« Commerce : se dit de tout échange, vente, achat, trafic ou négoce de marchandises ; même de celui qui se fait seulement ou en argent, ou en papier. […] Le commerce, sur le pied qu’il est présentement, se divise en Commerce de terre, et en Commerce de mer ; en Commerce de proche en proche, et en Commerce par des voyages de long cours ; en Commerce intérieur, et en Commerce extérieur ; enfin, en Commerce en gros et en Commerce en détail1. »

1La définition du terme commerce, proposée dans la première moitié du xviii^e siècle par Savary des Bruslons dans son Dictionnaire universel du commerce, nous fait entrer de plain-pied dans une activité complexe, pratiquée à toutes les échelles et par des acteurs très différents. Objet pluriel pour les contemporains, le commerce devient un sujet sinon sensible, du moins spécifique, dès lors qu’il s’agit de nourrir les hommes et notamment de les pourvoir en grains, composante essentielle de l’alimentation du plus grand nombre à l’époque moderne. La question des modalités de leur commerce passionne les économistes autant qu’elle préoccupe l’État royal qui, dans le souci de limiter la spéculation, n’autorise leur vente que dans les halles et les marchés publics, à la vue de tous et sous le contrôle des autorités. Certes, une partie des produits agricoles, sans qu’il soit possible d’en mesurer la quantité, échappent au jeu du marché. L’autoconsommation reste en effet primordiale dans le monde rural, tandis que les liens villes-campagnes permettent aux citadins de s’approvisionner en menues denrées et en grains. Les propriétaires terriens, de rentes foncières ou de rentes seigneuriales en nature se font livrer la part des récoltes qui leur est due, quand le menu peuple peut compter sur des relations de parenté pour se ravitailler. Au-delà de ces pratiques qui échappent à la logique marchande, ce sont les foires et les marchés qui permettent l’écoulement des surplus et sont des réunions incontournables pour le commerce des bestiaux. Les boutiques s’ajoutent à ces rendez-vous réguliers pour assurer, chaque jour, la subsistance des populations, en premier lieu celle des urbains. Pains, viandes et poissons, fruits et légumes, vins et cidres, mais aussi, et de plus en plus, denrées exotiques importées d’Asie et d’Amérique garnissent les étals. C’est donc le commerce dans ce qu’il a souvent de plus nécessaire et de quotidien, parfois dans ce qu’il a de superflu, qu’incarnent les produits alimentaires. Ils se sont naturellement imposés pour saisir par le bas le fonctionnement des échanges, car tel est l’enjeu de cet ouvrage : s’interroger sur les rouages du commerce et mettre en lumière l’activité des marchands au détail et/ou en gros de Bretagne. En effet, si, de longue date, le commerce alimentaire a retenu l’attention des historiens modernistes sous l’angle des approvisionnements et du régime alimentaire des populations, ses mécanismes, qui plus est à l’échelle d’une région périphérique comme la Bretagne, restent largement méconnus.

