1Ce chapitre se propose d’expliquer le rapport entre criminologie et racisme scientifique, en situant le point de rencontre originel et en suivant ses développements jusqu’au moment où ces deux champs de pensée qui animèrent le débat scientifique du xx^e siècle, rejoignirent, pour la première fois, les idées sur la dégénérescence et l’eugénisme, même si la théorisation de ce dernier fut postérieure à la période prise en considération ici. À la base, il y a la conviction que la criminologie du xix^e siècle a constitué un laboratoire important pour la synthèse de ce qui, au début du xx^e siècle, sera appelé l’eugénique négative. La criminologie a longtemps été une invention franco-italienne : la généalogie des liens entre ces différents domaines – criminologie, racisme, eugénique – permettra de faire surgir la contribution de la culture latine à la formulation de rhétoriques visant à justifier la suppression, la relégation permanente, la déportation, l’exclusion de la chaîne reproductive et la mise à l’écart de certains groupes de personnes. Il s’agit de politiques qui furent rarement introduites dans le monde latin, mais auxquelles les Italiens et les Français, bien évidemment influencés par des idées provenant du monde anglo-saxon, donnèrent une forte impulsion du point de vue théorique. Ceci permet de fournir une perspective plutôt différente sur l’eugénique latine, qui, d’après de récentes reconstructions historiographiques, est présentée comme un champ dominé, dès le début, par le lamarckisme et l’éthique catholique, et tendant à des politiques natalistes, éducatives et d’assistance dans le respect de la vie1. Il s’agit là d’un modèle interprétatif qui finit par considérer comme de curieuses exceptions des personnages tels que Cesare Lombroso, le père de la théorie du criminel-né, ou Giuseppe Sergi, président du premier comité italien d’études eugéniques, qu’il avait lui-même fondé en 1913 avec plusieurs élèves de Lombroso, et dégénérationniste convaincu2.

2Pour saisir la portée du changement introduit par l’apparition du domaine scientifique de la criminologie, il semble opportun de remonter à une époque antérieure à celle qui nous intéresse, à savoir à l’époque des Lumières, non pas en France, mais en Italie, où, en 1764, Cesare Beccaria avait publié, anonymement, Dei delitti e delle pene, le texte clé des Lumières juridiques3.

3Dans son traité Beccaria examinait les lois et le fonctionnement du système pénal, en identifiant dans leurs défauts de nombreuses causes des délits. Des normes archaïques, fondées non pas sur les caractéristiques de la nature humaine mais sur de fausses idées d’utilité, souvent incompréhensibles et difficiles à appliquer, ne prévenaient pas les crimes mais les multipliaient. La réforme des lois et de la justice devait être associée au renforcement de l’instruction et de l’éducation : « Vous voulez prévenir les délits ? Faites en sorte que les lumières accompagnent la liberté. Les maux qui naissent des connaissances sont en raison inverse de leur diffusion, et les biens le sont en raison directe. […] Enfin, le plus sûr mais plus difficile moyen de prévenir les délits est de perfectionner l’éducation4. » La confiance dans l’importance des connaissances et d’une éducation correcte était partagée aussi par ceux qui, en revanche, croyaient encore dans le système pénal de l’époque : la même année, un autre Italien des Lumières, l’abbé salernitain Antonio Genovesi, publia un long dialogue sur la nature du crime. Ses conclusions, qui reflètent l’anthropologie des Lumières, étaient nettes quant aux causes des crimes : « C’est la pauvreté, c’est la misère, c’est l’ignorance, qui fait des hommes cruels et sanguinaires ou anéantit les familles, dépeuple les nations5. » Des causes extérieures, donc, à la nature humaine, qui poussaient à faire le mal, le résultat d’un ordre social injuste. Par conséquent, Genovesi exhortait les gouvernements, avant de punir, à prévenir les crimes grâce à des réformes améliorant la vie des populations : « Éduquez : donnez avant tout de quoi manger, de quoi boire, de quoi se vêtir, de quoi se loger, de quoi se chauffer : élargissez les mariages et facilitez l’entretien d’une famille ; des arts, pour qu’on vive ; des arts pour que l’on sache penser ; éclairez les esprits des hommes sur leurs véritables intérêts : catéchisez6. » Si cette action préventive ne suffisait pas à détourner les sujets du crime, alors les gouvernements éclairés avaient le droit d’exercer, sévèrement, la justice : « et c’est une belle chose, une chose divine que le gibet, l’échafaud et le bûcher, s’il le faut7 ». Voilà ce que, à l’époque, pensait l’abbé Genovesi, qui, plus tard, deviendrait un fervent partisan de Beccaria dans le Royaume de Naples et écrirait en faveur d’un adoucissement des peines8.

