Introduction

1En matière de peine de mort, l’Italie est un pays à la forte tradition abolitionniste. Dès la fin du xviii^e siècle, la peine de mort était abolie en Toscane. C’est du reste ce que comptaient faire les Habsbourg pour toutes leurs possessions italiennes, avant que la Révolution française ne vienne suspendre, dans ce domaine du moins, le mouvement des réformes voulues par les souverains éclairés. Par la suite, l’unité de l’Italie entraîne l’abolition de la peine de mort pour l’ensemble du royaume, lorsque fut rejetée l’idée que la législation en la matière pourrait être différente en fonction des régions italiennes. La peine de mort est supprimée de fait en 1876 par le parlement, par 179 voix en faveur et 43 contre1. Et en 1889 le code pénal de l’Italie unie, le code Zanardelli, du nom de son auteur Giuseppe Zanardelli (1826-1903), confirme de droit son abolition, à l’exclusion du code militaire. Celle-ci ne fut rétablie, pour les délits politiques, que durant le fascisme, en 1926, avant l’abolition définitive par la République italienne dès la Libération.

2Les décennies 1870 et 1880 sont celles de l’essor et du rayonnement de l’école italienne de l’anthropologie criminelle, dont Cesare Lombroso (1835-1909) est le chef de file, avant que ne s’amorce le déclin du lombrosisme dès la fin des années 1880. Ces deux décennies sont également, dans la péninsule, celles d’un débat sur la peine de mort. Enrico Ferri (1856-1929), le plus célèbre disciple de Lombroso, reconnaît ainsi en 1892, dans la troisième édition de sa Sociologia criminale, que désormais la question de la peine de mort est « épuisée, ou presque, dans la science juridique2 ». Dans ce débat, l’école lombrosienne s’est pourtant distinguée par « une position résolument opposée à celle de la très grande majorité des juristes de l’époque, mais aussi très complexe par rapport à la position traditionnelle des anti-abolitionnistes3 ». Un nouveau mode de justification de la peine de mort apparaît en effet, différent de celui de ses traditionnels partisans. Celle-ci est désormais fondée sur l’idée que la peine de mort est une forme de sélection artificielle, et d’« élimination », terme qui devient prédominant, d’éléments inadaptés et nuisibles. Cette élimination permettrait de répondre aux risques biologiques, organiques et vitaux, que fait peser la « dégénérescence » de certains criminels, et leurs tares ataviques, sur l’hygiène de la race, et plus largement sur la vie même de la population4. Émerge ainsi une façon désormais raciale, comme nous le redirons, de concevoir ce que Raffaele Garofalo (1851-1934), autre éminent disciple de Lombroso, appelle désormais, en 1885, la Criminologia5. Cette singularité de l’école italienne de l’anthropologie criminelle mérite d’autant plus d’être soulignée que la question de la peine de mort est loin de faire l’unanimité, en Europe, parmi ceux qui participent à la naissance de la criminologie. Au premier congrès d’anthropologie criminelle, qui a lieu à Rome en cette même année 1885, la question fut du reste l’objet d’un réel différend, qui causa une « agitation très vive », au cours de la troisième séance de la « section de sociologie criminelle », le 20 novembre6. Les lombrosiens tentèrent alors d’introduire cette question dans les débats, en déclarant que la peine de mort est « conséquente aux principes des sciences naturelles et anthropologiques ». Raffaele Garofalo estimait que son principe était « tout simplement une conséquence logique de la théorie naturaliste appliquée à la science pénale ». Il s’agissait là de quelque chose allant de soi et que tout membre de l’école anthropologique devait admettre :

« Il serait étrange, affirmait celui qui était encore un disciple de Lombroso, qu’une doctrine reconnaissant la nécessité d’éliminer une classe de criminels insusceptibles d’adaptation à la vie sociale, en vînt à déclarer que le moyen suprême d’élimination ne soit pas admissible. Autant vaudrait renier toutes nos idées sur les classes anthropologiques de criminels, et en revenir à la théorie de l’amendement selon l’école correctionnaliste7. »

3Et pourtant, face aux dissensions soulevées par ce sujet, introduit à l’improviste, le congrès décida de ne pas en discuter, au grand dam de Cesare Lombroso, Raffaele Garofalo et Enrico Ferri, le triumvirat de la criminologie positiviste.

