Le peuple des marais

4Comme nous l’avons indiqué en introduction, il est important de rappeler que le thème de la dégénérescence de l’espèce humaine n’a rien d’une innovation propre à la fin du xix^e siècle. Sans même remonter aux enjeux théologiques qu’elle implique, et qu’on retrouve encore chez divers auteurs du xix^e siècle9, il faut se souvenir que la notion de dégénération de l’espèce est devenue, à partir du milieu du xviii^e siècle, un concept important en histoire naturelle. Buffon, en particulier, s’inspirant des pratiques d’élevage, a proposé une théorie de la dégénération comme processus de déviation héréditaire du type originel de l’espèce, par transmission et accumulation, à travers les générations, d’altérations liées aux climats, aux mœurs ou à la nourriture10. Dans ce cadre, certains climats particulièrement délétères, parce que plus humides et plus froids, induisent une dégénération radicale des animaux et des hommes. C’est le cas notamment du continent américain : selon Buffon, le climat froid et humide des Amériques fait que les êtres s’y « rapetissent » et dégénèrent. L’Indien d’Amérique en porte le témoignage : dégénéré au physique comme au moral, presque incapable de se reproduire, faible et lâche, c’est une « espèce d’automate », incapable de dominer la nature11. Ce terrible tableau fut encore exagéré par Cornélius de Pauw dans ses Recherches philosophiques sur les Américains, qui peint les Indiens comme ayant souffert d’une « altération essentielle » : « répandus dans des campagnes encore remplies de vases et de bourbier, leur constitution s’était viciée par les vapeurs de la terre et l’humidité de l’air12 ». À une profonde dégénérescence physique, qui rend leur tempérament humide, froid, quasi-morbide et comparable à celui des femmes, correspond une dégradation des facultés morales et intellectuelles : « Leurs facultés physiques […] étant essentiellement viciées avaient entraîné la perte des facultés morales : la dégénération avait atteint leurs sens et leurs organes : leur âme avait perdu en proportion13. » Les Indiens apparaissent ainsi comme « privés à la fois d’intelligence et de perfectibilité, ils n’obéissent qu’aux impulsions de leur instinct14 » : ils sont incapables de progrès intellectuel et sont, littéralement, frappés d’un arrêt de développement. Comme le note De Pauw, ils semblent capables de progrès dans l’enfance puis, « vers la vingtième année, la stupidité se développe tout d’un coup : alors, le mal est fait, ils reculent au lieu d’avancer15 ». Cette altération s’inscrit par ailleurs dans la génération et forme ainsi des variétés héréditaires dégénérées au sein de l’espèce humaine.

5Deux choses méritent d’être soulignées dans ce tableau. D’abord, ce qui explique la formation de véritables races morbides aux Amériques, caractérisées par une constitution quasi-pathologique, un arrêt de développement intellectuel et des dépravations morales, c’est que le climat y serait comme radicalement vicié, les Amériques constituant un gigantesque marais. Or ce modèle se transpose sans mal dans les zones marécageuses ou les bas-fonds des vallées en Europe même. Il existe, dans bien des zones d’Europe, des foyers de dégénération comparables aux Amériques. Ensuite, pour lutter contre ce processus de dégénération, Buffon, et plus encore De Pauw, recommandent une biopolitique fondée sur le croisement systématique et rationnel des races et une intervention sur les milieux, menée par les Européens (les Indiens en étant incapables), à travers la déforestation, la mise en valeur des terres et l’assèchement des marais. Deux techniques que nous allons retrouver lorsqu’il s’agit de penser la régénération de l’espèce humaine en Europe.

6À la même période, en effet, en France, le problème posé par les zones marécageuses et leur rôle dans la production de populations dégénérées au physique comme au moral, se pose avec une acuité nouvelle. Bien sûr, le marais constitue un enjeu économique, politique et sanitaire depuis longtemps. Il fait l’objet de politiques de valorisation et d’assèchement promues par la monarchie depuis les xvi^e-xvii^e siècles16. Au point de vue médical, le caractère délétère des zones marécageuses a fait l’objet de travaux importants, comme ceux de Lancisi ou de Dubos, dès le début du xviii^e siècle17. Mais la deuxième moitié du xviii^e siècle constitue un moment décisif de regain d’intérêt pour les zones humides et la manière dont elles affectent la constitution des populations qui les habitent18. Elle est marquée notamment par le développement d’enquêtes et de topographies médicales sur le territoire national, d’abord portées par la médecine militaire puis par la Société royale de médecine19. Ces enquêtes articulent un regard médical, néohippocratique, sur la constitution propre à tel lieu et à la population qui l’habite, marqué par un cachet typique : un savoir administratif, fondé sur la collecte de données statistiques et leur mise en tableau ; et une analyse naturaliste centrée sur la description de telle zone du Royaume, de ses ressources et son écologie propre. Dans ce cadre, qui est celui des enquêtes de topographie médicale lancées par la Société royale de médecine dans les années 1780, lesquelles se prolongent sous le Directoire et l’Empire dans les statistiques des préfets (notamment, pour les zones marécageuses, celle du préfet Bossi20) puis dans une série de travaux qui accompagnent les conquêtes napoléoniennes, un territoire apparaît comme particulièrement problématique. Il s’agit des zones marécageuses qui, comme le rappelle un rapport de la Société royale de médecine à l’Assemblée nationale en 1789, constituent une part considérable de la France : à la fois toutes ses côtes et des régions entières comme les Dombes ou la Bresse21. Le marais constitue, comme l’a noté Gérard Jorland, un « fait anti-hygiénique total » pour une hygiène publique qui commence à se structurer en spécialité médicale à la fin du xviii^e siècle. Il cumule tous les défauts qui préoccupent alors les hygiénistes : humidité, formation de miasmes par décomposition et putréfaction, absence de circulation de l’air et des eaux, etc.22. Cette critique médicale du marais s’articule, dans les années 1780-1790, à un autre type de critiques qui lui donnent une visibilité plus grande, d’ordre économique et politique : le marais apparaît comme l’exemple du territoire qui n’est pas mis en valeur et qui est conservé pour satisfaire aux besoins égoïstes et archaïques de la noblesse, plutôt que d’être soumis aux besoins productifs de la Nation23.

