Des infrastructures difficilement praticables

4Intendants, subdélégués, marchands, voyageurs, tous ceux qui traversent la Bretagne à l’époque moderne s’accordent à dire que les routes y sont en mauvais état et en partie impraticables4. Malgré tout, quel que soit leur état et au risque de provoquer de nombreux accidents, ces routes et ces chemins sont utilisés. Les rouliers et les paysans empruntent au besoin les accotements des chemins et roulent sur les terres labourées, alors que les voituriers voyagent en convois. La difficile montée ou la descente des côtes leur impose en effet de réunir un maximum de chevaux pour tirer ou retenir les charrettes. Cette pratique, obligatoire par exemple sur la route joignant Saint-Malo à Dinan, est déplorée par les marchands. Elle conduit à l’usure des voitures, à une fatigue précoce des chevaux et, logiquement, à une augmentation du temps et du coût du transport5. Surtout, elle endommage les chaussées. L’ordonnance sur le roulage de 1787 rappelle que l’utilisation de bestiaux de renfort est réglementée dans la province6. À 92 endroits, les rouliers sont autorisés à utiliser un ou deux chevaux supplémentaires7. Les lieux les plus pentus, nommés « montagne », sont les principaux points de passage concernés, tout comme les abords de certains bourgs. Ils s’allongent sur plusieurs dizaines de kilomètres lorsque la route est particulièrement mauvaise. Ainsi, tout au long de l’année, la traversée du nord au sud de la péninsule (de Plouay à Morlaix et Landerneau) peut s’effectuer avec des chevaux supplémentaires. La législation s’adapte donc aux conditions du terrain.

5Les ports ne sont pas mieux équipés. Cela s’explique par le fait que l’échouage sur la plage ou entre les rochers est le moyen le plus utilisé par les bateaux de pêche pour débarquer leurs cargaisons, tandis que les activités courantes de cabotage se contentent généralement de havres d’échouage ou de mouillages dans les fonds d’estuaires et les rias8. Seuls les ports qui pratiquent le grand commerce et accueillent des navires à fort tonnage doivent perfectionner leurs installations, mais la modernisation portuaire peine à se diffuser, les quais et les cales en pierre restant longtemps les seules installations réalisées pour faciliter l’accostage des bateaux. Ainsi, Nantes a édifié ses premiers quais au début du xvi^e siècle, quand Saint-Malo attend plusieurs décennies pour en établir et refuse au siècle suivant le projet de création d’un vaste bassin à flot. Les installations de la Compagnie des Indes à Lorient se distinguent néanmoins. À l’intérieur de l’enclos de la compagnie, les aménagements pour l’accueil des bateaux sont spacieux et l’espace portuaire rigoureusement organisé. Au milieu du xviii^e siècle, le port compte trois cales pavées, bien drainées et entourées par des entrepôts9. On est toutefois loin des aménagements réalisés à Dunkerque ou à Marseille, où sont installés des infrastructures performantes et des engins de levage, à l’image des cités portuaires du nord de l’Europe10. Les autres ports accueillant des bâtiments à fort tirant d’eau, comme Paimboeuf, où sont transbordées les marchandises antillaises, restent peu aménagés. Il faut attendre la fin des années 1770 pour voir les bords de la Loire, où les boutiques sont déjà nombreuses, se doter d’un quai avec des escaliers11.

6À défaut d’infrastructures imposantes pour l’accueil des navires, les cités portuaires organisent des lieux de stockage pour les marchandises en transit12. À Nantes, les entrepôts sont essentiels pour conserver les produits en provenance des comptoirs, des colonies ou des ports européens. Ils sont rigoureusement organisés, en témoignent les deux magasins de l’entrepôt des cafés pour lesquels un registre d’entrée et de sortie des marchandises est tenu par un garde qui perçoit « au comptant » les montants de l’entreposage des marchandises, dont le stockage ne doit pas excéder six mois13. Une organisation similaire est mise en place pour le sel, exporté en quantité, pour les marchandises prohibées de Hollande et des Indes, et pour les produits destinés à la Guinée et aux Antilles14. Dans les ports plus petits, les lieux d’entrepôt relèvent de la sphère privée. Les marchandises débarquées sur les quais sont directement acheminées dans les maisons des marchands, le plus souvent situées sur les quais ou les berges. Leurs celliers ou leurs caves font office de magasins et l’on y accède par un escalier extérieur ou par une trappe située dans le plancher du couloir. Ces maisons donnent parfois directement sur la mer, comme au Port-Louis ou à Roscoff, au risque toutefois de voir les vagues s’y engouffrer à marée haute15. Au cours du siècle, des entrepôts situés indépendamment des habitations se généralisent également chez les négociants des grandes villes. Ils sont alors situés dans une aile en retour de la maison, où l’on accède depuis la cour16. Cette nouvelle disposition libère de l’espace au bénéfice d’une boutique. Les magasins des marchands les plus dynamiques des villes-ports s’éloignent donc des petites infrastructures urbaines où l’espace de stockage est situé dans la maison du marchand.

7L’image du réseau navigable n’est guère plus flatteuse. Seules la Rance de Saint-Malo à Dinan et la Vilaine jusqu’à Rennes supportent un trafic régulier, mais elles sont sujettes à l’envasement et leurs écluses sont mal entretenues. Leur navigabilité s’en trouve fortement diminuée et les risques d’accidents multipliés, ce qui contraint fréquemment les marchands à faire transborder leurs marchandises. Cette nécessité implique aussi une activité de stockage. Le long de la Vilaine, l’impossibilité de remonter la rivière au-delà de Redon durant l’hiver et lors des sécheresses estivales, de même que l’obligation d’utiliser des bateaux à fond plat et de faible gabarit – d’un tonnage inférieur à 5 tonneaux entre Redon et Messac et de 15 tonneaux entre Messac et Rennes –, soutient aussi, bien que plus modestement, le développement de l’activité de magasinage17. Les marchandises, dans l’attente d’être transférées à Rennes, peuvent passer plusieurs mois à Redon. Cette rupture de charge, qui renchérit le coût du transport, se fait au bénéfice de quelques marchands qui ont su se rendre indispensables aux Rennais, dont ils assurent le transbordement des marchandises et leur mise en magasin18. Ferrière Levêque est l’un d’eux19. Il correspond régulièrement avec le marchand de vin Lemière, dont il est un commissionnaire, afin de lui communiquer les dates d’arrivée de ses cargaisons, l’état de celles-ci et les possibilités de les entreposer ou de les charger pour remonter la Vilaine20. Fréquemment, les vins sont stockés à Redon et ce d’autant plus longtemps que le Rennais refuse d’acheminer ses vins par la route lorsque la Vilaine est impraticable. Les délais de livraison s’allongent donc parfois de manière considérable. En décembre 1780, Ferrière Levêque indique par exemple qu’il conserve une cargaison en magasin depuis le 3 juillet. Cette longueur conditionne les prix du magasinage, probablement forfaitaires. Au-delà de cinq mois, Ferrière Levêque estime qu’il doit être promptement rémunéré, « le délai ordinaire » étant « plus qu’expiré21 ».

8Tout au long du siècle, l’organisation des circulations reste complexe. Les impératifs militaires et politiques, de même que les besoins administratifs et les nécessités économiques ont pourtant participé à la mise en chantier de travaux sur les réseaux routiers et fluviaux dans la seconde moitié du xviii^e siècle.

Les travaux du xviii^e siècle : des autorités soucieuses des conditions du transport

Carte 17. – Les routes en Bretagne dans la deuxième moitié du xviii^e siècle.

