Race et nation dans l’Italie de la fin du xix^e siècle : de la science au droit

1Le discours théorique sur la race s’est formé en Italie durant les premières décennies suivant l’unification, dans le but de consolider l’entreprise du Risorgimento, tout juste achevée, à travers des références scientifiques. Une fois la nation italienne créée, il s’agit maintenant de cultiver et de renforcer sa population1. C’est dans cet esprit que se situe la réflexion du politologue Gaetano Mosca, qui publie en 1882 dans la Rivista europea un article intitulé : « I fattori della nazionalità » (Les facteurs de la nationalité). Si les nations peuvent être définies comme des groupes dotés d’une « unité morale et sociale particulière2 », l’étude des facteurs de la nationalité vise à identifier les différents éléments qui confèrent à chaque groupe l’unité d’une nation. Le premier de ces facteurs est, selon l’avis de Mosca, la force physique. Depuis l’Antiquité, la force a joué un rôle décisif dans la formation des communautés politiques. À l’inverse, son absence, même lorsqu’une nation est formée, détermine son déclin et sa mort. Mosca cite comme exemple le cas de la Pologne3. Un autre élément important en faveur de l’émergence et de la préservation des nations est l’identité raciale. On ne peut cependant pas fournir une lecture purement biologique de ce deuxième élément, car il existe des nations très fortes, avec une histoire exemplaire et une identité claire, qui accueillent sur leur territoire une grande diversité ethnique. C’est le cas de la France et de l’Angleterre. En France, en particulier, plusieurs siècles de vie politique et sociale commune ont créé les conditions d’une identité forte. En fin de compte, l’affinité des éléments ethniques joue un rôle de liaison dans la période de formation des nations, mais, plus tard, l’identité repose beaucoup plus sur les événements historiques et sur le réseau de relations que les événements tissent entre eux4. Quant à la langue et à la religion, ce sont des éléments non négligeables, selon Gaetano Mosca, mais moins importants5.

2Le texte que nous venons de mentionner est l’un des premiers à traiter du lien entre la dimension biologico-matérielle et la dimension historico-culturelle dans la vie des peuples. Cette sensibilité anime de nombreuses réflexions qui, dans différents domaines, sont formulées au cours de ces mêmes années. En lien avec la question de l’eugénisme, est ainsi très significative l’attention que certains juristes, notamment des spécialistes de droit pénal, accordent au thème de l’avortement. En Italie, le code pénal sarde de 1859 et le code pénal Zanardelli de 1889 le punissent tous deux. Le premier, plus sévère, avec l’article 501, prévoit des peines allant de cinq à dix ans d’emprisonnement, et jusqu’à quinze ans de travaux forcés si le crime entraîne la mort de la femme enceinte. Le second, avec les articles 381 à 385, prévoit des peines d’un à six ans. On se demande alors, du point de vue juridique, quel est le bien protégé par les sanctions. Dans un article intitulé « L’aborto criminoso » (L’avortement criminel), publié en 1885 dans un recueil de textes (mais paru auparavant dans la revue Il Filangieri), le professeur Ferdinando Puglia, titulaire de la chaire de droit et de procédure pénale à Messine, répond que le crime n’est sûrement pas commis contre la femme, qui en est souvent l’auteur ou la complice, ni contre la famille, qui souvent n’existe pas, ni contre l’enfant à naître, puisque c’est la vie en puissance et pas encore en action. La réponse est qu’il s’agit d’un crime contre la communauté6. « L’État – en fait – doit non seulement protéger les individus existants, mais doit aussi veiller à la conservation des espèces7. » L’avortement tend à altérer la santé de l’organisme social et constitue un obstacle à la reproduction de l’espèce. Par conséquent, si l’avortement consiste à détruire de nouvelles cellules sociales qui, en se développant, pourraient contribuer au bien-être de l’organisme tout entier, la société a le droit de punir ceux qui y portent atteinte : « Le crime d’avortement se présente comme un acte contraire à la propagation de l’espèce, à l’intégrité de l’organisme social, et donc comme une violation d’un droit social, qui fait partie de l’ensemble des droits visant à maintenir la vie et l’intégrité de l’organisme social8. »

