déplore notamment les 28 années durant lesquelles son mari est demeuré grabataire. Une durée pour laquelle « il est impossible qu’elle calcule et qu’elle fixe le tort quelle en a souffert ». Plus loin, elle précise qu’elle-même est « languissante » depuis plus d’un an et demi. Elle ne peut donc plus mener ses affaires avec vigueur. À cette liste s’ajoute le poids des mauvaises récoltes qui touche tout particulièrement les boulangers. La veuve rappelle en effet qu’il « est certain et reconnu que cette année tous les boulangers ont fait des pertes considérables a cause de la mauvaise qualité du grain80 ». Ces épisodes déclinés, elle espère avoir convaincu ses créanciers que la gestion de son commerce n’est pas à mettre en cause. Le bilan qu’elle dépose est le résultat de son « infortune », en aucun cas celui de son « inconduite » ou de « folles dépenses » ; des comportements qu’elle n’aurait par ailleurs aucun intérêt à mentionner, sous peine d’intransigeance de ses interlocuteurs.

48Dans le même ordre d’idées, la veuve Briand convoque de multiples arguments pour justifier ses pertes. Son « grand âge » et les maladies de cette épicière rennaise seraient les principales causes de ses problèmes, mais les aménagements urbains auraient aussi fortement pénalisé son activité81. L’épicière regrette que pendant près de 18 mois et notamment durant le carême, « temps pendant lequel son commerce a le plus court », les travaux de démolitions engagés dans la rue où elle tient son commerce aient empêché la circulation et donc la venue des clients. La faible fréquentation de sa boutique pendant cette période n’a pas permis d’absorber toutes les marchandises dont regorgeait son magasin. Celles-ci se sont gâtées et elle les a finalement perdues.

49Certains déposants focalisent quant à eux la responsabilité de leur chute sur une ou un groupe de personnes. À Vitré, la boulangère Lory impute la totalité de ses déboires à son mari, emprisonné en maison de force depuis 12 ans pour « dérangement82 ». Sa faillite serait le produit des dettes, des « mauvais procès » et des « disputtes » que celui-ci aurait contractés avant son enfermement par lettre de cachet. Cette situation l’handicape d’autant plus qu’elle ne peut seule mettre en vente les biens immeubles qui leur appartiennent83. Rembourser les créanciers devient donc extrêmement difficile. Cette femme peut uniquement compter sur la vente de ses meubles, de ses marchandises et sur le revenu de ses terres pour tenter de se défaire de ses dettes. L’argumentation développée par Françoise Lory n’est pas suivie de la délibération de ses créanciers. Nous ne savons donc pas si la stratégie de déresponsabilisation qu’elle adopte parvient à les émouvoir. Toujours est-il qu’elle ne dépose pas d’autre bilan dans les années qui suivent. Dans un esprit différent, Mathurin Daniel et sa femme imputent l’échec de leur commerce à leurs fournisseurs malouins. Ils « en sont les seuls moteurs, ces derniers ayant chargé et surchargé les deposans en 1771 et 1772 de morue de très mauvaise qualité et a un prix excessif […], lesdits Mathurin Daniel et femme ont été obligé d’en vendre quelques parties à vil prix84 ».

50Cette malhonnêteté des individus revient fréquemment dans les exposés des déposants, principalement lorsqu’ils déplorent les vols qu’ils ont subis. Tandis que Duhamel regrette les « fils » et les « hardes à travailler la terre » qui lui ont été dérobés, la boulangère Lefeuvre dénonce « les vols qui lui ont été faits depuis un an à la connaissance de tous les voisins85 ». Les plaintes de cette nature sont fréquentes mais rares sont les déposants qui chiffrent le montant des larcins et identifient leurs voleurs – si tant est qu’ils le puissent. Ce sont souvent des marchands en gros qui tiennent leurs comptes. À Rennes, Larère est l’un des seuls à préciser « qu’ils [les vols] luy ont estés faits par des personnes qui après avoir fait des achapts se sont embarquées furtivement avec son bien, tel qu’un sieur Bourdon qui scut luy emporter près de huit milles livres86 ». Botrel se montre encore plus précis. Après avoir exposé qu’entre 1768 et 1777 il a perdu tant « en crédit […] que par [des] vols réels de marchandises [et] argent effectif », il rapporte que « dans la nuitté du 10 à l’11 décembre [1769], il fut volé audit Botrel 3 pochées de cire pouvant pezer 545 li. vallent en argent 1 092 li., de plus il luy fut volé dans la même nuit 80 li. en argent et une tace d’argent ». En 1774, « il luy fut volé au marché un pacquet de fil pezant 24 li. à raison de 40 s. la li. », soit 48 livres. La même année « il luy fut encore volé 5 li. de fil d’un pacquet à 50 s. la li. », soit 12 livres 10 sols de marchandises et « dans sa boutique chez Goutteux une piece de coetil à petit raye vallant 18 li.87 ». Il déplore encore le vol de 25 poches de toiles dans les années qui suivent. Aucune des marchandises volées ne concerne finalement des denrées alimentaires. Ce sont des biens non périssables et facilement commercialisables que l’on dérobe au marchand.

51Au total, les vols, la malhonnêteté de leurs partenaires commerciaux et les maladies sont des pertes partagées par les déposants. Elles sont cependant restituées avec une précision très variable. Les marchands capables de détailler leurs pertes restent ceux qui maîtrisent l’écrit et portent régulièrement le contenu de leurs affaires sur un registre de comptes. Les accidents sont une autre source de leurs malheurs.