Lombroso et la peine de mort : un positionnement ambigu

4Afin de mettre en évidence la nouveauté du type d’argumentation mis en œuvre à propos de la peine de mort, nous évoquerons d’abord la position de Lombroso lui-même, à travers ses évolutions et ses oscillations, voire ses contradictions, avant de présenter, plus brièvement, les positions d’autres membres de l’école italienne.

5Le premier texte, semble-t-il, dans lequel Lombroso évoque la question de la peine de mort date de 1879 et s’intitule Sull’incremento del delitto in Italia e sui mezzi per arrestarlo (Sur l’augmentation du crime en Italie et sur les moyens de l’arrêter). Dix ans plus tard, un autre texte important à ce sujet, au moment de la promulgation du code Zanardelli, est Troppo presto. Appunti al nuovo codice penale (Trop tôt. Notes sur le nouveau code pénal). Par la suite, les textes de la décennie 1890 ne font, de toute évidence, que reprendre ses écrits des années 1880, en particulier Misdea e la nuova scuola penale (1884). Et l’on retrouve cette question, avec souvent la répétition à l’identique des mêmes textes, dans Il crimine, cause et rimedi (1899) ainsi que dans la dernière édition de L’uomo delinquente (1897). Par la suite, après avoir critiqué durant les années 1880 les « déclamations vides sur les horreurs de la peine de mort » ainsi que « le sentimentalisme féminin8 », des infléchissements de la position de Lombroso apparaissent au cours des années 1890. Dès la fin des années 1880, répondant dans l’Archivio di psichiatria à certaines objections, l’auteur de L’homme criminel avait du reste fait des concessions aux partisans de l’abolition :

« Faites en sorte que dans les cas les plus graves, on ne descende pas, avec l’application des circonstances atténuantes, en dessous de l’emprisonnement à vie ; ôtez au moins les circonstances atténuantes aux jurés ; abolissez le fatidique droit de grâce qui n’est plus un ornement de la monarchie mais une mine pour les députés avocats : et alors, sans enthousiasme, je serai avec vous9. »

6En outre, il convient de préciser que Lombroso a toujours été hostile à la peine de mort pour des délits politiques, qui « amènerait au résultat inverse10 », à savoir l’héroïsation du condamné. C’est cette même idée que l’on retrouve en 1894 dans son ouvrage sur Les anarchistes (traduit en français en 1897). Après avoir réaffirmé qu’il n’était pas défavorable à la peine de mort pour les « criminels nés », dont l’existence est « un danger continuel pour les honnêtes gens », le savant italien affirmait que la terreur et la guillotine « créent les martyrs et suscitent dans les esprits ce qu’on voudrait détruire, l’esprit de lutte et de résistance », là où l’« on n’étouffe pas une idée avec la mort de ses auteurs ; souvent au contraire elle gagne à l’auréole du martyr11 ».

7En, 1906, dans une lettre à son ami Joseph Reinach, ces infléchissements l’amènent à affirmer que son école est devenue, après avoir abandonné son opposition des premières années, favorable à l’abolition12. Il est néanmoins significatif de remarquer que, dans cette même lettre, Lombroso continue à soutenir que, dans l’optique de la défense de la société, la peine de mort reste légitime en théorie. Il y est à présent opposé seulement parce qu’« appliquée à l’échelle où il le faudrait pour qu’elle soit utile, elle serait trop barbare ; appliquée comme elle l’est à présent à l’échelle réduite, elle est inutile, et horriblement néfaste en tant que type de spectacle public ». C’est-à-dire que la peine de mort, pour être efficace, devrait être appliquée très souvent, ce que la sensibilité des sociétés contemporaines ne saurait tolérer, tandis que son application limitée n’a pas d’effets. À vrai dire, dès le début de son combat pour la peine de mort, Lombroso estimait que le nombre des condamnations étant désormais réduit en Europe, la peine de mort ne pouvait plus constituer un véritable exemple. Il reconnaissait également que le sentiment de son inutilité était désormais ancré dans les masses, si bien que l’on ne pouvait plus « l’éradiquer », comme il le concédait en 1889 dans Troppo presto, son plaidoyer pour la peine de mort. En 1897, dans la dernière édition de L’uomo delinquente, Lombroso en vient à estimer que « parmi les peuples civilisés, le délicat sentiment qui veut son abolition est trop respectable pour pouvoir être combattu13 ». Il n’en reste pas moins vrai qu’il voulait la voir maintenue comme une sorte « d’épée de Damoclès », en particulier à l’usage des récidivistes et de ceux qui, en prison, menaceraient l’existence de leurs gardiens. Elle lui apparaissait indispensable en particulier pour les condamnés à vie qui commettraient un crime dans la prison, et qui ne seraient pas effrayés par la perspective d’une peine plus dure encore que celle qu’ils subissaient.