3Des arguments assez semblables reviennent lors d’une conférence donnée à Naples en novembre 1898 par l’avocat Alfredo Vittorio Russo, et ayant le même titre que l’essai de Puglia, « L’aborto criminoso » : « Il est certain que la société ne peut, ni ne doit, renoncer, pour réaliser ses fins les plus hautes, à la participation de quiconque est, dans l’ordre naturel, sur le point d’y entrer, ou d’en faire partie, ou qui s’y trouve déjà9. » Il faut s’assurer par tous les moyens que les forces futures ne soient pas étouffées et que les forces existantes ne soient pas supprimées, sauf pour des raisons naturelles. En outre, contre certaines thèses qui circulent à cette époque dans les cercles du positivisme criminologique, Russo estime que la société ne devrait pas permettre l’avortement, même pour les enfants qui pourraient naître dans des conditions de misère laissant présager un avenir difficile. Il rappelle que souvent « les êtres humains engendrés dans la misère ou hors mariage sont devenus des hommes utiles et productifs10 ». Dans les réflexions de Puglia, puis de Russo, se pose la question de la protection juridique de la communauté considérée comme un corps unitaire, avec dans les deux cas un sens éminemment naturaliste donné au terme « corps ». Russo insiste sur le fait que la variété humaine représente un atout que la loi doit protéger, et observe que Puglia se limite plutôt à la dimension quantitative, au risque d’entraîner une diminution de la population, ou du moins une incapacité à l’augmenter. Mais, en dernière analyse, les deux textes que nous venons d’examiner, publiés à un peu plus de dix ans d’intervalle, soulignent le fait que la santé individuelle est subordonnée au fonctionnement de la société, de même que l’individu n’est qu’un morceau d’une grande machine. Cependant, ils n’envisagent pas encore d’éventuelles limitations à la reproduction, ce qui sera l’un des principaux thèmes de l’eugénisme.

4Cet aspect commence à apparaître dans l’ouvrage Le degenerazioni umane que l’anthropologue Giuseppe Sergi, professeur de psychologie expérimentale à Rome et fondateur de la Société romaine d’anthropologie en 1893, a consacré, en 1889, au thème de la « dégénérescence ». Après avoir passé en revue toutes les catégories de personnes qui composaient l’armée des « ennemis de l’ordre social bourgeois11 » – fainéants, mendiants, alcooliques, fous, prostituées, vagabonds –, Sergi exprime ses réserves quant à la possibilité d’améliorer les éléments de cette constellation de déchets humains, ni même, s’ils sont soumis à une sanction, de les réformer et de les réhabiliter. Il ne reste alors plus qu’à les enfermer indéfiniment afin d’éviter à la société les risques liés à leur libre circulation12. Une autre mesure pourrait consister à « empêcher le mariage des dégénérés et éviter tout danger de descendance ». Tels sont les deux moyens par lesquels il est possible, selon Sergi, « d’améliorer la race » : d’une part la contrainte du travail, et dans les cas les plus difficiles la déportation vers des îles désertes ; d’autre part l’interdiction de se reproduire. La nécessaire amélioration de la race passe inexorablement par l’adoption des moyens les plus drastiques : « Aujourd’hui, nous devons nous efforcer avec toutes nos énergies de procéder à une sélection artificielle grâce à deux moyens énergiques : la répression et l’éducation, sans laquelle nous ne pourrons pas améliorer la race. La sélection artificielle est une régénération13. »

5Le psychiatre et criminologue de l’université de Naples Angelo Zuccarelli – citant du reste les travaux du précurseur Sergi – fait référence à ce même univers des « dégénérés moraux », lorsqu’il écrit en 1898, dans la revue L’anomalo, un article intitulé « Asessualizzazione o sterilizzazione dei degenerati » (A-sexualisation ou stérilisation des dégénérés). Il rappelle que, dans l’État du Michigan, a été introduite une loi établissant la stérilisation des épileptiques et, au-delà, des personnes souffrant de maladies mentales au moment de leur sortie de la structure d’accueil, ainsi que des anciens détenus ayant subi trois condamnations14. L’universitaire napolitain considère que cette loi est trop sévère et estime qu’elle devrait être atténuée par certaines mesures correctives. Il en apprécie cependant la philosophie d’ensemble, et affirme :

