« L’effort de dresser des micro-biographies ou des fragments de biographies politiques issues du quotidien, vise à cerner une typologie de trajectoires diversifiées qui puisse rendre compte des différentes façons de traverser la Révolution : il s’agit de savoir comment on entre en révolution, comment on y participe, et comment on en sort. C’est un terrain d’enquête […] qui se situe entre biographie, autobiographie et prosopographie1. »

1La vie de Jacques-Antoine Coquille d’Alleux s’inscrit dans ces biographies « en mode mineur » développées par Haïm Burstin, c’est-à-dire celles des gens du commun impliqués dans le moment révolutionnaire, qui l’ont amené à forger le concept du protagonisme. Car c’est bien la Révolution, cette incroyable machine à fabriquer du destin, qui a sorti cet homme de l’anonymat et l’a fait entrer dans l’Histoire. C’est elle qui lui offre de se mettre en scène, de s’exprimer et de choisir des voies nouvelles qui le conduisent à un brusque changement de vie. C’est elle enfin qui lui fait produire de multiples écrits, sous des formes variées, constituant autant de traces disponibles aujourd’hui pour établir son itinéraire.

2Pourtant, retracer sa vie n’est pas une garantie en soi pour comprendre ce personnage. C’est en tout cas un parcours qui mérite autre chose que l’admiration ou le mépris, à l’image du groupe d’hommes auquel il a appartenu qui a été « négligé tant par l’historiographie cléricale et conservatrice que l’historiographie d’obédience laïque et républicaine des xix^e-xx^e siècles [qui a] cherché à voir en eux des traîtres et des héros, des victimes ou des précurseurs2 ». Dégagé du prisme déformant de cette historiographie, notre objectif a été de questionner le processus conduisant Jacques-Antoine à rompre avec son passé de religieux et à s’engager radicalement en faveur de la Révolution. Mesurer cette rupture nécessitait le recours à la microstoria et à un cadre chronologique embrassant la totalité de sa vie, facilitant l’emploi de la « notion d’actualisation, qui invite à suivre les opérations pratiques par lesquelles des pratiques héritées dans un univers particulier permettent à un individu d’agir dans un autre3 ».

3Ainsi, l’univers familial de sa jeunesse et le cadre urbain dans lequel il a vécu à Tours l’ont rapidement ouvert aux mutations du xviii^e siècle et en particulier aux idées des Lumières, qui ont participé à formuler son « rêve de former l’homme nouveau pour la cité régénérée4 ». Sa formation religieuse a été marquée par sa fréquentation de nombreux ecclésiastiques qui comme lui s’engagent ultérieurement dans l’Église constitutionnelle. Les facteurs communautaires au sein de ces réseaux de sociabilité religieuse, notamment chez les récollets dans les années 1770-1780, ont semble-t-il joué un rôle important dans le façonnement de sa conception d’une religion assimilable à une mission de service public. C’est à cette période qu’il forge sa pratique de l’enseignement et du prêche, accomplissant ainsi sa tâche d’homme de Dieu.

4Mais la Révolution de 1789, source de potentialités nouvelles, lui donne l’occasion de sortir du couvent, de reprendre en main sa destinée et de s’engager activement dans la vie publique5. Il use de ces temps nouveaux comme d’un laboratoire d’expériences, parmi lesquelles son implication dans la franc-maçonnerie, dans la garde nationale de Beaufort-en-Vallée en tant qu’aumônier et dans les sociétés populaires angevines, le font entrer en politique et s’insérer dans divers réseaux patriotiques interconnectés. Il adhère pleinement à cette Révolution naissante et parie sur la réussite de celle-ci, parce qu’il y trouve les moyens d’exprimer ses talents et de participer à l’entreprise de régénération conjointe de la religion et de la Nation, par le biais de discours et de publications. La mise en œuvre de la Constitution civile du clergé en 1790 répond en tous points à ce désir d’être un acteur du retour à une Église primitive et à l’élaboration d’un christianisme civique. À cet instant, la prestation de serment en 1791 apparaît presque pour lui comme une formalité, s’inscrivant dans la suite des nombreux serments qu’il a pu prêter précédemment. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit là d’un acte volontariste, qui confère à celui qui le réalise une responsabilité personnelle dans la mise en place du nouveau régime.

5Cependant, son passage plus que mouvementé à la cure constitutionnelle de Beaupréau, dans les Mauges, lui fait prendre conscience que le projet qu’il porte n’est pas partagé par tous. Face à l’opposition farouche du réseau des réfractaires et de leurs partisans, il sollicite en vain le soutien des autorités locales qui, quand bien même elles se disent déterminées à le soutenir, ne se montrent pas assez énergiques pour le maintenir à son poste. Il cherche alors des appuis dans le réseau de l’Église constitutionnelle et auprès des réseaux patriotes comme le club ambulant des Mauges de La Révellière-Lépeaux. Son ministère constitutionnel se transforme en un véritable combat et tend à radicaliser ses convictions religieuses et politiques, tout autant que celles de ses paroissiens, les deux camps adoptant des positions de plus en plus irréconciliables. Ce protagonisme exacerbé « aboutit donc à la déstabilisation et même à la radicalisation, car non seulement il génère de nouvelles modalités d’action, de nouvelles formes de comportement politique, mais il enclenche aussi un mécanisme qui s’autoalimente et devient difficile à désamorcer6 ».