9Dès 1753 et la nomination du duc d’Aiguillon comme gouverneur de la province, la construction des routes dans la province s’accélère : entre 1757 et 1789, la longueur des voies aménagées passe de 380 à 950 lieues22. Il s’agit notamment d’adapter le réseau au développement des ports atlantiques et de favoriser le passage des troupes. À la fin de l’Ancien Régime, le réseau routier est donc plus dense, mais il reste fortement déséquilibré. Si Rennes, au centre du réseau, est reliée aux chefs-lieux de son diocèse ainsi qu’à Morlaix et Lorient par des routes de poste, le réseau bas-breton se limite aux périphéries littorales. L’extrémité ouest de la péninsule reste relativement isolée et les échanges de longues distances s’en trouvent pénalisés. Il faut quatre jours aux voitures de la messagerie pour gagner Paris depuis Rennes ou Nantes, mais cinq à six journées sont encore nécessaires pour rejoindre Brest ou Quimper depuis les deux principales villes bretonnes. Gagner la mer peut être tout aussi difficile. De Carhaix, Pontivy ou Loudéac, 24 heures sont indispensables pour parvenir jusqu’à la côte23. Au-delà de ces déséquilibres, le manque d’entretien des routes, y compris des grands chemins, nuit aux circulations. Tous les intendants le déplorent et, à l’aube du xix^e siècle, les constats sévères sur l’état des routes bretonnes persistent : les grandes routes sont globalement mal entretenues, d’autres ne sont pas terminées24.

10Dans le même temps, il faut attendre 1775 pour que l’État royal s’occupe régulièrement de la navigation intérieure dans le royaume : 1 000 kilomètres de canaux s’ajoutent alors aux 7 000 kilomètres existant25. La Bretagne reste largement en dehors de ce système, mais c’est dans un climat politique favorable à la navigation fluviale que le parlement enregistre le 23 décembre 1783 les lettres patentes pour « perfectionner la navigation » de Redon à Rennes, la prolonger jusqu’à Vitré et créer un canal entre Rennes et Saint-Malo via la Rance26. Une vaste opération pour la création d’un réseau de navigation intérieure commence donc au début des années 1780 avec l’aménagement de la Vilaine. La rivière doit devenir un véritable axe pénétrant l’intérieur des terres. Elle doit mieux servir la capitale rennaise et faciliter l’acheminement du matériel militaire et des approvisionnements lorsque le cabotage est impossible et le roulage insuffisant27. Conjointement à la remise en état des écluses édifiées entre Rennes et Messac, des canaux et des chemins de halage sont construits en amont de Redon, afin que des bateaux de 60 à 80 tonneaux puissent remonter jusqu’à Rennes28. À la veille de la Révolution, seule la portion des travaux de la Vilaine entre Redon et Vitré est néanmoins achevée. Et, de manière générale, la circulation en Bretagne demeure difficile. Les marchands sont contraints de conditionner leurs marchandises avec soin s’ils veulent que leurs clients soient correctement approvisionnés.

Le choix de l’emballage

13Le temps de parcours et la qualité du produit à protéger sont des critères qui déterminent le choix de l’emballage. Certains produits peuvent être simplement couverts lorsqu’ils sont placés dans un panier ou bâchés quand ils sont disposés « en vrac » sur une charrette ou sur une barque. D’autres demandent davantage d’attention. Sur mer comme sur terre, les grains et les vins font partie des denrées qui circulent le plus et sur les distances les plus longues. Les conditions du transport des premiers sont étroitement surveillées. On craint l’humidité qui les fait pourrir ou, au contraire, l’échauffement qui les abîme. Dès lors, la question de la façon de transporter les grains est discutée tout au long du xviii^e siècle. Elle oppose des hommes comme Parmentier, pour qui le sac serait la meilleure précaution contre les dangers précités, aux tenants du vrac pour qui le sac, en plus d’être payant, est sans utilité30. Pour chacune des parties, la toile est néanmoins un outil indispensable. Parfois goudronnée, elle est utilisée sous forme de banne, c’est-à-dire de couverture, pour protéger les grains de la mouillure ou pour préserver les sacs chargés sur les charrettes des rouliers31. Cette toile ou « serpillère », réalisée à partir de chanvre et d’étoupe, est la plus grossière. Au contraire, la toile d’emballage est plus solide. Essentielle pour constituer les protections souples que sont les sacs et les balles, on la retrouve dans beaucoup d’inventaires marchands32. Dans ce cas, la toile entoure simplement les marchandises. Une fois rempli, le sac ou la balle est fermé par une ficelle que l’on coud et, dans le cas de la balle :

« On la serre par-dessus avec une forte corde qui faisant plusieurs tours de divers sens autour du ballot, aboutit un des coins, où elles est enfin liée et arrêtée ; c’est à ce bout de la corde que les Visiteurs, ou autres commis des Douanes mettent leur plomb, afin que la balle ne puisse s’ouvrir sans se lever, & que les marchandises qui ont été visitées ne puissent être changées ou augmentées au préjudice des droits du Roi33. »

14À chaque encoignure de la balle, des morceaux de toiles, les « oreilles », sont ménagés afin de pouvoir la remuer, la charger et la décharger. D’autres denrées comme le vin, le cidre, l’huile, les sardines, le café ou encore le sucre requièrent quant à elles des emballages rigides. Elles sont transportées dans des tonneaux de chêne. Toutefois, leur coût, la nécessité régulière de les raccommoder ou de les recercler, conduit parfois les marchands à se tourner vers des emballages moins chers tels que les caisses, les paniers ou les cabas dans lesquels les produits sont souvent protégés par de la paille34. Les paniers sont ainsi privilégiés pour le transport de poissons frais et des marchandises d’épiceries d’un poids modeste. À Rennes, le marchand épicier Lemair reçoit ainsi du chocolat et du thé vert35. Rien n’indique cependant si, dans le panier, ces produits sont empaquetés dans de la toile ou du papier ou s’ils sont calés avec de la paille. La capacité des paniers n’est pas plus renseignée. Lorsque l’un de ses interlocuteurs lui précise qu’il expédie un panier contenant 76 livres de marchandises ou 2 meules de gruyère, il reste difficile d’en imaginer la taille. L’emballage des bouteilles de « mousseux » et de vin rouge que reçoit Pierre-André Lemière de ses correspondants rémois est un peu plus détaillé36. Chaque panier adressé au Rennais entre 1777 et 1779 contient 120 bouteilles séparées et calées par du « carton37 ». Néanmoins, les factures ne nous en indiquent ni la forme, ni la taille. Le Dictionnaire universel du commerce n’est guère plus bavard et ne fait que constater la variété des paniers utilisés dans le monde du commerce. Savary des Bruslons note que suivant leur usage, les paniers

« sont fait de différentes matières & de différentes façons, & ont des formes & des noms qui leur sont propres. Il y en a à claire-voye & d’autres pleins, la plupart d’osier, ou avec son écorce ou sans écorce, quelques-uns de châtaignier refendu & plat, les uns ronds, les autres longs, ceux-ci carrés, plusieurs profonds, d’autres très plats : enfin il y en a à fond pointu, à fond rond & à fond applatti, à anse, sans anses ou avec deux anses ; de forts grands & de très petits38 ».