4Avançons dans le temps et quittons l’Italie pour nous rendre dans la France des dernières années de la Restauration, époque d’intense production de statistiques grâce à la rencontre entre le travail des mathématiciens sur le calcul des probabilités, la tendance des scientifiques à utiliser les données pour argumenter leurs thèses et celle de l’administration publique fondant l’activité gouvernementale sur la connaissance des phénomènes sociaux et économiques, dans la foulée de la grande saison napoléonienne9. En 1825, la France était le premier pays au monde à avoir organisé – au ministère de la Justice – une collecte systématique des chiffres de l’administration judiciaire sur tout le territoire national. À partir de 1827, les données recueillies ont commencé à être publiées dans un rapport annuel, le Compte général de l’Administration de la Justice criminelle. Les statisticiens saisirent immédiatement cette opportunité, donnant naissance à ce qu’on appelle la statistique morale, qui produisit une première forme d’enquête de type sociologique sur la diffusion des délits10. En 1829, un jeune avocat qui travaillait à la collecte de données pour le Compte général, André-Michel Guerry, et un géographe vénitien déjà célèbre dans les milieux scientifiques, Adriano Balbi, publièrent ce qui est la première représentation cartographique connue de la diffusion du crime dans un État11. Dédiée au ministre de la Justice Joseph Marie Portalis, la Statistique comparée de l’état de l’instruction et du nombre des crimes était formée de trois cartes choroplèthes qui comparaient la diffusion des crimes contre les personnes et les propriétés à la distribution de l’instruction, calculée à travers le rapport entre élèves et population moyenne, à partir des chiffres du ministère de l’Instruction publique12. Balbi et Guerry utilisèrent la méthode de la cartographie quantitative ou de la carte teintée ou figurative. Présentée pour la première fois par Charles Dupin en 1826, concernant la seule diffusion de l’instruction en France, cette méthode proposait une analyse spatiale des faits sociaux pour fournir une visibilité immédiate aux phénomènes de distribution13. Dupin, reprenant une intuition du géographe Conrad Malte-Brun qui commentait les données sur l’éducation française fournies par Balbi lui-même à titre de comparaison pour sa statistique du Portugal14, avait mis en évidence une division fondamentale entre une France « obscure » dans le Sud-Ouest, où les niveaux de scolarité étaient extrêmement bas, et une France industrieuse et « éclairée » du Nord-Est, analogue aux régions européennes les plus alphabétisées. À présent, Balbi et Guerry superposaient cette division à la question du crime, sans néanmoins avancer une interprétation. Cependant, leurs cartes figuratives montraient que les crimes n’étaient pas uniformément répartis sur tout le territoire, mais avaient tendance à se polariser dans deux zones géographiques différentes selon les types : ceux contre la propriété dans la France « éclairée », ceux de sang dans la France « obscure ». Balbi revint sur le sujet peu de temps après, dans un article qui semble démentir la leçon de Beccaria – « La criminalité en masse n’est pas en raison inverse de l’instruction15 » –, même si la cible explicite était les défenseurs contemporains de l’instruction, comme Charles Lucas qui, en reliant l’augmentation des délits contre la propriété à un effet inévitable de l’intensité de la vie économique et civile, avait adressé une pétition aux Chambres pour allouer, comme le meilleur moyen de prévenir les crimes, une forte somme à l’école primaire16. En précisant mieux sa pensée – et en se contredisant en partie – Balbi évoqua un ensemble de circonstances, dont l’ignorance et la superstition, auxquelles il ajouta les fortes disparités économiques, l’agglomération urbaine, la proximité des frontières, les flux migratoires depuis l’étranger, la présence de forçats et de condamnés libérés17.