Le poids des pertes accidentelles

52Les accidents auxquels les marchands sont confrontés sont fréquents mais d’une ampleur très variable. Si beaucoup doivent renoncer régulièrement à des marchandises endommagées au cours de leur transport, certains perdent tout en l’espace de quelques heures. Les incendies sont sans doute les sinistres qui précipitent le plus brutalement vers la faillite. Deux marchands déposent leur bilan à Rennes après une telle infortune. En mai 1777, l’épicier Provost, victime à Vitré de l’incendie de sa boutique, est le plus bavard sur les conséquences du drame qui le touche. Il « n’a sauvé aucunes marchandises d’épiceries du détail de la boutique », « aucuns meubles de bois, pas même de bois de lit88 ». Il a de plus perdu « sa provision de grains, tout son linge, ses hardes et celles de sa femme » qui ont été « brulés ou volés dans l’incendie ». Désormais, le couple n’a pour gîte « qu’un grenier au dessus d’une écurie qui a été préservée de l’incendie89 ». Au total, Provost estime ses pertes à 8 000 livres. À regret, il précise cependant que rien ne peut être vérifié « parce que le livre de marque a été brûlé ainsi que les cartes de differents sergeres auxquels il fournissoit ses huiles et avec lequels il ne comptoit qu’au bout de plusieurs mois ». Précautionneux, il note que son bilan peut donc compter des erreurs et que des créanciers peuvent être malencontreusement oubliés. Soucieux par ailleurs de susciter la mansuétude de ces derniers, il ne manque pas d’affirmer que les conséquences de l’incendie ne sont pas seulement commerciales. Provost a failli périr dans les flammes : « Il fut emporté sans connoissance et consaquamment il ne lui fut pas possible de donner aucuns ordres, ny de veiller a ses affaires. » Chemin faisant, il ajoute que l’accident « avoit tellement derangé la santé du sieur Provos qu’il a été fort longtems hors d’état de faire aucunes informations sur ce qui a pu estre enlevé pendant l’incendie et aujourd’hui il perd l’esperance de rien recouvrer au dela de ce qui lui a été remis90 ». L’incendie qui ravage le faubourg du Noyer à Fougères dans la nuit du 4 au 5 octobre 1788 met également en péril les affaires de Jean-François Marin Mongodin, aubergiste au Cheval blanc. Le marchand assiste impuissant aux ravages des flammes. Ruiné et contraint de déposer son bilan le 18 octobre, il se montre plus mesuré dans ses observations. Il rapporte sobrement avoir vu partir en fumée son auberge « avec tous les foins, les pailles, la majeurs partie des effets à l’exception des meubles, les actes obligatoires qu’il portoit sur différents particuliers91 ». Aucune formule n’est adressée à ses créanciers. Néanmoins, le marchand rappelle que deux années auparavant, le malheur l’a déjà frappé. Il a été « obligé de faire tuer six chevaux à cause d’une maladie endémique dont ils étoient attaqués ». D’autres, d’une valeur de 2 400 livres, ont été perdus « par maladie » en 1788.

53Régulièrement, les flammes ne se limitent pas à une seule échoppe. L’incendie qui touche la ville de Rennes en 1720 contribue à fragiliser de nombreux commerçants. Outre la perte de sa boutique, Jeanne Bedouel est toutefois la seule à illustrer d’autres facettes de la catastrophe dans le bilan qu’elle dépose 12 ans après la catastrophe92. En effet, si une partie de la ville est à reconstruire, nourrir les habitants qui ont tout perdu est une autre priorité pour les autorités. Et face à la disette qui menace, les marchands en gros sont mis à contribution. La veuve est contrainte d’ouvrir ses greniers et de débiter ses grains « suivant l’apprécis ». C’est à perte qu’elle débite son froment et son manque à gagner s’élèverait à 9 000 livres en 1723. À cette somme, s’ajoutent 2 400 livres en « argent monnoye » disparues durant l’incendie. Ces pertes, directement corrélées à l’embrasement de la ville, ne sont toutefois pas les seules qu’elle déplore, quand bien même elles marquent le début de ses difficultés. Victime de la faillite du système de Law, elle perd à la même période 2 000 livres dans la vente de billets de banque93. Pour finir, Bedouel joint à cette partie de son bilan les 23 000 livres qu’elle a déboursées depuis 1720 pour le « louage de son commerce » et l’entretien de sa famille. Ces dépenses domestiques représentent 45 % des pertes qu’elle inscrit et représentent, finalement, la part la plus importante de celles-ci.