8En dépit des oscillations et des évolutions que l’on trouve dans les écrits de Lombroso, il est indéniable que la logique qui est à l’œuvre dans le raisonnement en matière de peine de mort relève d’une forme d’eugénisme. Il s’agit en l’occurrence d’un eugénisme délibérément négatif et « éliminationiste », fondé sur la nécessité d’opérer une sélection et épuration des éléments dangereux pour la société parce qu’inadaptés, « anormaux ». Chez Lombroso, comme chez Ferri et Garofalo, la peine de mort, exercée de façon massive par le passé, est présentée comme un facteur d’épuration de la race. On trouve ainsi, dès 1879, l’idée selon laquelle « nous avons devant nous, justement grâce à la peine de mort qui, dans les temps passés, frappait des milliers de victimes, une race déjà épurée par la sélection, une sélection certes brutale, mais une sélection tout de même14 ». Affirmant que son école est « darwinienne jusqu’à la moelle15 », l’aliéniste italien estime que cette sélection continue à être plus que jamais nécessaire à son époque. Celle-ci se caractériserait, en particulier en Italie, par ce que tous les lombrosiens s’accordent à décrire, chiffres et statistiques à l’appui, comme une « marée montante du crime16 ». Face à cette marée, le code Zanardelli, du fait de son « excessive douceur », ne fournirait pas de digues assez hautes pour y résister. À ce propos, il convient de souligner combien il importait aux positivistes lombrosiens de préciser que leur doctrine ne contribuait pas à une dommageable « douceur », contrairement à ce que leur reprochaient ceux qui les accusaient d’avoir fait disparaître la notion de culpabilité morale au profit d’un déterminisme biologique. Quant à Giuseppe Zanardelli, dans son Projet du code pénal de 1887, il répondait en soutenant que l’abolition de la peine de mort produisait en fin de compte plus de sévérité, car elle permettait d’éviter les « hésitations qui peuvent amener à des verdicts modérés du fait de la répugnance à appliquer une peine irréparable et sanglante17 ».

9Dans l’esprit des lombrosiens, c’est bien entendu d’abord à la catégorie des « criminels nés » que doit s’appliquer la peine de mort, dans la mesure où le « besoin d’élimination » diminue à mesure que l’on s’éloigne du « criminel typique ». Ce sont là des individus qui sont d’autant plus dangereux qu’ils sont irresponsables ; des hommes qui appartiennent, dans la perspective lombrosienne, à une « race différente18 », « construits différemment », des « bêtes sauvages à visage humain », affirme pour sa part Garofalo ; des anormaux qu’il est du devoir de l’État d’éliminer, dans la mesure où « leur existence signifie la guerre et la mort pour les hommes normaux » ; des « hommes méchants à tout prix […] des incorrigibles, des éternels récidivistes […], par leur seule anomalie organique », affirme à l’unisson Ferri. À l’égard de ces individus, il s’agit selon Lombroso d’appliquer à la société, de façon « artificielle », un processus de sélection qui existe déjà dans la nature : « Ce processus de sélection naturel auquel on doit non seulement l’existence de notre race, mais aussi probablement de la justice elle-même, qui a prévalu au fur et à mesure avec l’élimination des plus violents19. »

