Présence et circulation de la monnaie métallique

5Les témoins interrogés lors des enquêtes consulaires font régulièrement cas des types de pièces en circulation ou des manières d’utiliser et de conserver la monnaie. Sur la totalité des enquêtes analysées, un peu moins d’un tiers mentionne l’emploi de monnaie métallique ou l’utilise pour compter. Les écus d’argent de 3 et 6 livres et les liards sont les espèces les plus couramment citées, qu’il s’agisse de solder des achats, de payer le loyer d’un emplacement aux halles ou de verser le « denier à Dieu » pour sceller un marché. Urbains et ruraux, marchands, particuliers ou paysans, semblent disposer fréquemment de ces pièces dans leurs poches ou chez eux. Les foires, les marchés et les boutiques sont les lieux où elles se montrent et les ventes qui s’y déroulent soutiennent leur pénétration dans le monde rural.

6La pratique massive du prêt et du paiement à échéance explique les montants parfois élevés qui sont comptés sur les tables des commerçants. On l’observe à Rennes en février 1767, lorsque Henry Poessel, un marchand de bestiaux des environs, tente de décrocher un prêt auprès de Jullien Le Drû, un boucher de la ville chez lequel il est invité à dîner. Après avoir essuyé un refus, c’est auprès de la belle-sœur de Le Drû qu’il obtient 30 écus. La somme réunit des pièces d’argent et de cuivre. Elle est répartie « en ecus de six livres, trois livres, pieces de vingt quatre sols, douze sols et six sols et deux rollets de trois livres chaque, de sols marqués six liards8 ». L’attitude de Poessel quand il vérifie le contenu des deux rollets atteste d’une bonne connaissance du cours des monnaies et de leur valeur. Un témoin de l’enquête précise que « Henry Poessel ayant defait les deux rollets trouva trois ou quatre sols marqués de deux sols qui n’etoient pas bons les rendit a la femme de François le Drû et luy demanda des liards ». Les pièces refusées par le marchand sont probablement des doubles sols (1738-1770) qui, à cette période, disparaissent progressivement de la circulation monétaire au profit du sol de cuivre (12 deniers) et du demi sol de cuivre (6 deniers) nouvellement frappés9. D’autres enquêtes attestent de l’importance des sommes brassées dans le quartier des bouchers rennais et du désir ou de la nécessité de conserver l’argent dans des endroits sécurisés. Les coffres, les armoires ou les buffets sont les lieux les plus communs dans lesquels sont rangés les bourses et les sacs de monnaie10. Ils sont occasionnellement plus originaux. Au printemps 1748, c’est d’un prie-Dieu que la femme Le Clou sort son argent pour rembourser une partie des 300 livres qu’elle et son époux doivent à Jacques Robin. Dans celui-ci se trouvent « vingt quatre pieces de six livres et deux ecus de trois livres qu’ensuitte elle tira de dessus la feuille de papier dix petits ecus quelle compta egallement que les vingt quatre de six livres et les deux petits ecus precedent sur la table11 ». Au terme de la rencontre, après avoir rédigé un billet pour le paiement des 120 livres restant, Robin ne remet pas l’argent dans du papier qu’il reçoit : Il « [le] mist dans un pochon et le mist dans sa poche en faisant le signe de la croix et disant me porterez vous bonne chance voila les premiers soixante ecus que je reçois12 ».

7Les temps de recouvrement des créances sont aussi des moments où les pièces passent d’un marchand à un autre, des moments qui donnent lieu à de fréquentes tensions. La somme convenue lors de la négociation, le montant de l’acompte payé par l’acheteur ou encore une mauvaise comptabilité entre associés génèrent des conflits. On l’observe par exemple dans l’affaire opposant Jean Le Guillermé et Vincent Le Guiader, marchands de bestiaux pratiquant le « commerce en participation » dans le Trégor. Les deux hommes s’opposent sur l’argent qu’ils ont encaissé à l’issue de la foire de Saint-Eloy à Plouaret. Leurs clients sont appelés à témoigner sur les sommes qu’ils ont remises à l’un ou à l’autre des deux hommes. Guy Quesseveur, ménager de la paroisse, rappelle que c’est à Le Guillermé qu’il a réglé le prix des deux taureaux qu’il a achetés et que les trente écus ont été comptés « sur la table » d’une auberge autour d’une bouteille de vin. Cependant, le ménager ne détaille pas les pièces qu’il a avancées pour le paiement13.

8Comparativement aux écus, les louis d’or transitent beaucoup moins dans le monde du petit commerce et n’apparaissent que lorsque les sommes à régler sont élevées. Synonyme d’une certaine prospérité pour celui qui la détient, cette pièce traduit une relative fébrilité lorsqu’elle est l’objet d’un prêt. Pour Gilles André, marchand meunier et acquéreur d’un cheval à la foire Saint-François de Rennes en 1764, la possession du louis d’or n’est que momentanée et résume une partie de son endettement à l’égard du boulanger Pierre Le Cocq. Pour financer son achat, « n’ayant point d’argent », il est contraint de recourir à l’aide de ce dernier – avec lequel il est par ailleurs très certainement en affaires – « auquel il demanda s’il alloit luy aider a payer le cheval qu’il venoit d’achepter ». Dans un premier temps, « Le Cocq compta sur sa boutique huit pieces de six livres », mais la somme réunie reste insuffisante. Dès lors, pour que le meunier puisse finaliser son achat, « la femme dud Le Cocq tira un louis d’or de vingt quatre livres de sa poche et le mit pareillement sur la boutique14 ». Néanmoins, le transfert d’importantes sommes d’argent n’implique pas obligatoirement la présence de ce type de pièce. Les 740 livres que remet le Redonnais Pommeray à la femme de son associé Mondeher en 1772 sont par exemple composées de huit sacs de liards contenant respectivement 20 à 30 livres, auxquels s’ajoutent 68 écus de 6 livres, 17 écus de 3 livres et 48 livres en pièces d’1/5^e d’écu (24 sols) et d’1/10^e d’écu (12 sols). Que conclure de cette constatation ? Cette défection est-elle liée à une absence de louis d’or en circulation pendant cette période de crise frumentaire ou relève-t-elle plus simplement de la confiance que ces deux marchands conservent dans les autres monnaies ? Il est difficile de trancher. Toujours est-il qu’en examinant les comptoirs des boutiques, en scrutant les tabliers et les bourses des contemporains sur les foires et les marchés, il paraît clair que les villes et les campagnes bretonnes ont pleinement intégré l’utilisation monétaire au xviii^e siècle.

9Mais la circulation monétaire ne se fait pas toujours directement de marchand à marchand. Certains s’en remettent à un intermédiaire de confiance chargé d’effectuer le paiement et circulant avec des sommes parfois substantielles. Dans son travail sur le commerce lorrain, Julien Villain a récemment montré avec précision le rôle des commis voyageurs dans la circulation de numéraire dans cette région. Les représentants des grossistes établis dans les principales villes de la province se rendent régulièrement auprès des clients et des fournisseurs afin de percevoir des paiements en mains propres, de solder des comptes ou de récupérer des commandes. Ces tournées qui permettent de maintenir le lien avec les clients les plus éloignés et, le cas échéant, de faire pression sur les mauvais payeurs, assurent aussi l’articulation entre le commerce régional et les foires internationales, les fonds récupérés lors des tournées permettant aux grossistes de solder leurs achats lors de ces dernières15. Une telle organisation ne se dégage pas à la lecture des documents comptables dont nous disposons pour le commerce alimentaire breton. Les principaux mouvements de liquidités s’effectuent dans le cadre des transactions de bestiaux, des centres urbains vers les campagnes. Ainsi, les bouchers rennais font appel aux services d’un courtier pour convoyer vers la capitale bretonne les bestiaux qu’ils achètent à la campagne et payer les marchands qui les approvisionnent. Régulièrement, ce courtier se rend donc à Saint-Méen, à une quarantaine de kilomètres à l’ouest de la ville, avec des sommes importantes en poche, comme en novembre 1750 où il quitte Rennes avec 58 écus et demi en pièces de 3 et 6 livres16. Ponctuellement, le transport du numéraire peut être acquis à des personnes de confiance proches du marchand, mais dont l’activité ne relève ni du commerce ni des transports. À Redon, ce sont les domestiques de Mondeher et Pommeray qui mènent à bon port les sommes dont les deux associés ont besoin afin de procéder au paiement comptant de leurs achats. En 1772, tandis que Pommeray s’est rendu au Croisic pour acheter du sel, l’un d’eux le rejoint à cheval pour lui apporter, en pièces, les 1 200 livres nécessaires à la transaction qu’il a engagée17.