54Les aléas climatiques et les transports sont d’autres occasions d’accumuler les déboires. Dans une province où la majeure partie des transports s’effectue par bateau, les accidents maritimes sont fréquents et les informations portées dans les bilans sur les pertes occasionnées par ces drames sont souvent précises. Ceux qui les rapportent sont des acteurs du commerce régional, fréquemment des marchands de vin en relation avec les ports de Guyenne. Ils disposent de registres dans lesquels ces évènements sont consignés. Ils en rappellent donc la date ou l’année, indiquent la quantité de marchandise perdue et en évaluent le montant. Pour René Sauvage, il ne fait pas de doute que :

« Les pertes réitérées qu’il fit sur mer vinrent troubler peu à peu le bon ordre qui régnait dans ses affaires et ont été la première cause de son désastre […]. Une entre autre, qu’il essuya le 30 janvier 1779 sur le vaisseau le Saint Jean Baptiste est l’époque funeste qui a porté la premiere buche à sa fortune et l’a amené successivement à l’état malheureux auquel il se trouve réduit. Il avait fait un chargement de dix huit mille livres consistant en vins de Bordeaux, liqueurs, résine et autres marchandises sur le vaisseau qui périt corps et biens sur les côtes de [Illisible] à Belleisle en mer94. »

55Cette première perte est rapidement suivie d’une seconde, dont la date n’est pas mentionnée. Cette fois, c’est la qualité du vin débarqué sur les côtes bretonnes qui est en cause. Qu’il fut de mauvaise qualité au départ de Bordeaux ou qu’il se dégrada durant le transport, toujours est-il que Sauvage « essuya une perte de plus de deux mille livres sur une expédition de vin lui faite par Messieurs Chapuzot et Belly et qui se trouva de mauvaise qualité ». Ces difficultés répétées conduisent le marchand à solliciter la clémence de ses créanciers en 1783. Il ne l’obtient pas et doit cesser une première fois ses affaires. Une partie de ses biens est saisie, puis vendue. Des remarques similaires sont faites par d’autres marchands de vin, André-Pierre Lemière notamment. Le Rennais qui, à la même période, fait transiter ses vins par Redon, indique lui aussi avoir reçu des vins aigris et perdu des barriques sur la rivière de Vilaine. Depuis l’ouverture de son commerce, le montant de ses pertes s’élèverait à plus de 16 500 livres95.

56Les tempêtes, les coups de vents, ne sont pas les seules circonstances propres à provoquer des accidents et la perte de marchandises. Les hivers rigoureux et pluvieux contribuent à geler les rivières et à rendre impraticables les routes sur lesquelles circulent les charrettes. Les trajets s’en trouvent allongés et les denrées les plus périssables, supportant mal les intempéries, inévitablement abîmées. François Fontaine s’en plaint en 1740. Il perd 1 200 livres « par les grandes eaux sur des beures et suifs qu’il faisoit aller de Morlaix à Paris, lesquels n’ayant pu arriver a temps de les vendre griasserent96 ». L’année précédente, il se lamentait déjà d’avoir perdu 600 livres « sur pareilles marchandises retardées par les glaces ».

57Lors des déplacements vers les places de foires et marchés, les marchands de bestiaux sont eux aussi confrontés à la maladie et la mort de leurs animaux. Déposant son bilan en 1772, Jacques Bossard fait la liste de tous les bestiaux qu’il a perdus depuis 10 ans97. Une partie des pertes qu’il mentionne est liée à des difficultés d’engraissage, mais beaucoup plus nombreux sont les moutons et les bovins qui meurent « en chemin ». Quand les premiers sont emportés par la picote et la gale, les seconds trépassent ou deviennent boiteux sur les routes de Nantes et de Paris98. Ils sont alors immédiatement vendus à moindre coût. Les animaux sont plus rarement victimes des intempéries. Néanmoins, en 1770, le marchand note une perte sur 150 bœufs « que j’avois dans les herbages que la marée m’a mis dehors tant à Bellisle qu’à Machecoul, qu’il m’a fallu enlever avant qu’ils fussent gras ». Précisément, Brossard a perdu 77 livres par bœuf, soit 10 050 livres au total. La même année, il écrit que les eaux l’ont forcé à s’arrêter avec « 50 bœufs dans les auberges tant du pont de Sé qu’ailleurs ». Il aurait perdu 30 livres par bœuf et dépensé 500 livres de frais imprévus dans son budget. La perte totale s’élève donc à 2 000 livres. Les rigueurs de l’hiver font également leur œuvre. En 1772, durant la période de carnaval, il perd « sur 110 bœufs en 4 bandes », 72 livres par bête à cause de « la gelée, de la neige et du verglas » et du « retard de marché avec le sol pour li[vre] ». Dans le même temps, ces difficultés font dépérir et retardent le déplacement de 110 moutons sur lesquels le marchand, « tombé en mauvaise vente99 », perd 3 850 livres. Durant les 10 années qu’il décrit, ce sont près de 101 000 livres que ce marchand prétend avoir perdues en raison des aléas climatiques et du transport de ses bestiaux. Une somme supérieure de 32 000 livres à ses pertes liées à des transactions avec les bouchers.

58Parfois conjuguées à des aléas climatiques ou à des évènements singuliers, les faillites sont, in fine, très largement décontextualisées. L’évocation de l’incendie rennais de 1720 est une exception, tout comme celle des mauvaises récoltes à la veille de la Révolution. Pour bien des marchands, le dépôt de bilan est le terme d’une série de difficultés qu’ils rencontrent depuis plusieurs mois, voire plusieurs années, ou la conclusion d’un accident dans lequel ils ont tout perdu. Toutefois, ces péripéties du quotidien, exceptionnelles ou banales, ne sont pas les seules auxquelles les marchands sont confrontés. Ils subissent également les tourments de la conjoncture politique et militaire.