10On retrouve l’idée de la naturalité de la peine de mort en 1884, dans Misdea e la nuova scuola penale, lorsque le fondateur de l’anthropologie criminelle affirme que « la mort est inscrite en caractères trop indélébiles dans la nature pour que l’on pense pouvoir l’effacer par un code qui s’inspirerait de ses lois20 ». Lombroso et les lombrosiens conçoivent cette peine en termes de « disassimilazione », « désassimilation » des « éléments nuisibles ou inutiles », « extrême sélection », en l’occurrence plus complète et plus radicale que la prison. Ils la pensent comme une mesure de défense sociale, de « prévention », par l’« expulsion » du corps social de ces éléments « non assimilables » et représentant un danger permanent.

11Dans cette optique, la peine de mort ne constituait pas une réponse punitive face à la cruauté des crimes commis, mais une mesure de prévention servant à purifier la société d’individus dégénérés et amenés nécessairement à commettre ces délits. Et Lombroso de préciser que ce n’était pas du fait de « l’action intimidatrice tellement prônée par les conservateurs » que l’école positiviste était favorable à la peine de mort, « mais seulement pour cette défense sociale, pour cette sélection, qui représentent en réalité un épouvantail pour tous les amis des vieilles idées21 ».

12Certes Lombroso reconnaît que, en termes d’exemplarité et de prévention du délit, la peine capitale est plus efficace à l’égard des délinquants d’occasion que des délinquants nés, qui sont de toute façon voués au délit, et dont on ne fait, par la peine de mort, qu’empêcher la récidive. Elle ne lui apparaît pas moins indispensable dans un pays comme l’Italie où, selon lui, le tempérament de ses habitants, contrairement à celui des Allemands ou des Norvégiens, amène à ne pas obéir aux lois ; un peuple où, parmi les classes inférieures, affirme pour sa part Garofalo, « dominent encore les instincts sauvages22 ». En outre, selon un argument en revanche classique chez les partisans de la peine de la mort, Lombroso estime également que l’on ne peut abolir la peine de mort là où l’on accepte, durant les guerres, et au nom du principe de la défense de la nation, la mort précoce de « milliers de jeunes gens honnêtes sur les champs de bataille23 ».

13Dans Troppo presto, son texte de 1888 qui critique le futur code pénal italien de 1889, Lombroso reprend, à son habitude, certaines de ses formulations précédentes. Mais il accentue aussi sa critique de l’« excessive douceur », ainsi que sa vision de la peine de mort en termes de sélection artificielle. Réitérant son utilité, en tant que « depurazione » de la race, Lombroso évoque en 1888, en des termes à peu près semblables à ceux de 1879, l’utilité sociale que la peine de mort avait eue par le passé. Quant à son utilité à l’époque contemporaine, il affirme :

« La révélation qu’il y a des êtres humains, comme les criminels-nés, nés pour le mal, des reproductions ataviques non seulement des hommes les plus sauvages, mais même des animaux les plus féroces, des carnivores et des rongeurs, loin, comme on le prétend, de devoir nous rendre plus compatissants envers eux, nous protège contre toute pitié ; car ils n’apparaissent plus comme nos semblables, ce sont des bêtes féroces ; […] en les supprimant, nous ne nous sauvons pas seulement nous-mêmes, mais nous empêchons la naissance d’hommes plus terribles et féroces qu’eux24. »

14C’est une même logique qui amène Lombroso à plaider tout à la fois pour l’avortement, dans un pays où « nous avons trop de population25 », et pour la dépénalisation de « l’aide au suicide ». C’était du reste le thème central d’un texte de Ferri de 1883, L’omicidio suicidio, dans lequel le juriste et sociologue plaidait pour une aide au suicide accordée aux « moins aptes à la vie sociale », et présentait le suicide comme « une valve de sécurité pour les générations futures, auxquelles elle épargne un triste et fatal héritage de névrose, c’est-à-dire de douleur26 ». Permettant l’élimination des plus faibles, le suicide serait conforme à la loi de la nature, dans la mesure où « la biologie démontre que dans la lutte pour l’existence succombent les plus faibles, les moins aptes à la vie sociale ; et une des formes de cette défaite est justement le suicide27 ».