10Les détaillants et marchands en gros impliqués dans le commerce des produits alimentaires utilisent donc des pièces sinon quotidiennement, du moins régulièrement. Le livre de caisse du Fermier Laîné témoigne aussi du fait que, dans le dernier tiers du siècle, quantités d’espèces passent chaque jour entre les mains d’un marchand d’envergure régionale.

Quelle utilisation de l’argent-monnaie chez les marchands en gros ? L’exemple du livre de caisse de Fermier Laîné

11Dans le paysage des registres comptables dont nous disposons, le livre de caisse de Fermier Laîné, rédigé entre 1768 et 1783, fait exception car il permet d’analyser la part et le mouvement des liquidités dans les affaires du Lorientais18. Celui-ci y inscrit quotidiennement l’argent qu’il encaisse et de quelle façon les sommes lui sont acquittées. Dans le même temps, il ne précise pas toujours comment il effectue ses dépenses, qu’elles concernent ses affaires ou ses frais personnels (les achats de souliers, de tabac, de vêtements, les dépenses de bouche, les messes et les aumônes).

12En s’attachant aux années 1768, 1776 et 1783 de son registre, on relève que le montant des espèces que reçoit Fermier Laîné varie selon les mois et les années. En 1768, elles représentent un peu moins de 30 % de l’argent qu’il réceptionne. Cette moyenne masque cependant des variations mensuelles considérables. Tandis qu’au mois de mars 1768, la monnaie métallique compte pour 86 % de l’argent qu’il reçoit, les espèces représentent moins de 1 % des quelques 12 000 livres que le marchand indique disposer en caisse au mois de juillet. Huit ans plus tard, alors que le volume d’argent brassé par le négociant est légèrement inférieur, la présence de numéraire est bien plus élevée. Elle s’élève en moyenne à 68 % de l’argent reçu. Les variations mensuelles sont à nouveau très fortes : les espèces composent 27 % de l’argent encaissé au mois de mars, mais ce chiffre s’élève à 90 % en juin comme en septembre. Comment expliquer ces différences ? En y regardant de plus près, on s’aperçoit que la monnaie reçue par Fermier Laîné intéresse des montants et des objets très différents. Le commerce en gros des denrées des Indes dont il a fait sa spécialité n’est que très rarement concerné. Les sommes sont généralement modiques, d’une à quelques dizaines de livres, et regardent avant tout des remboursements d’argent prêté ou de modestes ventes de café et de sucre. À partir du milieu des années 1770, les espèces entrant dans sa caisse ne sont plus liées au commerce alimentaire mais à celui du fer et du charbon de terre dans lequel il s’est lancé. Essentiellement locale, sa clientèle est très large et bien que les achats soient souvent limités, certaines ventes dépassent le millier de livres. Quand un « étranger », un charretier ou un paysan dépense moins de dix livres chez Fermier Laîné, le négociant Arnoux Dessaulais paie jusqu’à 2 600 livres en numéraire pour un achat de fer. Fermier Laîné emprunte aussi régulièrement de la monnaie à un nommé Rochefort qui exerce probablement l’activité de banquier à Lorient et aide fréquemment le marchand à payer ses dettes. D’autres négociants de la ville comme La Fontaine Gougeard ou des membres de sa famille prêtent également au marchand. Les sommes importantes relevées dans le registre sont encore liées aux paiements de lettres de change en numéraire. Dès lors, les montants atteignent plusieurs milliers de livres et concourent à grossir la monnaie présente dans la caisse du Lorientais.

13Bien qu’il n’indique pas quelles sont les pièces qu’il manipule, Fermier Laîné brasse donc quotidiennement d’importantes quantités de numéraire pour ses affaires et il n’est pas rare que celles-ci soient plus importantes que l’argent papier. L’augmentation de la part de monnaie métallique au fil des ans s’explique sans doute par la transformation de ses activités, plus locales et plus éloignées du commerce ultramarin. Parallèlement, l’utilisation de papier monnaie reste la norme pour les échanges à distance, tandis que le troc semble quasiment absent des pratiques marchandes.

Les circulations du papier monnaie chez les marchands bretons

15Les lettres de change et les billets à ordre, qui ne répondent pas techniquement à l’appellation monnaie, sont une forme d’argent que l’on retrouve dans les documents comptables des marchands bretons, mêlés aux simples promesses de paiement. Leur nombre reste toutefois limité dans les dossiers de faillite analysés, les correspondances nous informant davantage de l’utilisation fréquente des billets à ordre pour solder des dettes19. Les lettres de change n’intéressent que quelques marchands de vin, des épiciers, et plus largement ceux qui pratiquent le commerce à distance et en gros. Au xviii^e siècle, ces lettres n’ont plus vocation à couvrir une opération de change, mais elles font toujours intervenir – à la différence des billets à ordre – un tiers payeur. Elles mettent donc en scène le « tireur » qui donne l’ordre au « tiré » de payer une somme d’argent à une date donnée au « bénéficiaire » désigné dans la lettre20. Par le biais de l’endossement, ce dernier peut céder la lettre à un individu à l’égard duquel il a contracté une dette21 ; ce nouveau bénéficiaire pouvant également agir de la sorte. Grâce à ces endossements successifs, différentes dettes sont ainsi supprimées sans qu’aucun recours à de la monnaie ne soit nécessaire.

16Les transactions de denrées exotiques, comme celles des vins et des sardines entre la Bretagne et la Guyenne, sont les principales activités qui alimentent l’émission de ces lettres et la circulation de l’argent papier. À Lorient, Fermier Laîné les utilise par exemple pour son commerce avec Morlaix, Saint-Malo et Nantes, ainsi que pour ses quelques affaires avec l’île Bourbon et l’Île-de-France22. Le dossier du marchand de vin brestois Lorans compte quant à lui plus de 120 billets à ordre et lettres de change rédigés entre 1750 et 1767, qui rendent possible l’analyse de ses affaires et de son réseau relationnel23. Entre 1761 et 1766, 46 lettres de change et billets à ordres sont tirés sur ce marchand par des négociants en vin de Bordeaux, Blaye et Libourne. La plupart des premiers bénéficiaires sont des Bordelais qui s’en dessaisissent rapidement au profit d’autres marchands. Les endossements effectués dessinent des circulations inscrites dans des réseaux à la fois professionnels et familiaux24. Les lettres passent par Bordeaux, puis Nantes, Rennes et Morlaix, plus rarement par Quimper, Concarneau, Saint-Malo ou Landerneau ; les derniers bénéficiaires sont les Brestois Augustin Seigne (ou De Seigne) et Louis Binard, marchand épicier, commissionnaire et fournisseur de la Marine25. S’y ajoutent ponctuellement Le Vacher, « de l’extraordinaire des guerres et des Invalides », Bersolle et Hervé Duthoya, négociants en vins dont les familles sont originaires de Bordeaux26. Les lettres d’Aussenac ont la particularité d’avoir habituellement un Morlaisien pour premier ou deuxième bénéficiaire : 10 des 14 lettres qu’il rédige le sont au bénéfice des frères Lannux, banquiers et négociants, ou de Jean Larrau et Rannou, d’autres négociants de la ville. Aussenac adresse aussi à deux reprises une lettre à Michel Labadye de Bordeaux, que celui-ci remet ensuite à Jean-Bernard Labadye de Morlaix ; Louis Binard et Guillaume Seigne endossant pour finir la plupart de ces lettres.

17À la différence des lettres bordelaises dont le montant moyen approche 700 livres, les 37 lettres rédigées par les fournisseurs nantais de Lorans, dont 28 par le seul Sagory, sont d’un montant plus modeste, 550 livres en moyenne. Elles sont cette fois liées à des approvisionnements en épiceries, en droguerie et en produits ultramarins et leurs délais de paiement sont plus courts, 10 jours en moyenne. Enfin, le papier monnaie est également employé par Lorans dans le cadre de ses relations commerciales locales. C’est de cette façon qu’il paie la veuve Kerbriand, de Lannion, qui lui fournit régulièrement des chanvres. À Landerneau, l’armateur et négociant Barthélémy Kerros se fait aussi payer en lettres de change, remises à différents marchands brestois. Au mieux, celles-ci sont endossées une fois, le dernier bénéficiaire étant parfois un négociant en vins comme Cosson ou Hervé Duthoya.