Le poids de la conjoncture : l’exemple des guerres contre l’Angleterre

59Qu’ils soient la conséquence d’une descente ennemie ou de la perte d’un navire en provenance des Antilles, les préjudices liés aux guerres contre l’Angleterre sont divers. Ils touchent directement les côtes bretonnes et leurs marchands, mais n’épargnent pas les commerçants de l’intérieur. Plusieurs faillis, principalement les marchands en gros les plus aisés déposant leur bilan à Saint-Malo et à Nantes, font ainsi écho des difficultés qu’ils ont rencontrées durant la guerre de Succession d’Autriche (1740-1748) et la guerre de Sept Ans (1756-1763).

60Les descentes anglaises dans la région de Saint-Malo durant l’été 1758, plus spécialement celle du mois de juin, sont régulièrement rappelées dans les bilans de faillite déposés cette même année ou plus tardivement. Les Britanniques, qui n’entendent pas attaquer la ville de front, débarquent dans la baie de Cancale les 5 et 6 juin avant de marcher vers la cité corsaire. Saint-Servan atteint, plusieurs dizaines de navires marchands, une vingtaine de bateaux corsaires, la corderie et des magasins sont incendiés. Si l’arrivée des troupes françaises empêche finalement les Anglais de prendre Saint-Malo, les contraignant à réembarquer les 10 et 11 juin, les dégâts et le traumatisme causés par cette descente sont importants100. Le nombre croissant des dossiers de faillite déposés au consulat en 1759 – ils sont une dizaine de marchands alimentaires à déposer le bilan contre six au maximum les autres années – en témoigne101. Les dommages concernent au premier chef les Malouins, qui soulignent « la dureté » ou le « malheur des temps », mais quelques marchands sont plus précis. En 1767, le Nantais Tangui Pouliquen revient par exemple sur cet épisode en rappelant que « les anglois ayant dessendu a St Malo » où il entreposait des marchandises, « les bombes tomberent sur le magazin, perdu 700 livres ».

61Victimes sur terre, les marchands en gros malouins sont également des cibles sur mer pour la piraterie anglaise. C’est le cas de Jean-Baptiste La Fenestre, qui perd plusieurs cargaisons à cette période. Contraint de déposer son bilan le 1^er août 1758, il rejette l’entière responsabilité de ses difficultés financières sur le conflit. Lui qui a « pendant les premières années assiez bien étably son commerce à St Malo et aux environs » a tout perdu : « Les piratteries des anglois ont esté l’origine de ses malheurs et la suitte de la guerre n’a fait que les augmenter102. » D’après la liste de ses pertes, les prises anglaises sont en effet importantes et d’autant plus dommageables que les cargaisons ne sont pas toutes assurées. Ses pertes s’élèvent à 50 808 livres en l’espace de deux années. À ces prises de guerre, La Fenestre ajoute plus de 13 000 livres de marchandises disparues dans la Manche, sans toujours préciser si les accidents sont liés à des risques de navigation pris sous la menace britannique, à une erreur de pilotage, au mauvais temps ou à une autre raison. Les pertes du marchand ne s’arrêtent pas là. La Fenestre affirme avoir perdu à différentes occasions plusieurs centaines de livres sur des navires corsaires dans lesquels il avait investi une partie de son argent. Additionnées, les sommes s’élèvent à plus de 3 000 livres mais elles restent modestes au regard des autres pertes. Si ce commerçant est une victime du conflit, il fait aussi partie de ceux qui, dès la reprise de la guerre de course en 1756, ont cherché à y gagner de l’argent103. Il n’est pas le seul à parier sur les tensions internationales. Lorsqu’il dépose son bilan à Nantes à la fin du mois de novembre 1752, le raffineur Moreau reconnaît de la même façon avoir voulu tirer partie du conflit qui oppose la France et l’Angleterre pendant la guerre de Succession d’Autriche104. À vouloir trop gagner, il finit cependant par perdre plusieurs milliers de livres. En effet, alors qu’il a acheté et stocké du sucre dont il espère pouvoir spéculer sur le prix si la guerre se poursuit et si les approvisionnements en provenance d’Amérique restent faibles, le marchand est surpris par le retour de la paix à l’automne 1748105. Il assure qu’entre le 4 janvier 1748 et le 8 janvier 1749, il s’est « trouvé surchargé de 83 155 li. de sucre net acheté de divers négociants de cette ville sur lequel il a perdu bien environ le tiers et cela a cause de la grosse diminution survenue lors de la paix quy ce monte au moins de perte pour luy de 8 000 li.106 ».

62Épargnés par les pertes directes, bien des marchands subissent malgré tout les conflits car l’impact des guerres sur leurs ventes est immédiat : les partenaires insolvables se multiplient et, avec eux, les risques de faillites. Les tableaux peints par les faillis sont similaires et les expressions utilisées souvent les mêmes. Foucher, « négociant » à Rennes et à Saint-Malo, rappelle qu’« il n’y a personne qui ignore que depuis la déclaration de guerre [de Succession d’Autriche] jusqu’à presant le commerce est interrompu, que l’argent est d’une rareté extraordinaire107 ». La marchande de denrées briochine, Catherine Bottorel, témoigne elle aussi des conséquences du conflit. Elle a déposé un premier bilan en 1744 et doit en déposer un second quatre ans plus tard. Elle note les difficultés du commerce et des ventes à crédit.