2À la suite des premières analyses de Louis Stouff sur la Provence au bas Moyen Âge, les travaux des historiens français ont avant tout porté sur le ravitaillement des villes2. Dans son étude sur Caen devenue incontournable dans l’historiographie française, Jean-Claude Perrot a proposé en 1975 une analyse des aires de subsistance de la ville au siècle des Lumières, qui confirme la pertinence du modèle précurseur de Von Thünen pour cette ville de trente mille habitants3. Pour sa part, Dominique Margairaz s’est intéressée aux formes du commerce avec les foires et marchés, quand Steven Laurence Kaplan a retracé à la fin des années 1980 l’intégralité des circuits commerciaux assurant l’approvisionnement de Paris en grains, en farine et en pain4. Ce tableau a été complété en 2002 par Reynald Abad, qui a livré une reconstitution complète des chaînes de l’approvisionnement alimentaire des Parisiens, en étudiant les lieux de production, les itinéraires empruntés par les marchandises, les volumes échangés et les acteurs du commerce5. Dans le même esprit, les travaux sur l’alimentation en France ont débuté dans les années 1960 au sein des Annales, avant d’être renouvelés à l’aune du débat sur l’existence d’une « révolution » des consommations en Europe, portée par une augmentation de la demande des biens d’origine coloniale et la banalisation de ces produits de luxe6. Cette controverse, initiée par les historiens anglo-saxons, a conduit à de nouveaux questionnements et à la multiplication des enquêtes sur les consommations et sur les cultures alimentaires en particulier7. Ces thématiques de recherche sont encore bien vivantes aujourd’hui mais les historiens aspirent à y apporter un regard neuf, en cherchant notamment, comme l’a récemment fait Philippe Meyzie à travers son étude sur la réputation des produits, à retisser le lien entre histoire de l’alimentation et histoire économique8. De manière plus générale, l’étude du commerce s’est renouvelée depuis le début des années 2000 en prenant plusieurs directions, mais les travaux sur le petit commerce alimentaire restent peu nombreux. Les recherches menées par Natacha Coquery ont mis en avant l’univers boutiquier et le rôle des commerçants pour susciter le désir de consommer9. Choisissant une entrée par les acteurs, celles d’Anne Montenach sur le commerce alimentaire lyonnais ont montré la multiplicité des espaces urbains occupés par des marchands très différents10. Ce travail contribue également à repenser les transactions informelles, désormais considérées comme des pratiques de l’échange à part entière et non plus comme des phénomènes marginaux11. Dans le même temps, les recherches récentes de Julien Villain proposent une réflexion sur l’équipement commercial lorrain afin d’apprécier la consommation des populations12. D’autres études privilégient en revanche une approche par filière ou par produit, une démarche incontournable pour qui cherche à comprendre le parcours d’une marchandise de son lieu de production jusqu’à celui de sa consommation. Hiroyasu Kimizuka, en faisant une large place à l’étude des circulations maritimes, a par exemple cherché à reconstituer les circuits de distribution des vins bordelais, de l’expéditeur jusqu’au consommateur breton13. Maud Villeret s’est quant à elle intéressée à la filière sucrière dans la vallée ligérienne au xviii^e siècle14. Parallèlement, la sociologie économique a ouvert des pistes de réflexion aux historiens pour appréhender les mécanismes du marché et les réseaux de commerce. À l’aune des correspondances et des comptabilités marchandes, les analyses prennent en compte la construction de la confiance entre les acteurs de l’échange, leurs manières de s’informer, et s’intéressent à la formation des prix15. On doit ainsi à Francesca Trivellato une enquête riche sur les relations commerciales et le quotidien d’une maison de négoce juive de Livourne16. Dans la lignée de ces travaux, la question d’une mutation des pratiques commerciales, voire d’une « révolution commerciale », entre 1750 et 1850, a été posée par un collectif d’historiens17. En étudiant les procurations notariées, les lettres d’entrée en relation commerciale de grandes maisons de négoce françaises et les « lettres circulaires18 » de commerce reçues par les négociants, les chercheurs ont voulu évaluer empiriquement l’hypothèse d’une mutation des liens commerciaux et interroger la permanence des relations commerciales fondées sur des liens forts ou d’interconnaissance. Concluant à certains changements mais non à une « grande transformation » des relations entre les négociants, ils invitent à poursuivre les recherches sur l’évolution des formes d’encastrement des relations entre marchands19. C’est dans la lignée de ces renouvellements historiographiques que s’inscrit notre démarche. Celle-ci se veut d’autant plus originale que l’histoire économique, a fortiori celle de la distribution et de la circulation des biens alimentaires, n’est pas celle qui a suscité le plus d’intérêt chez les spécialistes de la Bretagne moderne.

