Le maillage des foires et des marchés

5Dans son ouvrage désormais classique sur les foires et marchés, Dominique Margairaz rappelle qu’il n’existe pas, pour l’Ancien Régime, d’état général de ces lieux de commerce8. Seuls des recensements, fréquemment limités à l’échelle d’une généralité, permettent de dresser la carte de ces réunions. En Bretagne, à la suite du mémoire de l’intendant Des Gallois de la Tour de 1733, qui dresse un portrait de l’économie de la province9, les consultations menées dans la deuxième moitié du siècle ont pour objectif d’identifier les lieux de vente des grains, leurs dynamiques et les droits qui s’y lèvent. L’enquête de 1764 présente un tableau des 127 villes et bourgs autorisés à vendre des grains dans des halles ou sur une place de marché, quand celle de 1779-1780 décrit le semis des foires, mais concerne quelques subdélégations seulement10. Le premier recensement exhaustif n’intervient qu’en 1793-1794 à la demande des autorités révolutionnaires et à une période où la création des foires et marchés se libéralise. Pour l’ensemble du pays, ce relevé indique les lieux de foires et de marchés en précisant leur date et leur fréquence11. Les foires apparaissent plus nombreuses dans l’Ouest, notamment en Bretagne, où leur implantation répond à la dispersion de l’habitat. Mais plus que le semis des foires, c’est la fréquence des rendez-vous qui diffère. Elle est plus régulière en Basse-Bretagne que dans le reste de la péninsule. Très souvent, ces assemblées, principalement animées par la vente des bestiaux, ne durent qu’une journée et ont lieu tous les mois. Elles sont un point de rencontre régulier et indispensable pour les marchands et les paysans, alors qu’aucune autre structure de vente n’existe par ailleurs pour ce type commerce. Les foires les plus importantes, tant par leur durée que par leur réputation, se tiennent également dans cette zone d’élevage. Les almanachs royaux comme les correspondances de l’intendant mentionnent tout au long du siècle la notoriété des réunions de Carhaix, Tréguier et Pontivy, dont le dynamisme est assuré par les transactions de bovins et de chevaux, mais dont la renommée reste bien inférieure à celle de Guibray dans la Normandie voisine12. En Haute-Bretagne, les communes se contentent en général de cinq foires annuelles. Au sein de cet ensemble, Nantes, Rennes et Dinan accueillent les réunions les plus réputées.

6Parallèlement, les marchés les plus fréquents ont lieu dans les centres urbains les plus peuplés, comme Rennes ou Nantes, et sur les côtes qui, jalonnées de petits ports, accueillent des densités de populations élevées13. D’autres réunions dynamiques se tiennent aux frontières de la province, à Vitré et à Fougères par exemple. Les données de l’enquête de 1793 montrent que le semis des marchés, bien que moins dense que celui des foires, se superpose en partie à ce dernier. Dans tous les départements étudiés, plus des deux tiers des lieux de marché sont aussi des lieux de foire. Ce pourcentage s’élève à 95 % et plus dans les départements des Côtes-du-Nord, du Finistère et de Loire-Inférieure. En revanche, les lieux de foire disposant d’un marché sont proportionnellement moins nombreux. C’est le cas dans le Finistère et en Loire-Inférieure où le semis de ces réunions est très dense. Les pourcentages font ici écho à ceux du royaume où à peine la moitié des villes de foire possèdent également un marché14.

7Plus ou moins régulièrement répartis dans l’espace, ces foires et marchés bretons répondent avant tout aux besoins du quotidien et s’inscrivent dans des filières courtes de distribution des denrées.

Carte 2. – Nombre de foires par commune en 1793.

Carte 3. – Nombre de marchés par commune en 1793.

8Dans une province majoritairement rurale, l’implantation et la fréquence des foires et marchés sont d’abord guidées par la nécessité d’approvisionner les habitants, les urbains en premier lieu, qui ont moins facilement recours à l’autoconsommation que les ruraux. La ville et sa population nombreuse sont donc un débouché privilégié pour les produits agricoles et une opportunité commerciale pour les ruraux cherchant à vendre leurs surplus. Avec respectivement 30 000 et 80 000 habitants environ à la fin du xviii^e siècle, Rennes et Nantes comptent logiquement des réunions commerciales pluri-hebdomadaires15. Dans le même temps, les blatiers sillonnent les marchés des alentours pour assurer les provisions en grains des citadins. Ces « marchés-relais » ou « marchés-collecteurs », pour reprendre les mots de Dominique Margairaz, forme un réseau de marchés totalement intégré à la ville et leur dynamisme ne se comprend qu’au prisme des centres urbains qu’ils nourrissent16.

9Mais si la proximité d’un grand centre urbain confère un certain dynamisme, voire une raison d’être aux marchés des campagnes situées entre la Vilaine et la Loire, cette vitalité est équivoque. La ville est aussi celle qui confisque les espaces qui l’entourent en n’y admettant aucun marché d’importance. « L’aire réservée » de Nantes est ainsi très large. La capitale économique de la Bretagne, qui ne bénéficie pas d’un arrière-pays céréalier productif, engloutit les excédents de toutes les subdélégations qui la bordent17. En outre, elle s’arroge les surplus des marchés aux grains de plusieurs subdélégations de l’évêché de Vannes. Les grains, expédiés par la mer, alimentent la ville et son commerce18. Cette aire d’approvisionnement s’élargit lorsque la conjoncture est mauvaise. Dès lors, c’est toute la Basse-Bretagne qui entre au service de la cité ligérienne. La domination rennaise est moins écrasante. Son « aire réservée » s’étend sur une vingtaine de kilomètres, où aucun marché aux grains « considérable » ne se tient. Au-delà, six subdélégations fournissent régulièrement la ville. Lorsque la conjoncture est défavorable, de la farine est acheminée de Normandie19.

10Parallèlement à cette confiscation des grains par les principaux centres urbains, la dispersion de l’habitat contribue à multiplier les points d’échanges dans les bourgs de la province. Les pancartes, les enquêtes consulaires et les procès-verbaux de police ne laissent planer aucun doute sur l’importance de ces rendez-vous vers lesquels convergent les ruraux au terme, en moyenne, d’une demi-journée de trajet20. Les marchés et les foires sont souvent modestes et la nature des ventes y est sensiblement la même21. Si quelques marchés, comme celui de Bécherel, sont spécialisés dans la vente de fils ou de chevaux, le débit des grains, des bestiaux et des menues denrées domine les échanges22. À Bréal, au sud de Rennes, on vend « toutes sortes de bestiaux, grains, fils et autres denrées » ; à Callac, près de Guingamp, des « seigle, avoine, bled noir, beurre, peu de volailles, beaucoup de bœufs, vaches, peu de chevaux, de grosses toiles et de grosses étoffes » ; à Gouesnou, aux portes de Brest, sont écoulés quelque « bestial, mercerie, bassins, pots et autres menues denrées propres au paysan », tandis qu’à Pleuven près de Quimper, on marchande des « légumes et environ vingt-cinq barriques de cidre23 ». À Carhaix, l’abondante garniture des halles les jours de marché souligne l’importance de ces réunions pour les habitants. Les grains qui y sont vendus viennent de paroisses avoisinantes comme éloignées d’une trentaine de kilomètres, alors que les étals des bouchers sont régulièrement combles « de toutes sortes et espèces de viande de boucheries24 ».

11Outre cette logique d’approvisionnement de la population, l’analyse des structures seigneuriales, effectuée par Michel Duval, montre que le maillage des réunions commerciales bretonnes est issu de la réorganisation des justices seigneuriales sous le règne de Louis XIII. Les foires ont suivi leur déplacement vers les chefs-lieux des nouvelles châtellenies où sont établies des polices seigneuriales25. L’observation des données du recensement de 1793 confirme en partie cette centralisation : près de la moitié des foires ou davantage – excepté en Loire-Inférieure – et plus de deux tiers des marchés se tiennent dans le chef-lieu de canton. Dans le même temps, certaines réunions ont été relocalisées vers des points de passage fréquentés. Les sièges d’étapes, les espaces faciles d’accès ou passagers comme les ponts et les gués sont préférés aux lieux de pardons et aux chapelles.

12Le portrait des lieux du commerce périodique nous a donc permis d’engager l’analyse du commerce alimentaire breton mais, à ce stade de l’étude, le tableau reste incomplet. Il ne dit rien sur la fréquentation effective des foires et des marchés, ni sur les lieux permanents du commerce que sont les boutiques. Recenser les marchands est donc indispensable pour présenter un panorama plus complet des pôles du commerce alimentaire breton.

L’implantation des marchands

13L’enquête de 1767 sur les métiers qui ne sont pas en jurande, particulièrement bien renseignée pour la Bretagne où, rappelons-le, l’exercice de la plupart des métiers est libre, permet d’avoir une vue d’ensemble sur la présence marchande dans la province dans la deuxième moitié du xviii^e siècle26. Dénombrant les acteurs du commerce des paroisses de 250 feux et plus, soit 290 localités comptant plus de 1 000 habitants27, elle offre, de fait, la possibilité de différencier la centralité et la spécialisation des pôles commerciaux.

14Toutefois, aussi prometteuses soient-elles, les données de cette enquête restent géographiquement incomplètes et doivent être analysées avec le sens critique nécessaire, tant les appellations varient, tant l’exercice d’une profession peut différer d’une ville à un bourg, de même que le niveau d’affaires des acteurs. La dénomination d’épicier est sans doute celle qui prête le plus à discussion. Bien des ruraux sont qualifiés comme tel mais sont en réalité « vendeurs de tout » ou cumulent cette activité avec une autre : ils débitent des marchandises d’épicerie, mais sont aussi – et peut être parfois surtout – vendeurs de quincaillerie, de mercerie, de poterie, de faïence, de sabots, de beurre ou encore de menues denrées, ce dont témoignent les termes employés dans l’enquête. Dans le même esprit, certaines professions ne sont exercées que ponctuellement et n’impliquent pas la présence d’une boutique permanente. L’enquête précise ainsi, dans certaines paroisses, que tel boulanger ne fabrique du pain qu’une fois par semaine pour le vendre uniquement le dimanche ou le jour du marché. En dépit de ces limites, cette enquête n’en reste pas moins un outil de travail exceptionnel pour comprendre l’organisation du commerce breton et dresser un tableau de la répartition des métiers dans la province, particulièrement en milieu rural. En effet, seules une vingtaine des paroisses de l’enquête, celles qui envoient un député aux États de Bretagne, qui sont reconnues comme villes par l’État et disposent d’un ou plusieurs marchés hebdomadaires, répondent véritablement à l’appellation de centre urbain. Le recensement de 1793, quand bien même est-il plus tardif que notre enquête et fait rarement la distinction entre population de la commune et population du bourg, ce qui rend délicat la distinction entre les communes rurales et les communes urbaines, confirme ce tableau28. Sur les 290 localités dénombrées, 49 comptent plus de 3 000 habitants en 1793, 56 comptent entre 2000 et 3000 habitants, 102 entre 1000 et 2000 habitants et 68 moins de 1 000 habitants. Notons enfin que 15 lieux indiqués ne sont pas considérés comme des municipalités en 1793.