5L’astronome belge Adolphe Quetelet, le plus célèbre de cette génération de statisticiens et de sociologues, travailla sur les comptes rendus de la justice française et de la justice belge et publia plusieurs essais à partir de 1829, qui aboutirent ensuite au traité de 1835, Sur l’homme. Les crimes avaient tendance à se reproduire avec une impressionnante régularité d’année en année, influencés par le passage des saisons ; leurs auteurs étaient nettement caractérisés par tranches d’âge et par sexe : l’homme entre 20 et 25 ans détenait le maximum de ce que Quetelet définit comme le penchant au crime, la tendance à enfreindre la loi18. En septembre 1831, Guerry écrivit à Quetelet pour lui faire connaître ses réflexions sur les potentialités de cette nouvelle forme d’enquête sociale. Dans sa lettre, il commenta enfin les chiffres mis en évidence par les représentations graphiques de l’instruction et du crime. La ligne Saint-Malo-Genève qui séparait les départements noirâtres de l’ignorance – auxquels Tours, sa ville natale, appartenait – et la partie la plus productive et la plus éduquée du pays ne coupait pas la France en deux du point de vue de la moralité19. Il n’était pas vrai, comme on l’avait affirmé à maintes reprises, que la cause des crimes de violence dans le Sud était due au manque d’instruction : les régions centrales et de l’ouest du pays étaient moins instruites que celles du Midi, mais on y versait moins le sang de son prochain. Par ailleurs, les accusés de crimes violents étaient, en moyenne, plus instruits que ceux qui étaient inculpés de crimes contre la propriété. Pour Guerry, l’éducation était une arme à double tranchant : elle ne rendait pas les hommes meilleurs et pouvait même les rendre plus dangereux, si elle n’était pas accompagnée de l’éducation morale à travers les préceptes de la religion. En conclusion, écrivait Guerry, les crimes contre les personnes « me paraissent dus en général à des mœurs locales et à quelque influence de race20 ».

6Le thème de la race comme facteur criminogène fut repris par Quetelet : pour lui aussi les différences ethniques dans la population française déterminaient – en quelque sorte – la répartition du crime. Les départements de la Corse et des Landes, en particulier, figuraient au cœur de son analyse. L’île avait le triste primat des homicides et des blessures, ainsi que des taux élevés de crimes contre la propriété ; et pourtant le nombre d’accusés de cette région qui ne savaient ni lire ni écrire était inférieur à la moyenne du reste de la France. À l’opposé, les Landes, dans le Sud-Ouest, où 9 accusés sur 10 étaient analphabètes, ne présentaient pas de taux de criminalité différents de la moyenne du pays. Et il en allait de même dans d’autres départements. D’une manière générale, sur les bords de la Méditerranée, prédominaient les crimes de sang, alors qu’au nord ceux contre les biens l’emportaient, mais il existait dans le centre de la France une zone, moins riche et moins instruite que le reste du pays, où néanmoins les crimes étaient moins fréquents. Cette zone, selon Quetelet – de père français, instruit dans les écoles napoléoniennes et en passe de devenir le plus illustre scientifique du nouveau pays issu de la révolution de 183021 –, avait été le refuge des populations celtiques, les mêmes que celles qui habitaient la partie wallonne de la Belgique, où elles avaient résisté aux invasions des peuples nordiques. Ces derniers occupaient la partie septentrionale de la France avec leurs tendances au vol, alors que des races pélagiennes habitaient la partie méditerranéenne, l’ensanglantant avec leurs instincts homicides.