Peine de mort et pensée eugénique chez les disciples de Lombroso

15Les idées de Lombroso en matière de peine de mort se retrouvent chez ses principaux disciples, bien qu’avec certaines différences. Ceux-ci partagent l’idée selon laquelle la peine ne devrait pas être le châtiment et la vengeance d’un crime, mais une défense de la société adaptée au « danger social » personnifié par le délinquant, à sa temibilità, sa dangerosité (ou plus précisément sa « redoutabilité »). Tel est le cas de Raffaele Garofalo qui évoque, dans La criminologia (1885), la nécessité d’une protection de l’espèce à travers la peine de mort, conçue selon une logique de l’élimination et de la sélection, et non de la punition. C’est-à-dire selon une logique de « protection » sociale face à des inadaptés, d’anticipation d’un danger « virtuel », visant à « rendre impossible la prolifération des délinquants et à en conserver donc un nombre inférieur28 ». Et la peine de mort est présentée par Garofalo, qui est en 1888 l’auteur d’un plaidoyer pour la peine de mort intitulé Contro la corrente, comme le pendant social d’une sélection « naturelle », « biologique » : une sélection artificielle en vertu de laquelle « l’anormal doit disparaître car son existence signifie la guerre et la mort pour les hommes29 ».

16Quant à Enrico Ferri, il est certes pour sa part hostile à la peine de mort, qu’il entend remplacer par la déportation perpétuelle ou la réclusion pour un temps indéterminé dans des établissements spéciaux, sur le modèle de ce que sera la loi française de 1885 de relégation des récidivistes, fondée sur la présomption d’incorrigibilité. La question de la peine de mort fut du reste l’objet du premier différend important entre Enrico Ferri et Raffaele Garofalo, avant qu’ils ne deviennent de véritables adversaires. Il n’en reste pas moins vrai que la position de Ferri est très ambiguë. Ainsi, dans sa Sociologia criminale (1884), Ferri ne remet jamais en cause l’utilité en soi d’une peine de mort, dont il dit qu’elle est « écrite par la nature dans tous les coins de l’univers et dans tous les moments de vie du monde », et qu’elle est juste en elle-même, pour éliminer « les individus antisociaux, non assimilables, délétères ». Mais pour que la peine de mort soit appliquée de façon « sérieuse », il faudrait selon lui qu’elle produise comme par le passé une « hécatombe », une véritable « extermination médiévale », avec environ deux mille exécutions par an, ce qu’il affirmait ne pas avoir le courage de demander. C’était bien cette ambiguïté que mettait en évidence Luigi Lucchini (1847-1929), le principal adversaire de l’école positiviste, et l’un des artisans du code Zanardelli. Ce dernier estimait en effet qu’« est vraiment édifiante cette doctrine qui affirme de façon abstraite que la peine de mort doit être appliquée, pour ensuite reconnaître qu’en pratique on ne peut l’appliquer ». Dans un livre polémique de 1886 intitulé de façon significative I semplicisti (antropologi, psicologi e sociologi) del diritto penale, Lucchini s’en prenait à ce qu’il appelait le « nouveau genre d’apostolat patibulaire » qui avait fait de « l’élimination-sélection » la base fondamentale de sa « panacée régénératrice ». Plus fondamentalement encore, après avoir évoqué ce « zèle sacré de l’extermination des délinquants », Lucchini affirmait avec une ironie grinçante que, poussée à sa limite, cette sélection amènerait à

« une salutaire élimination de toutes ces institutions philanthropiques, d’assistance sociale, mises là exprès pour alimenter des parasites sociaux, des éléments délétères, qui portent sur leur front les caractères dégénératifs et dans leur corps la semence de fous, d’épileptiques, de délinquants […] ; que l’on supprime les hôpitaux et les institutions caritatives de tous genres ; et que l’on ne permette pas à l’homme et à la femme de se connaître sexuellement sinon après avoir été dûment estampillés par un bureau que nous appellerons de sélection préventive sociale30 ».