15Le premier constat qui émerge est la solide présence des acteurs du commerce alimentaire dans la province, puisqu’ils sont en moyenne 4,8 dans les localités de moins de 1 000 habitants où ils exercent notamment une profession liée à la restauration. Ainsi, 80 % des localités de moins de 1 000 habitants disposent à tout le moins d’un cabaret ou d’une auberge. Cependant, nous considérerons essentiellement ici d’autres détaillants particulièrement représentatifs du commerce alimentaire : les boulangers, les bouchers et les épiciers. Les deux premiers travaillent au service d’un approvisionnement local et disposent ou non d’une boutique – ce que l’enquête ne précise pas –, quand les derniers sont des revendeurs intégrés dans des réseaux commerciaux différents, souvent plus lointains. Leur présence est liée à l’importance de la population mais illustre aussi le degré d’ouverture et le rayonnement de la localité où ils sont établis.

16Les boulangers sont les agents du commerce alimentaire les plus présents dans la province. Au total, l’enquête recense 775 individus dont 209 femmes, répartis dans 108 des 290 localités, soit 37 % d’entre elles. À quelques exceptions près, leur présence est proportionnelle à la population. Ainsi, seules 26 % des paroisses de moins de 1 000 habitants comptent un ou plusieurs boulangers – généralement un ou deux à l’exception de Saint-Renan aux portes de Brest, qui en compte 14 –, contre 75 % des paroisses de plus de 3 000 habitants29. Au sein de cet ensemble de grandes disparités se font jour tant sur le plan du nombre, du chiffre d’affaires des acteurs que de la qualité de leur production. Ainsi et sans surprise, les boulangers des deux plus grandes villes de la province – cités dans l’enquête quand bien même le métier y est en jurande – sont les plus nombreux et affichent le niveau d’affaire le plus élevé. À Rennes, « les membres de cette communauté sont aisés », à Nantes un tiers d’entre eux le sont. À l’opposé, dans les campagnes, le métier fait parfois péniblement vivre ceux qui l’exercent. L’implantation d’une localité le long d’une voie de communication fréquentée permet néanmoins de maintenir l’activité. C’est le cas à Bannalec, bourg de 4 800 habitants situé le long de la route de Poste entre Quimper et Quimperlé, où les 8 boulangers confectionnent du pain « pour vendre aux passans » et « aux paysans le dimanche ». Malgré tout, quatre des huit artisans de cette localité sont qualifiés de « pauvres ». À quelques kilomètres de là, plus au sud, les boulangers de Moëlan (3 103 habitants) pâtissent en revanche de la localisation du bourg. Les deux boulangères « ne cuisent que peu de pain pour vendre aux paisans le dimanche ; le bourg de Moëlan n’est sur aucun passage ». Dès lors, le cumul d’activités peut être nécessaire et le métier de boulanger ne passer qu’au second plan. Ainsi, à 14 reprises, l’enquête associe le métier de boulanger à une autre activité. Elle est parfois proche de la boulangerie ou complémentaire de celle-ci lorsqu’il s’agit de l’exercice d’un métier de bouche ; elle s’en éloigne parfois totalement lorsque le boulanger est aussi menuisier, teinturier, marchand de sabots ou vendeur de merceries30. En outre, la qualité des produits débités fait écho à ces niveaux d’affaires. Dans les campagnes rennaises les modestes boulangers ne fabriquent que « de gros pains », certains, comme à Combourg, ne vendant que du pain noir.

17Les bouchers exerçant librement leur profession sont une autre cohorte d’acteurs importants du commerce alimentaire dévoilés par l’enquête. Ils sont les plus nombreux puisque nous relevons 960 individus au total. Ils sont présents dans 94 localités – Rennes, où ce métier est en jurande, est absente de ce relevé – soit 30 % des lieux de l’enquête, avec une fois encore de grandes variations. De même que pour les boulangers, leur implantation est d’abord liée à la population. Quand 13 % seulement des localités de moins de 1 000 habitants bénéficient de la présence d’un boucher, 67 % des paroisses de plus de 3 000 habitants en disposent. Aussi, sur les 20 localités comptant 10 à 99 bouchers, 15 affichent plus de 3 000 habitants ; la ville de loin la mieux dotée est Nantes, puis viennent Guingamp, Morlaix, Brest, Landerneau et Lannion, des cités du nord de la province, où l’élevage est très présent. À l’opposé, 55 localités comptent 1 à 4 bouchers et, dans ce cas de figure, la présence de femmes est rare. Au plus, retrouve-t-on une bouchère lorsque la paroisse compte déjà plusieurs professionnels. De même que le métier de boulanger, celui de boucher est régulièrement combiné avec une autre activité, souvent liée au travail de la terre ou à un métier du prêt-à-manger31. Ici encore, le cumul est nécessaire car l’exercice de la profession, qui n’implique d’ailleurs pas toujours la vente des bestiaux tués, reste intermittente, d’autant plus que les bouchers ne tuent pas tous les types animaux. L’enquête précise par exemple qu’à Tréfumel, paroisse de 510 âmes de la subdélégation de Montauban, les deux bouchers « tuent vaches et cochons le temps de la tuaisons, [et sont] sans commerce le reste du tems ». Ils s’emploient alors comme « journaliers pauvres », l’un manquant de tout et « le second chargé d’enfants réduits à mandier leur pain ». À Broons, une vingtaine de kilomètres plus à l’ouest, les bouchers « sont des bouchers de mauvais moutons et de brebis, il ne tue ny beuf, ni veau ». Dans le même esprit, le boucher d’un bourg voisin, « tue au samedy la viande qu’il espere vendre le dimanche, au reste est laboureur ». Figures d’un commerce d’abord local, les boulangers et les bouchers nous permettent de compléter notre analyse des lieux du commerce. Au total, 65 des 290 localités de l’enquête, soit 22 % d’entre elles, disposent à la fois au moins d’un boulanger et d’un boucher et plus des trois quarts sont des paroisses de plus de 2 000 habitants.

18L’étude de la localisation des épiciers permet de complexifier l’analyse. Si ces boutiquiers destinent leurs produits à la population locale, ils sont aussi plus régulièrement en contact, de par la nature et la variété des marchandises qu’ils débitent, avec différents fournisseurs et disposent de fait d’un réseau relationnel parfois étendu – l’appel à un grossiste commerçant plusieurs types de denrées permettant néanmoins de limiter le nombre de fournisseurs. Déterminer la localisation des épiciers permet donc de mieux cerner les fonctions des localités et de les hiérarchiser. Toutefois, la profession d’épicier est sans doute celle dont il est le plus difficile de cerner les contours et il n’est pas certains que tous les acteurs qualifiés comme tels débitent des denrées alimentaires. Néanmoins, le fait de qualifier ces marchands d’épiciers témoigne de l’existence d’une demande de ce type de produits parmi lesquels figurent les denrées ultramarines que sont le sucre, le café, le thé ou encore le chocolat. On relève la présence d’au moins un épicier dans 57 paroisses, soit 20 % des localités de l’enquête. La mention d’épicier, sans association avec une autre activité n’est cependant indiquée que dans 22 de ces paroisses et concerne 422 individus dont un tiers sont des femmes. Parallèlement, nous relevons une trentaine d’appellations différentes indiquant que le marchand combine la vente d’épiceries avec d’autres marchandises, ce cumul concernant 421 individus. La répartition de ces acteurs répond une fois de plus à celle de la population, mais les données se démarquent de celles obtenues pour les bouchers et les boulangers. Ainsi, seules 23 des 49 localités de la province comptant plus de 3 000 habitants (47 %) disposent d’au moins un épicier, mais 11 d’entre elles comptent plus de 20 marchands. Il s’agit des villes les plus actives et les plus peuplées, avec une population aisée, comme Nantes, Brest et Morlaix32. Ces marchés de consommation dynamiques sont par ailleurs des lieux de foires et marchés qui députent aux États de Bretagne et des chefs-lieux de subdélégation. De manière plus générale, les trois quarts des localités recensant des épiciers sont des chefs-lieux de subdélégation, qui sont souvent aussi des chefs-lieux de juridiction et toujours des points de passage bien connectés au réseau routier. La plupart des bourgs de moins de 2 000 habitants ne comptent quant à eux aucun épicier. En effet, seules 20 des 170 localités de l’enquête de cette taille, soit 12 % d’entre elles disposent d’au moins un épicier33. Le profil de ces paroisses est varié, mais 12 sont des pôles d’activité locaux et plus lointains, accueillant un marché hebdomadaire et une ou plusieurs foires annuelles et 7 sont des chefs-lieux de subdélégation. Dans ces bourgs, le nombre de marchands diffère considérablement, le trafic sans doute aussi. Les 58 marchands des paroisses de Rostrenen, Guémené-sur-Scorff, Audierne, Pont-Croix et Uzel sont les seuls à être uniquement qualifiés d’épiciers, les autres cumulant la vente d’épiceries avec un autre commerce. Hédé compte ainsi 3 « marchands de mercerie, clinquaillerie et épiceries » pour 800 habitants, La Roche-Derrien 11 « marchands d’épicerie et de mercerie » pour 1 094 habitants. La localisation de ces bourgs au sein du tissu économique breton explique en partie ce maillage commercial. Certains sont proches des principaux centres urbains dont ils bénéficient du dynamisme, d’autres sont situés le long de routes de circulation majeures comme Hédé entre Rennes et Saint-Malo, ou à proximité de pôles d’activité dynamiques, impliquant la présence de négociants, une clientèle solvable, potentiellement attirée par les produits ultramarins vendus par les épiciers et disposant du pouvoir d’achat pour se les procurer34. Ainsi, retrouver 15 épiciers à Uzel est peu étonnant au regard de l’activité toilière et de la présence de marchands négociants dans cette partie de la province, zone de production des toiles Bretagnes35. L’implantation des épiciers tient donc à plusieurs critères. Si la distribution de la population joue pleinement dans la répartition de ces derniers, l’accessibilité des lieux et leur profil économique sont d’autres données expliquant leur localisation.

