« Puissions-nous seulement continuer à être dans de nombreux domaines les pionnières et auxiliaires qualifiées que nous avons été »

3Au début des années 1950, la présidente Dorothy F. Leet met en valeur dans le Bulletin de la FIFDU le « programme d’avant-garde4 » impulsé par les dirigeantes de la fédération durant l’entre-deux-guerres. En instaurant un programme de bourses internationales d’études et de recherche entièrement financé par les membres, en mettant sur pied plusieurs clubs internationaux pour soutenir moralement et matériellement étudiantes et diplômées à l’étranger, en diffusant des informations sur les études et professions supérieures auprès des jeunes filles, et en s’assurant une collaboration pérenne avec les grandes organisations internationales, les responsables de la fédération construisent effectivement un programme audacieux qui croise leurs visées internationalistes et leur envie de voir les femmes peser dans la vie publique via les professions intellectuelles. Si la portée du programme reste modeste, surtout en comparaison des grandes organisations philanthropiques états-uniennes aux moyens financiers nettement plus élevés, les dirigeantes comme Virginia Gildersleeve masquent leurs limites en s’érigeant en exemples à imiter, se disant compter sur d’autres pour essaimer leurs initiatives :

« I consider that [the] great function [of the IFUW] is to stimulate action by others – by individuals, by colleges and universities, by national federations, by alumnae associations, and by groups of all kinds; stimulate it through the enthusiasm for international work and the energy aroused by the conferences and the publications of the Federation5. »

4Il est délicat de trancher avec certitude quant à l’originalité de la FIFDU dans la constellation des organisations internationales féminines, puisque l’histoire de leurs différents investissements dans le champ éducatif est un chantier qui reste encore largement à explorer. Peu de recherches s’y sont attardées : dans son ouvrage sur les mouvements transnationaux féminins de l’entre-deux-guerres, Marie Sandell évoque l’éducation seulement dans le cadre de la FIFDU6, alors même que le Conseil international des femmes comporte une commission éducation dont on ne sait pas grand-chose ni du fonctionnement ni des priorités. L’association chrétienne YWCA et ses dirigeantes semblent avoir mis en place certaines actions proches de celles de la FIFDU, notamment des bourses d’études pour les femmes des pays non occidentaux7. De même, une dirigeante de la YWCA, Grace Whitney Hoff, fonde en 1906 le Foyer international des étudiantes à Paris, sur des bases assez semblables à celles sur lesquelles s’établira Reid Hall8. Il est probable que la plupart des grandes organisations féminines se soient surtout intéressées à l’éducation des filles par le biais d’enquêtes, en particulier après la Seconde Guerre mondiale ; elles sont alors nombreuses à participer aux travaux de l’Unesco sur cette question, directement auprès de l’organisation internationale ou via le Comité des ONG qui y ont statut consultatif. L’étude d’organisations professionnelles telles que la Fédération internationale des femmes de carrières libérales et commerciales apporterait très certainement un autre éclairage sur les engagements associatifs féminins pour le développement des opportunités éducatives et professionnelles des femmes.