7Suivre le fil du raisonnement de Guerry et Quetelet permet de percevoir le passage – qui se faisait jour ces années-là, favorisé par les processus de construction des États-nations – d’un héritage des Lumières, où la nature humaine est jugée universelle et perfectible, pervertie par le besoin, par l’ignorance et par les lois d’une société injuste devant être réformée, à la conception d’une humanité classée par races, porteuses d’aptitudes spécifiques durables, même face au crime :

« Il arrive d’ailleurs souvent – écrivait Quetelet – que des causes qui paraissaient très influentes s’effacent devant d’autres auxquelles on avait à peine songé d’abord, c’est ce que j’ai particulièrement éprouvé dans les recherches actuelles ; j’étais trop préoccupé peut-être, je l’avoue, de l’influence qu’on accorde à l’instruction pour amortir le penchant au crime ; il me semble que l’erreur commune provient surtout de ce qu’on s’attend à trouver moins de crimes dans un pays, parce qu’on envoie plus d’enfants aux écoles22. »

8Et il continuait :

« Il me semble qu’une des premières distinctions à faire dans l’étude qui nous occupe, est celle des différentes races d’hommes habitant les pays que nous considérons ; elle est comme nous le verrons bientôt de la plus haute importance, quoique ce ne soit pas celle qui se présente d’abord à l’esprit23. »

9L’idée que la composition ethnique pourrait constituer un champ d’investigation pour établir une nouvelle interprétation des causes de la criminalité, capable de contribuer à expliquer la répartition inégale des délits sur le territoire, est exprimée de façon semblable par Guerry dans l’Essai sur la statistique morale de la France, publié en 1833 :

« À chaque époque, il y a des causes générales au moyen desquelles on prétend tout expliquer, et dont on reconnaît partout les effets. C’est ainsi qu’en France, par exemple, la différence qu’on observe dans le caractère moral des peuples, dans leurs usages, dans leurs préjugés, a été successivement attribuée, toujours d’après les idées dominantes, et d’une manière exclusive, au climat, à la température, au régime alimentaire, puis enfin, dans ces derniers temps, à l’instruction élémentaire, à l’industrie, à l’action du clergé, à la jouissance des droits politiques. Aujourd’hui particulièrement, que les esprits sont vivement occupés de la discussion des affaires publiques, on est porté à ne voir dans le caractère moral des peuples, que le résultat variable des institutions. Les influences naturelles qu’on paraît à peine soupçonner, agissent pourtant avec non moins de puissance, et méritent autant de fixer l’attention. Parmi les causes de l’inégale distribution géographique des crimes contre les personnes, il en est une que jusqu’ici l’on n’a point assez remarquée. C’est la différence d’organisation acquise ou primitive qui, malgré la régularité de nos nouvelles divisions administratives, fait encore reconnaître dans le royaume comme plusieurs nations distinctes ayant chacune son langage, ses mœurs, ses habitudes, ses préjugés de tradition24. »

10Doutant de l’efficacité de l’action réformatrice et uniformisante des institutions, et convaincu de la puissance des influences naturelles, Guerry croyait que, à cause de la « différence d’organisation acquise ou primitive », le Basque ou le Languedocien n’aurait pas agi comme le Normand, ni le Bas-Breton comme l’Auvergnat ou le Berrichon25. Dans la réflexion des premiers criminologues, les caractéristiques raciales n’annulaient pas les effets criminogènes de l’ignorance et de la pauvreté, mais se mêlaient à celles-ci et à d’autres facteurs, compliquant le cadre interprétatif. Selon Quetelet, il était faux de croire que l’éducation et le bien-être – sur lesquels les Lumières avaient insisté – étaient des facteurs qui limitaient la propagation du crime. Souvent dans les pays les plus développés, les fortes inégalités sociales et les soudaines crises politiques ou de l’industrie provoquaient des vagues de chômage qui gonflaient les rangs de la criminalité. Des pays moins riches, mais dans lesquels les habitants avaient des habitudes sobres et actives, présentaient un meilleur tableau moral26. De plus, les mouvements de population et les concentrations urbaines et industrielles avaient altéré « la race d’hommes primitive », comme cela était arrivé à la race celtique dans le bassin de la Seine27. Le crime avait également une origine multifactorielle selon Guerry, qui proposait une interprétation fondée sur le concept de développement économique local, lui-même défini par des indicateurs tels que la vitalité industrielle et commerciale, la densité de la population, les niveaux de bien-être et de scolarité, une intégration plus ou moins grande dans les réseaux routiers et d’autres facteurs encore, parmi lesquels, de manière non spécifiée, la race28. Les racines historiques des populations actuelles, l’épaisseur et le poids du passé devenaient les éléments capables d’expliquer les dérapages des données statistiques, le facteur encore mystérieux qui empêchait le progrès de réduire la propagation de la criminalité dans les zones les plus développées.