7Si les critiques politiques et économiques vont perdre de leur poids sous le Directoire et sous l’Empire, ce n’est pas le cas des arguments médicaux, qui continuent à prospérer tout au long du premier xix^e siècle. On ne compte pas les études sur l’influence des marais qui paraissent entre les années 1800 et 183024. L’idée en est simple. Les zones marécageuses sont des zones extrêmement nuisibles pour les populations qui y vivent, à la fois en termes de maladies aiguës, en termes d’espérance de vie, et, de manière plus profonde, en termes de dégénération de l’espèce, c’est-à-dire en termes d’altération radicale de la constitution des habitants qui, quand même ils ne sont pas malades et ne meurent pas, constituent des types de populations radicalement dégradés au physique comme au moral25. Voici, par exemple, comment le médecin lyonnais Monfalcon, auteur d’un ouvrage de référence en 1824, décrit ces peuples des marais :

« Il existe, au sein des États les plus florissants de l’Europe, de vastes contrées que les eaux stagnantes ont envahies. Une race d’hommes dégénérée habite auprès de ces foyers toujours vivants de maladies meurtrières : elle est peu connue, et cependant tout en elle appelle l’attention du législateur et du médecin. Son dépérissement extrême, la misère à laquelle elle est condamnée, le contraste de ses caractères physiques et moraux [avec le reste de la population]. Nous nous attendrissons au récit du sort déplorable d’une caste proscrite de l’Inde, et de véritables Parias traînent leur existence misérable dans nos climats, auprès de nous […] ces hommes, déshérités par la nature, n’ont jamais senti que le poids de la vie. La funeste influence de l’air dans lequel ils végètent et de leurs habitudes physiques et morales est imprimée fortement sur leurs traits ; elle modifie à un degré extraordinaire leurs fonctions et leurs facultés. Ils naissent valétudinaires ; ils ont achevé d’exister dans l’âge de la vigueur. […L’]intelligence [de l’habitant de ces régions] se dégrade comme son organisme […] sa pensée est un germe qu’aucune méthode ne saurait développer […] ses facultés morales sont encore au-dessous de ses facultés intellectuelles ; tantôt son âme corrompue se livre à des vices hideux, à des crimes obscurs ; tantôt il traverse sa courte vie sans avoir aimé ou pensé26. »

8Cette même position se retrouvait déjà dans le Mémoire que le médecin nîmois Baumes adressait à la Société royale de médecine en 1789 sur le sujet :

« La constitution physique et morale de ceux qui habitent au voisinage des palus doit porter l’empreinte de la dégénération. Étudiez l’homme dans ces contrées, ô vous qui cherchez à vous instruire sur l’influence des climats ! Et vous verrez que l’espèce humaine y est marquée par des traits presque uniformes […] l’homme y est moins beau, sa stature plus petite, sa vigueur est moins mâle et sa physionomie est moins intéressante. […] Tous ces indices d’une constitution lâche et faible se rencontrent avec des passions peu vives, avec un caractère indéterminé, avec une nonchalance […] aussi les individus sont-ils peu ardents pour les plaisirs de l’amour […] plus timides et moins ingénieux27. »

9On reconnaît ici sans mal la peinture que Buffon ou De Pauw ont faite de l’Indien d’Amérique. Cet état, selon Baumes, est lié à « un vice radical du tempérament » qui fait que « leur état habituel [est] pour ainsi dire un commencement de maladie ». Baumes donne de ce vice une explication médicale en termes d’altération générale des liquides et des solides, et en particulier d’une « dégénération pituiteuse » ou « bilieuse » des humeurs. Comme il le dit, « la tache originelle des pays marécageux, [c’est cette] disposition fondamentale à la dégénération putride et bilieuse ». Une fois cette altération de la constitution établie, qui constitue le fond « physiologique » et habituel de ces populations, les maladies « se succèdent comme en s’enchaînant mutuellement28 ». Il s’agit ici, littéralement, d’une constitution anormale qui oscille entre le type normal de l’espèce, dont elle est une dégénération, et la suite nécessaire de pathologies dont elle est une condition.