17Le fait est que, par-delà la seule peine de mort, le projet eugéniste est bien présent chez le socialiste Ferri, qui va même plus loin que le conservateur Garofalo dans l’énoncé de la nécessité de l’élimination des anormaux. Ferri se déclare ainsi, dans un texte de 1883, favorable à « la complète stérilité » pour certains « éléments incorrigibles31 ». Il estime qu’il convient, pour les anormaux en général, de « réguler dans les cas extrêmes, à travers aussi la loi, la procréation des enfants, en accordant aux humains un peu de ces soins que l’on a donnés à l’élevage des animaux32 » ; de sorte qu’il faudrait « pourvoir, dans les cas extrêmes, à la procréation des générations futures, en limitant, au nom justement de la suprême nécessité, le droit pour chaque homme, reconnu de façon abstraite, de faire des enfants33 ».

18Les choses sont exprimées avec la même radicalité par l’anthropologue Giuseppe Sergi (1841-1936), qui fut selon l’historien Renzo Villa le véritable père, en Italie, de l’eugénisme au xx^e siècle34. Dans Le degenerazioni umane (1889), Sergi évoque la nécessité d’une « sélection artificielle », qui viendrait compléter la « sélection naturelle » ; une sélection visant à la « régénération » de l’espèce, et donc à « diminuer et faire disparaître les dégénérés », en premier lieu les criminels qui sont « la synthèse de toutes les dégénérations humaines35 ». Celui qui fut en 1913 le premier président du Comité italien d’études eugéniques ajoute36 :

« Il ne suffira pas d’éliminer les éléments humains qui portent en eux des tares héréditaires pathologiques, quelle que soit la façon dont cette élimination se produit ; mais il est nécessaire d’avoir soin des éléments sains de la nation37. »

19En France, ces thèses sont exprimées à la même époque par des auteurs proches des lombrosiens, comme Georges Vacher de Lapouge (1854-1936) dans ses Sélections sociales (1896), où il écrit :

« Il ne suffit pas, au point de vue social, que le criminel soit puni. Cela importe même assez peu. Les anciennes idées de châtiment et de relèvement font sourire. Pour le présent il faut le mettre hors d’état de nuire ; pour l’avenir il faut supprimer sa postérité. Tout descendant de malfaiteur, fût-il le plus honnête homme du monde, porte en lui le germe de la criminalité […]. Pour la postérité future, il importe que si la peine de mort ne peut être appliquée, l’individu soit mis hors d’état de souiller désormais par sa descendance le corps social dont il fait partie38. »

20Vacher de Lapouge estime qu’il convient de « faire d’après des bases scientifiques ce que faisait d’instinct la société d’autrefois ». Tout ceci en vertu d’une forme de « retour en arrière » assumé, car dans le passé « la suppression des délinquants par la mort, l’esclavage légal ou d’autres moyens a purgé la société de la descendance d’un nombre infini d’individus défectueux ». Quant à Charles Richet, pour évoquer un autre proche de Lombroso, il affirme dans La sélection humaine (première édition en 1913), non seulement que « tout doit être sacrifié à l’intérêt suprême, qui est la conservation, en son intégrité, d’une race supérieure », mais aussi, dans le chapitre intitulé « L’élimination des anormaux », qu’« après l’élimination des races inférieures, le premier pas dans la voie de la sélection, c’est l’élimination des anormaux », car ceux-ci sont « une menace pour l’intégrité de la race ». De sorte que « notre tâche devrait être de fortifier le dédain de la nature pour les faibles, son mépris pour les malvenus, son aversion pour les anormaux, sa sévérité pour les avortons39 ».