11Le résultat de ces réflexions sur la race, à un moment où la construction d’une mythologie sur les origines des nations était très intense29, fut donc de diminuer l’importance que la culture des Lumières – filtrée à travers la Révolution, l’Empire et la Restauration30 – avait attachée à l’ignorance, aux injustices et à la misère dans la genèse du crime : « les causes qui influent sur les crimes – écrivait Quetelet – sont si nombreuses et si diverses, qu’il devient presque impossible d’assigner à chacune son degré d’importance31 ». En posant son regard au-delà du monde francophone, les chiffres fragmentaires dont le scientifique belge pouvait disposer à ce moment-là sur les statistiques judiciaires de la Prusse et de l’Empire autrichien semblaient lui suggérer que le lien entre substrat racial et développement civil mettait au premier rang, quant à la dangerosité criminelle, les « Étrusques ou Italiens », suivis des « Slavons et Allemands », mais qu’il y avait d’autres distinctions à faire, par exemple entre les Slaves orientaux et les Slaves occidentaux, car ces derniers, s’étant mélangés aux Allemands, avaient bénéficié d’une civilisation plus avancée32.

12La relation entre races et criminalité est donc présente dans les réflexions des premiers criminologues. Mais à quelle raciologie Quetelet et Guerry faisaient-ils référence ? À celle de l’ethnologie naissante, soucieuse de classer les peuples et indécise entre nature et culture, entre parenté par le sang ou parenté par le langage33. Tout d’abord, il convient de noter que Balbi, trois ans avant de publier avec Guerry la Statistique comparée de l’instruction et du nombre des crimes, avait fait imprimer en France les 41 tableaux synoptiques et le premier volume de l’Atlas ethnographique du globe, « important et unique ouvrage34 » qui étendait le concept de race linguistique à toute la planète35. Balbi ambitionnait de cerner, dans une classification divisée par groupes, règnes et familles, toutes les langues (800) et tous les dialectes (5 000) de l’humanité. Ce travail, dédié au tsar Alexandre, fit sensation et imposait la langue comme marqueur identitaire, grâce également à des collaborations prestigieuses : d’Alexander von Humboldt à Conrad Malte-Brun, Jacques Joseph Champollion-Figeac, Pierre Adolphe Lesson, François Jean Philibert Aubert de Vitry, Isidore Nachet, Ferdinand Denis36. Issu d’une ancienne famille du patriciat vénitien et soutenu dans ses premières études par l’abbé Cappellari, le futur pape Grégoire XVI, Balbi était un monogéniste orthodoxe et parlait peu de race, un concept dont il se méfiait37. Il partait d’une question qui avait pris une valeur fondamentale à l’époque romantique : « Qu’est-ce que [sic] nation38 ? » Pour Balbi, la réponse n’était pas univoque, selon qu’il considérait cette question sous le rapport historique ou politique, géographique, et « ethnographique ou génethlétique [sic]39 ».