Carte 19. – Les paiements par lettres de change et billets à ordre du marchand brestois Lorans, 1750-1766.

18Plusieurs constatations émergent à la lecture de ces documents. En premier lieu, l’implantation de familles d’origine bordelaise à Brest et à Morlaix facilite sans nul doute la circulation du papier monnaie entre ces villes et la capitale girondine. Néanmoins, ces liens familiaux n’expliquent pas l’ensemble des endossements. Tout comme Arnaud Bartolomei l’a fait remarquer dans le cas de Cadix, l’environnement relationnel de Lorans et de ses partenaires commerciaux ne se compose pas systématiquement de liens forts27. Les parcours des lettres de change et des billets relèvent aussi de contacts, de simples connaissances entre des acteurs de l’échange en confiance. Ils font émerger une autre géographie du commerce, celle des places et des réseaux bancaires bretons.

19À l’opposé de ces réseaux complexes de l’argent, le troc fait figure de moyen de paiement archaïque. Pourtant, tout comme le papier-monnaie, il permet de faire l’économie de l’utilisation numéraire.

Quelle place pour le troc ? Une monétarisation incomplète des échanges

20Le troc a longtemps été considéré comme le principal moyen d’échange dans des campagnes d’Ancien Régime où l’argent était rare. La réévaluation de la monétarisation de ces espaces a toutefois modéré l’idée de campagnes gouvernées par les échanges en nature. Alain Belmont a montré la progressive diminution de cette pratique dans les ateliers des artisans du Dauphiné28. Les rares mentions d’échange en nature retrouvées au gré de nos dépouillements s’inscrivent dans la droite lignée de ce constat et confirment la marginalité de cette pratique. Des transactions « semi-monétarisés » se distinguent néanmoins. Les échanges concernent des produits et des acteurs différents, paysans comme marchands, et se déroulent essentiellement en milieu rural29. En 1763 par exemple, lors de la foire de La Feuillée dans le centre Finistère actuel, Hervé Menager et Yves Livinnec, marchands des environs, s’accordent pour échanger leurs bestiaux. Ils conviennent que le premier donne deux bœufs au second, en échange d’un bœuf blanc et de 50 livres30. Les marchands en gros pratiquent également ce type d’échange. Faute de pouvoir verser de la monnaie au moment du marché, l’acheteur laisse derrière lui des objets qui font office d’arrhes. Cette pratique, peu appréciée des créanciers, est risquée. À Plélan, un marchand dépose de cette manière quatre montres chez la dame Galbois mais ne revient pas payer le reste de sa dette. Rapportant la péripétie, le sieur Galbois, qui croit bon de préciser qu’il s’agit d’« un juif se nommant ordinairement Joseph », raconte que ce dernier n’avait nullement l’intention de revenir payer son dû. Il a

« pris chés elle pour 3 600 ou 3 800 livres de fils, caffé, sucres, mouchoirs et rubans à valoir auxquelles il ne donna que trois montres d’or et une autre montre d’argent pour 600 li. et elle n’en a retiré que cette somme. Le Joseph n’a point payé le surplus et sa conduite après cet achapt prouve bien qu’il n’avait pas dessein de payer, puisque s’étant transporté à Ploermel à la sortie de Plelan, il y donnait les marchandises à un tiers de perte31 ».

21Ce type d’arrangement, avec une fin moins regrettable pour le vendeur, se retrouve lors des ventes de cidre. À Vezin, aux portes de Rennes, c’est au prix d’une perruque et de 95 livres qu’Alexandre Pichot, perruquier de métier, achète deux fûts de cidre à Pierre Rocheron32. Ces quelques cas présentés, il reste difficile de tirer une conclusion sur la place qu’occupent les échanges en nature dans la seconde moitié du xviii^e siècle. Cette pratique ne paraît ni être totalement exceptionnelle, ni relever d’une absence absolue de numéraire. Dès lors, peut-on sans doute parler d’un accommodement ponctuel entre les acteurs de l’échange. En outre, les produits remis au vendeur ne relèvent pas d’une logique alimentaire. Ce sont des marchandises disponibles chez l’acheteur qui, au mieux, intéressent le créancier33. Il est ainsi peu surprenant qu’un cordonnier rennais procure une paire de souliers à son vendeur pour payer une partie de sa dette ou de voir le perruquier Pichot proposer une perruque à Rocheron34. Dans ce dernier cas, on peut tout de même se demander ce que celui-ci fera de cet accessoire qui ne lui est a priori d’aucune utilité.

22Les monnaies utilisées par les acteurs du commerce alimentaire sont donc plurielles et la différenciation de leur emploi tient davantage au type de commerce effectué plutôt qu’à la nature des produits échangés. La pratique du crédit, entendu comme un délai de paiement accordé à l’acheteur, concerne quant à elle tous les marchands.

Une pratique inégale mais répandue

25Déceler la pratique du paiement comptant n’est pas toujours aisé car les écrits des marchands sur le sujet sont rares et laconiques. À La Roche-Derrien, le marchand épicier Toudic se contente par exemple de noter dans son registre « vendu compté », sans autre précision quant au montant qu’il a reçu et la façon dont il a été payé39. À Rennes, Lemière note ponctuellement que les sommes reçues « à compte » le sont en « billet40 ». La superposition des deux termes est paradoxale et ne permet pas d’affirmer qu’il s’agit d’un paiement. En outre, cela ne signifie pas pour autant que lorsqu’il ne précise rien, le paiement est effectué comptant. Les enquêtes consulaires offrent davantage de certitudes sur cette manière de payer. Sans prétendre mesurer leur utilisation ni conclure à leur emploi dans un type de commerce plutôt que dans un autre, on constate cependant que les paiements comptants sont réguliers lors des ventes de bestiaux. Les jours de foire, l’argent passe de main en main alors que les échanges se multiplient. Ainsi, tandis qu’il « ramasse l’argent » de la vache qu’il vient de vendre à la foire Saint-Georges de Rennes, François Gruel ne cache pas son désir de le dépenser aussitôt pour « acheter une autre vache ». Il n’est pas question pour lui de thésauriser cette somme ou de l’utiliser pour payer ses dettes. Au contraire, elle l’encourage à poursuivre, voire à dynamiser ses activités41. Dans le même temps, l’un de ses créanciers présents lors de la transaction précédente réclame vainement son dû. Il « demanda de l’argent a Gruel pour une vache qu’il dit luy avoir precedement vendue ». Faute d’être payé entièrement, il « luy prit le bras en luy disant de luy donner au moins quelque chose a compte ce que led Gruel reffusa en disant qu’il ne contestoit pas luy devoir mais qu’il avoit besoin de son argent pour achepter une autre vache42 ». Cumulant le paiement à échéances et le paiement comptant, l’exemple de ce marchand de bestiaux illustre les diverses façons dont il mène ses affaires. Rembourser le plus rapidement possible les dettes qu’il a contractées n’est pas son premier objectif.

26Des modalités de paiement, proches du paiement comptant, sont également employées. Lorsqu’une livraison de bestiaux ou de pommes ne s’effectue pas au moment de la conclusion du marché mais quelques jours après, l’acheteur attend fréquemment d’être en possession des marchandises pour en effectuer le paiement. C’est de cette manière qu’opèrent régulièrement les marchands bouchers. À Guer, à une cinquantaine de kilomètres au sud-ouest de Rennes, Joseph Perault, qui achète des bœufs pour Joseph Le Coq et sa femme, n’est rémunéré qu’une fois les bestiaux livrés43. On retrouve peut-être cette pratique entre Olivier de Kerbrun, « négociant et marchand de bœufs » et l’un de ses clients, le boucher François Busson44. Dans le « compulsatoire du livre de marque » du marchand, on remarque qu’il reçoit presque systématiquement tout ou une partie du montant de la vente de ses bœufs quatre ou cinq jours après avoir passé son marché avec Busson. Celui-ci le paie donc probablement une fois les bestiaux livrés. Il est par ailleurs très rare que le marchand effectue une nouvelle transaction sans avoir reçu un acompte de la vente précédente. La confiance entre les deux hommes ne se construit qu’au prix de ces paiements réguliers.