Le « moment Lombroso » et l’avènement d’un racisme biologique d’État

21Le « moment Lombroso », celui de l’école naturaliste qui entend « substituer la responsabilité sociale à la responsabilité juridique40 », est celui où l’on assiste à ce que Michel Foucault a décrit comme un transfert de la loi à la norme, du juridique au biologique, lorsqu’advient une sorte d’étatisation du biologique. Ce passage est également celui « du crime vers le criminel, de l’acte effectivement commis vers le danger virtuellement inclus dans l’individu, de la punition modulée du coupable à la protection absolue des autres41 ». Le modèle juridique élaboré aux xvii^e et xviii^e siècles cède le pas à un modèle médical. S’opère alors une « sortie » du juridique, dans la mesure où l’on ne peut faire fonctionner cette notion de dangerosité à l’intérieur d’un code juridique, mais à l’intérieur d’un savoir technique, capable de mesurer l’indice du danger, et permettant la protection, la défense sociale, mais également l’hygiène raciale du corps social tout entier. Au moment de la constitution, à la fin du xix^e siècle, d’une forme de « racisme d’État », « un racisme biologique et centralisé42 », le « néo-racisme » de la criminologie constitue un moyen de défense interne de la société contre ses déviants et ses anormaux. Il doit être pensé dans le cadre d’un biopouvoir appelé à intervenir dans la société comme un chirurgien chargé d’amputer la partie gangrenée d’un organisme malade, afin d’assainir la société. Lorsque l’homme apparaît « dans son insertion biologique première43 », c’est à partir de la notion de dégénérescence que naît un racisme nouveau, un racisme contre l’anormal. À une époque où la biopolitique vise à la sécurité de l’ensemble du vivant par rapport à ses dangers internes, la notion de dégénérescence permet de déterminer une zone de danger et de lui donner un statut pathologique. Elle représente « la pièce théorique majeure de la médicalisation de l’anormal44 », l’instrument qui permet à la psychiatrie, véritable « technologie de l’anomalie », non seulement d’établir l’appartenance essentielle de la folie au crime et du crime à la folie, mais également de référer n’importe quelle déviance, écart, retard, à un état de dégénérescence, en lui donnant une possibilité d’ingérence infinie dans les comportements humains.

22Si la criminalité a été pensée en cette fin du xix^e siècle en termes de racisme, c’est aussi parce que, dans un mécanisme de biopouvoir – celui d’un pouvoir qui s’exerce directement au niveau de la population, de l’espèce et de la vie qu’il entreprend de gérer, majorer, multiplier, protéger –, il fallait rendre possible la mise à mort d’un criminel, ou sa mise à l’écart45. C’est ainsi que la peine de mort se justifie essentiellement, comme cela apparaît de façon manifeste chez Lombroso et ses disciples, à partir de l’idée de l’élimination d’une « race » dangereuse pour la « vie » de la société. Par la suite, le nazisme « n’a pas fait autre chose que de brancher ce nouveau racisme sur le racisme ethnique qui était endémique au xix^e siècle46 ». C’est à partir de ce « branchement », lorsque ces deux racismes se rencontrèrent dans le nazisme et le fascisme, en particulier autour de la notion de dégénérescence, que les discours biologiques firent « fonctionner » le discours racial comme principe d’élimination, de ségrégation de tous les déviants, afin de préserver la vie de la partie « saine » de la société. L’ennemi intérieur biologisé – face auquel la sécurité doit être assurée et qui doit être éliminé, au nom même de la vie et de la santé de la société – devient au xx^e siècle l’ennemi de l’État, lorsque ce qui fonctionnait auparavant comme exception devient condition permanente dans les régimes totalitaires47.

23En Italie, il est indéniable que le fascisme a su utiliser et manipuler à ses propres fins certains principes de la criminologie positiviste, qui servirent à élaborer une législation répressive, à intensifier les méthodes de surveillance et de contrôle, et à renforcer les institutions disciplinaires et de police48. En même temps, il convient de rappeler que la « doctrine » de Lombroso fut globalement rejetée par le Régime. Elle le fut non seulement parce que celui-ci était juif, mais aussi parce qu’il s’agissait d’une pensée matérialiste, là où le fascisme se voulait une doctrine spiritualiste, idéaliste49. On peut même se demander si le père de l’anthropologie criminelle n’a pas contribué à une certaine modération de l’eugénisme italien qui, dans sa version fasciste, fut essentiellement nataliste, « un eugénisme de la “quantité” et de l’assistanat plutôt qu’un eugénisme de la “qualité” et de la sélection50 ». De fait, cet eugénisme « déboucha très rarement sur la pression en faveur des pratiques coercitives qui, dans le contexte américain, scandinave et allemand, était en train de se mettre en place51 ». À la fin de sa vie, Lombroso en vient en effet à l’idée que la déviance a aussi un rôle positif dans l’histoire. Cette thèse est développée également par sa fille, Gina Lombroso (1872-1944), dans son livre intitulé I vantaggi della degenerazione (1904) : dans la dégénération il y aurait un facteur de progrès, d’innovation, là où l’homme normal est misonéiste, ennemi du changement.