« La guerre survenue, le commerce étant devenu tout a fait bas, il a fallu vendre a crédit, les personnes qui paroissoient faire espérer satisfaction sont devenues tout à fait insolvables et les autres sont décédées sans avoir payé ce qu’ils me devoient par simples mémoires, de manière que jay le malheur et le déplaisir de me voir redevable a messieurs mes créanciers d’une somme de vingt une mille deux cents vingt unes livres six sols, que je me trouve hors d’état de payer, les villes maritimes et les côtes de la mer se trouvant ruinées par le sort de la guerre, n’y aiant point de commerce108. »

63À Saint-Malo, c’est la veuve Violette qui décrit les effets du conflit.

« La guerre survenue a desolé le commerce en cette ville, les marchandises, surtout celles dont la Violette se mestoit ayant diminué considerablement en sorte quelle a été forcée de les bailler a perte, à quoy il faut joindre le prix excessif que ses marchands ont exigé au moyen du credit qu’ils lui faisoient109. »

64Les constatations du Malouin Jacques Hébert 12 ans plus tard sont analogues. Non seulement la descente anglaise du mois de juin 1758 a porté un coup d’arrêt au commerce de la ville, mais, plus généralement, la guerre a paralysé une partie des affaires. Quand bien même il souhaite vendre les marchandises qui lui restent en magasin pour payer ses créanciers, il n’est pas sûr de trouver preneur et d’être payé.

« Le malheur des temps et le derangement des affaires du commerce causé par la guerre et entrautres a Saint Malo par la descente des Anglois ne permet pas d’esperer un prompt debouchement des marchandises dont je suis chargé et un allegement facile des sommes qui me sont dues110. »

65Finalement, à lire une grande partie des « observations » des bilans de faillite, les marchands ne sont donc jamais responsables des difficultés qu’ils rencontrent. Ils sont avant tout des victimes avec lesquelles les créanciers doivent se montrer compréhensifs, voire compatissants. L’exercice de style qu’est la rédaction du bilan explique sans doute le côté stéréotypé des arguments qu’ils emploient, mais une partie des propos qu’ils tiennent conduit cependant à questionner leurs compétences.

Les pièges du crédit

67Dans un monde où le crédit structure les échanges, le risque pour un marchand de chuter avec l’un de ses débiteurs est à la mesure des liens qu’il a tissés avec lui. Plus ils sont forts et exclusifs, plus le danger est important. Et plus les relations nouées avec des débiteurs peu fiables ou devenus insolvables sont nombreux, plus le créancier se trouve fragilisé.

68La multiplication des liens avec des marchands endettés est un déterminant essentiel pour comprendre les difficultés des déposants. Ainsi, quand bien même elles ne menacent pas directement ses activités, les faillites de ses débiteurs représentent une part notable de l’actif du Lorientais Fermier Laîné. Il estime « ses pertes réelles dans les faillites » à plus de 22 000 livres, ce qui correspond à près de 12 % de son actif. Si l’on y joint les pertes « survenues par l’insolvabilité des débitteurs », on atteint plus de 18 % de l’actif du marchand. En outre, plus de 24 000 livres de « mauvais crédits » contribuent à affaiblir sa situation. Pour certains bouchers, boulangers ou aubergistes, le crédit est en revanche l’unique cause de leur ruine. Ils déclarent avoir été dépassés par les nombreux crédits qu’ils ont accordés. Dans leur bilan, les lignes où s’accumulent les « mauvais crédits », les crédits « difficiles à exiger », « verreux », quelquefois « sans espérance » ou « perdus » sont nombreuses et les montants dépassent parfois les « bons crédits ». Plusieurs décrivent la situation inextricable dans laquelle ils se trouvent. Tentant peut-être d’amadouer leurs créanciers en évoquant la mansuétude dont ils ont fait preuve à l’égard de leurs clients, ils avouent sans doute davantage leur incapacité à gérer les crédits qu’ils ont octroyés et leur incapacité à se faire payer. C’est le cas de Pierre Noury, marchand de cidre et charcutier à Rennes. En 1783, « tous ses crédits sont assis sur des personnes qui sont devenues insolvables ». Pour sa défense, il note que « tout le monde scait que les tems sont durs et que les particuliers qui en souffrent ne pouvant cependant se passer des choses de première nécessité […], font nécessairement porter le contrecoup de leur détresse sur le marchand qu’ils sont obligés de tromper pour vivre111 ». À lire cette déclaration, le marchand ne serait pas responsable de sa situation financière désastreuse. Sa faillite serait moins liée à une mauvaise gestion de ses affaires qu’à sa trop grande générosité. Quelle valeur accorder à ces propos quand des marchands pratiquant le même type de commerce ne connaissent pas ces problèmes ? La boulangère Anne Lefeuvre – plus honnête ? – affirme au contraire que ce ne sont pas les crédits à la consommation qui l’ont ruinée : « Les crédits sans nombre qu’elle a été obligée de faire dont elle ne parle point parce qu’ils sont sans ressource, n’ont pas contribué à la réduire à la situation où elle se trouve. » C’est au coûteux mariage de sa fille et aux vols qu’elle a subis qu’elle doit sa faillite112.