10Ce tableau, déjà singulièrement sombre, gagne encore en noirceur dans la statistique du département de l’Ain rédigée par le préfet Joseph-Aurèle Bossi et issue des enquêtes commandées par Chaptal ou dans les mémoires que Fodéré établit sur la Bresse et la Brenne et atteint, chez Monfalcon, à l’absolue dégradation de l’espèce au niveau physique et moral.

« L’action physiologique des émanations marécageuses […] donne une manière d’être spéciale aux habitants des pays inondés par les eaux stagnantes ; elle imprime profondément son caractère sur la constitution physique de l’homme et même des animaux. On reconnaît au premier regard un Bressan, un paysan de la Brenne et de la Sologne ; tout en eux révèle la nature de l’air, des eaux et des lieux29. »

11On ne saurait être plus clair : la constitution du lieu imprime sur la population un type et la constitue, le terme est récurrent chez Monfalcon, en « une race d’hommes » particulière, qui a ses caractéristiques physiques et morales et se perpétue, en aggravant ses caractères de génération en génération. Les hommes y apparaissent comme vieux avant l’âge, le visage jaune et ridé, le corps rachitique, le système lymphatique surdéveloppé. Ils sont cacochymes et, selon Bossi, « la santé est pour [eux] un bien inconnu […] un état valétudinaire [leur] tient lieu de santé30 ». Le Solognot, le Bressan, mais aussi l’habitant des plaines du Forez par opposition à celui des montagnes, ont tous des traits maladifs typiques. Mais c’est surtout au moral que la dégénération se fait sentir. D’après Fodéré, « le moral suit l’état physique […] point de sensibilité : on ne rit pas sur le berceau de celui qui naît ; on ne pleure pas sur le cercueil de celui qui meurt… Crimes obscurs, et les mêmes que dans la Bresse31 ». Que se passe-t-il, dans la Bresse ? Fodéré et Monfalcon se fondent ici sur le rapport de Bossi, en l’exagérant quelque peu :

« Les vices des Bressans et des Solognots sont les vices des âmes faibles ; ceux des hommes dégénérés dont les inclinations sont perverses ne commettent pas les crimes qui demandent du courage […] ils méditeront une lâche tentative, un empoisonnement, un meurtre commis sans risque […] l’extrême ignorance rend l’homme tantôt stupide, tantôt pervers, et quelquefois pervers et stupide en même temps32. »

12Les crimes des Bressans sont à leur image : lâches, secrets, opiniâtres et lentement mûris, insensibles : infanticides, empoisonnements. C’est bien ainsi que les hommes sont décrits : « insensibilité morale, ignorance », « il est plongé dans une extrême apathie : sa triste destinée ne l’affecte nullement. Rien ne lui importe moins que les moyens de l’améliorer ». Pire, ils sont obstinés, refusant d’aller à l’encontre de la coutume, incapables de comprendre le sens de l’intérêt public33. On le voit, le portrait moral est peu flatteur. Il est, pour Fodéré comme pour Monfalcon, intimement lié à la dégénération physique. Comme l’explique Fodéré, arrivé à sa vingtième année, chez le Bressan ou le Solognot, « la nature rétrograde déjà, les facultés s’affaissent34 » ; ensuite, il végète.

13Les zones marécageuses constituent donc un des points de circulation du modèle de la dégénération de l’espèce humaine sur le territoire européen. Mais elles pourraient apparaître comme un modèle nécessairement limité parce que fortement territorialisé, rattaché à des zones bien précises. Or ce n’est pas le cas : le marais définit un certain nombre de conditions (stagnation des eaux, putréfaction et formation de miasmes, absence de circulation et humidité de l’air etc.) qui ne sont absolument pas limitées à tel ou tel territoire. Sa définition n’est pas géographique : si bien que Baumes, par exemple, peut noter que des zones géographiques très différentes peuvent « présenter les mêmes endémies et les mêmes dispositions générales » et que « le sol boueux des grandes villes », entre autres, en présente les caractéristiques35. En réalité, le marais est un paradigme qui s’exporte : il existe tout un ensemble de petits marais dispersés çà et là, dans les villes, dans l’interstice des pavés, dans les fosses d’aisance, les égouts, les bords des eaux stagnantes. Les logements insalubres, selon l’hygiéniste Philippe Passot, constituent des marais : « le marais aérien de la maison » ouvrière, précise-t-il, où stagne et se corrompt l’atmosphère36. Le marais a un don d’ubiquité qui efface la frontière entre la ville et la campagne. Même un navire, aux dires de Forget, est « un marais flottant37 » avec ses sentines où les eaux s’amassent et croupissent… Bien sûr, le marais a des territoires privilégiés, où l’empreinte de ses influences se fait le plus sentir ; où celles-ci sont constantes et altèrent radicalement l’espèce. Mais, en droit, ses effets peuvent se répandre. Morel en fait la démonstration dans son Traité des dégénérescences : reprenant la description de Monfalcon pour caractériser la « dégénérescence par intoxication paludéenne », il note :