24Le « cas Lombroso » nous donne donc, à sa façon, l’occasion de méditer cette inquiétante affirmation de l’auteur de Surveiller et punir, à propos de ces « maladies » que furent les totalitarismes :

« L’une des nombreuses raisons qui font qu’elles sont pour nous si déconcertantes, c’est qu’en dépit de leur singularité historique, elles ne sont pas tout à fait originales. Le fascisme et le stalinisme ont utilisé et étendu les mécanismes déjà présents dans la plupart des autres sociétés. Non seulement cela, mais, malgré leur folie interne, ils ont, dans une large mesure, utilisé les idées et les procédés de notre rationalité politique52. »

25À propos de ces « mécanismes » et « procédés », et à propos d’une certaine non-originalité du nazisme, citons ici un dernier texte de Lombroso, paru en 1901 dans le Corriere della sera, et qui contient « l’invention » d’une chose qui eut une postérité tragique : la chambre à gaz. Après avoir critiqué l’électro-exécution, la mort donnée sur la chaise électrique, inaugurée aux États-Unis en 1890, voici ce que le savant italien propose comme méthode d’exécution53 :

« Il se trouve que nous avons quantité de gaz qui, tout en entraînant l’asphyxie, provoquent la mort au milieu de très plaisantes hallucinations : nous avons le gaz hilarant, comme par exemple le chloroforme ou l’éther, qui peuvent provoquer une torpeur plaisante qui se prolonge jusqu’à la mort, sans que l’individu se rende compte qu’il meurt et sans besoin d’aucun préparatif qui annonce au malheureux le destin qui se prépare pour lui. La mort peut s’obtenir sans l’enlever de sa cellule, et l’on a là aussi le seul élément louable de l’électro-exécution, la suppression, en apparence du moins, d’un exécuteur direct et immédiat de la mort54, la suppression de celui que l’on devrait appeler l’assassin légal, puisque l’on peut remplir la cellule de gaz au moyen d’un tube, par une personne qui en ignorerait même complètement le but, comme on le fait à présent avec l’électricité55. »

Conclusion

26L’exposé de la nouvelle façon de justifier la peine de mort qui apparaît au tournant du siècle chez les lombrosiens italiens, mais également en France56, nous amène, en conclusion, à remettre en partie en question certaines oppositions traditionnelles entre l’eugénisme latin57 et l’eugénisme pratiqué en Europe du Nord et aux États-Unis (où l’influence des idées lombrosiennes fut particulièrement grande, et où la stérilisation des anormaux est pratiquée dès 190658). Ces oppositions restent certes valables pour la période postérieure, lorsque s’opéra une sorte de nationalisation de l’eugénisme59. On assista alors à une forme de radicalisation du mouvement eugéniste, lorsque l’eugénisme « devint partie prenante d’une culture nationaliste, de plus en plus étrangère aux sphères scientifiques où elle avait vu le jour60 ». Néanmoins, ces oppositions ne semblent pas véritablement fonctionner pour la période précédente. Cet exposé nous amène à souligner en revanche « la centralité du laboratoire constitué par le positivisme italien du point de vue de l’eugénisme le plus dur61 ». L’Italie fut bien, en effet, un des laboratoires pour la constitution d’une pensée eugéniste de la sélection et de l’élimination des anormaux, au sein d’une culture tout à la fois positiviste et socialiste : « Ce furent des savants “latins”, comme l’écrit Silvano Montaldo, qui proposèrent et qui légitimèrent toute une série d’interventions qui seront plus tard ramenées à ce que l’on appellera alors l’eugénisme “négatif”62. »