5Les mots de Dorothy Leet sur ce « programme d’avant-garde » ne sont pas une simple ode à la fédération. Elle espère que les membres « puiss[ent] continuer à être dans de nombreux domaines les pionnières et auxiliaires qualifiées qu’[elles ont] été9 », ne cachant guère ses craintes d’un essoufflement des ambitions, d’un fléchissement des innovations, d’une perte de la raison d’être de la FIFDU dans cette période d’après-guerre. De fait, notre recherche démontre que ses inquiétudes ne sont pas infondées ; les années passant, l’association s’enlise progressivement dans les idéaux des fondatrices et les plans qu’elles échafaudent dès les années 1920. L’omniprésence des figures dirigeantes, principales actrices de la dynamique de l’association, explique quelque peu ce phénomène qui se retrouve dans d’autres associations féminines contemporaines. En effet, les présidentes successives ont très généralement été d’abord vice-présidentes durant quelques mandats, et membres de différentes commissions de travail. Ce faisant, elles restent à la tête de la FIFDU pendant de nombreuses années et posent durablement leurs marques sur les programmes10, ce qui est entretenu par une forte valorisation de l’histoire de la fédération dans les discours, les publications, et la littérature mémorielle. La liste des différentes membres du bureau ne laisse pas de doute sur le faible renouvellement des dirigeantes durant l’entre-deux-guerres, bien qu’elle occulte la mainmise des responsabilités prises par certaines membres dans les différentes commissions ; Marie-Louise Puech ne fera jamais partie du bureau, et reste pourtant à la tête d’une commission cruciale dans le fonctionnement de la FIFDU (celle de coopération intellectuelle), quasiment sur l’ensemble de la période. La centralité des figures est moins évidente après 1945, même si le parcours de Jeanne Chaton laisse présager une continuité du processus, elle qui est successivement deux fois vice-présidente puis présidente dans les années 1950, puis presque dix ans représentante de la fédération à l’Unesco. Cette longue durée des parcours leur permet de mener à bien des projets qui leur tiennent personnellement à cœur, en les inscrivant comme des orientations structurantes de la fédération dont la récurrence dans les discours ne permet plus vraiment de discussion ni de remise en question par les membres. C’est le cas pour l’éducation à la paix portée par Marie-Louise Puech, ou encore pour l’attention aux pays du Sud que Jeanne Chaton instille progressivement dans les programmes de la FIFDU. Si nous avons brossé les grands traits de convergence des trajectoires et profils des fondatrices et dirigeantes, une prosopographie de l’ensemble des membres des bureaux et des commissions de travail pourrait être réalisée pour évaluer plus finement l’enchaînement des générations de dirigeantes, leurs continuités et dissemblances.

6Notre travail montre que la vie de la fédération au cours du quart de siècle suivant la Seconde Guerre mondiale est loin de s’intégrer pleinement à l’effervescence des Trente Glorieuses ; l’inertie de l’association est frappante, le programme pour la promotion de l’accès des femmes à l’université n’ayant que peu évolué en cinquante ans. Malgré des mutations majeures des systèmes universitaires au cours de cette période, les dirigeantes se donnent peu de nouveaux défis une fois qu’elles considèrent que les femmes ne subissent plus de discrimination dans les pays occidentaux, auxquels elles appartiennent pour la grande majorité. À partir du moment où une poignée de femmes arrivent à un haut niveau de qualifications universitaires et de responsabilités professionnelles, elles adoptent une posture élitiste en s’estimant confiantes que ces victoires sont désormais atteignables par toutes les femmes qui en ont les aptitudes. Si elles se disent dès les années 1920 désireuses de voir davantage de femmes atteindre ces postes, elles ne font aucunement mention d’une envie d’accompagner activement la démocratisation des études supérieures.

7Il serait abusif de nier toute évolution du programme, mais celles qui prennent place ne sont pas tout à fait à la hauteur des changements de ce second xx^e siècle. Dans les pays occidentaux, selon les cas, elles ciblent leurs actions sur certaines filières spécifiques où la position des femmes est encore précaire, comme nous l’avons mis en évidence pour le cas des ingénieures françaises ou des scientifiques britanniques. À l’échelle de la FIFDU, plutôt que de faire évoluer les revendications, elles tournent leur engagement vers des situations locales moins favorables comme celles des pays du Sud. Elles sont convaincues que les batailles qu’elles ont gagnées durant les décennies précédentes peuvent se répéter dans ces régions considérées comme « en retard ». Si elles affirment leur volonté de ne pas imposer de méthodes occidentales pour s’adapter aux contextes particuliers, ces intentions sont mises en doute par certaines enquêtes menées pour l’Unesco. En effet, nous avons démontré que ces dernières tendent à généraliser les phénomènes et à estomper les différences nationales, les recommandations pour développer l’enseignement supérieur qui leur font suite s’alignant tout simplement sur le programme global de la FIFDU, impulsé dès les années 1920.

Un combat transnational d’une association internationale ?