19D’autres professions du commerce alimentaire répondent aux mêmes logiques d’installation, la population apparaissant toujours comme le premier critère expliquant leur présence. C’est par exemple le cas pour les professionnels de la préparation alimentaire : les charcutiers et les lardiers sont indiqués dans près de 10 % des localités de l’enquête, la moitié comptant plus de 3 000 habitants. De même, les pâtissiers et les traiteurs ne sont mentionnés que dans 6 villes où la population dépasse 3 000 habitants, leur nombre étant supérieur à 15 à Brest et Nantes36. Pareillement, les cafetiers sont mentionnés dans 4 villes seulement. Ils sont 6 à Nantes, 5 à Morlaix, 4 à Rennes et à Brest. Il faut y ajouter les acteurs lorientais et malouins qui n’apparaissent pas dans l’enquête, mais les registres de capitation confirment leur établissement dans ces villes à la même période. Si vendre du café en grains ou moulu est l’affaire d’épiciers urbains comme ruraux, débiter du café prêt à consommer, a fortiori dans un lieu de convivialité dédié, apparaît comme un fait essentiellement urbain et réservé aux plus grandes villes : ville parlementaire et aristocratique qu’est Rennes, villes commerciales et maritimes que sont Nantes, Lorient, Saint-Malo et Morlaix. On constate donc une polarisation des espaces commerciaux en fonction de la nature des biens proposés.

Carte 4. – Les logiques de localisation des acteurs du commerce alimentaire breton d’après l’enquête de 1767.

20Au bout du compte, les enseignements de l’enquête de 1767 sont donc nombreux. Le premier est sans aucun doute la difficulté de qualifier les marchands tant les indications des professions sont diverses et montrent que bien des acteurs pratiquent différentes activités, le commerce des denrées alimentaires n’étant que l’une d’entre elles. Le deuxième enseignement concerne les déterminants de l’implantation des marchands : la présence d’une population nombreuse et aisée, la localisation géographique et le dynamisme économique sont des données essentielles qui permettent de comprendre l’établissement des marchands, notamment de biens rares, et d’aboutir à une typologie des lieux du commerce alimentaire. On distingue les pôles majeurs dotés d’un équipement commercial complet, c’est-à-dire de foires, de marchés et de commerçants de toutes sortes. Il s’agit des principales villes de la province : Nantes, Rennes, Brest, Morlaix. Les pôles secondaires avec foire(s), marché(s), boulangers, bouchers et épiciers représentent de leur côté 8 % des localités de l’enquête et plus de 80 % d’entre eux sont des chefs-lieux de subdélégation, des villes administratives et de pouvoir, qui maillent avec régularité le territoire breton et sont stratégiquement situées sur le réseau routier. Viennent ensuite les pôles d’activités locaux dotés au mieux d’une ou de plusieurs foires modestes, et au moins d’un boulanger et/ou un boucher. Au-delà de ces éléments, d’autres critères sont à l’œuvre pour différencier les pôles de commerce et en mesurer l’influence.

Le poids de l’État royal dans la polarisation de l’espace

24Province « réputée étrangère » à l’espace douanier français et tardivement rattachée au royaume, la Bretagne connaît une situation fiscale avantageuse tout au long de l’Ancien Régime. Pour autant, elle n’échappe pas à l’affermissement de la centralisation du pouvoir à la fin du xvii^e siècle. Désormais dotée d’un intendant, elle doit composer avec des évolutions douanières qui pèsent particulièrement sur ses ports.

25De fait, le développement de l’État mercantiliste marque profondément l’évolution des littoraux qui deviennent des interfaces économiques entre le marché national protégé et le marché international. Avec l’extension à la province des tarifs douaniers, le littoral de la péninsule se veut un espace moins ouvert, surveillé par les agents de l’administration des Fermes41. En outre, l’État royal étend son contrôle sur les ports en limitant le trafic de certains d’entre eux. La législation sur le commerce des grains contribue par exemple à privilégier les ports qui obtiennent le droit de transporter des grains hors de la province et ceux qui bénéficient de l’installation d’un bureau des ports et havres42. Les dispositions législatives de la seconde moitié du xviii^e siècle vont dans le même sens. Après l’arrêt du conseil sur la liberté du commerce des grains de 1763, celui du 14 février 1773 permet aux seuls ports où sont implantés les sièges d’amirauté d’effectuer librement des transports de grains vers une autre province. Leur nombre étant jugé insuffisant au regard du commerce effectué, il est rapidement revu à la hausse. Le Port-Launay près de Châteaulin, Lorient, Paimpol, Bourgneuf et La Roche-Bernard s’ajoutent donc à Brest, Morlaix, Nantes, Quimper, Saint-Brieuc, Saint-Malo et Vannes43.

26Le régime des expéditions de grains vers l’étranger suit cette logique. Les interdictions et les autorisations d’exportations, qu’elles soient partielles ou totales, jalonnent le xviii^e siècle. En 1720, seuls Saint-Malo, Le Légué (Saint-Brieuc), Pontrieux, Morlaix, Vannes, Hennebont, Quimper, Quimperlé, Brest, Nantes et Paimboeuf obtiennent dans un premier temps la permission d’expédier des grains hors des frontières. Puis, Audierne, Pont-Croix, La Roche-Bernard, Auray, Lannion, Tréguier, Dahouët, Pont-l’Abbé et Pénerf viennent compléter cette liste, qui évolue au gré de la conjoncture. Redon, Binic et Portrieux s’y adjoignent parfois, tandis que les mauvaises récoltes, les crises frumentaires et les conflits avec l’Angleterre conduisent à des restrictions, voire à des interdictions d’exportation44. La guerre de Sept Ans contribue ainsi à freiner la sortie des grains. En 1764, l’exportation des froments, des seigles, des méteils et des farines est limitée aux seuls ports de Morlaix, Saint-Malo, Brest, Port-Louis, Nantes et Vannes45. Les mauvaises récoltes des années suivantes proscrivent quant à elles toute exportation et conduisent à des interdictions successives jusqu’au milieu des années 177046. De fait, ces dispositions contribuent à hiérarchiser les unités portuaires. Dans le Sud de la Cornouaille, la domination de Quimper sur Pont-l’Abbé se construit au gré des arrêts royaux. Contraint de constituer des cargaisons inférieures à cinquante tonneaux et effacé de la liste des ports autorisés à exporter des grains dès les années 1750, Pont-l’Abbé doit concentrer son trafic sur un espace géographiquement limité. Il se met partiellement au service de Quimper dont il est le premier fournisseur de grains47.

27L’implantation des marchands de grains dans l’enquête de 1767 fait écho à cette organisation portuaire bretonne. Ils sont 103 à être recensés dans 25 des 290 localités de l’enquête, soit 8,5 % d’entre elles. Parmi eux, 81 semblent spécialisés dans la vente de grains, quand plus d’une vingtaine la combinent avec un autre produit, celui-ci variant au gré des productions locales. À l’ouest de Rennes, les marchands vendent aussi du beurre, dans la subdélégation d’Ancenis, ils sont marchands de vin en gros ; d’autres sont encore marchands de farine, marchands de grains et légumes ou commissionnaire « d’autres denrées » sans que celles-ci soient précisées. Ces acteurs, points d’articulation entre les paysans qui vendent sur les marchés ruraux, les boulangers, les meuniers, les négociants des cités portuaires ou simplement les consommateurs, sont installés à proximité des principaux ports exportateurs et des centres urbains. Ils sont 41 dans la subdélégation de Brest, 4 dans celle d’Ancenis à l’est de Nantes, 17 dans la subdélégation de Nantes, 9 dans celle de Châteaubriant, 5 à Hennebont aux portes de Lorient, 2 à proximité de Morlaix et 4 à Quimperlé où l’enquête précise que les marchands sont « acheteurs des bleds pour l’exportation ». Plusieurs sont installés dans des paroisses où les marchés aux grains sont importants. On les retrouve à Lamballe tout près de Saint-Brieuc d’où les grains sont ensuite expédiés, à Montfort et Montauban, deux marchés au service de l’approvisionnement de Rennes, ainsi que dans la subdélégation de Châteaubriant entre Nantes et Rennes. Enfin, 9 blatiers sont mentionnés dans la subdélégation de Pont-Croix, port de chargement des grains et où se tient le marché de Pouldavid, qualifié de « marché considérable » par une enquête de 176448. Les données 1767 ne permettent pas cependant de déterminer le niveau d’activité de ces marchands et le panorama de cette activité reste incomplet car une grande partie des ventes s’effectue directement dans les greniers des particuliers. On imagine facilement néanmoins le va-et-vient de ces acteurs qui arpentent les routes bretonnes au service des consommateurs et du commerce de la province.

28Dans le même esprit, la redistribution des cartes du commerce ultramarin par l’État profite très inégalement aux ports bretons. Seule cité portuaire que le système de L’Exclusif autorise à recevoir des cargaisons antillaises entre 1674 et 1717, Nantes prend un avantage définitif sur les autres ports de la péninsule pour le trafic vers les Îles49. Le dynamisme de ses armateurs, dans un royaume où la demande en denrées exotiques ne cesse de croître, contribue à en faire une place essentielle de ce commerce aux côtés de Marseille, Bordeaux et Rouen-Le Havre ; en 1730, la ville réalise ainsi 44 % des importations du royaume. Néanmoins, cette position s’affaiblit fortement au cours des décennies suivantes puisque sa part dans les importations de produits ultramarins ne s’élève plus qu’à 16 % du total en 1786-1787. En valeur absolue, les cargaisons sont cependant toujours plus importantes jusqu’à la guerre de Sept Ans (1756-1763), qui perturbe les retours des Îles50. Elles se composent de six produits principaux, dont deux sont alimentaires : le café et le sucre51. À l’inverse de Bordeaux, qui reçoit principalement du sucre terré, c’est-à-dire semi-raffiné, le sucre brut est, en volume, le principal produit déchargé sur les quais de la Loire52. D’autres denrées alimentaires comme le cacao, le chocolat, le canefiche53, les citrons confits, les confitures, le gingembre, les noix de cajou, le sirop de mélasse et le tafia sont débarquées dans des quantités bien moins importantes. Une partie seulement de ces produits s’invite sur les tables du royaume, l’autre reprend la mer pour l’étranger. Nantes s’aligne ici sur les cités portuaires de la façade Atlantique. Selon Jean Tarrade, dans le courant des années 1780, le port de Bordeaux réexporte plus de 45 % des marchandises qu’il importe, Nantes plus de 14 % et Le Havre plus de 11 %54. Globalement, les réexpéditions suivent le rythme des importations et celui de la conjoncture, le trafic marquant un coup d’arrêt lors des guerres avec l’Angleterre55.