« […] il ne faut pas avoir trop de scrupules dans la limitation de la liberté individuelle des moins aptes [dei meno] lorsqu’une telle limitation pourrait entraîner la régénération de l’ensemble d’une société et de l’espèce elle-même. […] Le but sacré de la régénération physique et morale des peuples impose le besoin urgent d’empêcher la multiplication des plus dégénérés15 ».

6En étudiant les meilleures méthodes et en faisant preuve de prudence, la nécessité de garantir la régénération de la société et d’empêcher la multiplication des plus dégénérés ne sera donc pas compromise. En 1906, comme le rappelle l’historien Francesco Cassata, la proposition théorique de Zuccarelli fut tout à la fois discutée au Parlement grâce à Enrico Ferri (et vivement critiquée par Luigi Lucchini) et au Congrès national sur l’assistance aux aliénés, suscitant à chaque fois peu d’enthousiasme16. Malgré cet accueil mitigé, Zuccarelli revient à nouveau sur le sujet en 1909, toujours dans la revue L’Anomalo, en donnant quelques précisions : sans utiliser des méthodes cruelles, et tout en permettant le coït, il fallait, selon lui, annuler la capacité masculine à féconder et la capacité féminine à être fécondée. Ces objectifs devaient être poursuivis à propos de différents types de personnes : les épileptiques, les personnes souffrant d’aliénation mentale avec des formes dégénératives, les idiots, les délinquants instinctifs et habituels. Des méthodes moins contraignantes pouvaient être envisagées pour d’autres catégories. Avant que le législateur ne puisse adopter les réformes souhaitées en la matière, il appartenait à la science d’informer les citoyens de la nécessité d’éradiquer tout « héritage dégénératif » par le seul remède possible que représentait la stérilisation17. Le but de la science devait être d’enraciner une mentalité altruiste chez les gens, de manière à faire du sacrifice de quelques-uns, pour le bien du plus grand nombre, un acte libre et conscient : « L’objectif à atteindre doit être de convaincre un grand nombre de ceux qui se trouvent dans une malheureuse situation de santé et de constitution organique de solliciter spontanément ce moyen sûr de stérilité volontaire18. »

L’eugénisme à l’épreuve de la guerre

7Jusqu’à présent, l’attention de ces universitaires privilégie l’approche défensive : il faut se protéger contre la dégénérescence, les maladies héréditaires, la folie, la délinquance. Mais vers la fin de la première décennie du xx^e siècle, le ton change et d’autres possibilités commencent à apparaître. Dans la première partie d’un de ses essais, publié en 1912 dans la Rivista di psicologia et intitulé « La psicologia etnica e la scienza eugenistica » (« La psychologie éthnique et la science eugénique »), le psychiatre Enrico Morselli, professeur à Gênes, décrit cette jeune discipline, à la suite de Francis Galton19, comme « l’étude des facteurs dépendant du contrôle social par lesquels les qualités ethniques des générations humaines futures peuvent être améliorées ou modifiées en termes physiques et mentaux20 ». Cette discipline repose essentiellement sur la réglementation des unions sexuelles, afin de promouvoir la reproduction des « plus aptes », des « migliori ». L’eugénisme fait appel aux acquis de la biologie, en ce qui concerne les modes de transmission des caractéristiques héréditaires ; aux statistiques, pour l’étude des taux de natalité et de mortalité ; et enfin à la connaissance de la législation, pour la relation entre la dynamique démographique et les dispositions sur le mariage, la fiscalité, les assurances, les corporations professionnelles21. Morselli pense que chaque race se distingue par des caractéristiques physiques et mentales spécifiques et qu’il existe une hiérarchie entre les races humaines qui nous permet d’identifier les plus évoluées psychologiquement et les plus fortes biologiquement. Pour Morselli, la tâche de la science eugénique est de permettre aux races les plus fortes et les plus saines de conserver leurs traits distinctifs. Même si une science eugénique universelle devait voir le jour, chaque peuple devrait suivre les préceptes les plus adaptés à ses particularités ethniques et nationales, pour la défense de son type physique et de sa mentalité22 : « Il est nécessaire que chaque race, population ou nation, lorsqu’elle a acquis le sentiment de son propre caractère et de la part qui lui revient dans le développement de la civilisation universelle, propose la préservation de son propre type ethnique23. »