3Depuis les ouvrages pionniers d’Henri Sée sur les populations rurales et de Jean Letaconnoux sur le commerce des grains au xviii^e siècle, c’est le trafic maritime qui a principalement retenu l’attention des chercheurs20. En 1956, à l’heure d’une approche sérielle de l’économie, Jean Tanguy fait paraître un premier tableau du trafic portuaire nantais au xvi^e siècle21. L’intérêt des historiens pour le grand commerce permet, quelques années plus tard, l’émergence d’autres études, dédiées cette fois au négoce atlantique et aux dynasties marchandes du siècle des Lumières. Aux côtés de Bordeaux, Marseille et Le Havre, Nantes, Lorient et Saint-Malo sont les figures de proue du commerce breton, portées par la traite et le commerce des Antilles pour Nantes, l’arrivée de la Compagnie des Indes pour Lorient, le commerce des toiles et de la morue pour Saint-Malo22. La complémentarité entre le grand commerce européen ou transocéanique et les trajets maritimes de courtes distances est étudiée dans les années 1980. Les recherches sur les transports maritimes restituent alors toute son importance au cabotage, qui apparaît aujourd’hui comme une échelle de circulation essentielle dans le système des échanges maritimes23. Toutefois, la fracture entre les historiens du commerce maritime et les autres spécialistes du négoce persiste et l’articulation entre les circulations terrestres et maritimes, entre commerce de gros et de détail, ainsi qu’entre les différents territoires de la province n’est guère envisagée24.

4Or, de manière incontestable, la Bretagne est un observatoire propice pour analyser le fonctionnement et les reconfigurations du commerce en général et ceux des échanges alimentaires en particulier. Cette province réputée étrangère, fiscalement séparée des autres provinces par une barrière douanière ancienne, dispose en effet d’une économie diversifiée. Elle est fondée sur la culture des céréales, l’élevage, la pêche maritime et la production de toiles, qui dopent les exportations de la région au xvii^e siècle, souvent présenté comme « l’âge d’or » de la Bretagne. Une démographie dynamique accompagne cette expansion : la péninsule compte alors plus de deux millions d’habitants (près de 10 % de la population du royaume), principalement répartis sur ses côtes, où la densité dépasse 50 habitants au kilomètre carré. Au xviii^e siècle, la Bretagne affiche un visage plus contrasté : sa population connaît une croissance moins rapide que dans le reste du royaume. Touchée par une série d’épidémies, elle perd même une centaine de milliers d’habitants durant les vingt dernières années de l’Ancien Régime. Alors que l’économie toilière est fragilisée par les conflits et la concurrence internationale, le commerce reste alimenté par les produits de la mer et du monde rural auxquels s’ajoutent les denrées des Antilles et d’Asie25. Sucre, café, thé et chocolat s’invitent à la table des Bretons aux côtés des produits habituels que sont les céréales, les légumes, les fruits, le lait, le beurre et le poisson26. Dans ce contexte, les clivages se creusent entre les différents territoires de la province, la vitalité des régions littorales contrastant avec les difficultés de certaines zones rurales enclavées. Les villes se distinguent aussi : les ports de Nantes et de Lorient connaissent une expansion sans précédent et une prospérité éclatante, Saint-Malo, dont les activités sont davantage tournées vers Terre-Neuve, est moins dynamique, Morlaix décline, tandis que Brest se développe grâce aux activités militaires. Une Bretagne à plusieurs visages et à plusieurs vitesses se dessine. Une partie de la péninsule, portuaire et maritime, est ouverte sur le monde et pleinement connectée à l’économie de marché, tandis qu’une autre, intérieure et rurale, se contente d’un horizon commercial limité et peu dynamique.