69Reste que, dans une société ou tout à s’achète à crédit, le pain comme le vin et les vêtements, tout retournement de la conjoncture, quelle que soit son origine, fragilise le monde du commerce alimentaire, traduisant ses faiblesses intrinsèques. Dès lors, certains marchands n’hésitent pas à dénoncer les mauvais payeurs. Étienne Roucaud, aubergiste et sous-fermier des messageries à Landevant, sur la route de Lorient à Vannes, n’hésite pas à prendre à partie la veuve Besson. Il précise qu’« il a perdu de différents débiteurs devenus insolvables différentes sommes et notamment de la dame veuve Besson […] la somme de dix huit cent huit livres113 ». Ceci étant posé, il reste malaisé d’observer si nos commerçants sont pris dans un engrenage de faillites. S’ils dénoncent l’insolvabilité de leurs débiteurs et les crédits perdus auprès de ces derniers, ils ne les rendent pas coupables de leur propre chute. Ils en sont l’une des origines et non la seule cause114. Aussi, quand ce ne sont pas les débiteurs, ce sont les créanciers qui endossent le rôle de responsable de la débâcle du déposant, pris en étau entre ses dettes et ses créances.

70Les pertes liées au comportement des créanciers arrivent en bonne place dans la liste des déboires déroulés par les déposants. Il est en effet commode de les présenter comme la source de leur perte. Plus qu’un lieu d’explication, les bilans se transforment donc ponctuellement en un espace où le failli règle ses comptes. Les créanciers sont fréquemment décrits comme les initiateurs de procès coûteux et de ventes forcées ; ils sont menteurs et voleurs. En 1770, Helleaud, boucher à Rennes, fait porter l’entière responsabilité de ses difficultés à ses fournisseurs : « Sans avoir fait de folles depenses, ayant toujours rescu d’oeconomie et beaucoup travaillé », il est en effet contraint de se déclarer en faillite115. Il explique que ses pertes « considérables » sont certes liées à un cumul d’événements malchanceux, mais principalement aux ventes qu’il a effectuées à perte. Il rapporte qu’une partie de ses créanciers « luy vendoient trop cher et le forcoient de prendre, attendu qu’il leur devoit de l’argent et que s’il n’avoit pas continué de commercer avec eux, ils lui auroient fait des frais et l’auroient poursuivi116 ». Helleaud serait donc tenu par ses créanciers qui le menacent de poursuite. À cette pression, s’ajoutent les procès auxquels il doit faire face. Pour finir, le boucher n’oublie pas de désigner celui qui aurait donné le coup de grâce à son commerce.

« Augustin Daniel, l’un de ses créanciers vient de le faire emprisonner en les prisons de cette ville, ce qui lui oste tout moyen de pouvoir payer ses créanciers et meme donner la subsistance et gagner sa vie tant a sa femme qu’a quatre petits enfants qu’il a, qui sont dans la plus grande misere ce qui force et determine ledit Helleaud de deposer son etat et bilan et abandonner a ses créanciers ce qui lui reste de meubles, effets, et credits117. »

71En nommant le responsable de sa ruine, Maurice Helleaud espère peut-être l’opposer aux autres créanciers, beaucoup préférant probablement poursuivre leurs affaires – juteuses – avec le boucher ou trouver un arrangement à l’amiable. Dans le même esprit, le marchand de vin Lemière en veut à l’un de ses créanciers dont il ne manque pas de révéler le nom. Prenant les lecteurs de son bilan à partie, il clame que « personne n’ignore la perte qu’il a fait par la fourberie des Dandiran banquiers à Paris absolument innapréciable […] cette perte a entrainé celle du crédit dont il jouissait118 ». Elle s’élève à 8 000 livres et représente 30 % des pertes qu’il déclare.

72Piégés par le crédit, les déposants fuient ordinairement la responsabilité des pertes qu’ils énoncent. Il est toujours plus commode et sans doute plus stratégique de trouver un tiers coupable de ses ennuis commerciaux. Quelques-uns s’essaient toutefois à une critique de leurs pratiques. D’autres avouent leurs erreurs de manière plus ou moins directe.

L’enjeu des compétences

73Moins de 5 % des déposants remettent en cause leur savoir-faire, concédant des erreurs dans le choix de leurs partenaires commerciaux ou un manque de connaissances du marché. La mauvaise association commerciale est une faute mentionnée à quelques reprises dans les bilans des déposants bretons. Des marchands expliquent leur échec par leur manque de méfiance à l’égard des individus avec lesquels ils se sont engagés à travailler. En 1773, Henri Bourdin n’hésite pas à mettre en cause la société qu’il a établie avec des « marchandes poulaillères » rennaises119. Elle serait au fondement de sa faillite. S’associer avec « la veuve Aubry mère et fille et la Daniel », qui avaient précédemment contracté des dettes importantes, ne lui a attiré que des désagréments. Elles se révèlent « d’une insolvabilité notoire », « dont en qualité d’associé il est malheureusement responsable120 ». Afin d’apurer les dettes de la société, Bourdin est contraint de faire cession de ses « meubles, hardes et effets » qui sont vendus place Sainte-Anne. Les propos du marchand laissent perplexe sur le fonctionnement de son association et sa capacité à s’informer sur ses partenaires commerciaux. Rejetant l’entière responsabilité de sa faillite sur les deux femmes, il ne précise toutefois ni son rôle au sein de cette société, ni la nature des dettes qu’il déplore. N’a-t-il eu mot à dire lors des achats et de la négociation des crédits ? N’a-t-il pas vu le risque de faillite approcher ? Faut-il lire dans ses propos hargneux une volonté de vengeance à l’égard de ces deux femmes ? Aucune réponse n’est donnée à nos interrogations.