15Il précise en outre que les messagers utilisent de grandes et profondes corbeilles qu’ils fixent de chaque côté de leur cheval et que celles des chasse-marée font quant à elles « près de deux pieds de hauteur & de dix à douze pouces de diamètre39 ». La bannette est enfin définie comme une « espèce de panier » sur lequel on coud un morceau de toile le long du bord afin d’en couvrir la partie supérieure40. Elle peut être recouverte de deux toiles, l’une ordinaire l’autre cirée sous la première, lorsque les marchandises sont fragiles41.

16La protection des marchandises vendues au détail et soumises à des transports courts est également peu dévoilée par nos sources : « On entre ici dans un domaine flou dont l’exploration n’est pas aisée42. » Les efforts de conditionnement semblent cependant minimes. Au quotidien, le panier est le contenant pratique où s’entassent les achats. À défaut, le tablier sert aux ménagères pour porter les marchandises, tout en faisant office de porte-monnaie43. Les cageots et les hottes sont encore des moyens commodes pour les revendeurs qui se déplacent dans la ville et sur les marchés. Dès que les marchandises sont plus coûteuses, comme les denrées exotiques, les inventaires des marchands indiquent le recours au « papier d’enveloppe », employé sous forme de simple cornet, de « pochon » ou de paquet44. Les marchands l’utilisent aussi lors des transports plus longs pour protéger, par exemple, les saumons et les figues qu’ils expédient par la messagerie45. Pour les livraisons de marchandises liquides, les épiciers utilisent en revanche des pots, des chopines ou des bouteilles46. Le terme d’emballage recouvre donc une grande variété de produits, dont la fonction est la même : protéger et conserver des marchandises durant leur transport. Parallèlement, les contenants employés pour emballer sont aussi des outils de mesure.

Les emballages : une rationalisation de l’organisation des échanges

17Pour les marchands, les sacs, les balles ou encore les tonneaux, qui servent le plus fréquemment au transport en gros des marchandises, sont des unités de mesure rapides. Néanmoins, l’uniformisation n’est pas totale et les dimensions de ces emballages sont différentes. Les données des bureaux des traites de Bretagne en témoignent. Les contenants employés pour transporter et compter les volumes de vin – et plus généralement les liquides – sont le tonneau, la barrique, le tierçon (tiers de mesure), la botte (ou demi-botte), la velte, le pot, la potiche, la peinte, la bouteille et enfin le flacon, que l’on utilise surtout pour les liqueurs. Les barils (entiers, demis, petits ou grands), les charges, les tonnes, les frequins, les quarts, les ancres, les pièces, les pipes et les gones sont d’autres unités de mesure que l’on retrouve notamment pour référencer la viande et le poisson salés47. La livre reste par ailleurs le moyen de compter le plus courant pour les menues denrées48. Enfin, les sacs de 100, 150, 200 et 220 livres sont privilégiés pour transporter les grains49. En dépit de ces disparités, une certaine standardisation des emballages est en marche au xviii^e siècle et en conditionnant l’objet qu’ils protègent, ceux-ci consolident aussi les systèmes de mesure. Ils offrent aux marchands et aux voituriers la possibilité, sinon de mieux compter, du moins de compter plus vite les marchandises expédiées, tout en facilitant leur stockage et leur transport.

18Les indications figurant sur les emballages concourent également à organiser la distribution des denrées et à accélérer le temps de l’échange. Les paniers, munis d’une étiquette, précisent le type de marchandise transportée, sa qualité, son poids ou ses dimensions, quand les inscriptions sur les tonneaux permettent d’identifier le destinataire et la qualité du produit50. À Rennes par exemple, tous les tonneaux de vin de Bordeaux que reçoit Pierre-André Lemière sont marqués LM et des lettres indiquent le lieu de provenance et la qualité des vins51, le dessin d’une grappe les remplaçant parfois. Cette codification est inscrite sur les factures afin qu’aucune méprise ne soit possible lors de la livraison. Lemière les reporte ensuite sur son livre de comptes, en face du nom des acheteurs. Cette inscription lui permet de garder en mémoire le nom des vins qu’il achète et les goûts de ses clients52. Cette organisation, essentielle pour les transports de longues distances impliquant des transbordements, s’affiche beaucoup moins nettement lorsque les trajets sont courts. Les balles et les paniers de marchandises sont alors simplement numérotés, les numéros utilisés figurant sur les factures où sont détaillés les contenus des paquets et leur prix53.

19La confection de ces emballages et l’apprêt des marchandises animent également un commerce de l’emballage dynamisé par les marchands et les spécialistes du conditionnement.

Un marché de l’emballage

20À la pluralité des emballages répond la diversité de ceux qui les préparent. Du tonnelier qui accommode et raccommode les fûts au paysan qui tisse des toiles parallèlement à ses activités agricoles, les contributeurs à la fabrication des emballages sont nombreux. La nécessité de protéger et d’agencer au mieux les marchandises donne aussi naissance à des spécialistes dans la confection des balles de marchandises, les emballeurs. Savary des Bruslons les définit comme ceux « dont le métier est de ranger les marchandises dans les bales, de les empaqueter, & les embaler54 ». Ils se chargent de « remplir les caisses, bannettes, ou cartons, s’ils s’en servent ; en sorte qu’il n’y reste aucun vuide, crainte qu’elles ne se frotent les unes contre les autres ». Ils doivent enfin veiller

« à ne point mettre de certaines marchandises contre d’autres, qui les pourroient gâter, ou casser, surtout quand les unes sont fragiles, & les autres dures, ou pesantes ; enfin, à empailler également leurs balots ; à les dresser carrément ; à en bien coudre la toile d’embalage, en y réservant autant d’oreilles qu’il est nécessaire, suivant leur grosseur ; à disposer également la corde, avant de la serre avec la billes ; & a la bien biller55 ».

21Ce sont ces mêmes emballeurs qui inscrivent sur les toiles d’emballage les numéros des ballots et « les noms & qualitez de ceux à qui ils sont adressez, & les lieux de leur demeure56 ». À lire Savary des Bruslons, on imagine le soin que doivent apporter ces emballeurs aux balles qu’ils confectionnent, d’autant que même bien emballées, les marchandises ne sont pas à l’abri d’un accident. Sur les charrettes, charriots, mules et chevaux arrivant à Rennes, des produits de nature très différente voyagent ensemble. Les tableaux récapitulatifs des registres d’octroi pour les années 1782 et 1784 montrent par exemple que le thé et le café chargés à Lorient peuvent être véhiculés avec de la liqueur, du coton et du vin. De leur côté, le sucre et le café en provenance de Nantes peuvent partager une voiture avec des produits aussi différents que l’eau-de-vie, l’indigo, l’huile de baleine, le savon et le fer. De Saint-Malo, sardines et morues sont chargées avec du beurre, du fer, du sucre ou encore du fromage, quand, de Paris, des vins « hors » accompagnent des toiles de coton ou des merceries57. De fait, préparer des balles étanches et organiser correctement les cargaisons est primordial.

22Nous retrouvons les emballeurs principalement dans les grandes villes. On les rencontre à Rennes, Lorient et à Nantes, où ils sont spécialisés dans la préparation de certaines marchandises comme les toiles et les denrées exotiques58. La correspondance de Mellier, chargé en 1721 de l’inventaire des papiers de la Compagnie des Indes et de la vente des cafés de Moka, souligne leur compétence et leur grande connaissance des produits59. Le Nantais Piron est ainsi présenté comme un

« fameux emballeur, qui depuis 35 ans manie et arrange en détail les marchandises des Indes, dont il connoit à fonds les quallitez et, si l’on peut ainsy parler, les degrez de fin. Il en sçait plus que tous les Maillard et les Hardancour et tous les directeurs ensemble à ce sujet60 ».