« Transportons maintenant cette étude du miasme intoxicant au centre des grandes villes et dans tous ces milieux infects où la population entassée respire un air vicié, et nous verrons les mêmes phénomènes pathologiques […] nous aurons l’occasion de signaler l’étiolement de la race humaine, et une dégradation qui ne le cède en rien à celle qu’on remarque chez les habitants des pays marécageux et chez les populations crétinisées38. »

14Un singulier réseau de correspondances se tresse ici entre peuple des marais, crétins des Alpes et peuple des grandes villes. Morel va ainsi jusqu’à élaborer une théorie de « la malaria des grandes villes » faisant dégénérer l’espèce, malaria autant morale que physique. Il insiste sur les

« conditions antihygiéniques qui reproduisent au centre des grandes villes tous les phénomènes de l’intoxication paludéenne. Cette espèce de malaria physique n’a pu être séparée […] de cette autre malaria morale qui agit d’une manière si funeste sur l’esprit et le cœur de l’ouvrier des fabriques et se reflète dans sa constitution par le rabougrissement de la taille, l’infécondité et finalement l’étiolement et la dégradation de la race39 ».

15Pour le dire autrement, le modèle du marais et la dégénération qu’il implique s’exporte facilement et l’un de ses lieux privilégiés d’application sera, à partir des années 1830, en particulier après l’épidémie de choléra de 1831-1832, l’analyse de tous ces types dégradés de population, de ces races quasi-morbides, de ce faux peuple qui se forme, dans les grandes villes, du fait du développement industriel : bref, des prolétaires. De ceux qu’on va appeler « les classes dangereuses » de la population40.

Crétins des Alpes et crétins des villes

16Le modèle du marais s’articule, sur ce point, à une autre figure de la dégénérescence, bien plus importante encore : le crétinisme. Le crétinisme fournit en effet, à partir de la fin du xviii^e siècle et jusque dans les années 1860-1870, le modèle par excellence de la dégénérescence de l’espèce humaine et de l’idée qu’il peut se former, dans une société, de véritables variétés morbides, radicalement dégradées, au physique comme au moral, qui se transmettent et s’accroissent au fil des générations41.

17Les crétins constituent, tout d’abord, un véritable type anthropologique (fig. 1 et 2) dont certains naturalistes ou médecins, comme Saussure à la fin du xviii^e siècle, se demandent s’il s’agit d’une espèce distincte ou d’une variété héréditaire nettement caractérisée42. Ils présentent un type physique marqué, comparable aux grandes variétés de l’espèce humaine :

« La peau du corps est rugueuse, épaisse, plissée ; les pommettes sont saillantes ; les yeux remarquablement petits […] les lèvres épaisses et pendantes […] ainsi que la face, où se retrouvent les abajoues remarquées chez certaines espèces d’animaux et qui présente de nombreux rapports avec celle que les naturalistes ont attribuée à la race jaune ou mongolique43. »

Figure 1. – Portraits de crétins tirés du Traité des dégénérescences de Morel.

Figure 2. – Figure de crétin, Rapport de la Commission sarde (1848), planche III.

18Le crâne et le cerveau des crétins font, par ailleurs, l’objet de diverses études44. En outre, ils portent souvent un goitre qui constitue un caractère radicalement différent des autres hommes (fig. 1 et 2).

19À ce type physique semble correspondre un type moral qui est présenté comme le comble de la dégradation de l’espèce. Ils sont « sourds, muets, imbéciles, presque insensibles aux coups et portent des goitres jusqu’à la ceinture ; incapables d’idées et n’ont qu’une sorte d’attrait violent pour leurs besoins. Ils s’abandonnent aux plaisirs des sens de toute espèce et leur imbécillité les empêche d’y voir aucun crime45 ». En vérité, ils incarnent la pointe extrême de l’homme dégénéré46. Comme l’écrit Fodéré, « ici, on ne reconnaît plus l’homme. Frappé dans ses caractères distinctifs, la pensée et la parole47 ». Si on retient de la nature humaine les attributs fondamentaux que mettent en avant, à l’époque, les Idéologues48 (le langage et les idées), on voit que le crétin se tient à la lisière de l’humanité. S’y ajoute vite l’idée que son problème fondamental tient dans un déséquilibre entre une volonté totalement abolie et des instincts dépravés et débridés : « ces parias de la nature dont les sens sont […] obtus et fréquemment incomplets, dont les instincts demeurent vivaces mais dépravés […] sont pour la plupart gloutons, voleurs, rusés, lascifs et adonnés à l’onanisme49 ». Dégénéré, le crétin ne l’est donc pas seulement au sens où il manque d’idées et a les sens oblitérés ; à partir des années 1820-1830, il devient surtout le modèle de l’homme dégénéré dans un autre sens, plus essentiel pour la suite : celui dont la volonté est malade, qui ne peut donc contrôler ses instincts, qui est dépourvu totalement de sens moral et constitue une menace, un danger pour la société.