5Terre et mer n’en restent pas moins intimement liées, en particulier par le commerce du froment et du seigle, dont la province dégage des excédents d’autant plus importants que les galettes ou les bouillies de sarrasin sont au cœur de l’alimentation des ruraux27. Sans grand commerce, les centres urbains de l’intérieur sont, par ailleurs, des lieux privilégiés pour comprendre l’organisation ordinaire des échanges ainsi que le rôle des intermédiaires et des boutiquiers dans la distribution des denrées. L’exemple de Rennes est à ce titre éclairant. En dépit de ses fonctions politiques, judiciaires, religieuses et administratives, les activités commerciales de la capitale provinciale n’ont jamais été considérables et la suprématie des marchands ne s’y est pas imposée, comme à Lyon ou à Nantes28. Au milieu du xviii^e siècle, des efforts sont réalisés pour l’industrialisation de cette ville d’environ 30 000 habitants, qui compte une « manufacture de fils » et des tanneries, mais l’ancrage et le rayonnement de ses commerçants restent avant tout locaux. Son commerce est peu étendu, se limitant, rapporte Ogée, « à l’importation et à l’exportation des denrées nécessaires à la vie29 ». Située sur les rives de la Vilaine, la cité bénéficie néanmoins de sa situation géographique, car la rivière soutient la circulation des marchandises. Parallèlement, à l’extrême sud de la péninsule, la Loire est un axe de transport majeur pour distribuer les produits débarqués à Nantes, comme pour assurer les approvisionnements du commerce maritime30. À ces voies fluviales, s’ajoutent les grandes routes de la province dont les importantes réfections de la seconde moitié du siècle améliorent les circulations. Au-delà de ses disparités internes, la Bretagne doit aussi faire face aux aléas de la conjoncture. À l’échelle internationale, les conflits à répétition avec l’Angleterre ont des conséquences sur son économie. Alors que les transports maritimes sont régulièrement perturbés, les comportements de certains acteurs changent, les prix des marchandises varient et les routes empruntées par certaines denrées doivent être totalement ou partiellement modifiées.

6À la confluence de l’histoire économique et de l’histoire sociale, notre étude invite donc à questionner les déterminants du commerce alimentaire breton afin de mettre en avant les relations « entre le local, le régional (ce qu’on pourrait appeler le micro) et le supra-régional, qui est quelquefois global (ce qu’on pourrait appeler le macro)31 ». L’analyse des lieux de distribution et de leur dotation en marchands ainsi que l’étude de l’acheminement des denrées, invitent d’abord à réfléchir aux dimensions spatiales de ce commerce. Il s’agit de comprendre comment les espaces de l’échange, qu’ils accueillent un commerce périodique ou quotidien, sont à la fois contraints par la législation et façonnés par les pratiques marchandes. Dans cette perspective, il convient de considérer le cheminement des produits en enquêtant sur leur mode de transport, sur les itinéraires empruntés par les transporteurs et sur la durée et les difficultés rencontrées. On ne trouvera cependant pas ici d’étude exhaustive de chaque produit alimentaire. Cela serait impossible à entreprendre car les archives restent silencieuses sur le déplacement de certaines denrées ou ne sont que des confettis documentaires difficilement exploitables. Les routes des céréales, des bestiaux, des vins, des denrées ultramarines et des produits de la pêche maritime seront donc privilégiées et principalement étudiées d’un point de vue qualitatif, car les sources permettent rarement de quantifier les marchandises distribuées. De fait, l’enquête n’a pas d’ambition macro-économique : il n’est pas question ici d’évaluer le poids du commerce alimentaire dans l’économie bretonne, pas plus qu’il n’est question de mettre en évidence des cycles économiques ou de reconstituer le calendrier de la conjoncture. L’étude des circulations et des comportements marchands implique également de s’interroger sur les acteurs du commerce : ceux qui se chargent du transfert comme ceux qui assurent la distribution des produits. Dans la deuxième moitié du xviii^e siècle, les professionnels de l’alimentation et du transport représentent au moins 23 % des marchands et artisans de la province et s’inscrivent dans des régimes juridiques différents : quelques métiers sont en jurande dans six villes bretonnes – Brest, Dinan, Morlaix, Nantes, Rennes, Saint-Malo –, mais la plupart sont libres32. Au-delà des transporteurs, nous avons fait le choix de nous intéresser aux marchands et aux artisans-marchands ordinaires qui travaillent au contact des consommateurs : les détaillants – boutiquiers ou non – exerçant leur activité à l’échelle locale, celle d’une ville ou d’un bourg et ses alentours, ainsi que les marchands en gros, situés à l’interface du commerce régional et du commerce local. Ils acquièrent des produits pour les redistribuer ou, pour les artisans et les acteurs du prêt-à-manger que sont les bouchers, les boulangers, les traiteurs, rôtisseurs ou encore les charcutiers, pour les transformer avant de les vendre. En analysant leur implantation sur le territoire, leurs façons d’appréhender le jeu de l’échange, de s’informer sur les quantités et la qualité des denrées disponibles, de négocier, de répondre à la demande ou de la susciter, mais aussi en considérant leurs manières de faire face aux règlements et aux aléas de la conjoncture, il est possible de comprendre comment s’organisent leurs activités, ce qui les réunit ou les différencie, leurs réussites et leurs échecs.