23Leur légitimité est confirmée par les sources judiciaires. À Rennes, le consulat recourt à ces hommes afin d’expertiser les marques apposées sur les balles de marchandises. En 1751, Pierre Portal est, de cette manière, chargé de l’examen de huit balles de café que la veuve Quimper et ses fils, négociants à Lorient, souhaitent récupérer auprès d’un client rennais en faillite61. Portal doit apprécier les numéros et les marques apposés sur les balles, puis ouvrir les emballages afin de vérifier si la seconde protection de toile est également marquée. Plus largement, l’activité de l’emballeur s’inscrit aussi dans un commerce de l’emballage.

24La question du coût est un sujet qui s’impose lorsque l’on traite de la question de l’emballage des marchandises. Si les contentieux entre commerçants portent avant tout sur la qualité des marchandises ou les difficultés de paiement, la propriété de l’emballage et son prix sont régulièrement des sujets de conflit. L’insistance des marchands et des meuniers pour récupérer les sacs qu’ils prêtent et les litiges relatifs à la propriété des sacs montrent à quel point ils sont, au-delà de leur utilité, des enjeux économiques à part entière62. Leur montant est un poste de dépense à prendre en considération dès que la quantité des marchandises à transporter est importante. L’« état de la recette et dépense tant en nature qu’en deniers » dressé par le sieur Rallet lorsqu’il achète des grains pour l’armée des Flandres dans l’évêché de Saint-Brieuc en 1710 en témoigne63. La confection des sacs de toile exige plus de 3 000 livres, quand 58 246 livres sont consacrées à l’acquisition de 17 542 boisseaux de froment. De plus, des hommes sont employés pendant plusieurs jours pour le mesurage, la mise en sac et le port des grains de Saint-Brieuc au Légué. Au total, les frais d’emballage – sans compter leur transport jusqu’au port, le port d’argent et l’impression des connaissements – s’élèvent à 4 240 livres, soit 6,7 % des dépenses effectuées. On retrouve des données du même ordre lorsque des marchandises sont emballées dans des paniers. En 1786, une lettre adressée au Rennais Lemair l’informe que des denrées ultramarines et un panier contenant deux meules de gruyère lui ont été adressés par la messagerie. Le panier lui est facturé une livre et l’emballage total des marchandises dix livres, ce qui représente 5,7 % du montant de la cargaison expédiée. Dans ce cas comme dans le précédent, la protection des denrées implique une dépense non négligeable. Elle explique probablement la volonté des marchands de récupérer leurs sacs et leurs tonneaux à l’issue d’un prêt, de les louer, et de les réparer le cas échéant64.

25Dans le même esprit, les ventes des biens des marchands faillis animent un marché de l’emballage qui s’inscrit dans le cadre d’une économie de la récupération. Lorsque les effets de l’épicier Lemair sont mis en vente en 1787, les contenants qu’il conservait dans sa boutique n’ont aucun mal à trouver acquéreur. Différents particuliers achètent des pots, des bouteilles de verre, des morceaux de toile peinte, des grêles, de « mauvaises caisses », de « mauvais morceaux de serpillère », de « mauvais pochons et boëtes », des morceaux de toile à emballage ou encore des pots à beurre65. Cependant, plus qu’entretenir une économie du recyclage, le besoin d’emballer les marchandises alimente une industrie de l’emballage. Savary des Bruslons présente la fabrication des toiles d’étoupe de chanvre comme une spécialité picarde des environs d’Abbeville et Amiens66, mais des toiles d’emballage, certes moins nombreuses que les toiles à voile, sont confectionnées en Bretagne, dans les Monts-d’Arrée notamment. La crise des crées, toiles de lin fabriquées dans le Haut-Léon et le Trégor, a participé à la modification des productions, qui ont été réorientées vers la confection des berlinges et des toiles d’emballage67. Les barriques et les fûts sont aussi récupérés par les espaces producteurs de vins. On l’observe de façon très nette dans les cités portuaires qui n’ont pas de fret à offrir. C’est le cas de Brest, qui voit affluer chaque année nombre de barques de Saintonge et de Guyenne chargées de vins. La cité consomme mais ne produit en retour aucune marchandise susceptible d’être expédiée en quantité. La plupart des navires repartent donc sur lest ou chargés de fûts vides vers leur port d’attache, où les barriques sont réparées avant d’être réutilisées68. Dans les campagnes, les tonneaux et les fûts sont aussi surveillés de près. Lors de la vente de leurs cidres, les marchands en gros n’oublient pas de préciser qu’ils récupèreront leurs fûts une fois qu’ils auront été vidés et vidangés. Aux termes d’un délai qui peut s’élever à plusieurs mois, ceux-ci doivent être rendus en parfait état de conditionnement. S’ils coulent, ils doivent être rénovés par un tonnelier avant d’être restitués, les réparations effectuées consistant le plus souvent à « rebâtir » le fût en l’entourant de cercles ou à en raccommoder le fond. Il n’est pas question de rendre des fûts différents ; ils sont donc marqués du nom de leur propriétaire. Afin d’éviter tout contentieux, certains marchands en gros effectuent leur livraison avec un tonnelier ou un fermier travaillant ponctuellement comme tonnelier69.

26Le souci évident de l’État royal d’améliorer les infrastructures et, du côté des marchands, la volonté de conditionner correctement les marchandises, fait écho à l’enjeu économique que le transport représente pour le commerce. Toutefois, face à la pérennité des difficultés de circulation, les commerçants doivent aussi prendre soin de s’entourer de transporteurs compétents et de confiance. Une précaution supplémentaire afin que leurs cargaisons parviennent à destination.

Les spécialistes de la longue distance

33Les compagnies de roulage et les maisons de commission sont la forme la plus aboutie de l’organisation du transport à la fin de l’Ancien Régime. Les premières ont vocation à organiser le trajet de marchandises d’un lieu à un autre, les secondes sont chargées de rassembler des marchandises dans des entrepôts puis de les faire expédier. Les maisons de commission, dont l’ambition est d’assurer des transports réguliers sur de longues distances, disposent de plus d’un personnel, d’équipages, de voituriers et de charretiers. Bien qu’elle confonde souvent leurs activités, l’enquête de 1811-1812 sur le commerce et les moyens de transport est une source riche, et à notre connaissance la seule, permettant de dresser un tableau général de ces entreprises86. Nous considérons donc ici les deux termes en évoquant, sans distinction, « maison de commission et de roulage87 ». Leur implantation en Bretagne répond aux dynamiques économiques de la province. On les retrouve dans les cités portuaires les plus actives et dans les villes les plus peuplées. Certaines de ces maisons, créées à la fin du xviii^e siècle, sont toujours en activité en 1811.

Carte 18. – Les maisons de commission et de roulage en Bretagne d’après l’enquête de 1811-1812.