« Un des caractères les plus saillants de la dégradation du crétin est le manque total ou partiel des sentiments moraux […] guidé par le seul instinct, il ne connaît d’autre loi dans l’accomplissement de tous ses actes que celle de satisfaire à ses besoins […] ce n’est pas une volonté libre mais bien une opiniâtreté tardive qui le porte à entreprendre ou à exécuter les choses que le hasard ou l’instinct lui font désirer50. »

Figure 3. – « Tableau indicatif de l’hérédité dans le crétinisme », in Marchant Gérard, Observations faites dans les Pyrénées pour servir à l’étude du crétinisme, Rignoux, Paris, 1842, p. 71.

20Le crétin cumule donc les dégénérescences physiques, intellectuelles et morales. Morel ne s’y trompera pas, qui prend le crétin comme véritable incarnation des dégénérescences de l’espèce humaine.

21Le crétinisme constitue, d’autre part, une maladie progressive, qui émane d’un processus de dégénérescence qui se joue bien en amont, dans la population. Comme l’écrit Ferrus :

« Le crétinisme n’est pas un fait accidentel, isolé, sans corrélation avec les dispositions générales des populations. La source du mal est plus profonde, plus enracinée. Il n’y a point seulement des crétins à traiter mais une population entière. [C’est là un] fait constitutionnel du crétinisme, éparpillant en quelque sorte ses traits affaiblis et diffus sur l’ensemble des habitants51. »

22Le crétin au sens strict est donc la pointe extrême, le stade terminal, d’un processus qui se joue bien en amont dans la population : il a toute une série de petits frères ou de petits ancêtres qui l’annoncent et le préparent : imbécillité, rachitisme, idiotie, etc. De petites déviations qui peuvent passer inaperçues dans la population anticipent la dégénérescence progressive qui arrivera, par étapes, jusqu’à sa forme radicale : le crétinisme ou l’idiotie totale52. Morel mettra en avant ce processus plus que tout autre : il existe selon lui une loi d’hérédité morbide progressive qui fait que, fatalement, en plusieurs générations, les tares vont s’aggraver et aboutir à des états terminaux irrécupérables. On part de ce que Morel appelle une « diathèse crétineuse », c’est-à-dire un certain nombre d’états morbides, plus ou moins légers, dispersés dans une population, s’exprimant par des états divers d’idiotie, d’imbécilité et de rachitisme et, par une loi fatale, on en arrive « à la perfection de son type de dégénérescence53 » : le crétinisme. Morel prend ainsi l’exemple d’une famille qui semble « parcourir un cercle fatal, en ce sens qu’il est possible d’étudier dans une même famille l’évolution circulaire de ce principe endémique lequel se montrera à son origine comme un simple état d’innervation et se terminera par la dégénérescence crétineuse la plus complète54 ».

23La stratégie de Morel consiste à partir de ce modèle du crétinisme et à affirmer que la même chose se passe pour les maladies mentales : celles-ci sont des dégénérescences dans l’espèce qui suivent la même loi d’hérédité morbide progressive, ce qui fait que les aliénés que l’on retrouve dans les asiles sont les stades terminaux d’un processus qui a eu lieu en amont, dans la population générale. C’est ce qui explique le caractère incurable des aliénés dans les asiles. C’est, pour Morel, un message d’espoir et un principe biopolitique fondamental : il faut mettre en place des dispositifs de prévention, de repérage et de traitement des troubles mentaux en amont, dans la population, pour éviter au plus tôt la formation de ces « races morbides », de ces « types » radicalement dégradés et irrécupérables. Ces dispositifs doivent obéir à deux principes : principes d’hygiène physique (et, en particulier, d’hygiène de la race visant les comportements malsains comme l’alcoolisme et surtout attaquant le problème de l’hérédité des tares) et principes d’hygiène morale (à travers l’éducation et la religion).

24La progressivité du crétinisme repose sur un phénomène fondamental, qui conditionne la formation de races dégénérées : son caractère héréditaire. Contrairement à ce que prétendent certains commentateurs55, l’affirmation par Morel du caractère héréditaire du crétinisme n’a rien d’original, bien au contraire. Cette dimension héréditaire est connue depuis longtemps, et notamment depuis les travaux de Fodéré à la fin du xviii^e siècle : « Le crétinisme et ses diverses nuances sont toujours un héritage du père ou de la mère56. » On part d’un léger vice d’organisation « lequel, allant toujours en empirant, produisit dans la suite des générations le premier crétin parfait qui a existé et dont la race s’est propagée jusqu’à nous par une suite de cette légèreté avec laquelle l’ordre civil a jusqu’ici traité l’union des deux sexes57 ». On voit ici apparaître deux idées qui vont guider les travaux sur le crétinisme au long du premier xix^e siècle. D’abord, le principe d’une hérédité progressive du crétinisme, c’est-à-dire que la dégénérescence a pour condition la transmission héréditaire de la pathologie, qui l’étend à travers les générations et l’accroît : cette transmission et cette progressivité sont incarnées par le goitre des crétins, qui apparaît à un certain moment dans la lignée, puis augmente jusqu’à devenir énorme. On dresse donc des tables généalogiques de la transmission du crétinisme, comme par exemple Marchant qui publie un tableau détaillé de la transmission du crétinisme dans les familles pyrénéennes (fig. 3). La Commission sarde, chargée d’enquêter sur le crétinisme dans les années 1840, abonde dans le même sens :