8L’année même où Morselli publie son essai, le premier congrès international d’eugénisme a lieu à Londres. Le statisticien Corrado Gini, qui y avait participé, en expose les grandes lignes dans la Rivista di Sociologia en 1914. Gini reprend la définition formulée par Francis Galton en 1883 et déjà présente dans l’essai de Morselli : l’eugénisme est l’étude des facteurs susceptibles d’être régulés par la société qui peuvent améliorer les qualités biologiques des générations futures sur le plan physique ou psychique. Il s’agit d’une idée très ancienne qui est à la base d’une science nouvelle. À cette époque, elle détermine dans différents pays du continent européen, et en Amérique, la formation de champs disciplinaires ayant le même objet, même si parfois sous des noms différents (en Allemagne, par exemple, on parle d’« hygiène raciale24 »). Pendant le congrès international sur l’eugénisme qui s’est tenu à Londres à la fin du mois de juillet 1912, de nombreux thèmes ont été abordés et la présence italienne a été importante, avec des rapports de Giuseppe Sergi, Alfredo Niceforo, Achille Loria et du déjà mentionné Corrado Gini. En termes d’applications réglementaires de l’eugénisme, Gini évoque l’expérience des États-Unis. D’une part, certaines lois de cette nation prévoient la stérilisation des inadaptés. Mais, en même temps, les connaissances cliniques sur lesquelles on peut fonder de telles interventions en isolant les individus qui devraient les subir sont encore très incertaines, si bien que les cas traités ne sont pas très nombreux25. Gini conclut son bref tour d’horizon en rappelant que le droit est particulièrement intéressé par les conclusions de cet eugénisme : dans le domaine civil, en ce qu’elles peuvent favoriser ou empêcher les mariages entre personnes présentant certains problèmes de santé ; dans le domaine pénal, en ce qu’elles permettent d’envisager la ségrégation sexuelle ou la stérilisation des criminels ; dans le domaine de la législation sociale, en ce qu’elles doivent s’inspirer non seulement de critères économiques mais aussi de la possibilité de ne pas soutenir inutilement les personnes les moins aptes à vivre ensemble26.

9La Première Guerre mondiale a mis les communautés nationales à rude épreuve et a soulevé des questions qui nous renvoient aux réflexions de Gaetano Mosca sur l’importance de la force physique dans la vie des peuples. Durant cette période, l’attention portée à l’eugénisme s’est intensifiée et certains experts des disciplines juridiques sont intervenus dans le débat de façon originale. La guerre est, à tous les effets, un événement historique catalyseur en ce qui concerne le débat sur l’eugénisme27. En 1914, Giulio Battaglini, professeur de droit et de procédure pénale à Sassari, membre du Comité italo-allemand pour les relations juridiques, publie dans la Nuova Antologia un article important intitulé « La dottrina eugenica e il suo valore sociologico e politico » (La doctrine eugénique et sa valeur sociologique et politique). Battaglini estime que le statut épistémologique de l’eugénisme est encore incertain, car lié à l’étude de l’hérédité, dont les résultats font l’objet d’évaluations controversées. « Il est certain, cependant, qu’il existe de nombreuses et impressionnantes exceptions aux sinistres lois de l’hérédité28 ». Il admet néanmoins que dans la vie sociale il existe certaines perturbations contre lesquelles il est nécessaire de se défendre. Il s’agit de tares et maladies telles que la syphilis et la tuberculose, l’alcoolisme et la délinquance. Selon les enseignements du positivisme, auxquels adhère Battaglini, la tendance à la délinquance peut être héréditaire. Cependant, la punition peut représenter un facteur dégénératif aussi grave que le crime lui-même. En effet, les prisons restituent à la société des hommes au physique détruit et à l’âme enflammée par la haine.