29Lorient connaît également un trafic exponentiel et une prospérité grandissante dès lors qu’elle reçoit, en 1734, le monopole de la réception des marchandises de la Compagnie des Indes. Elle devient une place d’échange incontournable pour les négociants bretons qui y achètent du thé, du café de Moka et de Bourbon lors des ventes de la compagnie à l’automne56. Dans le même temps, cette dernière s’approvisionne au sein d’un espace très large : des matériaux, des bestiaux, des vins, des eaux-de-vie, des chairs salées et des farines convergent de tout l’Ouest et au-delà pour la construction navale et l’avitaillement de ses navires57. Pour autant, la ville est avant tout une place de transit. Une fois débarquées, les marchandises ramenées des comptoirs reprennent la mer pour l’étranger. C’est le cas du thé qui, après avoir rejoint l’estuaire de la Loire, est largement réexporté58. En 1769, la dissolution de la Compagnie des Indes ne met pas fin au commerce lorientais. Alors que l’arsenal de la compagnie passe sous le contrôle de la Marine59, le port garde le monopole du désarmement des navires de retour des Indes jusqu’en 179060. Dans le même temps, le commerce privé prend le relais de la compagnie puis s’y ajoute au moment de la troisième Compagnie des Indes de 1785 à 179061.

30Faute d’être promus par l’État royal, d’autres foyers portuaires, au premier rang desquels Saint-Malo, voient le champ de leur négoce se réduire. Au début du xviii^e siècle, la cité n’est libre de pratiquer le commerce qu’avec l’Espagne et les Indes d’Amériques, ainsi que la pêche à la morue62. La dissolution de la Compagnie des Indes orientales de Saint-Malo en 1719 marque également un coup d’arrêt au dynamisme de la ville. Le trafic du café, initié dès 1708-1710 avec les premiers retours de Moka, avait pourtant fait souffler un vent de prospérité sur le port63. Entre 1710 et 1720, plus de quatre millions de livres de café étaient rapportées de Moka par les compagnies malouines, soit plus de 400 000 livres par an64. Néanmoins, le trafic ne s’arrête pas avec la dissolution de la compagnie. Le café de Moka compose l’essentiel des cargaisons de café jusqu’en 1731, mais il est ensuite supplanté par le café Bourbon, puis par celui des Antilles, débarqué sur les rives de la Loire65.

31Les mesures prises par l’État royal, qu’il s’agisse des droits de douane, des règlements ou des privilèges qu’il accorde, sélectionnent, hiérarchisent et réorganisent les liaisons maritimes. Elles débouchent sur une spécialisation de certains ports et contribuent à modifier leur influence. Le poids des taxes sur le rayonnement des foires et des marchés et sur la modulation de l’espace commercial est beaucoup plus incertain.

32Il est l’objet de débats récurrents chez les partisans du libéralisme pour qui les droits prélevés sur les foires et les marchés sont une cause de leur déclin66. Cette question devient une préoccupation de l’État royal qui multiplie les enquêtes dans la seconde moitié du xviii^e siècle. Il s’agit de contrôler la légalité des droits prélevés et d’évaluer leur coût sur les transactions. En 1755, le contrôle général des Finances ordonne donc une première enquête qui recense, dans quelques généralités dont la Bretagne, les montants du droit de mesurage sur les marchés aux grains67. Ceux-ci se révèlent variables, souvent limités, et principalement levés en argent68. Cependant, les nombreuses confusions émanant du document empêchent une réelle évaluation de son poids dans les échanges. Le droit de mesurage est régulièrement associé à d’autres prélèvements, tels que le droit de coutume69, le droit de boutique, d’étalage ou de hallage, dont l’influence sur l’attractivité d’une foire ou d’un marché est une fois encore difficile à évaluer. Finalement, seule la diminution du nombre des péages, dont la fiscalité est considérée comme un frein aux circulations marchandes, permet d’affirmer la diminution du coût des transactions70. Plus que les taxes prélevées lors des réunions marchandes, l’organisation du temps des échanges semble davantage expliquer la vitalité ou la fébrilité de certains territoires.

Les temps de l’échange

33À lire les almanachs royaux du xviii^e siècle, les plus grandes foires bretonnes s’organisent au gré des fêtes religieuses et selon un calendrier qui permet aux marchands de pouvoir se rendre successivement à ces différentes réunions commerciales71. Le 2 février, débute ainsi la foire franche de Nantes, qui dure 15 jours. Elle est suivie par celle de Rennes, qui se tient « du premier lundi avant le dimanche gras » jusqu’au « premier lundi de carême ». À la mi-carême s’ouvrent ensuite pour 15 jours les foires de Dinan et de Carhaix, cette dernière étant portée par l’élevage72. Celle de Pontivy, plus modeste, se tient quant à elle huit jours avant la mi-carême et dure une semaine. Les marchands peuvent donc profiter de cette rationalisation du temps des foires pour effectuer une tournée dans la province et gérer leurs crédits et leurs dépenses au fil des réunions. De fait, elles polarisent un espace très large mais celui-ci n’est que partiellement lié aux produits alimentaires. On y trouve à la fois des Bretons, de nombreux marchands de bestiaux normands et plus généralement des acteurs de tout le royaume, qui viennent y vendre leurs merceries, quincaillerie, broderies, draps ou dentelles73.

Carte 6. – Les foires des districts de Morlaix, Brest, Landerneau, Lesneven et Lannion en 1793 (données absentes pour le district de Carhaix).

34Cette gestion du calendrier se retrouve en partie seulement lorsque les réunions commerciales sont moins importantes. Dans les subdélégations du nord-ouest de la Bretagne, les foires, dont le maillage est très dense, ne sont pas organisées de façon à ce que chacune d’elles attire un public aussi large que possible. Un document de 1779 et le recensement de 1793 montrent, en dépit de divergences, une plus grande tenue des foires la première semaine de chaque mois, parfois le même jour, dans des paroisses qui, sans être contiguës, sont parfois très proches74. Cette concentration apparaît nettement aux alentours de Brest en 1793 où La Forest-Landerneau, Landerneau et Ploudiry accueillent leur foire mensuelle chaque premier mardi ou jeudi du mois. La fréquence des réunions dans la seconde partie du mois est plus inégale. Elles restent nombreuses au sud de Landerneau et aux alentours de Morlaix mais, pour cette zone, le jour de foire n’est pas toujours renseigné. Cette organisation du temps des foires est à mettre en relation avec la population qui vient y commercer : majoritairement des ruraux des alentours dont le temps de déplacement ne dépasse pas une demie ou une journée de marche. La tenue de plusieurs foires le même jour a donc peu de répercussions sur les échanges qui s’y effectuent. Seuls les marchands de bestiaux peuvent être contraints de choisir la foire où ils souhaitent se rendre. Au final, les séquences commerciales organisées, qui prennent en compte le déplacement des marchands et des marchandises, sont donc limitées75.

35Dans le même esprit, le calendrier des jours de marché ne semble pas spécialement pensé pour limiter la concurrence entre les villes et les bourgs qui les abritent, mais la distance entre les lieux de réunion est souvent suffisante pour qu’aucune compétition ne s’exerce. Dans le Trégor et sa périphérie, on note par exemple le faible nombre de marchés au début de la semaine76. Lanmeur, Pontrieux, Guerlesquin, Châtelaudren et Bourbriac sont les seuls bourgs animés par un marché le lundi. Il faut attendre le mardi et la tenue des marchés de Pluzunet – qui disparaît dans la deuxième moitié du siècle – et de Guingamp pour que s’anime le cœur du territoire. Le mercredi, Vieux-Marché, Morlaix, Plestin, Tréguier et Paimpol doivent sans doute se partager leur clientèle, tandis que le jeudi, Lannion, Belle-Isle-en-Terre, Lézardrieux77, Morlaix, Binic et Guingamp accueillent à leur tour un marché. Le vendredi, le Trégor est alimenté par La Roche-Derrien et Lanvollon, mais encore, d’après le recensement de 1793, par Bégard et Lanmeur. Le samedi enfin, les marchés dessinent un quadrilatère délimité par les périphéries du Trégor. Dans cette zone où la densité de population est forte, les marchés, dont le nombre évolue peu, sont donc suffisamment éloignés pour que lorsque deux d’entre eux se tiennent le même jour, l’un n’empiète pas sur le dynamisme de l’autre. Leur aire de rayonnement respective s’élève à une dizaine de kilomètres et ne dépasse sans doute pas la moyenne de quatre lieues calculée par Dominique Margairaz pour les marchés élémentaires. Cette polarisation est par ailleurs probablement modifiée lors des nombreux jours de foires de la région78.

Carte 7. – Les marchés du Trégor au xviii^e siècle.

