Carte 1. – Département de Maine-et-Loire.

1Le monde s’agrandit de la compréhension d’une vie1. Mais de quelle vie parle-t-on avec Jacques-Antoine Coquille d’Alleux ? De celle d’un franciscain, d’un franc-maçon, d’un curé constitutionnel, d’un religieux repenti et marié devenu avocat, ou bien encore d’un farouche jacobin exaltant les bienfaits de la Révolution française ? Quelle cohérence peut-il bien y avoir à une telle trajectoire personnelle ? L’historiographie a tranché rapidement et pour longtemps cette dernière question à propos de ces curés « rouges » comme le relevait l’historien Serge Bianchi :

« Pendant près de deux siècles, les curés rouges2 ont disparu, oubliés sciemment par ceux qui étaient à même d’écrire leur histoire. Trop compromis par leurs fonctions antérieures pour être pris en compte par l’historiographie républicaine officielle (en tant que prêtres) ils l’étaient également trop par leurs engagements révolutionnaires pour que les historiens catholiques intégristes leur consacrent d’autres passages que des imprécations et des chapelets d’injures (en tant que “rouges”). La disparition a donc été possible par l’“étonnant travail de mystification et de masquage qui a été opéré par un siècle d’historiographie”, selon l’expression heureuse de M. Vovelle3. »

2Au fond, Jacques-Antoine Coquille d’Alleux mérite-t-il que l’on s’attarde sur son itinéraire ? Nombreux sont ceux qui, avant nous, ont répondu par la négative à cette interrogation, tant les choix de cet homme leur sont apparus insensés. L’analyse de sa vie ouvre pourtant de nombreuses perspectives de recherches. Elle ne vaut pas tant pour elle-même, que pour les possibilités qu’elle offre de mieux cerner ces individus, les prêtres constitutionnels, objets de nombreux fantasmes mémoriels. Car parmi tous les groupes sociaux ayant traversé la Révolution, c’est peut-être celui qui a connu le plus de bouleversements brutaux, de trajectoires déviées souvent qualifiées de déviantes, ce qui est particulièrement patent pour les curés qui, à l’instar de Coquille, ont abdiqué, se sont mariés et ont tenté une entrée dans la vie « laïque ». Ce sont pourtant bien des hommes de leur siècle qui sont propulsés sur le devant de la scène révolutionnaire par leur choix d’adhérer à la Constitution civile du clergé, cette refonte radicale de l’Église de France adoptée par la jeune Assemblée nationale le 12 juillet 1790. Ils ont été imprégnés de l’idéal des Lumières qui parcourt activement le royaume depuis le milieu du xviii^e siècle et ont été élevés, comme les réfractaires à cette réorganisation religieuse, dans les mêmes milieux familiaux et sociaux, et instruits religieusement dans les mêmes séminaires4. Ils ont été enfin des acteurs et des observateurs de cette Église catholique qui a fait l’objet d’interventions répétées de l’État en matière religieuse, avant et pendant la Révolution5.

3Dans ce cadre, notre démarche ne se limite pas à une simple narration des faits et gestes d’un homme du xviii^e siècle. Elle s’inscrit au contraire dans une nouvelle approche des trajectoires individuelles, des réseaux et des espaces relationnels opérée par les historiennes et historiens depuis une vingtaine d’années. À ce titre, comme le fait remarquer Pierre-Yves Beaurepaire, « varier la focale et jouer des échelles d’observation permet d’éviter deux écueils : d’une part l’excessive détermination de l’individu par le groupe […], et, d’autre part, l’illusion de l’indépendance absolue de l’individu par rapport à son environnement6 ». Les choix opérés par Jacques-Antoine Coquille d’Alleux ne sont pas seulement ceux d’un individu isolé et peuvent être alors interprétés comme des engagements soumis à des contraintes de l’espace social, à des conditions de possibilités définies hors de lui7. En cela, la vie d’une personne peut se comprendre par ce qu’elle contient de déterminations sociales, au-delà du simple jeu de ses actions personnelles. En envisageant simultanément l’individu et le collectif, il est possible d’opérer « une réévaluation globale de la place de l’individu dans le processus historique, de la part d’initiative qu’il peut prendre par rapport aux groupes dont il est membre et qui forgent en partie son identité8 ».