27Limité dans les cas précédents, le délai de paiement peut être plus long, fréquemment de quelques semaines, voire de plusieurs mois.

Un commerce du quotidien imprégné par le recours aux paiements différés

28S’il est d’usage pour un marchand de subir ou d’accepter volontairement une rentrée d’argent différée à l’issue d’un marché, prendre la mesure générale des mouvements financiers dans ses affaires reste difficile. Seules quelques rares comptabilités détaillées autorisent une étude globale du rythme et des méthodes de paiements. De manière générale, les délais de paiement y apparaissent relativement courts. C’est le cas dans le livre de comptes du marchand en vins rennais Pierre-André Lemière45. Entre 1774 et 1781, celui-ci note sur les pages de gauche de son registre les dates auxquelles il effectue ses ventes, et inscrit sur les pages de droite les « recettes » « tant au comptant qu’à crédit » qu’il réalise. Les années 1775 à 1778 comportent les annotations les plus complètes. Elles montrent la régularité des paiements comptants et la modération des délais pratiqués.

29Durant ces quatre années, 28 % des vins débités sont, en moyenne, payés le jour de leur achat et 33 % dans la même semaine. Parallèlement, en 1776 et 1777, 30 % des vins cédés sont payés plusieurs mois, voire une année après leur vente. Aucun lien, aucune règle, ne se dégage entre le délai de paiement et la somme due. En revanche, plusieurs clients se démarquent par les échéances auxquelles ils s’acquittent de leurs dettes. Acheteur de quantités importantes, l’intendant Caze de la Bove semble mettre un point d’honneur à rétribuer rapidement son fournisseur46. Si Lemière n’est jamais payé le jour de l’achat, il l’est dans un délai de six jours tout au plus. Le président de Cornullier s’acquitte quant à lui de ses dettes sur un temps bien plus long. Client entre 1776 et 1779, le président du parlement de Bretagne met entre trois mois et un an pour régler ses dettes, celles-ci ne l’empêchant pas d’effectuer de nouvelles commandes pour des sommes d’une centaine de livres ou un peu moins. Morice, procureur à la cour, paie quant à lui dans des délais très divers. Acheteur à cinq reprises en 1775, il lui arrive de payer des vins le jour de leur achat ou d’attendre sept mois avant de solder ses comptes. Il n’effectue cependant aucun nouvel achat sans avoir payé le précédent.

30La seule convention que l’on peut noter concerne les modalités de paiement. Ils sont généralement réalisés en une fois, rarement en deux. Dans ce cas, un acompte est versé le jour de l’achat – parfois le lendemain ou le surlendemain –, le reste étant payé dans des délais que le marchand ne précise pas. Il se contente de noter « payé de plus », « reçu pour solde » ou plus simplement « reçu » à côté du montant de la somme restant due. En la matière, les exigences du marchand ne sont pas fixes. Néanmoins, 26 des 43 acomptes versés entre 1774 et 1781 dépassent ou sont égaux à 50 % de la somme totale47. Par ces annotations journalières, Lemière contrôle donc ses rentrées d’argent et maîtrise les délais de paiement qu’il accorde. Ces derniers sont caractéristiques de l’Ancien Régime et concernent aussi bien les acteurs du commerce à distance que ceux qui pratiquent le commerce de détail.

Les coches et les « procomptes », apanage du commerce de proximité

32Les bâtons de taille ou baguettes à entailles sont des instruments de comptabilité et de contrôle des crédits utilisés dès le xiii^e siècle et encore fréquents chez les détaillants au xviii^e siècle48. Cet outil, toujours en règle chez les boulangers parisiens, est également employé dans les échanges de proximité des petites villes de province49. Nous ne trouvons que peu de mentions de ce système dans les sources écrites. De simples bâtons, sur lesquels les acteurs de l’échange font une encoche à chaque vente ou achat, sont néanmoins signalés dans les bilans de faillite de certains boulangers et dans les zones rurales. À Guipel, au nord de Rennes, Marie Lhommelaye les utilise pour inscrire ses achats de pommes et les paiements qu’elle effectue50. C’est la perte de l’une d’elles qui nous permet de connaître ses pratiques et leurs limites. L’un de ses clients, après l’égarement – volontaire ou non – de sa « coche » par la marchande, décide en effet de recourir au consulat afin de mettre cette dernière face à ses obligations de paiement. Il affirme ne pas avoir été payé des huit barriques de pommes qu’il lui a fournies, ce que la marchande récuse ; elle les aurait payées au fur et à mesure. Cependant, ne trouvant plus sa coche de bois, celle-ci ne peut prouver ni son paiement ni son achat, tandis que Cusson est tributaire de la déposition d’éventuels témoins pour recouvrer l’argent qu’il réclame.

33À défaut d’utiliser des coches de bois, bien des acteurs du commerce alimentaire font confiance à leur seule mémoire pour gérer les crédits qu’ils octroient, les foires, les marchés et les dates clés du calendrier agricole étant souvent les moments choisis pour fixer des délais de paiement. Des bouchers et des boulangers soulignent également qu’il n’est pas d’usage dans leur profession de rédiger de livre de comptes51. L’analphabétisme justifie en grande partie cette absence. Julien Ruzé déclare ainsi en 1777 qu’il « ne deposera point aucun livre de commerce parce que ne sachant qu’à peine signer, il n’a pu tenir aucun livre, d’ailleurs il n’est point d’usage que les bouchers de campagne tiennent aucun livre de commerce ». Cette absence lui a malgré tout joué des tours. « Plusieurs personnes a qui il a fait des livraisons de viande ont même la mauvaise foy de lui nier qu’ils lui doivent legitimement52. » Les déclarations d’Yves Marquer, marchand de bœufs à Saint-Martin-des-Prés, vont dans le même sens. Il déclare n’avoir ni registre, ni livre de marque au soutien de son bilan, son « commerce n’exigeant point de pareils livres et l’usage entre les marchands de bœufs n’étant point de s’en servir53 ». Les marchands de bestiaux au volume d’affaires plus important se détachent pourtant de cette coutume54.

34Lorsque l’emploi de livres ou de tailles de bois est exclu, vendeurs et clients se retrouvent parfois ponctuellement pour solder leurs comptes. Les enquêtes consulaires sont les témoins de ces réunions lorsqu’elles tournent à la confrontation. Leur déroulement reste flou néanmoins. Les témoins se contentent ordinairement de préciser que les parties « procomptent » ou se rencontrent pour « se procompter », sans détailler les gestes et les mots prononcés. Ainsi, Guillaume Le Coadou, marchand de Plougrescant dans le Trégor, indique simplement qu’un jour de marché du mois de décembre 1753 à Tréguier, « Belleguir et Bernard procompterrent ensembles pour differantes parties de bleds et que ledit Belleguir reconnut devoir lors de ce procompte audit Yves Bernard la somme de cinquante huit livres trois sols et ne scait autres choses55 ». La fréquence de ces règlements de comptes reste à la discrétion des acteurs de l’échange. Ils peuvent intervenir à l’issue de plusieurs transactions ou au terme d’un délai fixé par les parties. Les opérations de comptabilité peuvent aussi s’effectuer avant toute nouvelle transaction, celle-ci engageant les contractants à solder leurs « vieux comptes56 ». Cette réunion est parfois une condition nécessaire à la réalisation d’un nouveau marché. C’est d’ailleurs de cette façon qu’opère Fercocq, de Plougonven, lorsqu’il vend ses bœufs à des bouchers à Pontrieux57. L’échange n’est validé que lorsque le reste des précédents achats a été payé. Notons enfin que, bien que ces « rencontres comptables » soient l’apanage des acteurs ne maîtrisant pas l’écriture, cela ne signifie pas pour autant que ces derniers n’utilisent pas de documents écrits pour garder en mémoire les crédits qu’ils octroient. Au moment des « procomptes », il arrive que les parties fassent état des billets et des quittances qu’elles ont fait rédiger. Ces garanties de paiement sont des « mémoires comptables » qui se substituent à un livre de comptes. Jacques Mallet, un marchand de cochons d’une paroisse située entre Rennes et Saint-Malo, compense ainsi l’absence de registre comptable par la conservation méticuleuse de billets à échéances qu’il a fait rédiger sous seing privé par des notaires de Dinan58. On imagine toutefois que cette démarche ne peut convenir à toutes les professions. Pour les boulangers ou les poissonniers qui débitent quotidiennement leurs denrées au détail et en petites quantités, ce moyen parait sinon inopérant, du moins susceptible de générer des confusions au regard de la masse de documents qu’il faudrait présenter à chaque « procompte ». Face à ces différentes pratiques, la rédaction de registres reste l’apanage des marchands en gros et de boutiquiers souvent urbains, maîtrisant le français, la lecture et l’écriture.