7Pour mener à bien cette analyse, des sources diverses ont été mobilisées. Les mémoires rédigés par les intendants et les rapports des commissaires de la Marine ont apporté des données d’ordre général. Renseignant les lieux d’échange, les produits débités et parfois les aires d’approvisionnement, ils brossent un tableau global du commerce à différents moments du xviii^e siècle, permettant une approche de celui-ci par le haut33. De leur côté, les almanachs royaux, les enquêtes sur les foires et marchés comme celles sur les métiers apportent des données à l’échelle locale permettant de dresser un tableau de l’armature commerciale de la province et d’apprécier l’accès des consommateurs aux produits alimentaires. Dans le même temps, les correspondances administratives s’intéressent aux problèmes du négoce. Les aléas climatiques et le transport des grains y occupent une place de choix, tout comme les conflits internationaux, qui désorganisent l’approvisionnement des provinces et les exportations vers l’étranger. De plus, certaines sources fiscales autorisent une approche quantitative des denrées circulant en Bretagne. Les documents de la direction des traites, conservés pour la période 1749-1764, décrivent le contexte général de l’importation et de l’exportation des denrées, notamment celles issues du commerce colonial34. Les récapitulatifs d’octrois, mais surtout les fonds des amirautés, complètent ce panorama35. Les contrôles sur le trafic maritime des grains ont effectivement laissé derrière eux des registres comptabilisant les mouvements portuaires. Ils permettent de déterminer l’organisation des échanges entre la Bretagne et les provinces maritimes du royaume, mais également au sein de la péninsule36. Parallèlement, les archives des tribunaux consulaires, compétents pour régler les faillites et les conflits marchands, sont apparues particulièrement fécondes pour comprendre le monde du commerce et ses difficultés37. En effet, quand bien même un discernement critique s’impose à leur lecture parce qu’elles sont la traduction d’une situation commerciale inhabituelle, les déclarations de faillite restent d’un grand intérêt. Les ressources et les pratiques du déposant devant être examinées par ses créanciers, ces dossiers comprennent, à tout le moins, un document indiquant le passif et l’actif du failli, au mieux, une liasse de documents témoignant de l’organisation de son commerce : un ou plusieurs livres de comptes, des quittances ou encore des correspondances, qui permettent de dresser le tableau de ses activités et de pénétrer dans son quotidien. Le plus fastidieux a sans doute consisté à identifier, parmi ces commerçants ne pouvant plus faire face à leurs obligations de paiements, les marchands de produits alimentaires. Le terme neutre de « marchand » étant régulièrement employé pour désigner les faillis, ce sont les inventaires de leurs marchandises qui ont permis de retrouver leurs activités. Celles-ci ne relèvent pas toutes, loin s’en faut, du commerce de produits alimentaires, mais plus de 250 dossiers s’y rapportant ont été consultés et une analyse approfondie des bilans déposés au consulat de Rennes, qui présente le nombre de bilans de faillite le plus volumineux – 482 au total pour le xviii^e siècle – et les documents comptables les plus détaillés, a été menée38. Sur les 121 bilans de faillite présentant un lien incontestable avec la vente de produits alimentaires, 118 se sont révélés assez précis pour être exploités39. Ils s’échelonnent sur la période 1715-1791 et concernent 114 marchands professionnels, 18 femmes et 96 hommes. Leur étude jalonnant l’ensemble de ce travail, il convient d’emblée de les présenter. Parmi eux, 63 % sont des Rennais et 70 % déposent leur bilan entre 1770 et 1791. Précisément, nous dénombrons 36 individus exerçant un métier lié à la boisson et l’hébergement, 20 bouchers, 15 boulangers, 6 marchands de bestiaux, 5 marchands épiciers ou épiciers droguistes, 3 