« La dégénérescence, accrue avec le temps et incarnée, pour ainsi dire, chez les habitants, acquiert assez de force pour se transmettre fréquemment de père en fils, comme maladie héréditaire, sous la forme hideuse [… du] crétinisme [et…] les générations doivent de toute nécessité aller en dégénérant jusqu’au crétinisme tant que durera l’influence des mêmes causes58. »

25D’où une seconde idée fondamentale : pour lutter contre le crétinisme et prévenir la dégénérescence ou régénérer l’espèce, il convient de mettre en place un ensemble de dispositifs visant à contrôler la reproduction. Ce principe est explicite chez Fodéré, qui souligne l’importance des « mariages bien assortis » et la nécessité d’éviter les unions consanguines ou entre crétins pour éviter la propagation du crétinisme59. On le retrouve dans le rapport de la Commission sarde en 1848 : selon elle, l’une des causes principales de la propagation et du maintien du crétinisme tient dans l’absence de croisement des races et dans la fréquence trop importante des « mariages indigènes ». Aussi recommande-t-elle d’établir des « juntes de santé » dont l’un des rôles serait d’empêcher « par toutes les voies possibles que deux personnes qui ont tendance au crétinisme ou qui appartiennent toutes deux à des familles dans lesquelles le crétinisme paraît héréditaire, ou bien qui sont rachitiques et scrofuleux, ne contractent mariage entre elles : favoriser le croisement des races60 ». La nécessité de promouvoir le croisement des races et de lutter contre les unions consanguines pour régénérer l’espèce humaine est alors un principe assez généralement admis, bien au-delà du seul cas du crétinisme61. Comme l’écrit Morel :

« L’élément le plus actif de la régénération de l’espèce est le croisement des races […] Il n’est peut-être aucune loi dont la nécessité soit aussi profondément ancrée dans l’esprit et les sentiments de l’humanité. Croisement des races, inconvénient des unions consanguines sont les termes de deux propositions qui se complètent […] le remède se trouve indiqué à côté du mal62. »

26C’est dans ce cadre que se pose la question d’interdire et de séquestrer les crétins sur le modèle des aliénés et des idiots, pour les empêcher de contracter des mariages. Un aliéniste comme Ferrus préconise cette solution : « des obstacles efficaces et des prohibitions légales », une « opposition judiciaire pour éloigner les crétins du mariage pour cause d’insanité63 ». Ce principe est effectivement discuté au même moment pour d’autres groupes, en particulier les idiots : principe d’interdiction du mariage et de séquestration administrative pour empêcher la dégénérescence de la race64. Morel se montre bien plus réservé. Sans doute serait-il possible de faire disparaître le crétinisme « si des dispositions législatives et policières vigoureuses empêchaient le mariage entre ces êtres arrivés à un point quelconque de leur état de dégénérescence et les individus sains de corps et d’esprit65 ». Mais, souligne-t-il encore en 1864, « je ne pense pas que cette question si délicate et si complexe puisse être résolue par voie législative » ; il propose plutôt d’utiliser « la persuasion », à la rigueur appuyée sur « la menace du retrait de tout secours matériel66 ». Morel est assez défavorable à un eugénisme fondé sur l’obligation légale ou la transposition de dispositifs de sélection animale sur l’espèce humaine parce qu’il est attaché à la valeur morale de l’espèce : « Dans l’ardeur qui nous entraîne à affranchir l’humanité des maux qui l’oppriment, est-il enfin une limite à laquelle il faille s’arrêter ? Cela est incontestable67. » Mais il invoque en outre un autre argument : « Où s’arrêterait la défense ? À quelle catégorie d’individus s’appliquerait-elle ? Nous commençons à être mieux instruits sur les transmissions héréditaires morbides et sur la formation du type dans les variétés dégénérées pour savoir que ce ne sont pas les individus typiques qui transmettent le plus facilement le mal68. » Ce sont au contraire une multiplicité d’anormaux, presque insaisissables, mais qui portent en eux la disposition : or ceux-ci échapperaient de toute façon à l’interdiction, à moins que celle-ci ne s’étende bien trop loin. On le voit, en plus de tous les autres clichés sur Morel, celui qui consisterait à en faire un eugéniste parce que promouvant le combat contre les dégénérescences et la folie héréditaire est à abandonner.

27Comme la dégénérescence liée aux marais, le crétinisme apparaît, au premier abord comme profondément territorialisé ; il est endémique à certaines régions (Valais, Pyrénées, etc.) et à certains milieux : les vallées humides et obscures. Fodéré l’explique d’ailleurs exactement de la même manière que la dégénération radicale des Indiens selon De Pauw :

« Les lieux bas des vallées doivent avoir été occupés plus longtemps par des lacs, des étangs et des marécages […] Rien ne prouve mieux en quel état se trouve le monde après de grands submergements que la situation de l’Amérique […] l’état du peuple américain jette encore un grand jour sur cette matière : il est le tableau fidèle des crétins et demi-crétins […] les enfants de cette nation donnent quelque lueur d’esprit jusqu’à l’âge de 16-17 ans mais arrivés à la 20^e année, la stupidité se développe tout d’un coup, ils reculent au lieu d’avancer69. »