« […] l’établissement criminel renvoie dans la société un individu inadapté sur le plan eugénique. Il retourne dans le milieu social pour semer la maladie, la haine contre la société, pour produire, avec son organisme usé, des enfants qui vont grossir les rangs des malades et des inadaptés. L’eugénisme est donc, en principe, contre la peine29 ».

10L’eugénisme n’est donc pas seulement contre le crime, mais aussi contre la punition. Il s’agit en effet de déterminer des parcours de correction individuels qui garantissent la réinsertion de ceux qui ont enfreint la loi, et qui éliminent à la racine les causes qui sont à l’origine du crime : des maisons de travail pour les fainéants et les vagabonds, des cliniques de désintoxication pour les alcooliques. En outre, la peine doit être indéfinie et durer aussi longtemps que dure la dangerosité du sujet. Dans tous les cas, il faut rendre à la société un homme en bonne santé mentale et physique30. En ce qui concerne les mesures préventives contre les maladies, Battaglini estime qu’il est inutile d’interdire les mariages, car les enfants malades peuvent également être engendrés en dehors de l’union conjugale. Il ne resterait plus qu’à recourir à la stérilisation ou à la castration. Mais ces mesures sont toujours incompatibles avec l’ordre politique d’une démocratie libérale. Ce n’est que dans un État policier que le citoyen pourrait subir de telles contraintes pour le bien de la société :

« Dans un régime démocratique, il n’est pas tolérable qu’un citoyen pacifique sente un policier l’attraper par la poitrine, lui proclamer au visage qu’il est malade, l’obligeant à subir une opération chirurgicale pour le bien de la société. L’exagération socialiste de l’eugénisme signifierait le triomphe de la tyrannie31. »

11Le prologue du cours de médecine légale qu’Attilio Cevidalli a tenu à l’université de Parme en novembre 1914 est consacré aux transformations que l’eugénisme devrait apporter au code civil. Celui qui, le 17 novembre 1913, a été l’un des fondateurs du premier Comité d’études eugéniques présidé par Giuseppe Sergi rappelle, avec une ironie surprenante, combien de dispositions de la loi italienne visent à garantir de bons résultats, en termes de qualité, dans la reproduction des animaux de ferme, bien qu’aucune ne mentionne l’amélioration de l’espèce humaine32. Et ceci même lorsqu’une lecture rapide du texte de loi semble suggérer cette impression. Par exemple, l’interdiction du mariage pour cause de maladie mentale ne repose pas sur la prévention de la propagation des maladies mentales, mais sur le fait que ceux qui sont concernés par cet interdit ne peuvent conclure aucune transaction juridique et, par conséquent, ne peuvent pas non plus se marier33. Selon l’avis de Cevidalli, toutes les objections soulevées contre une mise à jour du code civil dans un sens eugénique sont surmontables. On ne peut pas dire que le moment n’est pas venu, car il y a des pays où des lois inspirées par l’eugénisme sont déjà en vigueur. On ne peut pas évoquer la crainte d’un déclin démographique à la suite de restrictions matrimoniales, car l’État doit considérer la qualité de la reproduction et non sa quantité. On ne peut pas non plus estimer scandaleux de limiter la liberté individuelle pour des raisons de santé publique, car si la société peut déjà, à cette époque, limiter la liberté de ceux qui souffrent de la peste, de la variole ou du choléra, il n’y a aucune raison qu’elle ne fasse pas de même avec les porteurs de la folie, du crime, de la dégénérescence34. Enfin, en ce qui concerne l’objection selon laquelle les interdictions légales risquent de ne pas être respectées par tous, Cevidalli observe qu’en termes de probabilité il est plus fréquent qu’un dégénéré qui ne respecte pas la loi choisisse une personne du même type pour s’accoupler. Cela aura pour conséquence une transmission de la maladie limitée aux personnes déjà atteintes :