6Les débuts de l’insurrection vendéenne en mars 1793 le conduisent ainsi à se réfugier à Angers, où il prend une part active dans la société des jacobins de l’Est et réalise son vœu de se marier, en en faisant un geste public fort. La politique hostile de la Convention à l’égard du clergé constitutionnel achève de le convaincre de l’impossibilité de fusionner le prêtre et le patriote et explique son abdication, marquant sa rupture définitive avec le clergé mais pas avec une croyance déiste. Une nouvelle fois, il doit puiser les ressources dans ses expériences passées pour rebondir et s’adapter aux conditions qui se dressent devant lui. Ce sont ses habiletés préexistantes d’orateur, de compositeur d’hymnes, d’écrivain qu’il mobilise pour développer sa pratique militante active7 et continuer à occuper le devant de la scène révolutionnaire. C’est dans cette optique que doit être considéré son changement de nom, symbolique de l’homme nouveau et relevant d’une forme palingénésique, mais tout autant compréhensible au regard de ses expériences nominatives passées chez les récollets.

7Sous le Directoire, on assiste avec la participation active de Coquille aux fêtes nationales à l’« imposant transfert du religieux au politique, soit de l’habitus religieux à l’habitus républicain8 ». La crainte du « fanatisme », qu’il a tant décrié, le pousse toujours plus à l’action pour éviter le retour de ces hommes du passé qu’il stigmatise, et pour assurer par là même une certaine cohésion civique face à eux9. Il se met donc en scène dans cette période de théâtralisation de la vie publique10. Prêcher, telle est la constante observable dans son parcours, jusque dans le choix de sa profession de défenseur officieux, où il plaide suivant les principes d’égalité et de justice qui l’ont toujours accompagné.

8Au cours de ce long processus, Jacques-Antoine Coquille d’Alleux a donc bien été un prédicateur, devenu très tôt patriote dès les débuts de la Révolution. C’est la combinaison de ces deux rôles qui lui a permis de traverser la Révolution, de dépasser sa rupture de 1793 et de s’engager radicalement et activement dans la promotion de la République. Un parcours qui tend donc à s’expliquer et à être intelligible, comme le souligne Christophe Granger à propos de Joseph Kabris :

« Si bien que sa vie, comme toutes les vies peut-être, est faite de moments, parfois radicaux, de désajustement, de bifurcation et de remaniement de soi, autrement dit de variations de trajectoire, où les dispositions habituelles cessent d’être soutenues par l’univers où elles avaient sens11. »

9Ce qui frappe au demeurant, c’est la cohérence du parcours de Jacques-Antoine contrairement à ce que laissait supposer l’historiographie à son égard, car la rupture n’est pas dénuée de sens et est encore moins le fait d’un exalté. Il ne s’agit pas ici d’une volonté de notre part de « réfléchir l’hétérogénéité et la contingence d’une vie pour en faire une unité signifiante et cohérente [qui] porte une grande part de leurre et d’illusions12 ». La rupture, sans être inévitable et encore moins appréciable dans ce travers que serait une visée téléologique de celle-ci, a été réalisée dans des conditions qui l’ont rendue possible. Elles sont à la fois relatives aux actions personnelles de Coquille et aux événements révolutionnaires eux-mêmes :

« Il s’agit d’étudier comment se fait sa vie, et de le faire en cherchant à recomposer, autant qu’il est possible, la façon dont se sont effectivement nouées entre elles les nécessités du monde social où il était pris, autrement dit l’état historique des choses à faire, à croire ou à connaître sur lesquelles il était sommé de prendre appui, et les possibilités qui s’offraient à lui de les négocier en pratique, au gré de ce qu’il avait déjà vécu13. »

10D’où l’intérêt d’une chronologie élargie à l’ensemble de sa vie, de part et d’autre de la rupture. L’approche de ces prêtres constitutionnels ne peut plus se contenter des bornes temporelles classiques de la Révolution française, au risque de ne pas prendre la mesure des recompositions et réinvestissements personnels qui sont à l’œuvre entre 1790 et 179514. Il faut pousser les investigations bien au-delà de la rupture de 1793-1794, notamment pour les jureurs qui ont choisi l’abdication. En ce qui concerne les curés rouges, Serge Bianchi ne préconisait pourtant pas cette possibilité lorsqu’il écrivait ces lignes en 1985 :

« Le curé rouge ne peut répondre à une définition qu’au moment où il disparaît en tant que curé pour se fondre dans la masse des citoyens. Dès lors les destins individuels sont du ressort des biographes. Qu’ils aient réussi leur reconversion civile n’ajoute rien à la problématique des curés rouges. Ils seront libraires, imprimeurs, fournisseurs aux armées, bibliothécaires, chirurgiens, médecins… Ils sont devenus des citoyens (à part entière ?) mais ont perdu (définitivement ?) contact avec leur état originel15. »

11Pour notre part, il semble au contraire judicieux de se poser la question de la reconversion. L’exemple de Coquille l’a démontré, l’ancienne condition de prêtre continue à jouer un rôle, à la fois pour l’acteur en question mais aussi pour la société qui le renvoie régulièrement à son ancienne condition de religieux. In fine, l’étude de ces ecclésiastiques constitutionnels en révolution n’a donc pas livré tous ses secrets. Le prédicateur patriote garde lui aussi une partie des siens. Mais de l’histoire d’un homme à l’histoire des hommes, gageons modestement que le monde se soit un tant soit peu agrandi de la compréhension de la vie de Jacques-Antoine Coquille d’Alleux.