36La situation est différente dans l’évêché de Rennes où les marchés dessinent un réseau dont l’organisation évolue nettement. Très dense jusqu’au milieu du xviii^e siècle, il devient ensuite plus homogène spatialement, une rationalisation de l’espace commercial faisant disparaître les marchés les plus médiocres. Les données du recensement de 1793 montrent, malgré tout, la persistance d’un déséquilibre dans l’organisation hebdomadaire des réunions commerciales. Si trois ou quatre marchés se tiennent quotidiennement dans l’évêché, huit ont lieu le jeudi, ce qui limite probablement leur rayonnement. Ceux de Châteaugiron et de Romillé souffrent peut-être de la tenue du marché de Rennes. Le lundi, au contraire, une cinquantaine de kilomètres séparent les différents lieux de vente, ce qui peut leur permettre d’étendre leur aire d’influence. À Vitré, en décembre 1747, on trouve par exemple des métayers de Pacé qui ont parcouru plus de 40 kilomètres pour venir au marché. Dans le même temps, les marchands du voisinage sont très nombreux. En 1750, plusieurs bouchers et vendeurs de bestiaux du bourg de Saint-Aubin-du-Cormier, situé à une vingtaine de kilomètres, déclarent être en affaires avec les vendeurs de bestiaux du lieu79. Le vendredi en revanche, les marchés se tiennent uniquement dans le Sud-Est de l’évêché, dans des bourgs éloignés de 15 à 20 kilomètres les uns des autres. Ils se partagent donc très probablement leur clientèle, mais aucune source n’évoque la concurrence entre ces réunions ou la faiblesse de l’une d’elles, dont le marché voisin serait responsable. Et lorsque tel est le cas, les habitants n’hésitent pas à écrire à l’intendant afin de modifier le jour de marché80.

Carte 8. – Les marchés dans le diocèse de Rennes.

Carte 8 bis. – Les marchés dans le diocèse de Rennes.

37L’organisation dans le temps et dans l’espace des places du commerce est donc une clé supplémentaire pour comprendre l’espace polarisé par ces lieux d’échange que sont les marchés et les foires. Au-delà, les ambitions des marchands expliquent et illustrent le rayonnement plus large de certains pôles de commerce.

La place des stratégies individuelles

38Le comportement des acteurs est un facteur indéniable jouant sur le dynamisme commercial d’un territoire. Ainsi, quand bien même Nantes est choisie par le pouvoir central pour devenir un pôle incontournable du commerce antillais, l’épanouissement de la ville ne serait rien sans l’ambition et l’esprit entrepreneurial de ses négociants. De la même façon, mais dans une mesure moindre, les pratiques d’individus plus modestes traduisent et nourrissent l’attractivité de certains lieux de foires et marchés. On connaît les grands herbagers normands, prêts à parcourir des centaines de kilomètres vers le centre de la Bretagne pour acheter des bestiaux maigres81, mais ils ne sont pas les seuls à effectuer de longs déplacements pour leur commerce. Des marchands de bestiaux plus discrets, qui ne sont certes qu’une poignée dans nos sources, n’hésitent pas à traverser une partie de la province pour mener leurs affaires. Yves Marquer, marchand de bestiaux à Saint-Martin-des-Prés, près de Quintin, est l’un d’eux82. On le trouve à Rennes dans les années 1770, à plus de 100 kilomètres de son domicile, où il traite avec des bouchers du Champ-Dolent et négocie avec un marchand normand. Comment expliquer que ce marchand prenne le risque de parcourir une si longue distance avec ses animaux alors que des foires dynamiques se tiennent non loin de chez lui ? Plusieurs éléments d’interprétation sont envisageables : peut-être espère-t-il mieux vendre ses bestiaux dans une ville où le marché de consommation est important ? Peut-être escompte-t-il mieux négocier avec des marchands normands, quand bien même ces derniers viennent faire leurs emplettes en Basse-Bretagne ? Toujours est-il que Marquer semble venir plusieurs fois dans la capitale bretonne et il n’est pas le seul marchand de sa paroisse à travailler loin de chez lui. En 1726, le dossier de faillite de Michel Lefeuvre indique que ce boucher malouin se fournit auprès d’un marchand de bœufs de Saint-Martin-des-Prés, à qui il doit plus de 3 000 livres83. Les procédures criminelles de la juridiction de Corlay confirment des liens anciens et durables entre ces deux localités. Dans les années 1710, une enquête indique que la famille Tilly de Saint-Martin-des-Prés, « vend depuis plus d’un siècle des bœufs gras aux bouchers de Saint-Malo et les fait conduire par des commissionnaires qui ne reçoivent d’autres gages que 25 sous, par chaque bœuf, que leur paient les acheteurs84 ». Parallèlement, la logique de proximité n’est pas oubliée par ces marchands. Yves Marquer vend des bestiaux à des bouchers de Saint-Brieuc et de Quimper. Il parcourt également son environnement immédiat puisque c’est essentiellement à Saint-Martin-des-Prés et dans les paroisses environnantes qu’il s’approvisionne en bestiaux. À une autre échelle, Jacques Brossard, marchand de bestiaux à Clisson, ne se contente pas non plus de fréquenter les foires de sa ville ou celles, toutes proches, de Nantes et de La Garnache. Son bilan de faillite, déposé en 1772, montre qu’il se rend à Poissy et peut-être à Sceaux, où il commerce avec 18 marchands et bouchers de la capitale et des ses environs85. Les mobilités du marchand ne répondent donc pas à une logique qui voudrait qu’il fréquente uniquement les pôles d’échange les plus proches de chez lui. Il se rend directement dans des villes plus lointaines, vers lesquelles les temps de déplacement sont longs et les risques pour les bestiaux plus grands, mais où il est également sûr de faire des affaires86.

39En effet, pour reprendre les mots de Gérard Gayot, « la curiosité du badaud ou le goût du voyage ne peuvent suffire à expliquer le temps et l’argent consacrés tous les ans […], au transport des personnes et des marchandises87 ». Il faut que celui-ci soit gagnant à entreprendre le déplacement. Nous ne disposons pas de livres de comptes permettant de suivre les activités d’Yves Marquer et de Jacques Brossard, mais les sommes qui leur sont dues laissent penser qu’ils trouvent leur compte à réaliser de longs trajets pour leur commerce. En effet, au moment de sa faillite, le premier note que des marchands rennais lui doivent des sommes importantes ; le second précise quant à lui qu’il doit percevoir 14 000 livres de deux marchands de Poissy et 6 000 livres d’un Normand, tandis qu’il doit récupérer un peu plus de 16 000 livres auprès de 22 bouchers de Nantes et ses alentours. C’est donc loin de la cité ligérienne qu’il réussit ses plus grosses transactions, mais ce sont aussi ses interlocuteurs les plus éloignés qui l’affaiblissent le plus. Les sommes qu’il perd en région parisienne entre 1764 et 1771 s’élèvent à près de 60 000 livres et représentent près de 90 % de ses pertes.

40Par leurs longs déplacements, certains marchands bretons prennent donc des risques, mais ils s’offrent la possibilité de mieux réussir que ceux qui se contentent de fréquenter les foires et marchés les plus proches de chez eux. Tout en répondant à une demande des centres urbains, ils s’éloignent d’un marché local devenu peut-être trop étroit pour leurs ambitions. Ils se créent une clientèle nouvelle, fidélisée par leurs voyages à répétition. Ces comportements contribuent, de fait, au rayonnement de lieux déjà dynamiques. De manière plus générale, le rayonnement des pôles du commerce breton évolue au fil du siècle et des décisions politiques. Il traduit la mosaïque économique qu’est la Bretagne moderne : une province composée d’un grand nombre de lieux de commerce, dont l’attractivité reste souvent limitée, et de quelques pôles ouverts sur le monde, pleinement intégrés au négoce international. Dans chacun de ces espaces, les infrastructures de l’échange se développent dans une mesure et à un rythme différents. Elles participent à la vitalité des villes et des ports de la péninsule.

Les foires et marchés, des espaces multiformes

43Les halles couvertes et les places qui accueillent les foires et marchés sont les lieux d’une centralité des échanges parfois jalousée et plus ou moins sujette à débat selon les localités. Les grandes villes cherchent sans cesse, au nom d’un hygiénisme croissant, à repousser les lieux de foires et de marchés dans leur périphérie. Ainsi de Rennes et Nantes qui, à l’image des principales cités du royaume, accueillent plusieurs marchés par semaine, disséminés dans un cadre urbain relativement large et facile d’accès91. Cette dispersion géographique s’accompagne d’une spécialisation des lieux et d’une différenciation des structures de la vente. Les marchés en plein air et leurs étals éphémères côtoient des halles protégées des intempéries, tandis que les boucheries et les poissonneries polluantes s’abritent de préférence à proximité d’une rivière ou d’un point d’eau.

44À Nantes, les places du commerce sont organisées en fonction de la nature des denrées et de leur provenance. Les grains arrivant par les chemins de Rennes et de Vannes doivent être vendus sur la motte Saint-Nicolas ou au marché de la Poterne, tandis que le poisson frais acheminé par la Loire est marchandé à la cohue de l’île Feydeau92. Les boucheries sont quant à elles exilées sur un pont enjambant l’Erdre, les « grandes boucheries » étant établies dans un bâtiment uniquement destiné à cette activité. En face, un second bâtiment accueille les « petites boucheries », un moulin et une boulangerie93. La géographie de la vente des bestiaux obéit à une logique différente. Un espace spécifique, de plus en plus à l’écart du centre, lui est dédié94. Il permet une installation commode des marchands forains, mais surtout la minimisation des nuisances et des accidents liés à la promiscuité et à la présence des animaux. Les riverains, qui souhaitent que les ventes de bestiaux se tiennent loin de leur domicile, participent à excentrer cette localisation. Au même titre que les activités artisanales et industrielles polluantes, ils perçoivent les ventes d’animaux comme un dérangement sur le plan de la salubrité et un désordre sur celui de l’attractivité sociale95. Leur présence contribue à donner une image populaire et bruyante à l’endroit où elles se tiennent, ce qu’ils rejettent avec force. Dans la cité ligérienne, où l’agrandissement de la ville a pour conséquence l’édification de maisons « belles », « commodes » et « construites avec beaucoup de dépense & de propreté », autour des places traditionnelles du commerce, la communauté d’habitants obtient le transfert de plusieurs lieux de négoce à la mi-temps du siècle96. En 1752, les résidents, qui ont obtenu quatre ans plus tôt le déplacement place Brancas du marché aux cochons, « le plus insupportable, tant par les ordures et l’infection que ces animaux laissent sur la Place, que par les cris aigus et bruyans qu’ils rendent en même-tems lorsque les langayeurs les visitent », obtiennent cette fois le transfert des marchés aux bestiaux de la place de Bretagne vers la place Viarme, plus grande, mais surtout plus éloignée du centre. Quelques années plus tard, la politique d’embellissement de la ville, avec la multiplication des promenades, achève de transférer les réunions commerciales, notamment les foires, à l’extérieur de la cité. Dans les années 1760, la communauté de ville obtient le déplacement des trois foires annuelles de la motte Saint-André vers la place Viarme97.