34L’enquête ne donne cependant pas de précisions sur l’organisation de ces maisons. Les informations sur les rouliers et le fonctionnement du roulage sont à trouver ailleurs, dans les documents comptables des marchands notamment. Ainsi, à Lorient à la fin du xviii^e, deux compagnies proposent leurs services aux marchands. La première, « Lechesne père et fils », est en activité dès 177088. Ses services sont utilisés par le commissionnaire Fermier Laîné pour assurer ses expéditions de café et de thé vers Saint-Malo, Laval, Paris, Provins et Nancy89. La compagnie dispose également d’un bureau à Paris. La seconde, « Ganier fils et Painpeni », qui devient « Allys jeune et Painpeni père et fils », ne se contente pas davantage d’un seul bureau. Au moins deux autres sont tenus à Rennes et à Tours, d’où Ganier est originaire. Les lettres de voitures rédigées pour les livraisons des marchandises des frères Delaye, négociants à Lorient à la fin du siècle, laissent entrevoir les ambitions de ces bureaux de roulage : constituer de véritables pôles de gestions des flux terrestres90. Sur leurs entêtes, « Allys jeune et Painpeni » précisent en effet qu’ils ont « une pleine connoissance des départs et arrivées des Rouliers ». Ce professionnalisme et cette maîtrise revendiquée du trafic impliquent un système d’information précis, une parfaite maîtrise des temps de circulation et une bonne connaissance des voituriers ; des éléments invérifiables tant les documents concernant la ponctualité des voitures sont rares91. De la même manière, ils sont peu diserts sur la concurrence entre les deux maisons lorientaises comme sur le recrutement de leurs voituriers. Le délai que ces derniers doivent respecter pour réaliser leur livraison semble l’unique cadre de leur engagement. Aucune assurance n’est prévue en cas de perte ou d’altération des marchandises. Seule la diminution d’un tiers du montant du fret est envisagée lorsque les rouliers ne parviennent pas à destination dans les temps qui leur sont impartis. Ces professionnels du transport ne sont pas astreints non plus à des destinations particulières et leur ville d’origine ne paraît pas jouer sur les trajets qu’ils effectuent92. Ainsi, lorsqu’il s’agit de transporter cinq boucauts de sucre à Rouen, c’est à Antoine Garé, originaire de Lyon, à Guillaume Millio, d’Avignon et au Lorientais Louis Gourgères, que les frères Delaye font appel. Les trois hommes voyagent en convoi, chacun disposant de la lettre de voiture pour les futailles qu’il doit transporter. Parallèlement, la réglementation du transport à la fin du xviii^e siècle exige que les charrettes de roulage affichent leur activité, signe d’une volonté de contrôle de celle-ci. L’ordonnance de 1787 précise à l’article 12 que :

« Les Propriétaires des charretes, charriots & autres voitures employées au roulage & au transport de toutes denrées & marchandises quelconques, seront tenus de faire peindre & en gros caractère lisible sur une plaque de métal, posée en avant des roues, au côté gauche de la voiture, leurs noms, surnoms & domiciles, & ce sous peine de 15 liv. d’amende. Ceux qui seront reconnus avoir mis un autre nom que le leur, ou avoir indiqué un faux domicile, seront condamnés en 100 livres, d’amende pour la première fois & au double en cas de récidive, à la consignation provisoire des saisissans, les contrevenans pourront être contrains par la saisie & mise en fouriere de leurs chevaux93. »

35Mais les bureaux de roulage et les maisons de commissions ne contrôlent pas toute l’économie de la circulation, loin s’en faut.

Les voituriers individuels : du professionnel au non-professionnel de la voiture

36De nombreux voituriers individuels assurent par ailleurs des liaisons essentiellement régionales ou locales. Ce sont à la fois des professionnels du roulage et des ruraux qui, une partie de l’année, tirent profit de leurs bêtes en les employant au transport94. Les marchands bretons ne manquent pas de faire appel à ces rouliers individuels plutôt qu’à des maisons spécialisées95. Dans ce cas de figure, le roulier, chargé de la lettre de voiture que lui remet directement le marchand, se rend à une adresse indiquée pour livrer ou emporter des marchandises, charge éventuellement à lui de trouver une contrevoiture, c’est-à-dire un fret de retour. Ce roulage concerne des distances généralement limitées et domine dans de nombreuses villes96. Il conduit les rouliers, sinon à se spécialiser vers certaines destinations, du moins à fidéliser leur clientèle. Inversement, il permet aussi aux marchands de recourir à des hommes de confiance qui connaissent les trajets à parcourir. Ainsi, lorsque Fermier Laîné souhaite faire transporter du thé et du café de Lorient à Roscoff, il se tourne presque exclusivement vers les « charrettes de Plourin », expression utilisée pour désigner des voituriers originaires des environs de Morlaix. Ces derniers s’organisent ensemble sans pour autant s’être constitués en bureau de roulage97. Les mêmes noms reviennent également dans les documents comptables de l’épicier rennais Lemair. À titre d’exemple, la veuve Le Timbre apparaît à différentes reprises pour les transferts de marchandises entre Saint-Malo et Rennes98. Les rouliers apportant des marchandises de Nantes viennent d’horizons plus divers. La charrette du Nantais Le Legué est employée plusieurs fois entre 1785 et 1787, mais des rouliers de Châteaubourg, de Fougères, de Lorient, de Falaise ou de Saint-Malo sont également appelés.

37Sur certains trajets, les voituriers endossent la fonction de messagers en assurant une liaison régulière entre deux villes. Ils transportent les productions locales vers la ville la plus proche et en rapportent des approvisionnements variés. À La Guerche, « un seul voiturier va habituellement toutes les semaines à Rennes avec une charrette pour les relations commerciales et politiques » des habitants99. L’organisation des voituriers se coordonne parfois avec celle de la messagerie. En Loire-Inférieure, le maire de Châteaubriant affirme qu’avant la Révolution, différents particuliers se chargeaient tous les 15 jours, en accord avec la messagerie, des transports vers les villes les plus proches. L’un se rendait à Rennes, l’autre à Nantes, tandis qu’un fourgon assurant la liaison Angers-Rennes traversait la ville. Des voituriers ont au contraire des itinéraires plus changeants, guidés par les saisons et les rythmes du commerce. Ils se rendent dans les villes et les ports dans lesquels ils sont sûrs de trouver du fret : à Redon, lorsque la Vilaine devient impraticable ou à Lorient, au moment des ventes de la Compagnie des Indes. En janvier, une partie des rouliers présents à Saint-Malo prend aussi la direction de la foire de Bordeaux100. En 1786, le commissionnaire de l’épicier rennais Lemair déplore d’ailleurs leur absence dans la cité et son incapacité à employer ceux qui ne sont pas encore partis. Souhaitant livrer son client, il se heurte au refus des rouliers de charger sa cargaison, ceux-ci préférant voiturer pour Laval ou Vitré où ils trouvent ensuite des marchandises à conduire à Bordeaux101.

38Les dépôts de bilan et les correspondances marchandes des consulats de Rennes et Nantes confirment les circuits privilégiés de ces acteurs de l’échange, décrivent leurs fortunes variables et les difficultés qu’ils rencontrent. Le « très petit commerce » que dit mener Pierre Hebert se traduit par la modestie de son bilan, déposé le 25 juin 1781102. Ce professionnel installé à Rennes, marié à une revendeuse, déclare 1 224 livres de biens, dont un tiers est consacré à sa profession : deux chevaux avec leur bride et leur équipage, une charrette à deux roues ferrées et essieu de fer. Ses affaires ont pourtant prospéré au cours des années 1770. Elles l’ont conduit sur les routes septentrionales de la province, à Brest notamment, mais les vols de chevaux et les dettes se sont accumulés. Joseph Pestel, un autre roulier contraint de déposer son bilan en 1783 arpente davantage l’axe Rennes-Saint-Malo le long duquel, victime lui aussi de vols, il contracte près de 700 livres de dettes. Ses effets personnels se limitent essentiellement à son outil de travail : trois chevaux évalués à 360 livres et ses équipages à 100 livres103. Ces deux rouliers s’accordent donc sur le dénominateur commun de leurs malheurs, les vols, mais c’est la saisie de leurs bestiaux par leurs créanciers qui les contraint, au moins temporairement, à cesser leur activité.