28Le crétinisme est donc d’abord un fait du milieu : soit de l’humidité et de l’obscurité des vallées encaissées, soit de la qualité particulière des sols (leur « constitution géologique »). Il implique donc toute une mésopolitique70 : un aménagement des milieux (assèchement, mise en culture, etc.) pour le combattre voire, dans les cas extrêmes, des déplacements de population. Cette mésopolitique (c’est un principe constant, de Fodéré à Ferrus en passant par Morel) est un devoir de l’État car les populations locales sont trop dégénérées pour l’opérer elles-mêmes71. Territorialisation du crétinisme, donc, qui le circonscrit à des lieux bien particuliers : il est clair que, si l’on en était resté là, ce serait un modèle intéressant, certes, mais marginal.

29Mais comme pour le marais, le crétinisme va s’exporter et se déterritorialiser pour devenir une grille générale de lecture de la dégénérescence des populations et, en particulier, des milieux populaires72. L’article que le docteur Behrend écrit en 1846, et qui sera sans cesse repris, illustre parfaitement ce phénomène. Il s’intitule significativement : « Sur le crétinisme des grandes villes, ses causes et son analogie avec celui des Alpes ». Ses conclusions sont nettes :

« Il existe un crétinisme des grandes villes populeuses et encombrées, tout comme il y a un crétinisme des Alpes ; 2. le crétinisme des villes s’observe dans les carrefours, les habitations étroites, obscures, profondes, comme dans les gorges ou vallées étroites des montagnes […] 4. les causes sont une atmosphère étouffée, froide, humide, saturée d’influences pernicieuses ; l’absence des rayons solaires ; une chaleur insuffisante ; une nourriture peu substantielle […] la solitude et la privation de toute espèce de culture intellectuelle ; le manque de propreté […] 5. Toutes [sic] ces effluves pervertissent l’hématose, produisent une dyscrasie scrofuleuse, rachitique, anémique, et émoussent les sens faute d’exercice73. »

30Les conditions d’existence ici décrites sont d’abord les conditions de vie ouvrières. On passe donc des bas-fonds des vallées à un sens métaphorique de « bas-fonds ». Ce crétinisme met en jeu des conditions d’hygiène physique, liées au travail industriel et aux logements ouvriers en particulier. On sait que les années 1830-1840 sont marquées par l’explosion des études sur les conditions d’hygiène déplorables dans les fabriques et les logements ouvriers, en lien avec l’émergence de la question sociale et l’inquiétude d’un « étiolement de la race », d’une « détérioration croissante de la race » du fait du développement du capitalisme industriel, affirmés tant par les médecins hygiénistes que par les statistiques militaires. La « dégénérescence physique de la classe ouvrière » s’y trouve en outre rattachée à une dégénérescence intellectuelle et morale que médecins et publicistes expliquent par un manque d’éducation et aussi, souvent, par les conditions de travail des ouvriers qui les réduisent à l’état d’automates ou – littéralement – de crétins74. Cette dissémination du modèle du crétin, du fait des conditions physiques et morales d’existence liées à la misère et à l’industrie se retrouve partout. Ainsi, la Commission sarde en 1848 distingue entre un crétinisme endémique, associé à certains territoires, et un « crétinisme sporadique », qui « se présente plus fréquemment dans les villes anciennes, à rues étroites et obscures, à maisons élevées, où se trouvent accumulés un grand nombre de locataires, dont l’intérieur est peu accessible à la lumière et peu ventilé75 ».

31Cette distinction en rejoint une autre, établie par la Commission sarde, entre deux types de causes du crétinisme : des « causes locales, permanentes, peu susceptibles d’être écartées », qui échappent très largement au gouvernement et à la transformation. Ce sont des causes associées, en particulier, à la constitution géologique des sols. Et, d’autre part, des « causes sociales amovibles » liées aux habitations, aux mœurs, à l’hygiène, qui « peuvent être plus ou moins corrigées76 ». Autrement dit, des conditions sociales d’existence qui peuvent faire l’objet de transformation et de tout un investissement politique et social. C’est exactement cette même distinction que Morel met en avant, en particulier lors des débats qui l’opposent à l’archevêque de Chambéry, M^gr Billiet. Morel différencie deux types de causes du crétinisme : l’une, liée à certains sols, qu’il considère comme « prédisposante » et qu’il distingue nettement des « causes secondaires » fondamentales dans le développement effectif du crétinisme, lesquelles peuvent se retrouver indépendamment des sols. Il prend ainsi l’exemple de la ville de Rosières-aux-Salines, où il a mené une étude, pour montrer que, dans une même ville, le crétinisme ne se répartit pas de la même manière :

« Dans la partie bien habitée de Rosières, où les maisons sont vastes, aérées, occupées par la classe aisée, les manifestations du crétinisme sont un fait exceptionnel [… par contre] les enfants pauvres et négligés deviennent victimes du mauvais milieu physique et moral. […] Sur une population vivant sur le même terrain, exposé à la même cause essentielle, il existe deux classes bien distinctes d’individus dont les uns se développent normalement et les autres paraissent voués à la plus triste des dégénérescences de l’espèce77. »