13Sous le premier rapport, la nation était l’ensemble de tous les peuples soumis au même pouvoir suprême. « C’est ainsi qu’on appelle Russes, Autrichiens et Anglo-Américains – écrivait Balbi, fidèle à l’ordre de la Restauration – tous les différents peuples dont la réunion forme les empires Russe et Autrichien et la confédération Anglo-Américaine40. » Pour la même raison, « on donne le nom de Français à tous les habitants de la monarchie française, quoiqu’il y en ait un grand nombre qui sont Celtes, Allemands, Basques et Italiens41 ». Du point de vue géographique, on donnait le nom de nation à tous les habitants d’une région qui a des frontières naturelles, indépendamment des divisions politiques auxquelles ils appartiennent et des langues différentes qu’ils parlent : c’est ainsi qu’on nommait Italiens tous les habitants de la péninsule au sud des Alpes entre l’Adriatique et la Méditerranée42. Enfin, on donnait le nom de nation aux habitants d’une contrée quelconque qui parlaient une même langue et ses divers dialectes, indépendamment des grandes distances qui les séparaient, de la différence des corps politiques dont ils faisaient partie, de celle de la religion qu’ils professaient et de l’état différent de civilisation où ils se trouvaient, comme ce fut le cas pour les émigrants européens et leurs descendants qui vivaient dans les Amériques43. La nation au sens politique était très variable : « n’avons-nous pas vu de nos jours – se demandait le concitoyen d’Ugo Foscolo – de grandes contrées changer quatre ou cinq fois de domination, et par conséquent figurer sous autant de noms différents dans la liste des nations44 ? » Une division des peuples fondée sur cette base était donc « la moins propre de toutes45 », étant la plus aléatoire. Celle qui classerait toutes les nations en prenant cette appellation dans le sens géographique, quoique plus stable, n’en serait pas moins impropre. En offrant des divisions qui ne correspondent pas à celles de l’ethnographie, elles sont en outre presque toujours en opposition avec les divisions politiques, sans avoir pour cela l’avantage d’être invariables. Cette dernière qualité qui ne se retrouve que dans la division ethnographique et la langue était le véritable trait caractéristique qui distinguait une nation d’une autre, selon Balbi.

14Convaincu que l’on pouvait remonter à l’origine primitive des nations uniquement par l’examen des langues que parlent les divers peuples de la Terre, Balbi voulait offrir une contribution utile dans de nombreux domaines. Cependant, ce Linné de l’ethnographie était également conscient des limites de sa méthode, car il y avait des nations qui avaient changé de langue et des autres « qui parlent des langues analogues et qui appartiennent cependant à des variétés entièrement différentes46 ». À cet égard, bien qu’il ait suivi les indications de Blumenbach, Cuvier et Humboldt et considéré tous les hommes comme provenant d’une seule souche subdivisée en variétés, Balbi mentionnait les études contemporaines d’Antoine Desmoulins – un spécialiste du système nerveux, convaincu de la multiplicité des espèces du genre humain – selon lesquelles les différences intellectuelles et morales entre les peuples, et donc la langue aussi, proviennent de différentes structures cérébrales47. Balbi reconnaissait les mérites de Desmoulins. Il admettait que, s’il avait eu raison, l’ethnographie n’aurait pu raisonnablement supposer qu’une grande analogie, ou même l’identité de langue, chez deux ou plusieurs peuples appartenant à deux races différentes, prouvait sans aucun doute possible leur dérivation d’une même souche48.