4Mais l’on peut aussi se demander à la suite de Christophe Granger dans sa biographie sociologique sur Joseph Kabris, « comment sa trajectoire antérieure informe-t-elle ses choix et ses croyances, et comment le passé qu’il a déjà incorporé, sous la forme d’habitudes et d’habiletés, peut-il devenir une ressource dans un monde qui n’en soutient plus l’évidence9 ? ». Autrement dit, où Coquille puise-t-il les moyens qui lui offrent de dépasser les changements de vies et les ruptures auxquelles il fait face dans un monde en plein bouleversement ? Ces moyens ne révèlent-ils pas par ailleurs des formes de continuité dans cet itinéraire, des réinvestissements et recompositions de ses expériences passées ? Cela implique ici une réflexion sur le temps long, celui d’une vie, car « une révolution ne rompt jamais totalement avec le passé et ne se répète jamais. Elle ne devient que parce que les hommes qui la font parviennent à établir leurs propres ponts avec un passé qu’ils subsument dans une continuité plus vaste, orientée vers l’avenir10 ».

5Cette vie d’un ecclésiastique de province, « au ras du sol11 », mérite donc bien d’être analysée et implique de fait un recours à la microstoria. Ainsi, c’est l’homme que nous souhaitons replacer au cœur de l’histoire12 en renversant l’angle d’étude, en partant de l’individu, de ses relations et de ses fréquentations plutôt que du groupe social préétabli que constituent les prêtres constitutionnels et dont l’uniformité souvent présumée est à relativiser très fortement. Avec cette vie, nous faisons donc un pari remettant en question des schémas par trop souvent holistes13. Hervé Leuwers a souligné en ce sens dans l’évolution récente de la recherche « l’invitation à dépasser une lecture “institutionnelle” du social, à refuser de considérer les catégories comme allant de soi pour poser un regard sur leur construction incessante, sur leur caractère mouvant et sur les relations sans cesse modifiées entre l’individu et le groupe14 ».

6Si notre étude ambitionne de s’inscrire dans ces chantiers encore largement ouverts de la recherche historique, elle s’insère tout autant dans une dynamique de renouvellement de l’historiographie religieuse de la Révolution française15, et de l’Église constitutionnelle en particulier. Après la fin du xix^e siècle et la première moitié du xx^e siècle, marquées principalement par les travaux de Ludovic Sciout, Pierre de la Gorce et André Latreille16, ce sont Marcel Reinhard, Michel Vovelle et Bernard Plongeron qui ont été les architectes des études religieuses sur la Révolution française depuis les années 1960. Ils ont notamment initié une enquête sur les abdications et les mariages des prêtres, mais aussi sur la déchristianisation et les cultes révolutionnaires17. S’appuyant sur 2 500 cas d’abdications de prêtres rapportés au comité d’Instruction publique à partir de 179318, Serge Bianchi proposait quant à lui, en 1982, une définition des curés rouges, « catégorie originale de curés engagés dans le processus révolutionnaire19 ». Xavier Maréchaux est venu actualiser récemment cette question des ecclésiastiques mariés dans ses Noces révolutionnaires20. Bernard Plongeron a lui fait de l’attitude des réguliers de Paris devant le serment constitutionnel, par l’analyse des effets communautaires sur leurs choix, le point de départ d’une œuvre extrêmement riche d’histoire religieuse de la Révolution21. Cette approche du clergé régulier a depuis été complétée en 1995 par la publication d’une production collective sur les religieux et religieuses pendant la Révolution, dirigée par Yves Krumenacker22, relativisant fortement l’idée d’une décadence généralisée des ordres à la fin du xviii^e siècle et suggérant, par une analyse des représentations sociales, l’utilité d’étudier la façon dont ils sont perçus par la population.