39Ces difficultés font écho aux conditions de travail des transporteurs et à la rémunération qu’ils touchent à l’issue de chaque trajet. Payés à la tâche, en fonction de la distance à effectuer et du temps dont ils disposent pour la parcourir, les voituriers sont quelquefois contraints par l’obligation de transporter eux-mêmes la cargaison de son point de départ jusqu’à son point d’arrivée, sans possibilité de pouvoir l’échanger sous peine de voir leur salaire diminué d’un tiers ou supprimé. Les tarifs pratiqués varient également selon la saison et la conjoncture. L’état des routes en hiver et l’obligation d’effectuer des détours ou d’utiliser des chevaux de renfort à certains endroits participent à l’augmentation du prix du fret. L’enquête sur le roulage de 1811 montre clairement les écarts du prix des voitures selon les saisons et l’état des chemins. Nous n’en donnerons ici qu’une illustration. Ainsi, pour le maire de Chateaubriant, le prix du roulage

« varie à raison des saisons parce que la route de Rennes à Angers par Châteaubriant, de Rennes à Nantes par Châteaubriant, sont dans un état d’abandon et de dégradation telles que l’hiver elles sont impraticables, ce qui oblige de prendre des routes en meilleur état quoique plus longues. Celle de Nantes à Paris par Châteaubriant vient d’être ouverte, on nous fait espérer qu’elle va être perfectionnée par vos soins, monseigneur, que celle de Rennes a Angers par Châteaubriant va être réparée, alors il y aura plus d’activité dans les roulages à meilleur compte car j’observe que ce qui augmente le prix des roulages provient de ce que les voituriers dans les mauvais passages et aux montagnes sont forcés de prendre sur le lieu, des bœufs et chevaux de renfort ce qui les constitue de grandes dépenses pour se rendre à leur destination104 ».

40En ce début du xix^e siècle, certains jugent néanmoins que « les circonstances ont encore plus d’influence que les saisons » sur les tarifs pratiqués par les rouliers105. Selon le maire de Nantes, les variations des prix du transport s’expliquent davantage « par la quantité d’expéditions par la route des voituriers et par le peu de retour que présentent les villes ou vont les voituriers ainsi que par le plus ou moins de cherté des fourrages106 ». La vitalité économique des villes et la possibilité ou non pour les rouliers d’y trouver un fret de retour contribueraient à fixer les coûts du fret107. Les propos du maire de Morlaix vont dans le même sens. L’impossibilité régulière de trouver à Brest des marchandises à charger contribue à casser les prix du fret au départ de la ville108.

41Les charrettes des voituriers professionnels ne sont pas les seules à arpenter les routes bretonnes. Dans les campagnes, elles sont régulièrement supplantées par celles des charretiers. Occasionnellement, les propriétaires de bestiaux et de charrettes, qu’ils soient paysans, charrons ou marchands, se consacrent à cette activité complémentaire, celle-ci pouvant devenir pleine et entière une fois les travaux des champs achevés ou en temps de guerre109. Tout comme les voituriers professionnels, ces pluriactifs sont employés par un marchand, par un particulier ou par des maisons de commission quand les besoins sont importants110. Ils sont essentiellement appelés lorsque les distances à parcourir sont courtes. Il s’agit alors d’approvisionner la ville la plus proche ou inversement, de rapporter à la campagne des marchandises qui y ont été achetées. Ces trajets s’opèrent sans lettre de voiture et il faut un défaut de paiement, un litige ou un dépôt de bilan pour que ces transporteurs apparaissent dans les sources. Les enquêtes consulaires indiquent par exemple des transports réguliers de pommes vers la capitale provinciale car les débitants les achètent « sur pied » dans les bourgs voisins, les font ramasser, puis transporter en ville où ils les font presser dans leur arrière-cour. Des paysans locaux, qui négocient le prix de leur travail – en général quelques sols par boisseau transporté –, sont employés pour les livraisons. De même, quand ils ne peuvent trouver au même endroit la quantité de pommes qu’ils désirent, certains débitants font appel à un commissionnaire afin de réunir le volume désiré. Les différents fournisseurs embauchent alors des charretiers du lieu ou utilisent leur propre charrette pour livrer les pommes au domicile de l’acheteur111. Mais ces transports sur de faibles distances ne concernent pas seulement les liaisons ville-campagne. D’un centre-ville vers un faubourg, d’une rue à une autre, d’un quai à un magasin, les circulations des denrées alimentaires fourmillent et animent la vie des bourgs et des pôles urbains.

Tableau 6. – Nombre de jours de trajet entre quelques villes bretonnes et les principales destinations des rouliers en 1811-1812.

À l’échelle urbaine, le rôle des porteurs en tout genre

42Lorsqu’ils ont lieu au sein d’une ville ou d’un village, les transports de marchandises peuvent être le fruit d’une vente, liés à la transformation des produits ou encore concerner de simples transferts vers un magasin ou un entrepôt de stockage. Ils sont effectués tant par des spécialistes que par des transporteurs occasionnels. Les encaveurs figurent parmi ces manutentionnaires du transport urbain. Chargés de mettre en cave les barriques de vin achetées par les marchands ou les particuliers, leur activité n’apparaît souvent qu’en filigrane des registres comptables des marchands. Celui de Pierre-André Lemière, qui approvisionne plusieurs notables rennais, laisse seulement imaginer les rotations des encaveurs entre les caves du marchand et les hôtels particuliers de la ville112. Une enquête consulaire, qui décrit la vente d’une trentaine de barriques réalisée par le Rennais Mathias, permet d’entrevoir plus concrètement cette activité. Alors qu’il s’apprête à déclarer sa faillite et à fuir la ville à l’automne 1749, ce marchand en gros cherche à se constituer un pécule en vendant ses stocks. Dès « trois heures de l’après-midi jusqu’environ la nuit », un défilé de barriques est donc organisé par « une troupe » d’encaveurs qui assure le trajet entre le domicile de Mathias, situé rue de Toulouse, et la place Sainte-Anne où demeure le sieur Deschamps, son acheteur113. À la nuit tombée, le même manège s’esquisse sur la place Sainte-Anne. Une autre « troupe » d’encaveurs se charge de vider la seconde cave de Mathias, située sur la place, au profit de celle de Deschamps114. Des « charrettes d’encaveurs » assurent le transport. Dotées de deux roues, elles servent à l’opération périlleuse qu’est l’encavement des tonneaux. Ces charrettes sont équipées d’un matériel coûteux : une pièce nommée poulain, composée de deux pièces de bois assemblées par des traverses et servant à descendre le tonneau dans la cave, une échelle, un câble en chanvre et un pied fourchu (ou fourché). Ce tronc d’arbre en frêne ou en chêne est installé de façon à butter dans la niche d’encavage située sur le mur de la maison. On y attache le câble de chanvre ceinturant le tonneau afin de maîtriser la descente du tonneau dans la cave115. Risqué, ce transfert de cave en cave est évité autant que faire se peut. Sur les quais du port Saint-Yves à Rennes, où les tonneliers sont affairés à réparer ou transvaser les barriques, les marchands en gros cherchent, dès la réception de leurs barriques, à les vendre sur place afin d’échapper à tout déplacement supplémentaire. Les quais sont donc un lieu de négociation avec les débitants qui viennent y faire leurs achats. Le marché conclu, les tenanciers font parfois apporter leurs propres barriques jusqu’au port afin d’y transvaser immédiatement le vin116.