45Les mêmes logiques s’observent à Rennes, où le réseau des lieux de marché est dense et partiellement modifié au cours du siècle. Néanmoins, plusieurs places très proches les unes des autres restent au cœur des échanges de plein air : la place Saint-Anne, qui accueille notamment les bouchers forains, celle des Lices, où se tient encore le marché aujourd’hui, la Visitation, où s’installent les regrattières et celle du Champ-Jacquet, où sont débitées les menues denrées, les fruits et les légumes. Ces ventes se prolongent au sud dans les rues de Châteaurenault, de l’Horloge et de Rohan où s’établissent des revendeurs et des regrattières. Parallèlement, les volailles sont vendues rue de la Poulaillerie, qui débouche sur la place Sainte-Anne et le poisson rues de Rohan et d’Orléans, de part et d’autre des halles bâties après l’incendie de 172098, celles-ci accueillant, à partir de 1733, des bouchers et des boulangers. Les grains et les cidres se vendent en revanche au Pré-Botté, de l’autre côté de la Vilaine. Depuis la fin du xvii^e siècle, l’annonerie y occupe le rez-de-chaussée d’une maison99. Le souci de salubrité contribue ici aussi à redistribuer certains lieux marchands. Les bestiaux, initialement vendus à l’intérieur de la cité, sont progressivement éloignés du centre. Si la foire de la Madeleine se tient déjà sur le pré de la Villeneuve, au sud de la ville, ce n’est qu’au milieu des années 1780 qu’un champ de foire, rapidement nommé « champ de mars », est créé pour accueillir toutes les réunions de l’année. La place Toussaints, toute proche, est quant à elle dédiée au marché aux porcs.

Carte 9. – Les principaux lieux de commerce rennais au xviii^e siècle.

46L’organisation des lieux de commerce est plus simple dans les villes « moyennes100 ». Moins peuplées, elles ne comptent fréquemment qu’une place de foire et une ou plusieurs petites places de marché. Souvent, comme à Vitré, la promiscuité domine. La superficie de la place du marché, qui forme un trapèze, est évaluée à 34 toises carrées soit 130 m² environ, mais cette surface est réduite de plus de la moitié si l’on prend en compte les nécessaires espaces dédiés au passage et l’accès aux maisons101. De plus, la place ne peut accueillir que deux voitures attelées, ce qui explique l’encombrement des lieux les jours de marché102. À l’autre bout de la province, à Brest, malgré une croissance continue de la ville qui compte plus de 30 000 habitants à la veille de la Révolution, l’organisation des foires et marchés demeure celle d’une ville modeste, avec une place de foire et une place de marché. La place Médisance s’anime chaque premier lundi du mois, quand celle de Keravel réunit les deux marchés hebdomadaires de la cité portuaire. On y débite à la fois de la « viande morte103 », des grains et quantité de menues denrées. Dans la première moitié du siècle, les tentatives répétées d’étendre la zone de marché sur la « Vieille-Place », près de l’église Saint-Louis, sont un échec. Alors que « le marché du boeure et des œufs » est censé s’y tenir à partir de 1722, les sergents remarquent que les revendeuses de beurre et les « gens de la campagne » s’obstinent à vendre leur marchandise sur la place Keravel104. C’est pour être au cœur des échanges que les vendeurs s’installent ici. D’ailleurs, les consommateurs le leur rendent bien. Ils sont les premiers à solliciter le regroupement des lieux du commerce, se plaignant d’être obligés de retourner à la « Vieille-Place » acheter leurs menues denrées après avoir réalisé leurs « grosses provisions à la place Keravel105 ». L’hôpital déplore quant à lui un manque à gagner. Les quelques « cabanes » qu’il loue aux marchands sur la place Keravel demeurent inoccupées dès que le marché est déplacé sur la Vieille-Place. Il plaide pour une place de marché unique afin « de procurer la commoditté du public et de maintenir le secours que l’hopital peut retirer desd. cabanes pour ayder a la nourriture des pauvres106 ». Ce mécontentement général paie. Dès 1725, le marché des denrées est réinstallé sur la place Keravel.

47Ce type de débats n’existe pas dans les petites villes et les bourgs, où les foires et les marchés sont généralement organisés autour de la place centrale, des halles ou de l’église : un espace facile d’accès et relativement large pour accueillir les marchands, leurs marchandises et leurs charrettes107. Certaines foires rurales se maintiennent également autour d’une chapelle, s’accordant avec le temps des fêtes religieuses et des pardons108. C’est le cas à La Martyre, où la foire se tient autour de l’église Notre-Dame au moment du pèlerinage109. Religion et commerce font alors bon ménage au sein d’un espace bien circonscrit. Le cahier des recettes « des droits de boutiques, tinelles et placements » de la foire précise en effet qu’un magasin est installé dans le cimetière, six boutiques à sa sortie côté ouest et quatre autres côté est. Près de 70 échoppes occupent ensuite le reste de la trève110. La foire accueille, jusqu’au début du xvii^e siècle, des acheteurs et des vendeurs de tout l’Ouest du royaume comme des marchands étrangers venus y faire commerce de chevaux, de bestiaux, de draps, de soieries et de merceries111. Délaissée par les marchands non bretons, elle perd son attractivité dans le courant du xviii^e siècle car elle est jugée trop éloignée du bourg de Ploudiry et des principales routes de circulation. Cette perte de vigueur rappelle que la centralité des territoires de l’échange est aussi, dans les espaces ruraux, un critère déterminant pour leur pérennité. L’accessibilité d’un lieu, sa praticabilité, les facilités de logement pour les marchands et d’entrepôt pour leurs marchandises, conditionnent son dynamisme.

48Généralement situées à proximité des places de foires et de marchés, les halles sont, en ville, un autre foyer de la vente au détail et un outil de surveillance du commerce pour les autorités de police. Ces espaces couverts sont un instrument de contrôle et de régulation de l’activité marchande, un moyen d’apprécier l’état du marché et d’anticiper toute pénurie, mais également un dispositif de santé publique, la police du lieu ayant pour mission de vérifier la qualité des produits mis en vente. Pourtant, des halles ne sont pas construites dans toutes les villes bretonnes et il ne semble pas exister de seuil de population en-deçà duquel leur installation soit exclue. On en trouve à Nantes et à Rennes comme à Morlaix, Fougères, Carhaix, Quimperlé ou Hennebont où un édifice, organisé en différentes parties, regroupe souvent la vente de tous les types de marchandises112. Leur absence dans certaines cités comme Brest est plus surprenante. Dans quelques villes, plusieurs halles sont édifiées et destinées au débit d’un produit particulier. À Rennes, dès la fin du xv^e siècle, la construction de trois nouvelles halles, en remplacement de la cohue du xiii^e siècle devenue trop petite, est ordonnée par le duc François II113. L’une est établie près « le pont de Vilaine » pour servir de poissonnerie, une deuxième est bâtie sur le pont Saint-Germain pour la boucherie114, une dernière sur la place du Cartage où se vendent les sels, les beurres, les graisses, les cuirs et autres denrées115. Enfin, une halle aux blés est installée rue de la Cordonnerie116. Ces bâtiments ne résistent pas au temps. Au moment de l’incendie de la ville en 1720, ils sont sinon détruits, comme la Poissonnerie, du moins en très mauvais état117. Cette structuration des espaces de ventes avec des halles au commerce différent reste toutefois spécifique aux principaux centres urbains118.

49La localisation des halles y est d’ailleurs l’objet de débats nourris dès lors qu’une nouvelle construction est envisagée. Leur emplacement au cœur de l’espace urbain n’est plus si évident. À Rennes, après l’incendie de 1720, la problématique des représentations du monde du petit commerce s’invite dans la réflexion sur le site des nouvelles halles comme sur l’emplacement des boutiques de denrées alimentaires119. Alors que la ville se reconstruit, il s’agit de ne pas les implanter dans l’un de ses plus beaux quartiers. Les plus pauvres et les boutiques sont donc rejetés au sud, voire hors les murs, les appartements des nobles et des riches bourgeois occupant dorénavant seuls – ou presque – le centre de la cité. Dans le même temps, on propose d’installer les halles dans un « quartier peu recommandable120 ». Un bâtiment est finalement édifié à proximité de la Vilaine, sur un terrain vague. Il reste proche du centre, ce qui déçoit certains pour qui le voisinage des halles éloignera « les personnes les plus considérables de la ville » qui pensaient se loger sur les quais nouvellement aménagés121. En outre, les critiques portent sur l’agencement du nouveau bâtiment où 108 étals doivent voir le jour. Son concepteur, Mousseux, prévoit d’y mêler la boucherie et la poissonnerie, ce qui risque d’attirer « les odeurs et la corruption122 ». On lui reproche par ailleurs de n’avoir « ni couvert les rues entre les étals pour protéger les clients de la chaleur accablante de l’été, ni prévu de lieux communs pour les marchands qui seraient là du matin au soir, ni construit un petit logement avec cheminée pour le gardien123 ». Ces attaques ont raison du projet. Les plans sont rejetés au profit de ceux de Gabriel. L’ingénieur propose de créer 169 étals de même taille, séparés les uns des autres par une cloison, tandis que de larges allées centrales doivent offrir une circulation aisée entre les différents ensembles de boutiques, des boulangeries et des boucheries uniquement. Des espaces de stockage pour les marchandises sont également dessinés. Il prévoit enfin une amélioration de l’hygiène en veillant à l’aération du bâtiment et à la construction de latrines. Ces nouvelles halles sont édifiées en 1733, entre les rues de Rohan et d’Orléans124.