marchands de morue, 2 marchands de beurre, 1 lardier, 1 marchand poulailler, 1 maître pâtissier traiteur, 1 charcutière et 1 marchande fruitière. Les autres marchands ne se limitent pas au débit d’une catégorie de denrées. Certains, comme les marchands d’épiceries, combinent cette activité avec une autre, comme la vente d’étoffes, sans qu’il soit toujours possible de distinguer leur degré de spécialisation dans l’une ou l’autre activité. Cette répartition répond à l’enquête sur les métiers de 1767, qui traduit la faible spécialisation des marchands de la province40. La plupart des acteurs identifiés sont modestes ou d’importance moyenne et il est parfois difficile de déterminer s’ils sont uniquement détaillants ou s’ils pratiquent aussi le commerce en gros. Sur l’ensemble de notre corpus, 24 semblent toutefois pouvoir être qualifiés de grossistes. Ils ont pour point commun d’avoir des volumes de ventes importants, d’afficher des créances relativement élevées – souvent plusieurs dizaines de livres par client –, de pratiquer le commerce à distance et de maîtriser l’écrit laissant, pour une dizaine d’entre eux, des livres de comptes et des échanges épistolaires permettant d’analyser la force de leurs activités tout comme leurs déboires. Ce sont eux qui dominent le commerce alimentaire de la région rennaise, mais leur capitation ne s’élève jamais à plus de 50 livres, deux fois moins que la somme dont s’acquittent les négociants et les principaux « gens de finance » de la capitale bretonne41. Il s’agit principalement de marchands de vin dont l’actif moyen, c’est-à-dire l’ensemble des biens matériels et des crédits qu’ils ont octroyés, d’un montant de 21 000 livres, est très largement supérieur à celui que nous relevons pour l’ensemble des bilans, qui s’élève en moyenne à 6 500 livres42. La moyenne de leur passif s’élève quant à elle à plus de 17 000 livres, contre 8 000 livres environ pour la totalité des bilans étudiés. Pour autant, il reste difficile de qualifier de notables les membres de ce groupe par ailleurs très hétérogène43. On reste très loin des centaines de milliers de livres déclarées dans les faillites des entrepreneurs nantais et lorientais ou, plus modestement, des 54 000 et 59 000 livres d’actif et de passif affichés par les bijoutiers parisiens qu’étudie Natacha Coquery ou ceux des marchands lorrains de Julien Villain44. Les marchands de vin partagent le sommet de la hiérarchie du commerce alimentaire avec des individus simplement qualifiés de « marchands » ou de « marchands négociants ». Ceux-ci n’ont toutefois rien du profil du marchand au long cours agissant sur les marchés extérieurs et bénéficiant de larges relations familiales ou communautaires45. Ils se distinguent néanmoins par le volume et la qualité de leurs achats, leurs liens avec les cités portuaires, la variété des marchandises qu’ils débitent, leurs créances et leurs dettes : leur actif dépasse 40 000 livres et leur passif 30 000 livres. L’examen de la faillite de ces acteurs révèle cependant qu’une large part de leur activité relève du commerce des toiles et des fils. Les denrées ultramarines, les vins, les poissons et les autres denrées qu’ils commercialisent n’interviennent qu’en second plan et représentent davantage un complément d’activité46. À l’opposé, les bilans de faillite des marchands les plus modestes de notre corpus illustrent les difficultés des commerçants au détail. Sur les 118 bilans analysés, 24 affichent un actif inférieur à 500 livres, 10 n’excédant pas 60 livres. Dans le même temps, leurs passifs sont compris entre 97 et 5 400 livres. Ce monde des « gagne-petit », que quelques centaines de livre de dettes conduisent au dépôt de bilan, est dominé par les bouchers et les boutiquiers cumulant plusieurs activités : l’un est « menuisier et marchand de morues », un autre est « marchand et cabaretier », un troisième est « lardier et cabaretier » et un dernier est « marchand tourneur chaisier et de morues ».