7L’ouvrage majeur de Timothy Tackett sur le serment constitutionnel de 1790, paru en 198623, a démontré combien cet acte demandé au clergé a été l’occasion pour la société française d’un référendum, non seulement religieux mais bien plus politique encore. Les actes du colloque de Chantilly qui l’ont suivi24 ont développé des champs d’études autour des transferts de sacralité25, de la transmission de la foi et de la vie culturelle, des résistances et des fidélités26. Bernard Cousin, Monique Cubells et René Moulinas ont pu proposer par la suite plusieurs bilans dans La pique et la croix. Histoire religieuse de la Révolution française27, faisant apparaître la période révolutionnaire comme un moment où émergent de nouvelles manières de penser la religion. En parallèle se sont développées des approches plus régionales28, offrant des possibilités de comparaison notamment via la collection « Hommes de Dieu et Révolution29 ». En 1993, dans une perspective géographique et une temporalité plus larges, Jean-Clément Martin rassemblait plusieurs spécialistes lors d’un colloque consacré aux rapports entre Religion et Révolution (parmi lesquels Gérard Cholvy, Michel Lagrée, François Lebrun ou encore Claude Langlois et Jacques Péret) qui s’interrogeaient sur les significations du serment constitutionnel, entre archaïsme et modernité, ou encore comme facteur de ruptures sociales30.

8Depuis les années 2000, l’étude de l’Église constitutionnelle et de ses acteurs a suscité un réel regain d’intérêt. Les historiens anglo-saxons se sont emparés de cette thématique et leurs publications ont permis de renouveler les approches, à l’instar des travaux de Rodney Dean31, sur les débats de l’Assemblée nationale en 1789 et 1790, et de ceux de Joseph F. Byrnes32, sur l’analyse des attitudes religieuses et des expériences psychologiques des prêtres assermentés. Les historiens français ont aussi contribué à replacer l’Église constitutionnelle au cœur des recherches par l’étude de certaines de ses figures. C’est le cas pour l’abbé Grégoire et Adrien Lamourette avec les travaux de Rita Hermon-Belot, Caroline Chopelin-Blanc et Paul Chopelin33. Ce dernier, après avoir exploré l’histoire religieuse de Lyon pendant la Révolution via la microstoria des réseaux34, a dirigé un ouvrage collectif sur l’épiscopat constitutionnel35 mettant à jour les travaux de Paul Pisani réalisés au début du xx^e siècle36. Car l’histoire des cadres de l’Église constitutionnelle est à l’image d’une « forêt très peu explorée, et aujourd’hui encore, largement en friche37 ». Le travail de Francesco Dei a permis récemment de mettre en évidence l’hétérogénéité des opinions théologiques des évêques assermentés contrecarrant la vision de l’unicité d’un bloc dans le clergé constitutionnel38.

9Cela confirme la nécessité de multiplier les exemples de parcours individuels de ces jureurs. Ce que Walter Markov, historien allemand, avait très tôt entrepris avec son étude sur le curé rouge Jacques Roux, reprise plus récemment par Dominic Rousseau39. Soulignant que peu de biographes se sont attachés à ces figures de prêtres fermement engagés tel Petit-Jean ou Dolivier par exemple, Philippe Bourdin a lui aussi suggéré l’utilité de ces itinéraires ecclésiastiques dans son ouvrage sur le clermontois Pascal-Antoine Grimaud, car ces hommes sont des « acteurs primordiaux de l’éducation populaire40 ». Vincent Petit a confirmé dernièrement cet intérêt avec une approche du prêtre comtois Maurice Vernerey, théologien et professeur engagé41, précédant un travail plus large sur la thématique nouvelle et prometteuse du devenir du clergé constitutionnel franc-comtois de 1801 à 183042.

10Plus localement dans l’Ouest, Jean Artarit a proposé en 1995 une biographie psychanalytique du curé vendéen Dominique Dillon expliquant l’action radicale de celui-ci par une supposée pathologie mentale43. Martine Taroni a elle choisi l’étude de l’Angevin François-Yves Besnard pour son exceptionnel témoignage et ses « souvenirs d’un nonagénaire44 » s’inscrivant dans le courant des recherches sur les écrits du for privé. Ces ouvrages viennent aujourd’hui compléter les études sur le clergé de l’Ouest, au demeurant peu nombreuses, si l’on excepte les multiples articles du chanoine François Uzureau publiés dans ses revues L’Anjou Historique et Andegaviana45. Après le travail en 1960 de l’abbé Louis Gallard sur le clergé saumurois de 1789 à 1795, Charles Tilly a consacré en 1964 une partie de son ouvrage sur la Vendée à l’étude du clergé constitutionnel des Mauges46. Paul Bardon et Patricia Lusson-Houdemon ont chacun soutenu une thèse sur cette question religieuse, le premier en 1981 sur le clergé angevin et la reconstruction concordataire (1802-1809), la seconde en 1989 sur la vie religieuse des catholiques en Maine-et-Loire et Vendée à l’époque révolutionnaire47. Dans le même temps, Raymond Perrin de Rouvray œuvrait à une tâche prosopographique considérable conduisant à l’élaboration de plus de 1 200 fiches biographiques sur le personnel de l’Église d’Angers pendant la Révolution, partiellement publiées en 198348. Sur cette base, nous avons soutenu en 2001 une maîtrise sur le clergé constitutionnel des Mauges et du Saumurois de 1790 à 179549 au cours de laquelle nous avons croisé et repéré l’itinéraire singulier de Coquille.