8L’intérêt renouvelé pour les pays du Sud n’est pas étranger à leur engagement dans les organisations internationales, puisque ces dernières attachent particulièrement d’importance aux femmes de ces régions après la Seconde Guerre mondiale. Les dirigeantes de la FIFDU semblent obnubilées par leur collaboration avec les organisations internationales, qu’elles perçoivent comme une voie royale pour jouer ce rôle dont elles rêvent, caché derrière leur affichage pacifiste ; peser dans la vie publique, assumer la responsabilité sociale que leur confèrent leurs diplômes en participant au développement mondial. S’attachant parfois plus au prestige de ces collaborations qu’à la défense de leurs propres intérêts, elles finissent par diluer l’essence de leurs revendications en s’alignant totalement sur les orientations des organisations internationales. Bien que leur présence à l’Unesco ne soit pas à négliger dans les processus de diffusion et de médiatisation des questions que soulève l’éducation des filles, elles réalisent progressivement de multiples concessions par rapport à leur projet initial, estompant notamment leur spécificité d’universitaires, ou encore délaissant la problématique de l’éducation à la paix. Ceci souligne les difficultés des associations à s’adapter aux exigences des organisations internationales pour tenir leur réputation et leur rang dans la compétition entre ONG sans perdre leur âme et leurs convictions. Adapter les thématiques privilégiées aux programmes des organisations internationales est ainsi leur première stratégie pour s’y faire une place. Peu axées sur l’éducation des femmes durant l’entre-deux-guerres, période qui voit les débats surtout centrés sur le travail des femmes, nous avons montré qu’après 1946 ces questions prennent le pas sur les problématiques universitaires ; les dirigeantes voient dans les commandes de diverses études sur l’éducation des filles faites à l’Unesco par la commission de la condition de la femme, une brèche dans laquelle s’engouffrer.

9Leur seconde stratégie réside dans les jeux de collaboration avec les autres associations internationales, liens qu’elles resserrent ou distendent selon leurs statut et visibilité dans les organisations internationales. Allant dans le sens d’une recherche de prestige et d’élitisme, elles privilégient le contact direct avec les organisations internationales, qu’elles considèrent comme une marque de reconnaissance plus éclatante que l’identification d’une utilité collective. Elles ne dénigrent pas les autres associations lorsque celles-ci peuvent se révéler instrumentales, et utilisent les alliances associatives comme une stratégie d’approche des organisations internationales. Mais dès qu’elles le peuvent, lorsque leur collaboration directe est assurée dans ces dernières, elles délaissent les associations avec lesquelles elles s’étaient liguées, ou les maintiennent uniquement quand elles estiment que leur propre position se précarise. Ces stratégies sont très claires durant l’entre-deux-guerres, alors que les ambitions de la CICI et de l’IICI sont justement de mettre en relation les associations internationales, ce qui oblige la FIFDU à s’intégrer à divers comités. En cela, l’IICI peut être considéré comme un catalyseur des initiatives allant dans le sens de ses idéaux ; sans son influence, il est très peu probable que les dirigeantes de la FIFDU auraient autant collaboré avec les groupements d’étudiants, ou avec d’autres associations intéressées par l’éducation à la paix. En effet, il est révélateur de voir que les liens qui s’y tissent se distendent après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les dirigeantes sont assurées de leur octroi d’un statut consultatif personnel à l’Unesco et à l’ECOSOC. Les manœuvres pour faire bloc entre associations ne disparaissent pas pour autant complètement, puisque la FIFDU s’implique dans le Comité de liaison des ONG pour défendre, cette fois collectivement, la place des ONG dans les agences de l’ONU.