43Les portefaix sont aussi des figures incontournables de la manutention urbaine. Les circulations courtes dont ils ont la charge ne correspondent parfois qu’à une modification du lieu de stockage des marchandises, sans qu’il y ait revente de ces dernières. Le transfert des denrées nouvellement arrivées dans une ville donne ainsi naissance à une intense activité de roulage sur de petits trajets vers les caves et les magasins des marchands. À Nantes, les portefaix de la Fosse, de Chézine et de Chantenay se disputent le transport des marchandises débarquées sur les quais de la Loire. Cette profession surveillée, à qui le statut de corporation est refusé en 1746, n’en revendique pas moins le statut de « frairie et société117 ». Les portefaix sont organisés. Ils sont divisés « en plusieurs bandes », chacune d’elles travaillant dans un port ou un quartier de la ville et refusant la concurrence de journaliers et de particuliers à ces endroits. Les règlements de la police nantaise montrent que le déplacement des grains et des denrées antillaises débarqués sur les quais sont deux activités majeures pour ces porteurs professionnels. Les portefaix doivent peser, rouler mais aussi combler les barriques de sucre et de café, des gabarres jusqu’aux magasins118. Ils se chargent également du transport des grains et des farines des gabarres jusqu’aux quais, puis des quais jusqu’aux greniers de la Fosse et de Chézine. Pour cette dernière tâche, distinguée en deux étapes dans les documents récapitulatifs des salaires payés aux portefaix, des transporteurs différents peuvent être employés. Ils sont payés par tonneau de grains ou par culasse de farine transporté, leur rémunération augmentant selon la distance et les étages à franchir. Le transport de la morue verte, des barils de harengs et des sardines jusqu’à la poissonnerie ou dans la salorge et jusqu’au « coin de la rue de la Tramperie », à Bouffay, est un autre pan de leur activité pour laquelle la charrette n’est pas utilisée. Les barils sont portés « à col » ou roulés, tandis que les poissons secs et la raie sont transportés par paquet (dix paquets par voyage) et les morues par « civrée » de vingt à vingt-cinq couples. Les portefaix sont payés en fonction du type de portage qu’ils effectuent, du contenant de la denrée et de la denrée elle-même. L’obligation de porter le poisson à un étage accroît leur rémunération. Notons enfin que les quais de la Loire ne sont pas le seul lieu d’intervention des portefaix nantais. Allant à l’encontre des réglementations qui leur ordonnent de se retirer dans le quartier des Changes « auprès du puits de la place », ils n’hésitent pas à se rendre sur les autres places de la ville pour trouver de l’ouvrage119.

44À ces spécialistes du transport urbain, s’ajoutent une multitude de transporteurs occasionnels. Ils interviennent lorsque les quantités à transporter sont faibles ou lorsque les marchandises passent d’un marchand en gros à un détaillant ou à un particulier. Ils sont d’autant plus actifs que les lieux de stockage des vendeurs sont éparpillés. À Rennes, Thouault, marchand et hôte à La Descente de Normandie puis à La Tour d’Argent, ne dispose pas de suffisamment de place dans l’écurie qui lui sert de magasin au bas des Lices et n’a d’autre choix que d’entreposer ses sardines ailleurs120. Durant le carême 1763, il dépose donc plusieurs barils chez des laboureurs installés dans les faubourgs de la ville. C’est là que les clients viennent sceller leur marché. L’affaire conclue, le transport est assuré par un charretier ou le laboureur qui assure le stockage. Alexis de La Gué, du Petit Sévigné, témoigne qu’il a « luy meme porté [de la sardine] plusieurs fois chez lesd. Cahelle et femme et que même ils la mettoient a descendre dans une cour ou jardin le long d’une échelle et que lors de la dernière livraison ils conduisirent tout ce qu’il restoit de sardinne dans le magasin ches led. Cahelle et femme ». Mais l’acheteur peut se charger lui-même du transport. Cahelle, sa femme et ses enfants doivent à plusieurs reprises « rouller des barils de sardinne » depuis le magasin de Thouault. Alimentant le commerce des sardines à Rennes pendant le carême, ce dernier anime plus largement le commerce au détail du poisson. Une partie de son stock est vendue à des poissonnières, des « marchandes de denrées » et des regrattières. Les quantités débitées sont modestes. Ces marchandes achètent par lots, pour un montant de 20 à 30 livres et très souvent à crédit121. De son côté, la femme de Thouault fait vendre par « ses poissonnières » du saumon que son mari fait venir des « alentours du Mont-Saint-Michel » par un « homme à cheval » ou le messager d’Avranches.

45Les denrées qui doivent être transformées sont aussi à l’origine de courts déplacements. Ce sont des bestiaux qui doivent être abattus, des grains que l’on doit moudre ou des pommes que l’on doit transformer en cidre. Ainsi, la circulation du bétail ne se limite pas au mouvement de la campagne vers les centres urbains. Une fois tués dans une arrière-cour urbaine, les bestiaux passent entre les mains de différents intermédiaires. Ils sont vendus entiers ou par moitié à des bouchers qui les débitent au détail. Dans le même esprit, la mouture des grains donne lieu à des mouvements incessants entre les boulangeries et les moulins. Les enquêtes consulaires montrent que le meunier et le « serreur » du moulin sont des transporteurs privilégiés. Le trajet s’effectue à dos d’animal, par « somme », à raison d’une ou deux sommes à la fois122. L’approvisionnement en cidre des débitants de boisson fait intervenir d’autres acteurs. C’est autour des pressoirs que se jouent leurs affaires. Une fois les pommes pressées, leur jus peut être revendu sur le champ. Le transport des fûts chez les acheteurs est alors assuré par des jardiniers ou des particuliers présents sur place. À Rennes, en 1751, après avoir utilisé un pressoir du Champ Dolent, Maisonneuve vend par exemple deux barriques à une voisine, Marianne Quintet, qui les fait mener chez elle avant de les revendre elle aussi123. Le transport des barriques s’effectue à pied. Elles sont roulées sur le pavé, de rue en rue.

46Payées à la tâche, ces « petites mains » du transport sont essentielles à la circulation des marchandises et plus généralement au fonctionnement du commerce urbain. Mais les ventes de denrées s’effectuent parfois sans qu’aucun transporteur n’ait besoin d’être appelé. Certains marchands, tout juste acquéreurs de marchandises, les revendent sur le champ sans qu’elles n’aient quitté le magasin où elles étaient initialement entreposées. Cette pratique semble courante pour le beurre et les produits ultramarins124. À Paimboeuf en 1781, le marchand épicier nantais Du Cellier propose ainsi à un particulier une partie des 12 sacs de café qu’il vient d’acheter. La transaction s’effectue alors même que les deux hommes sont encore dans la boutique du grossiste à qui Du Cellier vient d’acheter le café. Et devant ce dernier, Du Cellier n’hésite pas à faire monter les prix. Lui qui vient d’acheter son café à 14 sous la livre, le propose à 18 sous la livre à la revente125. Le jeu de l’offre et de la demande joue ici pleinement et l’augmentation des prix pratiquée par Du Cellier ne paraît nullement heurter les différents acteurs présents, pas même le marchand de Paimboeuf. Ce dernier n’a d’ailleurs plus suffisamment de stock pour pouvoir espérer satisfaire le client de Du Cellier. Les denrées peuvent donc passer de mains en mains sans être déplacées. Leur revente rapide permet d’économiser des frais de transport et contribue à accélérer le rythme des transactions. Le temps de la circulation ne correspond pas au temps des affaires, bien plus rapide. Sans bouger, les marchandises peuvent également prendre de la valeur.