50La recherche de l’élégance architecturale est une autre donnée prise en compte dans les grandes villes. On la retrouve à Nantes, quand la cité ligérienne souhaite se doter d’une nouvelle halle aux blés. L’emplacement du bâtiment n’est pas ici débattu. Par souci de commodité, il doit être implanté quai Brancas, le long de la Loire125. Le plan proposé par Portail en 1742 montre un ouvrage à la fois imposant et gracieux, composé de deux bâtiments symétriques, réunis par la porte Brancas126. D’un côté, la halle aux blés s’étend sur 144 pieds de longueur, de l’autre, la halle au poisson est légèrement plus petite127. L’ouvrage à arcades se dresse sur un étage et dispose de quatre greniers pour le stockage des grains, accessibles par deux escaliers situés aux extrémités de chaque bâtiment. Des projets plus originaux sont avancés. En 1759, Ceineray propose d’aménager une salle de concert et des logements au-dessus d’une partie de la halle. Cette suggestion audacieuse, non sans écho à la politique d’embellissement de la ville, n’est pas retenue. Le bâtiment achevé à la fin du siècle est finalement plus classique. Une soixantaine de boutiques, alignées et séparées par la rue de la Garde nationale, composent le rez-de-chaussée, l’étage étant réservé aux greniers de stockage.

51Dans les villes où la richesse est moins éclatante, les projets de construction sont moins liés à des soucis esthétiques ou sociaux qu’à des préoccupations pratiques. À Brest, où la question de la construction d’une halle traverse le xviii^e siècle, ce sont avant tout les aspects fonctionnels qui président à son installation. Il s’agit de trouver un espace où la construction serait facile et la circulation commode. Aucun autre critère n’est envisagé. En conséquence, l’architecte Robelin propose en 1728 d’établir le bâtiment où se tient d’ordinaire le marché de Recouvrance128. Il dessine un édifice rectangulaire en bois, dont la toiture descend relativement bas129. Le rez-de-chaussée se divise en trois parties : deux ailes et une allée centrale130. À l’intérieur, aucun aménagement n’est prévu, tandis qu’à l’étage, le grenier est sans doute réservé au stockage. Ce projet – ni aucun autre d’ailleurs – n’aboutit pas131.

52Au final, tant par leur structure architecturale que par leur importance commerciale, les halles sont souvent des bâtiments imposants. Si leur construction relève parfois de la politique d’embellissement de la cité, elles sont avant tout une manière de circonscrire et de contrôler l’espace marchand. Les horaires d’accès y sont réglementés – un premier temps est généralement réservé aux habitants, un deuxième aux marchands, un dernier aux marchands forains –, et un gardien chargé de l’ouverture et de la fermeture des lieux afin de sécuriser les stocks de marchandises. Reste que, au même titre que les places ouvertes à tous vents, les halles traduisent l’omniprésence du commerce de détail dans les villes et les bourgs d’Ancien Régime. Elles cohabitent avec des boutiques individuelles, toujours plus nombreuses en ville, et dont l’implantation façonne les lieux où elles sont situées.

Les visages très divers de la boutique

53La boutique, écrit Savary des Bruslons dans son Dictionnaire universel du commerce, est le « lieu où les marchands exposent leurs marchandises en vente, qui est ouverte sur la rue, & au rez-de-chaussée ». Plus loin, il ajoute que l’on « appelle pareillement boutiques certains étaux portatifs, à l’abri desquels se mettent les petits marchands, qui vont aux foires de campagne ». Certaines sont « composées d’un auvent pour les garantir de l’injure du tems, et d’une espèce de caisse carrée posée devant eux, pour serrer leurs marchandises & leurs ouvrages132 ». De l’espace aménagé au rez-de-chaussée d’une maison et ouvert au quotidien, à l’étal mobile et éphémère installé sur une place de marché, en passant par une construction en bois de fortune adossée à une halle, les réalités recouvertes par les boutiques sont bien différentes133. Les fortunes de ces lieux le sont tout autant. Celles qui débitent des produits de luxe et de semi-luxe sont engagées dans une course à la distinction et multiplient les « stratégies de séduction » à l’endroit de leur clientèle. Au-delà de leur enseigne et de leur embellissement extérieur, leur intérieur se transforme en lieu de sociabilité134. Les boutiques de l’alimentation quotidienne sont moins remarquables et moins étudiées. Pourtant, ces commerces sont nombreux. En ville, elles répondent aux besoins quotidiens des populations et à de nouvelles habitudes de consommation. Au xviii^e siècle, les achats y sont désormais réguliers et concernent généralement de petites quantités de marchandises. Cette modification des comportements, comme l’accès des classes populaires à de nouveaux produits, a animé les débats sur la notion de « révolution » des consommations135. Elle pose aussi la question du nombre, de l’implantation, du niveau d’affaires de ces lieux de commerce et des pratiques de leurs acteurs. En Angleterre et aux Pays-Bas, les historiens ont mis en lumière l’existence de quartiers commerçants et ont montré que l’installation d’un marchand dans un quartier ou dans une rue s’inscrit dans la réalité socioéconomique d’un territoire136. Être boutiquier, notamment en ville, c’est savoir se placer pour réussir. On observe cette logique dans les principales villes bretonnes.

54Ainsi, à Rennes, l’incendie de 1720 marque une rupture dans l’organisation de l’espace marchand : les places de foires et marchés sont en partie redistribuées, tandis que les boutiques pérennes, jusqu’alors concentrées à l’ouest de la cité, sont dorénavant plus dispersées137. Les plus polluantes sont rejetées au sud de la Vilaine où plusieurs rues sont investies par une profession, comme la rue du Champ Dolent, qui accueille les bouchers rennais depuis le Moyen Âge138. Cette forte concentration sociospatiale n’est pas le fait de tous les métiers. Les marchands de vin en gros et au détail, plus présents au nord de la Vilaine, se répartissent entre la place Sainte-Anne, celle des Lices et la Rue d’Orléans139. Les épiciers suivent ce modèle140. Ils ouvrent leur boutique dans le quartier Saint-Germain ou entre la place Sainte-Anne et l’hôtel de ville, où sont désormais installées les élites de la cité. Parallèlement, l’espace marchand s’élargit et s’étend hors des murs de la ville. À l’ouest, le faubourg L’Évesque et la rue de la Madeleine s’affirment comme les lieux commerçants les plus en lien avec les campagnes alentours. La localisation des boutiques rennaises suit donc à la fois un modèle social et commercial, qui évolue et se modèle au gré des volontés et des possibilités des marchands, donnant naissance à une géographie du commerce mobile.

55L’installation dans un quartier marchand ou à proximité de sa clientèle n’est toutefois pas gage de réussite pour les acteurs du commerce alimentaire. Les échoppes décrites dans les dossiers des faillis déposant leur bilan au consulat de Rennes en témoignent. Dans ces derniers, la description des biens figure dans le bilan lui-même ou dans la vérification de ce celui-ci, effectuée à la demande des créanciers. Au total, 64 boutiques, dont 39 rennaises, sont décrites et moins d’un tiers des faillis s’en déclare propriétaire. Leurs contours restent incertains : les inventaires séparent rarement les objets de la vie domestique de ceux relevant de l’activité professionnelle, témoignant d’une polyvalence des espaces. La division entre la boutique, donnant sur la rue et la vie privée à l’arrière de celle-ci ne va pas de soi, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’un très petit marchand. Ainsi, dans une même pièce, les lits, les vêtements, les accessoires de cuisine, les armoires et autres buffets côtoient souvent les ustensiles nécessaires à l’exercice du métier, renforçant l’impression d’une accumulation des objets et de l’imbrication de la vie professionnelle et personnelle des marchands. Les objets sont plus ou moins nombreux et, parmi eux, les balances et les poids sont cités par plus de la moitié des marchands. Ainsi, sur les 15 boulangers de notre corpus, 8 déclarent posséder des poids ou des balances avec leurs poids, quand 13 mentionnent des « ustensiles propres au métier de boulanger » : un ou plusieurs « mé(s) » à boulangerie, c’est-à-dire un coffre utilisé comme pétrin ou pour la conservation de la farine, des planches ou des tables à pain, des pelles à enfourner le pain, des coupes pâtes ou encore des sacs de crin pour filtrer les impuretés de la farine. De leur côté, les 7 bouchers décrivant leur boutique déclarent tous disposer d’un matériel spécifique à l’exercice de leur métier. Ils sont équipés d’un ou de plusieurs « pantoire(s) » à veau ou à vache ou de sangles, de « crocqs à viande », de hachoirs et d’écorchoirs pour préparer la viande et de « couteaux de halle » pour détailler la viande sur leur étal de la halle. En outre, 4 d’entre eux possèdent des « poids et pesées ». Les boutiques des épiciers sont assurément les plus fournies. Sur les 18 individus se déclarant épiciers ou marchands vendant des marchandises d’épicerie, 14 décrivent des boutiques dans lesquelles nous retrouvons systématiquement des étagères et des dressoirs, qui peuvent être « garni de tiroirs », des planches, des « tables à pliant » et des contenants variés, tels que des caisses, des coffrets, des bocaux, des « boëtes », ou encore des bouteilles141. S’y ajoutent, chez la moitié d’entre eux, des moulins à café et à poivre et, chez quelques-uns, des brûloirs à café et des ustensiles à raffiner le sucre. Le Rennais Mallet, qui est également confiseur, est le mieux équipé : il possède toute une série de « boetes, caisses, coffrets et autres ustenciles » pour « ramasser les marchandises », mais note qu’il détient aussi « un service de douze plats du Japon », des assiettes et des plateaux, sans doute utilisés pour présenter les confiseries qu’il confectionne142. Enfin, 11 inventaires de marchands épiciers mentionnent des balances et des poids ainsi que des « comptoirs » fermant ou non à clé. La nature des objets présents chez les 35 marchands de boissons de notre corpus est en revanche très diverse, selon qu’ils accueillent ou non du public. Les aubergistes et cabaretiers disposent en quantité de vaisselle, de tables et de chaises, parfois répartis dans plusieurs salles, tandis que les marchands de vins et de cidre se contentent d’un comptoir, de barriques et de bouteilles en terre ou en verre.