10Néanmoins, cette recherche d’indépendance par rapport aux autres associations se complique lorsque l’on considère les appartenances multiples de certaines membres et dirigeantes, qui provoquent tout un entremêlement de réseaux. En complément d’une prosopographie, une analyse de réseaux pourrait se révéler féconde pour mieux appréhender ces intersections entre groupements associatifs et pour approfondir ce que nous avons esquissé en mettant en évidence certaines « personnalités pivot », tissant des liens entre associations et participant aux circulations d’idées et de pratiques des unes vers les autres. Ces analyses seraient d’autant plus importantes – et complexes – puisque nous avons vu que les associations représentées sont à la fois internationales, nationales, voire locales. À nouveau, l’exemple de Marie-Louise Puech est révélateur ; son immense correspondance pourrait servir de base à ce type d’analyse, mêlant des interlocuteurs et interlocutrices appartenant aux associations de femmes (internationales et françaises pour la plupart), aux associations pacifistes et pro-SDN, aux organisations internationales, aux sociétés savantes, ou encore aux milieux universitaires. Ces archives pourraient également conduire à réaliser une « biographie impersonnelle », à la manière de l’étude réalisée par Françoise Thébaud sur Marguerite Thibert, c’est-à-dire en pensant la biographie comme une « histoire collective » replaçant la protagoniste dans les divers réseaux dans lesquelles elle s’inscrit, et mettant ainsi en lumière les intersections entre la FIFDU et d’autres organisations11.

11Cet enchâssement des échelles fait partie intégrante de l’étude d’une association internationale. Réfléchir aux combats transnationaux que se donnent les fondatrices – utiliser les relations entre femmes diplômées du monde entier pour promouvoir la paix et le statut professionnel des femmes – nous a permis de questionner l’internationalité réelle de la FIFDU. À la suite de Marie Sandell, nous avons montré que cette internationalité tant vantée par les dirigeantes pour légitimer leur association et leurs actions est en réalité fragile, avec une sur-représentation des pays occidentaux (et notamment nord-américains et britanniques) à la fois dans la composition de la fédération et parmi ses dirigeantes. Ceci implique un américano et européano-centrisme qui limite en pratique les échanges culturels, bien que les discours idéalistes prétendent le contraire. Si nous avons tenté de contraster certains débats qui se produisent à l’échelle internationale par quelques études de cas nationaux, l’analyse pourrait être poussée plus loin. La temporalité de notre travail n’ayant rendu possible que le dépouillement des archives des associations française, genevoise, et britannique, une multiplication du nombre d’études de cas serait pertinente. D’une part, l’exploration d’archives d’associations non occidentales serait idéale pour rendre leur voix à ces femmes relativement invisibilisées dans les archives de la FIFDU. D’autre part, il conviendrait d’analyser plus finement l’articulation entre les orientations prises à l’échelle internationale par le petit cercle des dirigeantes de la FIFDU, et les actions concrètement mises en place par les associations locales.

12En effet, l’étude des actions menées au niveau local permettrait d’évaluer plus précisément la manière dont les idées formulées à l’échelle internationale sont réappropriées par les associations nationales, et l’impact – ou non – de ces associations sur les politiques de leur pays. Quelles démarches sont faites auprès des gouvernements, et sont-elles des succès, comme ce qu’a pu faire le cercle des ingénieures de l’AFDU pour décaler les concours d’entrée à l’ENS de Sèvres et aux grandes écoles d’ingénieurs ? Les groupements nationaux sont encouragés à se rapprocher des commissions nationales de coopération intellectuelle, puis des commissions nationales pour l’Unesco, et nous avons vu que certaines membres en font effectivement partie. Se plonger dans les archives de ces commissions pourrait se révéler fructueux afin de déterminer si ces femmes ont utilisé ces instances pour faire porter les revendications de la fédération auprès des représentants de leur État. Réciproquement, nous avons vu que ce sont parfois les initiatives locales qui sont à l’origine de l’impulsion de nouvelles orientations à long terme dans le programme général de la FIFDU, comme c’est le cas pour l’orientation professionnelle. Afin d’aller au-delà des grands projets de la fédération, stables sur la longue durée (bourses, clubs et hospitalité, coopération avec les organisations internationales notamment), multiplier les études de cas nationales permettrait de mieux cerner le jeu d’influence mutuelle entre les dirigeantes à l’échelle internationale et les groupements de diplômées à l’échelle locale, qui tout en s’inscrivant dans les principes des fondatrices de la FIFDU peuvent s’investir dans des projets spécifiques répondant à leurs propres contextes et besoins particuliers.