47Nombreux, les acteurs du transport de denrées affichent des profils très différents. Si certains se contentent du transport comme d’une activité complémentaire et se limitent à l’acheminement des denrées à l’échelle locale, d’autres ont fait de cette activité leur profession et assurent des approvisionnements plus lointains. Dans tous les cas, la fréquentation des auberges semble incontournable.

Entre l’aubergiste et le roulier, l’auberge

49Lieux de restauration pour les rouliers, les auberges se doivent de proposer un hébergement à ces hommes de la route, une écurie pour leurs chevaux et une cour pour leur charrette. À Rennes par exemple, l’auberge du Bout du Monde tenue par Jean Adam est une étape pour beaucoup d’entre eux. Elle s’organise autour d’une cour qui s’ouvre sur la rue, selon un schéma commun observé par Fabrice Vigier à Niort et à Poitiers127. L’auberge dispose d’une grande écurie et d’un magasin permettant d’abriter les carrosses et les charrettes des rouliers128. Elle compte deux salles pour accueillir ses clients, avec respectivement un et deux lits. À cette pièce de réception s’ajoutent une cuisine, un cabinet et sept chambres disposant d’un à quatre lits chacune129. Les rouliers empruntant régulièrement les mêmes routes ont leurs habitudes dans les auberges. Dans la deuxième moitié du xviii^e siècle, Le Griffon, Le Grand Turc et La Tour d’Argent font partie des établissements rennais très fréquentés130. Aussi, lorsque Jean Teisseidre Le Jeune, de l’auberge de La Belle poule à Morlaix, écrit au Rennais Berthou pour lui demander de lui faire passer deux balles de couverture de Reims, il énumère logiquement le nom des auberges où il peut trouver les rouliers qui effectueront le transport jusqu’à Saint-Brieuc131.

50Les auberges sont également des lieux où les rouliers peuvent trouver facilement crédit auprès du tenancier. À Landévant, à 25 kilomètres à l’est de Lorient, le bilan de l’aubergiste Étienne Roucaud traduit l’importance des crédits accordés à certains rouliers. Deux Normands lui doivent ainsi près de 2 200 livres, soit plus de 60 % du total des créances qu’il a accordées132. Les montants indiqués laissent penser qu’ils ne concernent pas de simples frais d’hébergements. Les dettes pour pension s’élèvent généralement à une quarantaine de livres, une centaine au maximum, mais jamais au-delà133. Peut-être s’agit-il de prêts d’argent ou de la vente de chevaux. Dès lors, la figure de l’aubergiste dépasse celle du simple tenancier. Il est un banquier au service du monde du roulage. La volonté de rentabiliser leur auberge incite par ailleurs ces acteurs à se lancer dans d’autres activités. Beaucoup sont marchands, certains cumulent leur activité d’hôte avec celle de fermier, sous-fermier des messageries ou de relais de poste134. Mais les auberges sont aussi des lieux clés du commerce : des informations y circulent, des arrangements s’y opèrent.

Des lieux d’information et d’arrangements

51On a vu précédemment que les auberges pouvaient servir de lieu de transbordement des marchandises lorsque les trajets à effectuer sont longs, l’opération étant dans ce cas supervisée par un marchand135. Elles sont aussi des espaces de négociation pour les rouliers qui cherchent à y échanger des cargaisons et redoublent parfois d’efforts pour y parvenir136. En 1766 à La Gravelle, aux portes de la province, deux rouliers de Saint-Malo « chargés pour Paris » et descendus au Roy d’Espagne, se rendent à l’auberge des Trois Roys où sont installés Verron et Bidon, leurs confrères d’Alençon137. Ils leur proposent un marché : prendre en charge la cargaison qu’ils conduisent à Brest et leur laisser leur chargement pour Paris moyennant un accord financier et un échange des lettres de voitures. Cette offre des deux hommes ne tient pas au hasard. Traversant Rennes, les Malouins se sont en premier lieu rendus chez Le Prieur, un commissionnaire de roulage, afin de connaître les mouvements des voitures et l’opportunité de « s’arranger ensemble » sur l’une d’elles138. Le Prieur leur propose de « s’arranger » sur une voiture venant d’Alençon pour laquelle il dispose d’une lettre « pour vendre la voiture ». Les discussions entamées entre le commissionnaire et les rouliers n’aboutissent pas, les rouliers refusant les prix proposés. Le Prieur leur suggère donc de se rendre à La Gravelle pour négocier directement avec les rouliers en question. La négociation n’y est guère plus concluante. Aucun accord sur le prix de la voiture n’est trouvé entre les deux parties. Les Normands préfèrent poursuivre leur trajet jusqu’à Rennes où ils espèrent tomber d’accord avec d’autres transporteurs. Dès lors, les Bretons sont contraints de continuer vers Paris. Cette affaire, bien qu’isolée dans les sources, alimente l’idée selon laquelle les rouliers n’effectuent pas systématiquement le trajet mentionné sur leur lettre de voiture. La lettre – et donc le transport des marchandises – peut être vendue et passer entre plusieurs mains avant d’arriver à destination. Rien n’indique toutefois la fréquence de ces démarches. Seule leur pérennité dans le temps est attestée par des documents ultérieurs. En 1811, le maire de Châteaubriant précise en effet que lorsque les voituriers de sa ville ont des expéditions à réaliser au-delà des principales cités qu’ils fréquentent – Rennes, Nantes, Angers, Laval – « ils trouvent [dans celles-ci] les agents ou courtiers de roulages qui les déchargent et font les expéditions ultérieures par arrangement139 ». Grâce à des bureaux de roulage bien informés et aux points de rencontre que sont les auberges, les rouliers parviennent donc régulièrement à limiter les distances qu’ils doivent parcourir.

⁂

52À l’heure de l’informatisation et de l’instantanéité du commerce, alors que les temps de l’achat et de la livraison des marchandises tendent à se contracter toujours davantage, cette immersion dans le monde du transport terrestre montre que les rouages de cette activité sont, au xviii^e siècle, globalement fluides. Si l’on est encore loin du conteneur et des cartons aux tailles standardisées, les marchands, en conditionnant convenablement les marchandises et en choisissant des voituriers de confiance, parviennent à minimiser les risques des trajets. Malgré tout, et quand bien même les navigants font grimper les tarifs du fret ou que le prix des assurances s’élève, la voie maritime reste la plus avantageuse. En dépit d’une indéniable amélioration du réseau des voies terrestres et fluviales, les modes de transports restent peu flexibles. Sur terre, les déplacements demeurent lents et coûteux. Dans ce contexte, la logistique du roulage se professionnalise. Alors que le conditionnement des marchandises, du moins pour les denrées livrées en gros, est confié à des professionnels de l’emballage, la présence des voituriers au service d’une maison de commission ou de roulage témoigne d’une rationalisation de l’organisation des transports terrestres. Tout au long de la période, ces voituriers cohabitent avec un monde très divers de non-professionnels dont l’activité de transport n’est qu’une parmi d’autres. À ce monde bigarré du transport dont les activités se juxtaposent et s’opèrent à des échelles différentes, répond un monde marchand tout aussi disparate, dont les pratiques sont fonction de l’importance des affaires et du type de commerce effectué.