« Il y aura au moins l’avantage que le syndrome dégénératif n’infectera pas une lignée jusqu’alors saine, mais tombera sur du sang déjà défectueux ; et quand la somme de deux tendances pathologiques conduira plus rapidement et plus fatalement à l’extinction de la souche, ce sera précisément l’élimination recherchée, bien qu’on ait souhaité l’atteindre directement et non par la malheureuse procréation de non-valeurs [non-valori]35. »

12Les grossesses non désirées, dues aux violences sexuelles commises par les troupes d’occupation étrangères, représentent un problème inédit pour ceux qui, à différents titres (démographes, médecins, juristes, politologues), s’intéressent à l’eugénisme. Le cas qui est au centre des débats est celui des femmes belges et françaises violées par des soldats allemands. Dans un texte publié en 1915, Luigi Maria Bossi, directeur de l’institut de gynécologie-obstétrique de l’université de Gênes, regrette qu’il y ait des centaines de victimes de la violence sexuelle des envahisseurs, parfois très jeunes ; des victimes qui en plus de subir « la honte du crime le plus bestial […] doivent se résigner à porter dans leur sein le fruit d’un père haï et criminel36 ». Cette situation pose un problème double. En se plaçant du côté de la femme, il faut se demander si celle-ci a le droit de se libérer du fruit d’une conception forcée. En se plaçant du côté de la collectivité, il faut se demander si l’enfant qui va naître représentera « un élément normal, ou plutôt un élément nuisible à la société au point que l’on puisse en autoriser la suppression, durant sa vie intra-utérine, dans un but de prophylaxie sociale37 ». Tout en rappelant qu’il s’est exprimé à plusieurs reprises, au cours des années précédentes, contre l’avortement, et en général contre toute approche néomalthusienne des politiques démographiques, Bossi estime que l’on ne peut envisager d’autre solution que celle d’interrompre une grossesse due à un viol. Non seulement parce que la femme se trouvera dans un état de continuelle agitation à la pensée de devenir mère « à cause d’un homme qui l’a violée et qui appartient à une race, à une nation, qui chaque jour essaie d’anéantir son propre pays, ses propres compatriotes38 ». Ceci suffira à empêcher que soient consacrés à son enfant les soins affectueux dont chacun a besoin, et compromettra sa relation avec sa mère, essentielle à sa vie physique et psychique. Mais aussi parce que, sur un plan plus strictement eugéniste, l’expérience clinique montre que les traumatismes subis par les mères sont souvent à l’origine d’altérations ovulaires qui provoquent, à leur tour, des anormalités et des monstruosités chez le fœtus. Si bien que les enfants nés de ces unions « ne peuvent être que des débiles et des dégénérés dangereux pour la famille, pour la société, et aussi pour la nation39 ». Le dommage ne sera pas limité à la sphère familiale, car la naissance de personnes atteintes de déficiences mentales ou morales aura fatalement un coût que la société tout entière devra, tôt ou tard, prendre en charge pour entretenir ces personnes dans des structures hospitalières ou d’assistance, ou dans les prisons si ces personnes deviennent des délinquants. Il faut donc aider les mères, en ne les abandonnant pas au triste sort des avortements clandestins et en leur reconnaissant le droit d’avorter, refusant que n’« apparaisse sur la terre le produit infâme de la barbarie40 ».

Dégénérescence et décadence des nations

13En 1916, au plus fort de la guerre, Giuseppe Sergi publie un article intitulé « L’eugenetica e la decadenza delle nazioni » (L’eugénisme et la décadence des nations). Dans les premières pages, Sergi, qui reconnaît la matrice héréditaire dans la propagation des maladies dégénératives les plus pernicieuses, observe qu’il est difficile d’établir des liens tangibles et univoques. Ce qui est certain, c’est que la guerre se présente comme une cause spécifique de dégénérescence parce qu’elle produit une instabilité politique et économique, et que cette perturbation générale entraîne des traumatismes psychologiques et des névroses. L’eugénisme, né dans une période de paix, ne peut penser les effets de la guerre sinon en termes de perte de la vie d’hommes jeunes et forts et de survie d’individus inaptes aux armes, malades, vieux. Ce ne sont pas seulement les combattants qui souffrent alors mais c’est toute la population. La guerre va marquer négativement les descendants de tous ceux qui, de différentes façons, ont subi ses effets pernicieux41.