74La méconnaissance des mécanismes de marché pénalise également les marchands. Les témoignages sont très rares cependant. À la veille de la Révolution, le sieur Galbois est le seul acteur de notre corpus qui explique en détail l’échec du commerce de son jeune ménage. Il serait lié au manque de connaissances de sa femme en matière financière. Il précise que, tenant d’abord seule leur affaire, celle-ci « ne connaissait point le taux des escomptes ni le commerce du papier. Elle payait des escomptes à toutes sortes de taux et elle calcule que les premières années, elle a au moins perdu sur cet objet 6 000 li.121 ». Et en dépit d’une meilleure compréhension des jeux de l’échange au fil des années, les dettes se sont accumulées. Cependant, il « ne pouvait dans l’espace d’environ deux mois qui s’est écoulé depuis son mariage, réparer le grand déficit poursuivi avec chaleur, par quelques créanciers122 ». De son côté, la veuve Poirier, maîtresse bouchère à Rennes, semble avoir mal mesuré les risques liés aux contrats qu’elle a signés au début des années 1760. Alors qu’elle s’était engagée à fournir « toute la viande nécessaire » à l’hôpital Saint-Yves, elle « perdit gros la première année ». Espérant se remettre de cet échec, elle décide ensuite de « cautionner cette fourniture » pendant cinq années. Mais, « loin de regagner ce qu’elle avoit perdu la première année […] la perte qu’elle a essuiée pour la fourniture de la viande à l’hôpital Saint-Yves a été pour la même année commune de 600 li. chaque année ce qui fait objet de 3 600 li.123 ». Dans le même temps, elle assure l’approvisionnement de l’hôpital général de la ville où elle déclare avoir perdu 120 livres par an pendant quatre ans par la faute des « apprécis » sur la viande publiés aux halles de Rennes. Elle a dû débiter sa viande à un prix préalablement fixé, ce qui ne lui a pas permis de dégager les bénéfices escomptés.

75Au-delà de ces arguments, jamais la concurrence ou la compétition commerciale ne sont clairement évoquées par les marchands. Peut-être ne sont-elles pas féroces ou ressenties comme une source de difficultés à cette échelle du commerce, ce qui expliquerait qu’ils ne jugent pas nécessaire d’en faire cas dans leur bilan. Quoi qu’il en soit, lorsqu’ils inscrivent les sommes qu’ils ont perdues, les marchands se contentent le plus souvent d’indiquer les marchandises en cause, sans donner davantage de précisions. Les seules pistes dont nous disposons sont les commentaires laconiques accompagnant le descriptif des produits. On trouve parfois la mention d’un retour de cargaison non vendue ou la perte de denrées périssables n’ayant pas trouvé acquéreur. En 1752, le marchand forain Meré note ainsi avoir perdu 300 livres sur « 2 500 de morues » avariées entreposées à Vitré et « 600 livres sur 750 poignées de morues vertes124 ». Cette dernière « séjourna à son auberge à l’image S[ain]t-Pierre à Rennes sans pouvoir les vendre ». Il a, de plus, perdu 60 livres sur une « autre q[uanti]té de morue parée assés considérable entreposée à Marcillé Robert chez sr de Chanbonne Grillard125 ». Pour quelles raisons ce marchand n’a-t-il pu écouler ces produits ? A-t-il mal appréhendé le jeu de l’offre et de la demande ? Est-il victime de la concurrence ou d’une mauvaise conjoncture ? A-t-il surévalué la valeur des marchandises ? A-t-il acheté de trop grandes quantités de morues ? Force est de constater que ni lui ni ses confrères ne font de remarque concernant leur éventuelle erreur d’appréciation de l’état du marché. Une fois encore, il n’est pas question pour eux de se mettre en cause et de se présenter comme responsable de leur faillite. Quelques-uns font néanmoins amende honorable en expliquant les risques qu’ils ont pris. Loin de s’informer sur l’état de l’offre et de la demande, ils ont laissé le hasard guider la vente de leurs produits ce qui les a conduit à l’échec. Et dans le cas de denrées périssables, l’erreur ne pardonne pas. C’est le cas du sieur Daussy, marchand et aubergiste à Dol près de Saint-Malo126. Ce dernier qui, à la veille de la Révolution, semble se spécialiser dans la vente de poisson aux détaillants, prend à plusieurs reprises le pari d’expédier des marchandises dans différentes villes sans être sûr d’y trouver un acquéreur. Dans le mémoire qui accompagne son bilan en 1789, il fait état de la perte, trois ans plus tôt, de 32 barriques de sardines apportées sans succès à Rennes, Fougères et Bazouges. Sans acheteur, victimes du temps, elles deviennent rapidement invendables et s’ajoutent aux pertes du marchand, qui se multiplient d’autant plus vite qu’il ne connaît ni les prix pratiqués, ni l’importance de la demande. Il confesse avoir plusieurs fois acheté des denrées sans pouvoir les vendre en totalité ou les céder au prix escompté. À ce jeu du commerce et du hasard, Daussy, victime de son amateurisme, est assurément perdant. Dans le même esprit, Bienassis, marchand de toiles et de denrées, est l’un des seuls à reconnaître avoir été trop prétentieux dans son commerce. Il a acheté de très grandes quantités de marchandises et admet que les « acquets qu’il a fait aux fins de contrat qu’il déposera avec le présent l’ont tellement mis sans argent qu’il s’est trouvé hors d’état de pouvoir faire honneur a ses engagements127 ». Ruiné par ses achats, incapable de rembourser ses créanciers, il est un marchand « discrédité » que ses fournisseurs habituels refusent désormais d’approvisionner. Le dépôt de bilan est dès lors inévitable. S’il constate ses difficultés, s’il en connaît la cause et en mesure les conséquences, Bienassis ne s’explique pas sur les raisons qui l’ont poussé à faire tant d’achats. Peut-être manque-t-il de visibilité sur son commerce ? Le fait qu’il ne rédige pas de livre de marque pourrait permettre de le comprendre. En effet, si certains marchands assurent qu’ils n’en ont pas besoin pour mener à bien leurs affaires, d’autres sont plus mesurés, évoquant le fait que, possiblement, la non-maîtrise de l’écriture pourrait expliquer une part de leurs pertes.