11Mais force est de constater que ces approches locales sont focalisées pour la plupart sur la période révolutionnaire en elle-même, et n’envisagent pas le plus souvent ce qui se joue avant 1789 ou après 1795. Or c’est bien sur le temps long que le parcours personnel de Jacques-Antoine Coquille d’Alleux révèle, à plus d’un titre, comment un groupe d’hommes engage, à un moment donné, une profonde remise en cause de ses propres traditions et de son histoire. Tout l’enjeu de notre étude est donc de questionner le processus qui le conduit à une rupture avec son passé de religieux et à un engagement radical en faveur de la Révolution.

12Pour repérer les dynamiques de cette rupture et mesurer la portée de celle-ci, il convient de se pencher au préalable sur ses multiples engagements. Selon le sociologue Howard Becker, le concept d’engagement présente l’avantage d’être mobilisable pour analyser des comportements aussi bien individuels que collectifs et peut être utilisé dans l’observation d’une grande variété de phénomènes : pouvoir, religion, attitude politique, milieu professionnel, etc.50. Il permet de rendre compte des lignes d’actions cohérentes d’un individu : « Plusieurs trajectoires s’ouvrent à ses yeux, chacune pouvant tout aussi bien obtenir son approbation, mais il choisit la plus à même de lui permettre d’accomplir ses objectifs. » Cet individu engagé a réalisé un pari qu’il doit assumer51 et par conséquent ses décisions futures sont contraintes par celui-ci. Mais ses actions peuvent tout aussi bien répondre à un processus de conformation aux exigences de sa position sociale, parce qu’il est moralement inacceptable ou inopportun d’agir autrement52. Cette approche confirme « la validité de l’échelle biographique pour aborder la question de l’engagement individuel en politique et les mécanismes de construction des valeurs de la société civique et de l’imaginaire démocratique et républicain53 ».

13De l’analyse de ce concept appliqué à Jacques-Antoine Coquille d’Alleux émerge peu à peu la vision d’un homme intégré à de multiples réseaux interconnectés : clergé régulier, franc-maçonnerie, garde nationale, Église constitutionnelle, sociétés jacobines et autres groupes de patriotes. S’il faut se prémunir avec l’étude des réseaux de l’utilisation d’un outil « à la mode » depuis quelques années dans la recherche historique universitaire, il n’en demeure pas moins pertinent ici si l’on suit les recommandations de l’historienne Claire Lemercier54. Avec Coquille, nous faisons ainsi le choix de l’étude d’un réseau égocentré mettant en évidence un capital relationnel qui s’enrichit au fur et à mesure de son itinéraire. Un réseau personnel dense en somme, d’autant plus que les personnes qu’il côtoie sont elles-mêmes interconnectées à l’instar de l’évêque constitutionnel de Maine-et-Loire Hugues Pelletier, des révolutionnaires angevins Benaben, Choudieu et Proust, ou encore du conventionnel puis directeur La Révellière-Lépeaux. Les perspectives de cette approche réticulaire appliquée à Jacques-Antoine sont substantielles, car ses engagements peuvent être interprétés autrement que par des attributs individuels plus classiques comme son niveau social ou son âge. Autrement dit, l’étude de ces réseaux assure une plus fine appréhension de certaines de ses décisions, à des moments cruciaux de son parcours, comme celui de la prestation du serment à la Constitution civile du clergé. C’est la combinaison de l’appartenance à ces multiples réseaux qu’il est nécessaire de questionner ici, en les percevant comme des organismes vivants « dont on peut mesurer les étapes de l’existence, l’intensité et les transformations de l’activité55 ». À la lumière des travaux d’Haïm Burstin56, ce parcours peut potentiellement être éclairant sur les rapports entre les comportements individuels et les processus collectifs57.