Mesurer et gérer son crédit : de l’intérêt du livre de comptes

35Illustration des activités d’un commerçant, les livres de comptes décrivent le rythme des transactions et témoignent de l’importance du crédit. Dans la pratique, leur mise en forme est hétéroclite. Quand les uns suivent globalement les objectifs de l’ordonnance du commerce de 1673, les autres – la majorité – en sont très éloignés59. La comptabilité en partie double définie par l’ordonnance implique en effet l’utilisation – au moins – d’un grand livre et d’un journal60. Elle est complexe à mettre en œuvre et ne s’adresse qu’à l’élite du monde marchand61. Jean Meyer conseille d’ailleurs de retenir une formule éclairante : « La comptabilité en partie double est “une science et un art” si élevés […] que la grande majorité des négociants est bien incapable de les pratiquer62. » Des travaux qu’il a menés, l’auteur conclut à l’ignorance de ce type de comptabilité chez une bonne partie des acteurs bretons, le secteur des toiles y échappant presque en totalité, mais il note l’avance de la région nantaise dans ce domaine63. On repère également des comptabilités à partie double à Vannes et à Lorient. Les documents les plus complets ont fait l’objet de travaux et concernent des acteurs agissant à l’échelle nationale et internationale64. Fermier Laîné, dont les affaires se limitent le plus souvent à l’échelle provinciale, nous l’avons vu, fait exception65. Lors de sa faillite, il dépose un grand livre, un livre journal, un livre de caisse rédigé et un livre de factures qui décrivent l’ensemble de ses activités.

36Cependant, la majeure partie des registres de nos acteurs s’approche bien davantage de ceux qu’analyse Natacha Coquery dans son enquête sur les boutiquiers parisiens. De fait, leur rédaction n’est en rien spécifique à la nature de l’activité qu’ils exercent. Ils sont « un mélange étonnant de savoir-faire et de désordre indescriptible66 ». Le nombre de ces livres de commerce rédigés par des marchands de denrées alimentaires est limité. Dans les fonds bretons, les sources du consulat de Rennes sont les plus riches. Sur les huit comptabilités commerciales répertoriées, qu’elles soient fragmentaires ou complètes, sept concernent des commerçants de la ville67. Il s’agit de marchands de vins en gros, de marchands épiciers et d’un épicier confiseur, auxquels s’ajoute un marchand débitant installé à Fougères68. D’autres fonds comptent également des documents comptables. Celui d’un boulanger rennais par exemple et celui, rédigé durant plus de dix ans, du marchand épicier Jean Toudic de La Roche-Derrien dans le Trégor69.

37Ces registres sont à partie simple. Les marchands y notent chaque jour les objets de leur commerce et les acteurs avec lesquels ils échangent. Quelques uns divisent leur livre en deux parties. Dans une première, le Rennais Deligné note ainsi les ventes qu’il effectue quotidiennement à partir de 1737, tandis qu’il répertorie dans la seconde les marchandises livrées à ses clients les plus importants. Cette particularité mise à part, la configuration des livres est analogue. En revanche, la précision des informations renseignées varie. Tous mentionnent la date, le nom du client et l’objet de la vente, et presque tous indiquent les sommes dues. Les livres désignant la profession du client et son adresse sont plus rares. Régulièrement, le marchand se contente de noter la ville de résidence de celui-ci, principalement lorsqu’elle est différente de la sienne. Le livre de comptes du marchand de vin Berthou cadet est le plus complet concernant les informations sur les clients. Il est, en outre, le seul qui n’indique aucun prix de vente. Entre 1779 et 1784, il précise systématiquement la date de vente, le nom de l’acheteur, sa profession, sa ville, le nom de sa rue s’il s’agit d’un acheteur rennais, la quantité et la qualité du vin ou du cidre acheté. Et lorsque le vin quitte Rennes, le marchand indique s’il est expédié pour son compte ou pour le compte d’un autre. Le coût du passage aux barrières d’octroi est encore signifié. Le livre de Lemière est plus aéré. Les ventes sont notées sur les pages de gauche, les paiements sur celles de droite. Parfois moins précis sur les professions et les adresses de ses clients, il détaille davantage la nature de ses ventes. Il note les quantités et les qualités du vin qu’il débite, indique quelquefois le nom de son fournisseur et toujours les montants qui lui sont dus.

38Selon l’écriture et la mise en forme adoptées, la lisibilité des livres de comptes est également très variée. Certains, comme Toudic, rédigent leur registre sous forme de notes, quand d’autres prennent le temps de formuler des phrases complètes. En mettant en évidence le nom du client et « l’intitulé » de l’objet vendu par une graphie plus grosse, Doublet facilite de son côté la lecture de son registre. Les indications de paiement nous rappellent que ces documents sont avant tout un moyen de gérer les sommes que le marchand doit recevoir. Leur mention est plus ou moins lisible selon la mise en forme du registre. Des commerçants comme Lemière, font apparaître clairement les règlements de marchandises en leur dédiant des pages, d’autres tracent une colonne afin de les indiquer. Ceux qui n’adoptent pas ce système se contentent fréquemment de biffer la transaction ou d’apposer la mention « payé » une fois celle-ci acquittée.

39À la lecture de ces livres de comptes, plusieurs questions restent en suspens. La première concerne le moment de la rédaction des registres. S’ils témoignent de la quotidienneté des échanges, leur soin – du moins pour la majorité d’entre eux – plaide pour une écriture en dehors de la journée marchande et non au fur et à mesure de celle-ci. Ne sont-ils donc que des copies de brouillards ou sont-ils rédigés à la fin de la journée de travail par le marchand lui-même, un commis ou un apprenti ? Les sources sont muettes à ce sujet. Quelques témoins des enquêtes consulaires racontent néanmoins la phase de rédaction des comptes. Chez les bouchers rennais, lors du carême, l’argent des ventes est quotidiennement enregistré et, chaque jeudi, cette somme sert à rétribuer les bœufs achetés. En 1768, Hélène Le Clou, femme d’un marchand boucher du Champ Dolent et adjudicataire de la fourniture de viande lors du carême, témoigne que durant 14 années :

« Elle a vu que tous les soirs on portoit sur un petit livre les pieces du jour que les jeudy lorsque les bœufs arrivoient on les payoit sur le produit de ces pieces et que a la fin du careme on soldoit le compte sur ce meme livre suivant le dernier arreté qui faisoit foit les autres semaines ayant été arretées et barrées sur le livre70. »

40Hélène Moinnarie, une ancienne bouchère de la ville, confirme cette pratique et la régulière destruction des feuilles de comptes une fois que ceux-ci sont soldés. Elle dépose que :

« Les comptes des pieces pendant le careme se faisaient a l’amiable sur un petit livret ou elles etoient portées ou meme sur une feuille de papier indifferemment et que chaque semaine lorsqu’on arrêtoit les comptes ces feuilles etoient déchirées ou mises en rolots71. »

41Un autre boucher indique quant à lui qu’une fois soldés, les articles sont barrés sur le livret mais que ce dernier est conservé jusqu’à la fin du carême. L’autre interrogation qui demeure est celle des conditions intellectuelles de la rédaction de ces livres car les informations sur les compétences et les apprentissages de nos marchands, nous l’avons vu, restent limitées. Toujours est-il qu’au même titre que les bilans de faillite, ces livres de comptes montrent l’importance du crédit comme instrument de construction de la confiance et des réseaux marchands. L’étude de ces derniers est possible à partir des dossiers déposés au consulat de Rennes.