8Diversité et modestie semblent donc pouvoir résumer le monde du commerce alimentaire de Rennes et ses alentours. Ce monde pluriel, auquel viennent se greffer paysans et particuliers pour qui le commerce est une activité d’appoint, assure les approvisionnements du quotidien et la circulation des marchandises à l’échelle locale et provinciale.

Carte 1. – Les marchands de produits alimentaires déposant leur bilan au consulat de Rennes.

9Au-delà de ces bilans de faillite et des portraits qu’ils permettent de dresser, les enquêtes consulaires, longtemps négligées car sans doute trop peu spectaculaires, ont ouvert la porte à une étude au ras du sol des pratiques de l’échange, tout en lui apportant un caractère plus rural. Ces enquêtes sont menées lorsque la cour consulaire doit juger des conflits marchands particulièrement litigieux. Elles sont principalement liées à des défauts de paiement et des problèmes de livraison, et donnent la parole à des témoins qui nous permettent d’entrer pleinement dans le quotidien des échanges. Le consulat ne jugeant pas les contentieux dont le montant excède 500 livres, ces sources ont l’avantage de ne concerner que les petits agents du commerce ou presque. Elles montrent que la justice commerciale n’est pas systématiquement évitée par les plus modestes, au contraire des négociants, qui recourent davantage aux notaires. Particulièrement nombreuses, les enquêtes du consulat de Rennes ont contribué à orienter géographiquement notre étude : plus de 80 affaires relatives au commerce de produits alimentaires, auxquelles s’ajoutent une dizaine d’expertises de marchandises, ont été analysées47. Une soixantaine d’enquêtes relevées dans les fonds des consulats de Morlaix, Saint-Malo et Nantes complètent cet ensemble. Elles concernent principalement le commerce des grains, des bestiaux, du cidre et du vin. Se pencher au plus près des pratiques du commerce imposait enfin de se plonger dans les sources judiciaires locales, celles des villes notamment, qui assurent la réglementation des lieux d’échanges, de la production et de la vente des marchandises. Les ordonnances de police et les procès-verbaux de Brest, Rennes et Nantes ont donc été étudiés. Une fois ces sources rassemblées, nous pouvions dessiner les contours du commerce alimentaire breton, sa structure interne et sa répartition sur le territoire, interroger sa pluralité et la singularité de son fonctionnement au regard des autres branches du commerce.

10Pour ce faire, le premier volet de ce travail est consacré à l’organisation spatiale du commerce alimentaire en Bretagne. Nous aborderons les lieux de l’échange, qu’ils soient périodiques comme les foires et les marchés ou pérennes comme les boutiques, avant de reconstituer les itinéraires de circulation des marchandises entre ces places aux dynamiques très différentes. Nous tenterons de montrer de quelles façons se combinent les moyens de transport terrestres et maritimes, en période de paix comme en période de conflit, d’observer les difficultés rencontrées par les marchands et d’établir le coût des trajets. Les grains et les denrées exotiques seront davantage étudiés car ils permettent de toucher le quotidien dans ce qu’il a de plus banal, tout en intégrant la question de la distribution des nouveautés alimentaires dans les cités les plus éloignées des côtes. Les modalités du jeu marchand constituent le deuxième volet de notre recherche. Selon le type de produits qu’ils débitent, leurs moyens et leurs ambitions personnelles, les acteurs du commerce mènent différemment leurs affaires. Ils construisent des réseaux d’approvisionnement et de distribution plus ou moins lointains et tentent de les pérenniser. Dans cette perspective, la pratique du crédit joue un rôle clé. Mais, nous le verrons dans les deux derniers chapitres de l’enquête, ce jeu de l’échange n’est pas sans danger. Certains marchands prennent volontairement des risques et détournent les règles du commerce. Aussi, lorsque les rouages du commerce se grippent, d’autres subissent l’un de ses aléas, la faillite. Nous examinerons donc le face-à-face entre le déposant et ses créanciers, les manières dont les deux parties s’opposent ou s’arrangent lors de cette procédure et les répercussions de cette dernière sur l’avenir du failli.