14L’examen des réseaux ouvre la voie à une meilleure compréhension des ruptures à l’œuvre et notamment de celle, majeure, qu’il opère avec l’Église en 1793. La conceptualisation de la « rupture » est cependant plurielle et nécessite ici une définition préalable. Nous retenons pour notre étude celle proposée par Maria Llombart Huesca et Enrique Fernandez Domingo, d’après leurs observations de son utilisation dans différents champs de la recherche universitaire. Si la rupture est toujours liée à l’idée de changement, il est possible selon eux de l’accompagner des termes « transformation, dissolution, division, séparation, crise, faillite, déplacement ». Elle est par ailleurs inévitablement liée à un conflit et s’accompagne de variantes entourant son utilisation : « Nous y trouvons souvent un point de départ, un processus et un point d’arrivée qui aboutit ou non à ce que les auteurs présentent comme rupture. La rupture est le résultat d’un ou plusieurs processus, qui sont entendus comme des étapes d’une évolution complexe impliquant une coordination de causes et d’effets58. » Au mot « causes », nous substituons pour notre étude le mot « dynamiques », mieux à même de mettre l’accent « sur les modalités du changement révolutionnaire59 ».

15Pour un acteur comme Jacques-Antoine Coquille d’Alleux qui entre en Révolution, « l’immédiat du présent paraît ouvrir un champ de possibles où peuvent se réaliser des projets institutionnels, politiques ou sociaux qui paraissaient autrefois utopiques. La rupture révolutionnaire devient alors cet espace de potentialités où peuvent “être testées” concrètement des expérimentations socio-politiques propres à féconder l’avenir60 ». Cela ouvre la voie à une réflexion sur la perception de la rupture par Jacques-Antoine lui-même, sur la conscience qu’il a pu avoir de participer à l’élaboration d’une société nouvelle. En définitive, l’analyse de ses engagements, de ses prises de position et des réseaux dans lesquels il évolue contribue à rendre intelligible un revirement intellectuel radical.

16Une telle démarche implique l’utilisation d’un cadre temporel élargi, englobant la totalité de sa vie, de 1747 à 1805. Ce temps long, débordant les bornes chronologiques de la Révolution française longtemps restées classiques (1789-1799) et aujourd’hui largement dépassées dans les études universitaires, met en perspective les dynamiques de cette rupture. Celle-ci ne peut se réduire à l’année 1790 considérée traditionnellement comme un point de départ de la division religieuse des catholiques français61 avec l’adoption de la Constitution civile du clergé (12 juillet) et l’obligation du serment (27 novembre), ni même à l’année 1791, celle des prestations de serment et de l’installation des curés jureurs. L’historien Vincent Petit, qui a récemment ouvert la voie à l’étude du devenir des prêtres constitutionnels après le Concordat de 1801, le reconnaît volontiers en suggérant qu’« il faudrait élargir les investigations à l’époque révolutionnaire proprement dite et même aux deux décennies qui l’ont précédée62 ». Mais sa démarche, bien que limitée à ceux des prêtres restés fidèles à l’état ecclésiastique, invite pour notre part à envisager les conséquences de cette rupture, au-delà des abdications massives à partir de l’automne 1793 et de la liquidation officielle de l’Église constitutionnelle par l’État en 1795. L’élargissement du cadre temporel permet ainsi de questionner le rôle de cette rupture quant à l’insertion de ces hommes dans une société nouvelle, qu’ils ont appelée de leurs vœux, mais qui se présente à eux tel un défi, après leur pari manqué de régénération conjointe de l’Église et de la Nation. Nous faisons donc le choix d’une approche chronologique, en particulier pour ne pas briser le fil permettant de percevoir les réinvestissements de sa vie passée63.