Des horizons de crédit géographiquement et socialement limités

45Près d’un tiers des dettes des marchands déposant leur bilan à Rennes est détenu par des habitants de la capitale provinciale75. 53 des 73 bilans retenus indiquent au moins un créancier rennais76. Ces relations sont avant tout professionnelles. Parmi les 166 créanciers dont la profession est renseignée, près de 70 % appartiennent au monde du négoce, du commerce ou de l’artisanat. Les « non-marchands » interviennent dans des proportions bien moindre et très variées, les acteurs du monde judiciaire et les agents des finances composant le groupe le plus nombreux. Ils représentent plus de 20 % des bailleurs de fonds de nos marchands. Leur poids financier est à la hauteur de leur représentativité, la part de leurs créances s’élevant à un peu plus de 20 % des crédits octroyés. Pour la majorité des marchands, les sommes redevables à un avocat, un huissier ou un procureur sont généralement inférieures à 100 livres et correspondent à des « frais de procès » ou à des « avances et vacations », plus rarement à des billets, des prêts d’argent ou des fermages77. Seuls quelques commerçants cumulent des dettes importantes auprès de ces acteurs.

46Parallèlement, aucune communauté marchande ne paraît avoir la main sur les dettes des déposants. Les montants dus aux négociants atteignent au total un peu plus de 5 000 livres, traduisant une fois encore la faible envergure du monde du commerce déposant son bilan au consulat78. Leurs débiteurs sont essentiellement les marchands de vins et les épiciers rennais. De leur côté, les bouchers et les bouchères dépendent généralement des membres de leur communauté professionnelle. Aucun particulier ne s’affirme non plus parmi les créanciers. L’exemple de la veuve Renouard, « marchande avec son fils » est exceptionnel. Le nom de cette Rennaise revient dans le bilan de deux épiciers de la ville et dans celui d’un marchand de Vitré79. Le nom du fermier des octrois, Pariette, est également cité à plusieurs reprises80. Au-delà de ces deux cas de figure, nous ne trouvons pas d’autre créancier mentionné dans plus d’un bilan. Les opportunités de diversifier les prêteurs expliquent probablement cette donnée, de même que les informations limitées des bilans. Et si aucune profession ne se dégage parmi les bailleurs de fonds, la capacité des marchands à multiplier les créanciers est remarquable. Les bouchers rennais se distinguent par le nombre et le profil de leurs créditeurs. Les quelques 1 030 livres de dettes du maître boucher Jean Langlais sont par exemple réparties entre plus de 30 créanciers dont la moitié est composée de bouchers et de particuliers de Rennes et des alentours chez qui Langlais se fournit en viande et en bestiaux81. De plus, il peut compter sur d’autres marchands pour lui faire crédit pour des marchandises très certainement destinées à sa consommation personnelle. De la même manière, Ollive Logeais, bouchère au Champ-Dolent au début du siècle, cumule les créanciers. Elle déclare près de 2 500 livres de dettes réparties entre 21 personnes, des relations professionnelles et des voisins82. On retrouve logiquement des bouchers et des bouchères du Champ-Dolent, mais aussi un marchand de sel, un marchand de sardines, un marchand de draps et de soie, deux marchandes de vin et un laboureur. Huit des créanciers d’Ollive Logeais sont des femmes à qui la bouchère doit un peu plus de 20 % de ses dettes. D’autres bouchères, comme Thomasse Le Née, s’adressent préférentiellement à des créancières, notamment des veuves, pour s’approvisionner83. Elles représentent ici 79 % de la valeur de ses dettes. Dans le même esprit, les créanciers des boulangers sont assez nombreux et l’on retrouve parmi eux et sans surprise des blatiers, des meuniers et des laboureurs. Gilles Lorand, marchand boulanger rennais qui dépose son bilan à la fin de l’année 1753 indique ainsi que sur ses 15 créanciers, l’un est meunier à Rennes, 7 sont « marchands blastiers » et 5 sont métayers ou laboureurs. Ces derniers, qui le fournissent et le livrent en grains, sont tous situés dans un rayon d’une vingtaine de kilomètres autour de la capitale bretonne, de Gevezé, Langouet et Vignoc au nord, à Saint-Jacques-de-la-Lande au sud, en passant par Bédée et Talensac à l’ouest84. Ces quelques exemples traduisent l’importance des liens professionnels et géographiques tissés par les acteurs du commerce alimentaire rennais. Des relations de même nature s’observent avec une force identique dans les bourgs et les petites villes où les réseaux locaux ont toute leur importance. Les bilans des marchands ruraux qui débitent du beurre ou marchandent des bestiaux montrent que, dans bien des cas, les créanciers des déposants sont des habitants de leur village et des bourgs alentours85.

47Toutefois, le cumul des créanciers n’est pas le seul moyen utilisé par les marchands pour assurer la pérennité de leurs affaires. Parallèlement aux relations professionnelles et de « voisinage », les acteurs du commerce multiplient les créanciers au sein de catégories sociales différentes. Les marchands associent régulièrement réseaux de crédits horizontaux et verticaux. Dans cette perspective, vivre en ville où à proximité semble plus facile pour diversifier ses créanciers. Le bilan de Julien Robert, « marchand de grain, boulanger et débitant » à Montfort à une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Rennes, montre très clairement de quelle manière celui-ci multiplie des relations de crédit avec des acteurs du commerce très divers86. L’un de ses principaux créanciers est un négociant rennais, Villegaudin Le Boucher, à qui il doit 180 livres. Parallèlement, il a obtenu des crédits auprès de petits marchands et des particuliers de Montfort et de ses alentours. Ils consistent en fournitures de cidre, de bois, de viande et de pain. Pour ces provisions, le marchand multiplie les fournisseurs. Sur les six individus qui lui procurent du cidre à crédit, l’un d’eux, le sieur Joubin du Plessis, seigneur de Bédée, l’approvisionne pour un montant de 196 livres tandis que les cinq autres, vraisemblablement des métayers, lui font crédit de sommes comprises entre 16 et 121 livres. Dans le même temps, l’argent qui lui est prêté provient de bourses différentes. Des « liens multiplexes » du crédit, pour reprendre l’expression de Mark Granovetter, sources de solidarité et de dépendance, inondent donc le monde du petit commerce alimentaire. Si les marchands modestes, les artisans et les boutiquiers sont liés à des créanciers inscrits dans leur entourage socioprofessionnel, géographique ou familial, les sources montrent qu’ils sont également en contact avec des individus de condition sociale différente, occasionnellement des négociants. La somme de ces relations permet aux marchands de poursuivre leurs affaires sans dépendre d’un cercle trop restreint d’individus. Le cumul des créanciers protège. En cas de défaillance des uns ou des autres, les répercussions et les risques de faillites en cascade sont donc limités.

48De leur côté, les marchands en gros qui commercent du vin et des denrées ultramarines font affaire avec des fournisseurs et des commissionnaires plus lointains et d’envergure souvent plus importante. De fait, leurs crédits dessinent des réseaux plus étendus.

Les commissionnaires au cœur des réseaux de crédit : les créanciers bordelais, nantais et malouins

49Les négociants et marchands de Bordeaux, Nantes et Saint-Malo sont des créanciers incontournables pour les marchands du ressort du consulat de Rennes qui pratiquent le commerce en gros et à distance. Néanmoins, ceux-ci n’ont qu’exceptionnellement affaire à de grands entrepreneurs. Ils sont généralement en relation avec des commissionnaires ou des grossistes, qui sont eux-mêmes des acteurs marginaux du commerce international, une position qui traduit une fois encore la relative médiocrité des commerçants de la ville.

50Parmi les Nantais, quelques rares marchands de renom apparaissent dans les bilans. Ainsi, Jacques Le Roy, figure majeure avec Montaudoin des expéditions outre-Atlantique dans la première moitié du xviii^e siècle, est, en 1732, créancier de la veuve Bedouel pour 1 450 livres87. Aubry de la Fosse, visage incontournable de la traite négrière après la guerre d’Indépendance américaine est mentionné dans les dettes passives de Pierre-Marie Rousse qui lui doit plus de 3 000 livres en 178288. Le marchand épicier et confiseur Pierre Mallet est quant à lui débiteur du négociant Bouteiller pour une somme de 1 000 livres environ89. Nulle part en revanche ne figurent les patronymes d’armateurs-négociants tels que Chaurand, Grou, Drouin, ou Espivent de la Villeboisnet90. Les autres créanciers, ne sont cependant pas tous des anonymes sur la place commerciale nantaise. Berthault, Mazureau, Moriceau, Legris ou Sagory par exemple sont des commissionnaires suffisamment importants pour être répertoriés en 1788 dans l’Almanach général du commerce, des marchands, négociants, armateurs de la France, de l’Europe et autres parties du Monde de Gournay91.