14Quelques années plus tard, en 1924, à l’occasion du premier congrès italien d’eugénisme social, qui se tient à Milan du 20 au 23 septembre, Corrado Gini dresse un bilan provisoire des acquis de cette discipline et évoque ses relations avec les autres sciences biologiques et sociales. Dans son analyse, Gini distingue l’eugénisme sélectif de l’eugénisme préventif. Le premier vise à l’amélioration raciale par la connaissance et la planification de la transmission des traits héréditaires, un domaine dans lequel persistent encore des doutes et des controverses interprétatives. Le second vise plus simplement à apprendre à la population le respect de certains comportements de précaution tels que : éviter le mariage à un jeune âge, éviter les croisements avec des races non apparentées, se reproduire à certaines saisons, allaiter la progéniture42. Gini estime alors qu’il serait prématuré de demander à cette discipline des thèses définitives dont découleraient des règles d’application claires et sans ambiguïté. C’est ainsi qu’un nombre très limité de membres du Congrès sont favorables à des entraves à la procréation pour les criminels ou à l’interdiction du mariage pour des individus physiquement, intellectuellement ou moralement inférieurs43.

15En 1926, peu de temps avant les réformes importantes du fascisme dans le domaine de la protection de la maternité et de l’enfance et de la taxation du célibat (et quelques années avant la réglementation du code Rocco sur les crimes contre l’intégrité et la santé de la race [stirpe]), l’avocat napolitain Alfredo Vittorio Russo, le même qui en 1898 avait parlé de l’avortement criminel et des devoirs de l’individu envers la communauté, organise une conférence intitulée « Eugenica, diritto penale, scienza penitenziaria » (Eugénisme, droit pénal, science pénitentiaire). Il s’agit d’une contribution très influencée par les thèses du positivisme, en particulier en matière d’eugénisme, par ce que Giulio Battaglini avait écrit en 1914. Russo rappelle que le droit pénal doit s’appuyer sur la science afin d’appliquer un traitement prophylactique approprié aux délinquants potentiels. Un pourcentage plus faible de dégénérescence physique et morale signifie aussi moins de criminalité. De plus, si la sanction doit réhabiliter le délinquant et le ramener à la vie sociale dans des conditions meilleures qu’au moment de l’infraction ou de la condamnation, la science doit suivre le délinquant tout au long de son parcours, par-delà la prison44. Malgré le caractère scientifiquement hybride du code Rocco, et la présence dans sa syntaxe conceptuelle de principes issus autant de l’« école classique » que de l’« école positive45 », il est difficile de soutenir que le législateur fasciste, par ailleurs si attentif aux suggestions de l’eugénisme46, ait tenu compte, au profit des condamnés, des indications présentes dans les analyses philanthropiques d’Alfredo Vittorio Russo et, avant lui, de Giulio Battaglini.

16L’histoire italienne des rapports entre le droit et l’eugénisme oscille, à la fin du xix^e siècle, entre la tentative de tirer profit de cette nouvelle discipline et le maintien de l’autonomie des savoirs. Avec le fascisme s’ouvrira une nouvelle époque, à travers à nouveau la tentative de maintenir des séparations. Cependant, durant les années du Régime, les sciences biologiques, que les puristes du droit entendaient reléguer à l’intérieur de leur propre espace, avaient déjà contaminé la mentalité des savants et des politiques. Il n’en reste pas moins vrai que les aspects philanthropiques de l’eugénisme avaient désormais cédé la place aux orientations les plus normalisatrices, anti-malthusiennes et restrictives.