15Tout en soulignant les limites de la linguistique dans le travail d’identification des centres de création des races humaines49, Desmoulins louait à son tour l’Atlas – « œuvre d’une utilité immense50 » – mais il ne put continuer ses études : élève de Magendie et détesté par Cuvier, qui en 1825 le chassa du musée d’Anatomie, il mourut très jeune en 182851. On peut donc penser que l’interprétation de la race comme phénomène concernant principalement l’histoire et la sphère culturelle est le paradigme qui a été au fondement de la réalisation par Balbi et Guerry de la Statistique comparée de l’instruction et du nombre des crimes, même si Balbi lui-même avait admis l’apport de la physiologie et de l’anatomie comparée. Dans ses réflexions sur la France, Quetelet adoptait la subdivision de la population entre race celtique, germanique et pélagienne proposée dans le Précis de géographie universelle de Conrad Malte-Brun. Il faisait également référence à l’ethnologie, née des croisements entre histoire, linguistique et géographie, pour identifier les groupes humains qui avaient certaines particularités liées à une origine commune52. À l’époque, le grand géographe d’origine danoise – disparu quelques années plus tôt, en 1826 – avait relancé les fortunes académiques de la géographie. Dans le coup d’œil historique sur la France, Malte-Brun estimait que le processus de civilisation pouvait modifier le caractère originaire d’un peuple, mais pas l’altérer complètement et qu’il fallait s’appuyer sur les connaissances physiques et ethnographiques pour expliquer les nombreux primats français dans les domaines politique, culturel, scientifique et militaire53. Quetelet faisait également référence – en plus de Pline – au savant danois pour la composition ethnique de la Prusse et de l’empire des Habsbourg54. Celui-ci, à son tour, s’était appuyé sur des sources classiques – César, Ammien-Marcellin, Tacite, Strabon, Ptolémée – et des chercheurs plus récents, y compris Balbi lui-même, avec qui il avait été en étroite relation scientifique55.

16Cependant, en 1833, l’Essai sur la statistique morale de la France marque un déplacement dans les rapports entre race et criminalité, car la référence de Guerry n’était plus les historiens antiques, Balbi ou Malte-Brun, mais une figure essentielle des théories raciales modernes, le créole jamaïcain William Frédéric Edwards56. Lui aussi élève de Magendie, en 1829, Edwards avait repris le travail de Desmoulins exactement là où le jeune scientifique récemment disparu s’était arrêté : à savoir en partant du rapport entre physiologie et histoire, et en particulier de la vision racialisée de l’histoire proposée par Augustin Thierry, avec qui Desmoulins avait conclu son Histoire naturelle57. Dans une lettre publique adressée à Amédée Thierry, frère d’Augustin et lui aussi historien, Edwards proposa de surmonter les limites des classifications raciales par l’approche croisée de la physiologie et de la linguistique : les mesures du visage et de la tête définissaient le type racial, les formes du langage dévoilaient les origines anciennes58. Mêlant histoire naturelle et histoire civile, l’anthropologie physique et la linguistique, il aurait été possible un jour de découvrir la distribution des races dans les populations actuelles59. C’était, en somme, le programme de travail de la Société ethnologique de Paris que Edwards allait fonder dix ans plus tard. Selon lui, il y avait un type racial, la constante naturelle qui se reproduisait d’une génération à l’autre, définie principalement par les caractéristiques des traits de la tête et du visage, et dans une moindre mesure par les cheveux, la couleur de peau et la taille. La race désignait les groupes humains partageant le même type ancestral, une filiation biologique et non culturelle60.