17L’historiographie sur Jacques-Antoine Coquille d’Alleux a figé une mémoire validée le plus souvent chez les auteurs successifs par la répétition d’éléments biographiques, plus ou moins discutables, ou appuyés sur des archives dont l’authenticité peut être sujette à caution64. Il s’agit ici d’éclairer les mécanismes qui érigent la vie d’un individu en modèle de comportement transposable à tous les curés jureurs. Le premier chapitre s’attache donc à déconstruire la légende noire des prêtres constitutionnels dont Coquille n’est pas exempt et à mieux cerner la mystification de sa rupture avec l’Église assimilée à une action tout à fait insensée.

18Dans son étude sur le serment de 1790, Timothy Tackett regrettait de ne pouvoir proposer pour les prêtres d’Ancien Régime « une évaluation des effets du milieu familial sur les opinions politiques [car cela] exigerait une analyse approfondie que seule une étude locale pourrait permettre » et que Louis Pérouas a tentée pour le clergé de la Creuse65. Ce travail est rendu possible à l’échelle de l’analyse d’un personnage et fait l’objet de notre second chapitre : les réseaux familiaux paternel et maternel et leurs univers socioprofessionnels y sont étudiés, de 1747 à 1771, comme les marqueurs de la jeunesse de Jacques-Antoine au temps des Lumières.

19La reconstitution des étapes de sa formation religieuse et l’analyse de son parcours chez les récollets permettent de mettre en évidence les réseaux cléricaux qu’il fréquente dans les deux décennies précédant la Révolution, de 1771 à 1788. En cela, le troisième chapitre donne à voir les liens qu’il tisse dans ce monde des réguliers, en plein bouleversement déjà à cette époque comme en témoignent les fluctuations de leur recrutement. Il s’agit là d’un impératif dans cette recherche car, comme le souligne Bernard Plongeron, « ce passé monastique, qui joue le rôle d’un déterminisme important au sein de la liberté individuelle, n’est pas autre chose que la synthèse des facteurs communautaires réalisée au niveau de chaque individu. Il peut être considéré comme une condition préalable à toute option personnelle [face au serment]66 ». En filigrane, nous nous attacherons aussi à interroger cet engagement religieux mis en doute par l’historiographie : Coquille était-il réellement un homme de Dieu ?

20Avec les débuts de la Révolution, Jacques-Antoine dispose de nouveaux espaces d’expression et de libertés en Anjou. Que ce soit dans les réseaux de la franc-maçonnerie, de la garde nationale ou des clubs de jacobins, il s’investit pleinement tel un prédicateur patriote. Mais de Beaufort-en-Vallée à Beaupréau en passant par Chalonnes-sur-Loire, les mesures religieuses de l’Assemblée nationale (Constitution civile du clergé, serment) puis celles de la Convention sont diversement perçues par les populations qu’il côtoie. De 1791 à 1793, les difficultés croissantes qu’il rencontre dans l’exercice de son ministère constitutionnel modifient profondément son rapport à la religion catholique, qu’il ne perçoit bientôt plus que par le biais du fanatisme. Les quatrième et cinquième chapitres explorent donc les premières années de la période révolutionnaire comme étant celles d’un laboratoire d’expériences d’un prêtre patriote, dont le ministère constitutionnel ouvre la voie à une radicalisation de ses positions politiques et religieuses.

21La rupture avec l’Église constitutionnelle devient dès lors possible compte tenu à la fois de son expérience personnelle et de la législation répressive de la Convention en matière religieuse. À partir de l’automne 1793, un engagement radical dans la Révolution apparaît alors comme la seule alternative possible pour Coquille qui cherche à s’insérer, en tant que laïc, dans cette société nouvelle. C’est tout l’objet des sixième et septième chapitres dans lesquels sont mis en évidence, en toile de fond, les moyens qu’il engage et les sociabilités qui lui permettent de dépasser cette rupture et de devenir un véritable chantre de la Révolution, en particulier lors des fêtes nationales.

22Place, donc, à Jacques-Antoine Coquille d’Alleux, le régulier devenu prédicateur patriote. Partons à présent sur les traces de cet homme aux multiples « visages » mais au portrait pourtant inconnu67, et dont les prénoms successifs, Jacques-Antoine, Bernardin, Simplicien, Horatius, retentissent comme autant d’engagements et de ruptures d’une seule et même vie.