51Les autres créanciers nantais restent plus difficiles à identifier. Et à la lecture des bilans que certains d’entre eux sont aussi contraints de déposer, ils semblent des hommes d’affaires sans éclat. Marchandeau est l’un d’eux. Lors de sa faillite en 1754, il présente près de 65 000 livres de dettes passives, 45 000 livres de crédits et plus de 13 000 livres de marchandises92. Il concentre ses activités à Nantes et dans les villes de l’Ouest où sont installés plusieurs de ses clients. S’il est lié à quelques commissionnaires nantais importants comme Fourcade et Seewald93, la majorité de ses fournisseurs sont de simples grossistes de la ville. De leur côté, Tangui Pouliquen et sa femme affichent en 1767 un modeste actif approchant 14 000 livres et un passif supérieur à 80 000 livres94. Un Quimpérois, une Lorientaise, quelques Versaillais, des Angevins et des Nantais composent la liste de leurs créanciers dans laquelle n’émerge aucune figure du commerce ligérien. Leurs dettes comme leurs créances décrivent un système au sein duquel des marchands de même ordre sont tenus par une chaîne de relations de crédit. Ces liens financiers, certes créateurs de confiance, contribuent à les fragiliser. Lorsque survient une période de conjoncture exceptionnelle avec son lot de défauts de paiements, ils ne sont pas en mesure de faire face aux difficultés de leurs partenaires. Les relations de crédits qu’ils ont construites entraînent leur chute.

52De la même manière, les créanciers malouins de nos marchands sont rarement des figures de premier plan. Ces commissionnaires d’achat sont souvent des intermédiaires se fournissant auprès d’armateurs et de négociants de la ville tels que le sieur Canneva, l’un des principaux armateurs pour la pêche morutière95. Quelques bilans prouvent toutefois qu’il est possible et peut-être plus facile à Saint-Malo qu’à Nantes de cumuler des relations financières avec des partenaires d’envergure différente. Daussy, aubergiste à Dol, indique parmi ses créanciers d’importants acteurs malouins armant pour la pêche à la morue, les Indes, l’Amérique ou la côte de Guinée96. Parmi eux, Despechers, Dubois Des Corbières, Grand Clos Meslé, Potier de la Houssaye, Duguen Marion, la veuve de Vincent Des Marais ou encore Dupuy Fromy. Il leur doit au total près de la moitié de ses 20 000 livres de dettes97. Les épiciers malouins entretiennent aussi fréquemment des relations directes avec les plus fameux acteurs du commerce de leur ville, tout en se liant à des marchands de même rang qu’eux. Si, par exemple, tous les créanciers du modeste Benezi, dont l’actif n’excède pas 10 000 livres et dont le passif s’élève à près de 24 000 livres, sont établis à Saint-Malo, ils brassent un volume d’affaires très différent. L’épicier est débiteur des négociants et armateurs Dubourg Montclair, Blaise de Maisonneuve, Charles Pitot, De Chateaubriand, Louvel ou encore Duguen, est en affaires avec des marchands de moindre envergure et trouve enfin différents particuliers de la ville pour lui prêter de l’argent98. Cette diversification des créanciers permet au marchand de poursuivre ses activités sans dépendre d’une seule catégorie d’individus.

53Au-delà des frontières bretonnes, les négociants aquitains sont enfin les commissionnaires qui pèsent le plus dans les bilans des marchands de vin en gros déposés à Rennes. Nous disposons de peu d’informations sur ces derniers et rares sont ceux que nous retrouvons à plusieurs reprises dans les bilans dépouillés. Sur les 18 créanciers recensés, seul le négociant Helies est en affaires avec deux déposants99. Parallèlement, les grossistes bretons sont généralement en contact avec un commissionnaire aquitain, deux tout au plus et rarement de grandes maisons de commerce. Lemière traite avec Barriou établi à Blaye et Dupeyrat et Lacombe installés à Bordeaux, Deschamps avec les Bordelais Babut et Pauline Pudeffer et Le Chevallier100. Berthou fait exception. Il est en relation avec quatre négociants bordelais, quatre autres de Libourne, un de Cahors, un autre de Dordogne et a noué des contacts dans l’Agenais101. Ces commissionnaires s’appuient parfois sur des liens familiaux pour commercer dans le reste de la Bretagne. C’est le cas de Lavau, commissionnaire de Berthou dont le neveu est installé à Rennes, ou de Raymond Fontemoing, de Libourne, créancier du marchand de vin et aubergiste Daussy, et dont la famille est implantée à Lorient102.

54Instrument de gestion du commerce avant toute chose, le crédit est un outil qui permet d’analyser le maillage des réseaux de commerce, d’observer les dépendances entre les acteurs et de considérer la porosité des frontières entre les catégories de marchands. Ces liens, dont les bilans ne nous transmettent qu’une image figée, restent distants et les catégories marchandes relativement cloisonnées. S’il peut construire des rapports durables et de confiance avec d’autres commerçants, un marchand en gros et au détail n’accède que de manière exceptionnelle aux acteurs du commerce international. Il a généralement affaire à des intermédiaires, des commissionnaires et des grossistes au rayonnement limité. Cet éloignement relationnel entre petits et grands commerçants est d’autant plus vrai que les acteurs sont géographiquement éloignés. Le genre semble aussi caractériser certaines relations de crédit.

Des réseaux féminins du crédit ?

55Les femmes marchandes déposant leur bilan dans les consulats bretons présentent des profils variés. Ce sont généralement des veuves qui ont repris les affaires de leur mari, mais elles peuvent être mariées et travailler seules ; leur conjoint exerce une autre profession ou, absent, est incapable de les aider. Parmi les 18 femmes de notre corpus rennais, figurent 5 boulangères, 4 bouchères, 3 « marchandes », 1 meunière, 1 épicière, 1 marchande de denrées, 1 marchande aubergiste, 1 marchande beurrière et 1 marchande fruitière103. Leurs actifs sont compris entre une vingtaine et quelques dizaines de milliers de livres, leurs dettes s’échelonnant d’une centaine à plus de 80 000 livres. La vitalité de leur commerce et de leurs relations commerciales et financières est très différente. Quand les plus petites boutiquières se lient préférentiellement à des femmes, les plus solides d’entre elles entretiennent des liens de crédit plus divers104.

56Les revendeuses et les bouchères, chevilles ouvrières du débit quotidien des denrées périssables, sont celles qui recourent le plus à des créancières féminines pour mener leur commerce. Parmi elles, figure la Rennaise Anne-Marie Filastre105. En 1775, elle ne mentionne que des créancières dont la veuve Jourdain, grossiste en marchandises d’épicerie. Dans le même esprit, à Saint-Malo cette fois, Jeanne Ripère, épicière et femme de musicien, a davantage recours à des créancières qu’à des créanciers106. Lorsqu’elle dépose son bilan en 1752, ses dettes sont réparties entre 10 marchandes et 3 marchands de Saint-Malo, Saint-Servan et Granville. Les femmes qu’elle nomme totalisent 60 % de ses dettes et n’ont pas le même profil. La demoiselle La Motte est « femme commissionnaire », tandis que Tanquerel est une simple « marchande ». C’est aussi à cette dernière que Ripère doit le moins d’argent, une cinquantaine de livres, contre plus de 200 à la demoiselle La Motte ou 500 à la demoiselle de la Chenais. Le sieur Guérin, à qui elle est redevable de près de 1 000 livres, reste, par ailleurs, son premier créancier. La rubrique « pertes » du bilan montre enfin que presque tous ces marchands lui fournissent des produits de même nature : des morues, des sardines et des harengs. Seule la demoiselle Du Jardin Boloche lui procure du beurre de Basse-Bretagne. Jeanne Ripère diversifie donc ses sources d’approvisionnement tout en s’adressant à des fournisseurs d’envergure différente. Par cette démarche, elle ne dépend pas d’un seul marchand.