76Les commerçants qui expriment leur regret de ne pas savoir écrire et donc de ne pas pouvoir rédiger de livre de comptes sont rares. La plupart, notamment les marchands de bestiaux et les bouchers, préfèrent revendiquer, nous l’avons observé, qu’il n’est pas habituel dans leur profession de disposer d’un registre de commerce. De fait, ils ne considèrent pas cette absence comme un handicap pour leurs activités. Elle ne peut donc être une cause de leur faillite. Quelques-uns conviennent toutefois que cette incapacité s’avère gênante pour leurs affaires. Becel, marchand de bestiaux à Beignon, à une quarantaine de kilomètres de Rennes, attribue une partie de ses échecs au fait qu’il ne maîtrise pas l’écriture. En avril 1784, il concède l

« une des causes principalle de ce peu de succes et malheurs, c’est celui de n’avoir pas sçu ecrire, affin de pouvoir tenir des livres en regle qui en assurant la correspondance assurent aussi les droits d’un chacun et les mettent a l’abri d’estre trompé ; il s’est apperçu mais trop tard de ce defaut128 ».

77Tout en notant l’utilité de rédiger ses comptes au quotidien, il rappelle la valeur juridique du livre de marque, qui donne la possibilité de compter avec ses débiteurs et de prouver leurs dettes en cas de procédure au consulat. Ruzé, boucher à Guer reconnaît malgré lui les avantages de l’écrit. Il commence par déclarer qu’il « n’est point d’usage que les bouchers de campagne tiennent aucun livre de commerce quoi qu’ils soient dans le cas comme les maitres bouchers de faire beaucoup de crédits129 ». Toutefois, dans la suite de ses observations, il rapporte que « plusieurs personnes a qui il a fait des livraisons de viande ont même la mauvaise foy de lui nier qu’ils lui doivent legitimement ». Si le marchand avait tenu un registre ou exigé la rédaction d’un billet lors de ses ventes, ces difficultés ne se seraient pas présentées. Les clients de Ruzé jouent donc probablement avec ses pratiques, trop peu rigoureuses et ne reposant que sur l’oral.

78Au final, l’analyse des dépôts de bilan dévoile un monde du commerce alimentaire aux pratiques très homogènes lorsqu’il s’agit de se déclarer en faillite. Les marchands font usage d’arguments similaires, qui ne sont pas liés à la nature de leur activité, pour se disculper de leur situation et cherchent à faciliter la discussion et l’échange avec leurs créanciers afin de préserver au mieux leur boutique. Pourtant, en dépit des fréquents accommodements entre les parties, l’intimidation et l’emploi de la force – qu’il s’agisse de la saisie et de la vente des biens d’un débiteur ou de son emprisonnement – n’ont rien d’exceptionnels. Plus qu’une rupture de la confiance, le temps du dépôt de bilan peut être celui de l’exercice de la violence. Ces procédés menés par l’ensemble ou une partie des créanciers contribuent à accroître la fragilité du déposant. Sans verser dans le misérabilisme, la faillite est parfois bien plus qu’une mauvaise passe ou un accident. Elle peut-être un processus long, synonyme d’un déclassement brutal ou déclencheur d’une vulnérabilité durable, qui peut aboutir à un second dépôt de bilan lors duquel la conciliation avec les créanciers est rarement envisageable, la crédibilité du déposant étant trop entachée.

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79Par les liens de crédit qu’ils mettent en lumière, les dépôts de bilan des acteurs du commerce alimentaire sont une source incontournable pour aborder des questions à la fois économiques et sociales touchant les marchands modestes en particulier ceux du commerce alimentaire. Ces acteurs n’ont ni les moyens financiers d’investir beaucoup, ni les moyens de s’émanciper – ils n’en ont peut-être pas la volonté non plus. Victimes de la conjoncture et des nombreux crédits qu’ils ont contractés et octroyés, beaucoup font partie des fragiles et certains des précaires. Leurs faillites révèlent le coût du crédit. Si les négociations avec les créanciers traduisent la volonté de conciliation des parties et leur désir de poursuivre les relations commerciales, il n’en reste pas moins que le règlement de la faillite devant le consulat et l’utilisation de la force montrent également le poids du droit et la place de la justice dans le règlement des litiges du quotidien. Déshonorantes, quelquefois destructrices, ces procédures sont sans doute un témoin supplémentaire d’une professionnalisation des relations commerciales au xviii^e siècle. Une distanciation s’opère entre le créancier et son débiteur, l’institution judiciaire assurant la liaison entre les deux.