La construction inachevée d’une identité sociale de « femmes diplômées »

13Si les discours et les programmes relatifs à l’enseignement supérieur semblent relativement statiques au cours de la période étudiée – ou du moins ne reflètent pas la vitesse des changements sociaux et éducatifs qui se produisent à cette époque – certaines évolutions sont tout de même perceptibles, et transcrivent ces mutations. En particulier, nous remarquons des changements de l’identité collective que cherchent à promouvoir les dirigeantes au sein de la fédération, qui résident dans la tension entre les deux facettes de leur profil, de femmes et de diplômées. Selon les périodes, les dirigeantes insistent davantage sur l’une ou l’autre de ces catégories d’appartenance, tâtonnant dans leurs stratégies de construction d’un groupe social de « femmes diplômées » cohérent, dont les caractéristiques doivent être nettement discernables par la société. Durant l’entre-deux-guerres, la focale est surtout portée sur leur statut de « diplômées » ; c’est très clair à la SDN et à l’IICI, où les représentantes invisibilisent parfois totalement leur statut de femme, dans le but d’asseoir leur légitimité dans le monde très masculin de la coopération intellectuelle. Après la Seconde Guerre mondiale, ce choix est moins tranché, puisque les dirigeantes de la FIFDU cherchent à se positionner plus frontalement comme expertes des questions féminines. Est-ce à mettre en regard de la plus grande institutionnalisation de ces préoccupations au sein des organisations internationales, du fait de la mise en place de la commission de la condition de la femme ? D’une éviction de la FIFDU des groupes travaillant sur l’enseignement supérieur de manière plus générale ? De l’affirmation de la place des femmes dans presque tous les domaines professionnels, qui font qu’elles ressentent moins la nécessité de se faire accepter « sans bruit », pour reprendre les conceptions de Virginia Gildersleeve ? Il n’est pas toujours aisé de savoir si ces changements d’orientation dans les programmes résultent de réelles convictions idéologiques des dirigeantes, ou uniquement de manœuvres destinées à spécialiser le programme de la fédération pour affirmer sa position dans un champ particulier. Quoi qu’il en soit, il faut bien noter que la facette de « diplômées » est presque toujours mobilisée ; c’est surtout l’importance de leur identité de femmes qui fluctue selon les périodes et selon les groupes de collaboration.

14Ce qui ressort de l’insistance portée à leur statut de diplômées est la valorisation de leur potentiel d’expertise : un élément redondant dans les discours est l’apport de leur formation universitaire pour mettre à distance le politique et le militantisme par la scientificité de leurs démarches. Dans la pratique, nous avons vu que leur approche de la recherche est loin d’être méthodologiquement stable et conforme aux normes universitaires, par exemple dans le cas des enquêtes comparatives. Cependant, ce type de propos représente à nouveau une stratégie rhétorique utilisée pour conserver leur crédibilité même lorsqu’elles avancent des causes engagées et militantes. En affichant leur expertise, basée sur les compétences scientifiques qu’elles auraient acquises durant leurs études universitaires, elles dépolitisent leurs revendications qui, bien que présentées comme neutres, sont éminemment politiques puisqu’il ne s’agit de rien de moins que d’encourager les femmes à peser dans la vie publique. Par-là, il s’agit à nouveau d’interroger les nuances de féminisme auxquelles elles se rattachent, et qui sont indissociables de leur position sociale. De fait, nombre de leurs actions se rattachent à un féminisme bourgeois et modéré et peuvent précisément être mises en relation avec des positionnements de classe : en particulier, cette volonté de s’infiltrer de manière discrète dans les milieux dirigeants pour que les hommes reconnaissent aux femmes les capacités intellectuelles permettant une prise de responsabilités, ne peut se faire que grâce à une connivence de classe sociale. De la même manière, leur théorisation de la notion de « responsabilité des femmes instruites » s’intègre totalement à la défense d’intérêts de classe ; devant l’absence de réflexion sur la démocratisation scolaire, cette responsabilité reste un impensé pour les autres classes sociales ne pouvant accéder aux diplômes.