56Au-delà de leur boutique, ces derniers ne peuvent par ailleurs se dispenser de disposer d’un ou de plusieurs lieux de stockage. Il s’agit généralement de caves et de celliers situés au sous-sol ou au rez-de-chaussée de leur boutique mais, lorsque le volume des marchandises à entreposer est important, les marchands n’ont d’autre choix que de louer des magasins ou des entrepôts en dehors de leur maison143. Cette contrainte est essentiellement rencontrée par les marchands urbains comme la veuve Morel. Cette Rennaise, qui possède une boutique et deux caves rue Saint-Dominique, loue, dans la même rue, deux magasins supplémentaires144. Des marchands de vin sont confrontés à la même problématique avec une acuité plus grande encore. Leurs affaires, plus prospères, impliquent des stocks volumineux qui les obligent à affermer des caves éloignées les unes des autres. Berthou, marchand de vin en gros de la capitale bretonne, entrepose ainsi son vin dans sa cave de la place Saint-Anne et dans divers magasins : l’un est situé dans la rue Haute toute proche de son domicile, un autre au bas des Lices, un troisième près de Saint-Cyr et un dernier au port Saint-Yves. Il loue enfin des magasins à Hédé, Saint-Méen et Montauban, des bourgs des alentours de Rennes qui lui servent de relais pour approvisionner des marchands, des particuliers et des débitants locaux145. Pierre-André Lemière, un autre marchand de vin rennais, ne peut, pareillement, se contenter de sa boutique, bien placée « à l’encoignure du palais », des deux caves et du caveau situés sous sa maison près des portes mordelaises pour stocker ses vins de Champagne, d’Espagne, de Bourgogne, de Bordeaux, sa liqueur et sa bière. Il loue une cave place des Lices, une autre rue Nantaise et deux autres sous le Palais. Il est enfin locataire d’un magasin à Ploërmel, à 70 kilomètres de Rennes146. Les bouchers urbains rencontrent des difficultés d’entrepôt d’un autre ordre. Ils doivent pouvoir accueillir le bétail sur pied avant de l’abattre et, de fait, la possession d’une écurie ou au moins d’une cour est nécessaire. Tous n’ont cependant pas les moyens d’un tel investissement. Ils louent l’une ou l’autre lorsqu’ils reçoivent des bestiaux. C’est comme cela que procède le Rennais Le Drû, boucher au Champ Dolent. Il loue régulièrement à son frère une écurie capable de recevoir une quarantaine de moutons147. Les bouchers ruraux ne rencontrent bien entendu pas les mêmes difficultés. Ils possèdent généralement des terrains qui leur permettent d’accueillir leurs bestiaux avant de les abattre.

57Parallèlement aux boutiques en dur, des infrastructures plus précaires parsèment les centres urbains. Installées sur les places de foires et marchés, des échoppes de bois sont pleinement intégrées à l’espace commercial. Souvent conçues comme des constructions provisoires, elles sont bâties à proximité de la halle ou se substituent à son absence, comme à Brest. Ici, c’est l’hôpital qui loue ces boutiques sur la place du marché. Dans le même temps, la communauté de ville a fait construire le long du jardin de l’hôpital un « appentis » pour permettre aux vendeurs de disposer d’étals abrités et de stocker leurs marchandises148. Cette construction, sensée n’être que temporaire, ne contribue pas à accélérer l’édification d’une halle. De plus, la croissance démographique de la ville a rapidement raison de ces baraquements. Faute de trouver un logement, les ouvriers de l’arsenal s’y installent et les transforment en habitations149. À Rennes, l’intégration des cabanes dans le paysage urbain alimente les débats sur la politique d’embellissement de la ville après 1720. Leur édification « sauvage » après l’incendie permet aux artisans et aux petits marchands de trouver refuge sur des emplacements appartenant à la ville, le long des remparts ou sur les places, mais participe à la désorganisation de la circulation et à l’enlaidissement d’une partie du centre auquel ces échoppes ôtent « toute décence150 ». La politique d’aménagement et la stratégie de contrôle des espaces, qu’Anne Montenach a observées à Lyon, peine à se mettre en place dans la capitale bretonne tant la reconstruction est urgente151. Au milieu du xviii^e siècle, les constructions « solides » côtoient donc encore de nombreux biens mal bâtis et bons marchés.

58À défaut de pouvoir s’offrir un toit sous lequel étaler leurs marchandises, les marchands envahissent enfin les places publiques, les rues des villes et des bourgs. Ce sont les revendeuses et les regrattières qui, quotidiennement ou lors des foires et marchés, installent leurs marchandises sur de simples planches de bois ou à même le sol, mais aussi des forains ou des paysans qui, chaque semaine, viennent débiter leurs menues denrées. Les rares descriptions de ces boutiques volantes font état d’installations de fortune masquant parfois les commerces établis au rez-de-chaussée des maisons. Quels que soient les foires et les marchés, les paysages décrits par les procès-verbaux de police sont les mêmes. Les rues et les places sont envahies par une multitude de planches qu’il est difficile d’organiser. À Brest, par exemple, les étals des poissonniers doivent être regroupés sur les quais et ceux des bouchers forains disposés rue de Keravel, à côté des boutiques des bouchers de la ville. Leurs étals se composent de simples planches alignées sur la rue, devant les échoppes. La viande doit y être vendue « dépecée », mais cette règle est bravée par les marchands qui n’hésitent pas à céder leurs bestiaux en entier. Les policiers trouvent régulièrement les « veaux tués, dépouillés, même ouverts par moitié, accrochés exterieurement aux etaux152 ». La disposition des étals est tout aussi malaisée à faire respecter. Afin d’éviter les querelles, la police brestoise semble toutefois parvenir à organiser le placement des forains en fonction de leur ancienneté153. Les mêmes problèmes se retrouvent dans les villes plus grandes. En dépit des interdictions, la rue de Rohan, à Rennes, est encombrée par les planches des poissonnières, des regrattières et autres marchandes de fruits qui s’installent ici en double rang et des deux côtés de la rue, empêchant les charrettes de passer154. Mais il n’est pas toujours évident pour les vendeurs se déplaçant à pied de se rendre aux foires et marchés avec leur étal. Dès lors, les fabriques et des particuliers se chargent de monter des édifices temporaires. Pour la grande foire de juillet organisée autour de la chapelle de la Martyre, c’est la fabrique qui élève chaque année « des galeries et des étaux » afin d’abriter les marchandises des marchands155. Chaque place est ensuite louée à son profit, sans que cette location soit sujette à quelque spéculation que ce soit, contrairement à ce que l’on observe pour les loges des grandes foires normandes156. Certaines de ces boutiques éphémères, dont les noms trahissent la culture alimentaire locale, comme les « tinelles à débiter des cidres » ou les tinelles à « souppe et creppes », sont aussi dressées afin de rassasier forains et acheteurs157. Dans le même esprit, lorsque le marché au beurre et au fil de Nantes s’installe sur la place d’Aiguillon en 1777, le sieur Louis Ménard se propose, moyennant l’adjudication du droit d’étalage, de procurer aux 50 marchands que peut accueillir la place, des bancs d’étalage « couverts d’une toille peinte impenetrable à l’eau laquelle sera placée au dessus en forme de toit et couvrira au moins quatre a cinq pieds de terrein. Ce banc sera garny de tous les ustenciles necessaires pour la vente et l’achat, comme poids mesures158 ». Enfin, il envisage « d’avoir a ses frais un ou deux magazins tant pour mettre les bancs que pour y déposer les marchandises invendues » et de remplacer chaque année le banc le plus abîmé159.

59Cette organisation des places de vente ne doit cependant pas masquer les multiples étals dressés confusément au détour d’une rue ou d’une place. Quotidiennement, les détaillants s’approprient une partie de l’espace public en affermant une place d’étalage devant leur boutique à des vendeurs incapables d’en louer une sur la place du marché. À Rennes, Jullien Guégan, poissonnier, est de cette façon locataire d’un emplacement rue de la Poissonnerie devant la boutique d’un tonnelier160. Parallèlement, les boutiquiers empiètent eux-mêmes sur la rue161. Ils y prolongent leur échoppe en fixant des auvents sous lesquels ils installent leurs marchandises, jusqu’à ce que la police leur demande de les « raser » afin de faciliter le passage des charrettes162. Les difficultés de circulation sont plus grandes encore lorsque les vendeurs se déplacent sans planche pour étaler leurs marchandises163. Des problèmes de salubrité et de conservation des produits sont alors signalés. Décrivant ce qu’il sait de la situation rennaise, le procureur brestois Duverger-Bigot rapporte que dans la capitale bretonne, où ne se prélève aucun droit d’étalage sur les places publiques, « les viandes, poison [sic] et pain » vendus sur les places « se trouvent exposés aux injures du temps parmy la fange et la boue ce qui cause que la plus part ce pourist et coromp164 ». Le constat est établi et plaide pour la construction de places de ventes mieux contrôlées, mais les pratiques ne changent pas pour autant. Malgré les volontés, notamment dans les plus grandes villes, de mieux organiser et de réglementer les rassemblements marchands, les infrastructures du commerce restent très diverses et celles du commerce alimentaire sommaires, voire précaires. Pour reprendre l’expression de Fernand Braudel, « il y a finalement boutique et boutique », mais toutes remplissent une même fonction, répondre « tout simplement, à une somme de besoins locaux165 ».

⁂

60Lieux d’un commerce polyvalent, au rayonnement inégal et aux dynamiques contrastées, les foires, les marchés, les boutiques et l’ensemble des acteurs qui les animent, illustrent la densité et l’hétérogénéité des pôles du commerce alimentaire breton, qu’ils permettent de hiérarchiser. Les marchés et la plupart des foires rurales sont d’un rayonnement limité et font d’abord écho à la répartition de la population, les mobilités des vendeurs et des acheteurs s’inscrivant avant tout dans des logiques de proximité et des pratiques routinières. Elles ne se laissent pas pour autant cristalliser par ce schéma rigide qui voudrait que chacun se rende vers le lieu d’échange qui lui est le plus proche. Ces mobilités évoluent aussi au gré de la modification des règles du commerce et de la création des boutiques, témoignant du caractère mouvant des configurations d’Ancien Régime. Les lieux de l’échange orientent donc les pratiques mercantiles autant qu’ils sont des constructions sociales façonnées par les « praticiens » de l’échange. Reste que, à l’échelle régionale un gouffre sépare un port comme Nantes, dont l’horizon commercial semble sans limites, des petites villes de Haute-Bretagne dont les activités se bornent avant tout à nourrir leur population. Toutefois, ces territoires, aussi différents soient-ils et quel que soit l’espace qu’ils polarisent, n’en sont pas moins reliés par des flux de marchandises. Selon les denrées qui y sont vendues, les lieux du commerce s’intègrent dans des réseaux marchands différents et parfois dans des filières de production166. Cette inscription dans des réseaux fait naître des itinéraires terrestres et maritimes de circulation des produits, qui permettent de comprendre les dynamiques du commerce breton.