57Créancières des marchandes aux activités très modestes, peut-être protectrices de ces dernières, les marchandes en gros, à Rennes comme dans les autres villes bretonnes, ne semblent pas quant à elles entretenir de relations économiques spécifiquement féminines. Si les crédits qu’elles accordent aux femmes sont nombreux, ils s’insèrent avant tout dans des relations de proximité. En 1732, la veuve Bedouel, elle-même endettée auprès de huit hommes et d’une femme, est certes la créancière de 24 femmes pour un montant supérieur à 2 000 livres, mais cette somme représente moins de 30 % de ses dettes actives107. À Nantes, Marguerite Sevesques compte une clientèle plus féminine108. En 1772, 57 % des crédits qu’elle a octroyés « pour marchandises » le sont à des femmes de la ville, très certainement à des détaillantes car les sommes sont comprises entre 250 et 500 livres. Le bilan de faillite de la lorientaise Marie Biquet traduit les mêmes comportements. Cette « marchande de fayancerie et épicerie » qui mène ses affaires indépendamment de son mari, « maître charpentier », compte 22 créanciers principalement masculins109. Parallèlement, 13 de ses 34 débiteurs sont des femmes. Là encore, les sommes qu’elles doivent restent faibles au regard de la totalité des créances de l’épicière. Elles ne s’élèvent qu’à 7,2 % du total de ses dettes actives. Marie Biquet ne notant que les sommes qui lui dont dues, il est impossible de savoir si celles-ci correspondent à des prêts d’argent, à des crédits octroyés à des marchands ou à des prêts à la consommation. Ces derniers sont très présents dans les bilans et derrière eux se trouve souvent le nom d’une femme incapable de rembourser de très petits montants.

58Au sein du monde du commerce, les détaillants en produits alimentaires sont particulièrement concernés par l’octroi de ces crédits à la consommation. Quand leurs clients viennent s’approvisionner en petites quantités pour leur consommation personnelle, il est d’usage de leur accorder un délai de paiement, quand bien même le risque de ne pas être remboursé est connu. En 1746, la veuve Violette en fait une des causes de l’échec de son commerce entamé douze ans plus tôt à la mort de son mari. Décrivant les pertes qu’elle a subies, elle estime que :

« Il est à considerer que tous marchands détaillans et debitans sont toujours exposez sans s’en pouvoir dispenser de faire credit laller pour lavenir surtout pour ce qui regarde le détail de l’huile a bruler du savon et ainsy des danrées de cette nature, comme sucre, molue [sic], harangs et autres sardines passe figue &a qui comme lon sait ce debitent par mesure et par poix tantôt plus fort et tant tost plus foible, comme once, quartons, demie livre et livre, demie chopine, peinte et pot ou sac et il est même de notoriété publique parmy les marchands que de ses sortes de minces credits, on n’en retire point de reconnoiss[an]ce que les acheteurs qui sont le plus communement des paysans sans lettres se contantentent de promesse verballe avec le premier marché mais souvant manquent ils de parolle les uns par ce que la mort subitte les surprend les autres parce qu’ils sonts pauvres et les autres parce que convaincus qu’il n’y a que leur bonne foy desavouent frequemment devoir tant devenement110. »

59Victime consentante de cette pratique quotidienne du crédit, Julienne Violette, comme nombre de ses confrères, ne note pas le nom de ceux qui lui sont redevables, préférant la formule plus générale « luy du(e) par différents particuliers environ… livres ». Plusieurs bouchers soulignent en revanche l’importance des obligées vivant à proximité de chez eux. Elles sont clientes pour leur consommation personnelle mais achètent aussi pour revendre au détail. En 1770, le Rennais Maurice Helleaud précise que ses huit débiteurs sont des femmes de la ville, notamment des veuves de bouchers, qui lui doivent entre 5 et 147 livres pour « vente de viande morte111 ». De même, la clientèle de Pierre Dublot, lorsqu’il fait faillite en 1769, est essentiellement féminine : 12 de ses 14 débiteurs sont des femmes de la ville, des veuves essentiellement, qui lui doivent près de 6 000 livres, ce qui représente 85 % de ses dettes actives112. Les bouchères du Champ-Dolent sont également des créancières importantes pour les femmes de ce quartier. Ainsi, la moitié des débiteurs d’Anne Poirier sont des femmes à qui elle a fourni de la viande à crédit113. Parmi ses neuf débitrices, toutes rennaises, quatre sont installées rue du Champ Dolent et au moins trois sont veuves. Sur le plan comptable, les arriérés de ces femmes ne représentent toutefois que 16 % des crédits accordés par la bouchère. Ses plus gros débiteurs sont La Chalotais, procureur général au parlement de Bretagne et De Sere, redevables chacun de plusieurs centaines de livres, mais avec lesquels des garanties de paiement ont été rédigées. Là encore, les principaux débiteurs de la bouchère restent des marchands de la ville114. Ces observations pour le monde de la boucherie rennaise entrent en résonance avec les usages des boulangers, dont la pratique du crédit à une clientèle de proximité est quotidienne. La veuve Lory, boulangère à Vitré, déclare ainsi au moment de sa faillite que tous ses débiteurs sont des particuliers de la ville115. Plus précis, l’unique et très fragmentaire registre comptable que nous avons retrouvé montre que le boulanger rennais qui l’a rédigé vend du pain à crédit à une clientèle essentiellement féminine. Il y note successivement le nom de ses acheteurs, la date, le type de pain vendu – blanc, seigle ou « tout autour » –, son poids – de 6 à 24 livres –, et enfin le prix à payer – 24 sols tout au plus –, une croix symbolisant le paiement116. À la fin du registre, la liste des achats réalisés par certains clients semble indiquer que ces derniers paient leur pain au terme, souvent, de deux, trois ou quatre visites chez l’artisan.

60L’étude des relations de crédit témoigne de l’importance de cette pratique et se révèle une porte d’entrée féconde pour appréhender le capital relationnel des individus, quand bien même celui-ci est analysé au prisme de leur échec. La lecture sociale du crédit permet d’échapper à une vision réductrice des relations commerciales cantonnant chaque catégorie de marchands à un type de relations professionnelles. En mettant en exergue les liens économiques que peuvent tisser un boutiquier et un commerçant plus important, un marchand rural et un urbain, elle montre que les frontières entre les différentes familles de marchands sont partiellement perméables. En outre, l’examen des dettes des détaillants prouve qu’en multipliant les servitudes, ces derniers gagnent en liberté. Cumuler et diversifier les créanciers, c’est ne pas dépendre d’un ou de quelques individus. C’est une opportunité pour poursuivre plus aisément son commerce en cas de difficultés. De fait, ce qui fait le marchand, c’est donc, dans une certaine mesure, sa capacité à s’endetter. Cette analyse confirme enfin que le rayonnement économique des marchands de Rennes et ses alentours est faible. Si les grossistes sont tributaires de leurs fournisseurs malouins, bordelais et nantais, les crédits circulent principalement entre les habitants de la ville et de ses campagnes proches.

61À condition de la chercher, la monnaie métallique est donc bien visible dans les campagnes. Si les foires et les marchés sont des moments clés de sa circulation, les auberges et les comptoirs des particuliers sont des lieux quotidiens de son utilisation : on y paie ses dettes au comptant ou de manière différée. Fréquent, le paiement à échéance répond à des nécessités financières, à la prudence sans doute, et à l’habitude très certainement. Une habitude d’autant plus pérenne qu’elle ne s’accompagne pas du prélèvement d’intérêts. Elle impose aussi aux marchands de gérer rigoureusement leurs affaires. Quelle que soit leur envergure, qu’ils maîtrisent ou non l’écrit, tous paraissent trouver un système pour structurer leurs dépenses et maîtriser les délais de paiement. À l’hétérogénéité du monde marchand répond la diversité des manières de compter. Mais contrôler l’équilibre entre ses dettes actives et ses dettes passives est un exercice périlleux. Le crédit peut être source de conflits, de défiance et d’effondrement de la réputation marchande. Face à ces risques qui demeurent, certains préfèrent prendre des largesses avec les cadres légaux du commerce.