17Prudemment, Guerry reconnaissait que l’histoire naturelle de l’homme était encore trop peu avancée pour être de quelque secours dans l’étude du crime, et si les recherches sur les caractères physiologiques de la population paraissaient en mesure de conduire à des résultats plus positifs, il aurait fallu beaucoup de temps avant qu’il ne soit possible de déterminer avec précision la distribution géographique des races61. Cependant, le problème de la relation entre les crimes et les races avait désormais été soulevé dans le discours scientifique et avait commencé à circuler. Desmoulins avait été fortement influencé par la phrénologie de Franz Joseph Gall62 qui, depuis le début de ses recherches sur la relation entre cerveau et comportement, avait en tête d’écrire un traité sur l’histoire naturelle du criminel, traité qui n’a jamais été publié63. Malgré son déterminisme organique, Gall, homme du xviii^e siècle, était convaincu que l’éducation, la religion, les punitions et les récompenses pouvaient améliorer les hommes : le mal moral était le fruit de tendances innées à mener des actions nuisibles, auxquelles l’ignorance, le manque d’éducation et de connaissance de ses devoirs laissaient libre cours64. Dans le programme de travail publié en 1798, Gall avait promis d’écrire une section sur les têtes nationales, pour comprendre pourquoi « certains de nos frères » ne pouvaient pas compter jusqu’à quatre et pourquoi d’autres n’avaient pas la notion de propriété privée. En 1819, commentant la naissance des premières collections craniologiques, créées avec l’intention de découvrir les causes matérielles ou organiques des caractères par lesquels ces nations se distinguent, il avait affirmé que les têtes et les cerveaux des Noirs étaient plus petits que ceux des Européens, lesquels dépassaient les Africains quant aux facultés intellectuelles65. Mais l’Autrichien Gall, naturalisé français, ne développa guère le thème des différences raciales, ayant à sa disposition un nombre réduit de crânes extra-européens. L’un de ses adeptes écossais, George Combe, accorda une plus grande importance à la question. À Édimbourg, il rassembla, dans le cadre de la Phrenological Society, qu’il avait fondée en 1820, une collection considérable de crânes de différentes populations66, convaincu que des traits physiques et mentaux spécifiques caractérisaient chaque peuple et permettaient de le distinguer de ceux d’autres ethnies. Renversant la « théorie à la mode » selon laquelle le caractère national dépendait entièrement de circonstances extérieures, et qui disait que les qualités animales, morales et intellectuelles sur lesquelles ces circonstances opéraient étaient les mêmes partout, Combe soutenait que les religions et les institutions politiques étaient le résultat du développement des facultés intellectuelles, des inclinations et sentiments des populations67. Parmi de nombreux exemples, Combe comparait les crânes des Hindous, qui dénotaient la gentillesse, la timidité et le manque d’agressivité, et ceux des Caraïbes, dont les organes de destructivité et de combativité étaient extraordinairement développés. D’où le sort opposé de ces deux populations : la première, soumise par les Britanniques, la seconde, exterminée par les Espagnols, qui n’avaient pu l’asservir à cause de sa fierté68. Dans l’édition suivante du System, Combe exprimait l’idée, tirée des écrits de John Dunmore Lang – Écossais émigré en Australie, où il était devenu ministre presbytérien et partisan de l’indépendance de l’Angleterre – que la disparition des peuples incapables de progresser était un dessein de la Providence divine69. L’extermination directe ou indirecte des « races dégradées » – tels que Lang et Combe les définissaient70 – et l’assujettissement des populations susceptibles d’être dirigées par l’homme blanc étaient pour ce dernier une phase nécessaire au progrès de l’humanité. C’est de là – probablement – que provient aussi la solution que Combe a donnée au problème de la criminalité en Europe. Lecteur de Guerry et de Quetelet, Combe critiquait les résultats de leurs recherches : la statistique morale pouvait uniquement dévoiler les constantes des crimes et prévoir leur répétition dans le temps, et non pas découvrir les lois scientifiques qui permettraient une connaissance positive des phénomènes, à travers laquelle on pouvait intervenir concrètement et améliorer l’humanité. Tout en comprenant que la composition raciale de la population influençait le comportement face à la loi, les statisticiens s’étaient limités à des considérations trop vagues, ne connaissant pas les qualités mentales des différentes races71. Le 5 septembre 1836, dans une lettre, Combe invitait Quetelet à faire de la phrénologie la base des études statistiques sur la criminalité. La régularité dans le temps que Quetelet avait constatée dans la répétition des crimes était due aux causes, encore inconnues, qui produisaient le même nombre de « cerveaux défectueux » année après année. Par conséquent, la criminalité ne serait réduite qu’en « diminuant la production de cerveaux imparfaits ou en traitant ceux qui les ont comme patients moraux, et en les empêchant d’abuser de leurs propensions72 ». Quetelet refusa l’invitation de Combe, estimant que la phrénologie n’avait pas encore une fiabilité suffisante73, mais il exhorta les naturalistes à étudier « les modifications que les éléments relatifs à l’homme […] subissent chez les différentes races74 ». Un tournant avait eu lieu dans la conception de l’homme, marquant l’éloignement de l’idée des Lumières de la perfectibilité et de l’éduction de l’homme et l’ouverture vers un déterminisme biologique et un racisme agressif qui allaient trouver dans la criminologie positiviste un formidable centre d’élaboration et de diffusion.