15Ce positionnement implicite dans les normes bourgeoises renvoie aux autres pratiques d’exclusion de la fédération, qui sont à mettre en regard du pacifisme latent mais désincarné promu par les dirigeantes ; alors que le pacifisme est aux fondements mêmes de la FIFDU et légitime une grande partie des actions engagées, il n’est guère théorisé si ce n’est par la recherche de contacts interculturels. Or, le caractère international de la fédération reste limité par ses critères d’adhésion restreints et son mode de fonctionnement américano et européano-centré, ce qui rentre en contradiction avec l’une des facettes recherchées de l’identité des femmes diplômées, celle de « citoyennes du monde ». Ceci s’oppose également aux nouvelles priorités d’action qui se dessinent après la Seconde Guerre mondiale, avec des velléités d’accompagnement des femmes non occidentales à poursuivre les batailles engagées depuis plusieurs décennies chez leurs homologues occidentales. Par ailleurs, le choix de ne pas se positionner publiquement sur les questions politiques brûlantes traversant le siècle est lui aussi producteur d’exclusion de certaines catégories de femmes. Justifié par les principes pacifistes et le souhait de ne pas risquer de déclencher de conflit entre les membres de nationalités différentes, cette absence officielle de prise en compte du contexte politique contribue finalement à un alignement tacite sur les régimes politiques dominants dans les pays ayant les associations les plus puissantes, soit sur le bloc de l’Ouest au cours de la guerre froide.

16Finalement, les choix de maintenir coûte que coûte certains fondements posés durant l’entre-deux-guerres (suprématie du diplôme universitaire dans les critères de recrutement, rattachement à un féminisme d’expertise), permettent de confirmer l’ancrage de la FIFDU dans un féminisme de « la première vague », peu d’évolutions laissant présager à l’aube des années 1970 leur intégration dans « la seconde vague ». Les débats qui font rage au cours de ces années dans les milieux féministes mobilisent pourtant des thématiques auxquelles les dirigeantes se disent depuis longtemps intéressées, telles que la mixité, les conditions universitaires, la maternité… Mais si la conciliation entre maternité et carrière professionnelle est présentée par les fondatrices comme l’un des défis des diplômées du xx^e siècle, cette question est finalement peu traitée au sein de la FIFDU. De même, l’expertise scientifique présentée comme l’une des principales caractéristiques de leur identité, qui a servi durant toutes ces années à accompagner leurs revendications, limite à présent leur militantisme à une époque marquée par un féminisme plus « spectaculaire12 » : des enquêtes sont menées sur la coéducation ou sur les événements de mai 1968, mais ne débouchent sur aucune prise de position ferme ou action spécifique. Tout porte à croire que leur volonté de construction d’un groupe social de femmes diplômées n’aboutit pas totalement, car les dirigeantes sont rattrapées par des mutations sociales qu’elles n’envisagent pas assez pour renouveler et rajeunir les membres d’une fédération vieillissante.

⁂

17Ainsi, différentes perspectives de recherche pourraient encore être poursuivies pour prolonger notre travail sur la Fédération internationale des femmes diplômées des universités. Notre posture critique d’historienne nous a conduit à pointer ici certaines des limites de l’association, souvent masquées par l’invisibilisation ou l’euphémisation des controverses dans des archives qu’il serait utile de nuancer encore, en retrouvant d’autres sources privées de membres ou dirigeantes. Néanmoins, cette recherche montre que l’apport de la FIFDU pour le développement de l’accès des femmes à l’éducation supérieure est loin d’être négligeable, ne serait-ce que par les actions qu’elles conçoivent pour elles-mêmes, et par le lobbying dont elles font preuve au sein des grandes organisations internationales pour permettre l’intégration et la médiatisation de la question de l’éducation des filles sur la scène internationale. L’étude de cet engagement apporte également une contribution à l’histoire des féminismes, en documentant la manière dont les générations du « creux de la vague » usent de leurs entrées dans les grandes organisations internationales pour prendre part à des combats politiques, alors même qu’elles restent encore souvent exclues de cette sphère professionnelle dans leurs contextes nationaux. Ainsi, les actions de la FIFDU dans le domaine éducatif, bien que modestes devant l’immensité des idéaux et le projet pharaonique des fondatrices, restent un bel exemple de solidarité et de sororité internationales.