32L’enjeu est ici considérable : ce que Morel met en avant, c’est donc tout un milieu physique et moral propre à certaines conditions d’existence (pauvreté, misère physique, morale et sociale), comme étant décisif dans la dégénérescence de l’espèce. Cette mise en avant va de pair, contrairement à ce que l’historiographie aime à répéter, avec un fort optimisme thérapeutique. Ces causes sont modifiables mais il faut agir pour cela au plus tôt dans la population : il faut agir au plus profond du corps social. Comme il l’écrit à propos de sa discussion sur le sujet du crétinisme avec M^gr Billiet :

« le seul point qui me distingue encore de M^gr l’archevêque de Chambéry, c’est que […] le savant prélat semble désespérer que les moyens prophylactiques et curatifs puissent être jamais assez puissants pour faire disparaître cette triste maladie […] il semble […] désespérer de la régénération complète des populations crétinisées78 ».

33Morel proclame au contraire sa « foi médicale » dans une prophylaxie fondée sur des moyens physiques et moraux : il croit « dans toute la sincérité de [s]es convictions que la cause première [c’est-à-dire l’influence du sol] peut être combattue dans ses conséquences par les moyens de l’ordre physique et moral79 ». Il va même beaucoup plus loin : il sera l’un des premiers à considérer que le crétinisme complet peut être soigné et à s’intéresser, dans ce cadre, à l’Institut de l’Aldenberg, centre de prise en charge du crétinisme fondé par le docteur Guggenbühl dans les années 1830. Et il sera surtout l’un des derniers à le défendre lorsque, à la fin des années 1850, on accusera Guggenbühl de charlatanerie80.

Conclusion

34Le trajet que nous avons parcouru nous semble important pour plusieurs raisons. D’abord, il permet de ressaisir la force de la question de la dégénérescence de l’espèce humaine entre la fin du xviii^e et le milieu du xix^e siècle, qui montre combien on aurait tort de l’associer, comme Pick le fait par exemple, à un « tournant » pessimiste marquant les années 1850-1860. Cette question s’inscrit dans le cadre d’une réflexion sur la manière dont de véritables races morbides sont susceptibles de se former et de diffuser au sein des populations, du fait d’altérations héréditaires liées à des conditions d’existence délétères, tant physiques que morales. Elle s’articule à la volonté, notamment des médecins hygiénistes, d’intervenir sur ces conditions qui sont présentées comme autant d’obstacles au progrès de l’espèce et à la réalisation de la nature humaine. Il faut noter toute l’ambivalence de ce message. D’un côté, il est porteur d’optimisme, dans la mesure où il affirme la plasticité des races et implique qu’en intervenant suffisamment en amont sur les facteurs de dégénérescence au sein de la société, on peut agir profondément sur les races et les améliorer. D’un autre côté, il érige un ensemble de troubles plus ou moins légers, d’inconduites et d’habitudes réputées malsaines, en menaces terribles puisque, à travers le maintien de ces conditions de vie et l’hérédité, elles sont susceptibles de dégrader radicalement l’espèce.

35Ensuite, l’un des intérêts de revenir à la racine de ces réflexions sur la dégénérescence est de souligner combien elles échappent à une série d’oppositions que l’historiographie tend à réifier, en adoptant une approche rétrospective qui étudie le thème de la dégénérescence au prisme de certaines de ses reprises des années 1870-1880. Loin d’être portée par les promoteurs d’un déterminisme organique et d’une approche fataliste mettant l’accent sur la seule hérédité biologique, la problématique de la dégénérescence fut largement élaborée par des auteurs qui s’opposaient au déterminisme organique et mettaient, au contraire, l’accent sur les causes morales, voire sur la religion, comme facteurs décisifs de dégénérescence et de régénération de l’espèce. Elle s’inscrivait par ailleurs dans une approche dynamique, fortement optimiste quant à la possibilité (et la nécessité) d’intervenir sur les milieux physiques et les conditions morales d’existence d’un ensemble de populations pour permettre le progrès de la famille humaine. Si, pour reprendre le titre d’un ouvrage collectif, la dégénérescence est bien « la face sombre du progrès81 », il faut l’entendre non pas au sens où elle serait simplement son antonyme, sous le mode pessimiste de la décadence et de l’épuisement ; ni uniquement son résultat, au sens où nombre d’auteurs « fin de siècle » ont pu présenter le pullulement des névroses et des dégénérés comme l’effet d’une civilisation artificielle ; mais bien au sens où elle en est l’ombre portée et le corrélat. Le projet visant à améliorer l’espèce et au développement de la civilisation fait apparaître un ensemble d’obstacles, de résidus, situés aux marges des foyers de la civilisation ou, on l’a vu avec les ouvriers, en son sein même, qu’il convient de réduire, et qui sont présentés comme autant de dégénérescences. Les peuples des marais et les crétins en fournissent deux illustrations paradigmatiques, qui se transposent, dès les années 1830-1840, pour décrire les classes dites « dangereuses » des grandes villes. La particularité et la force de l’ouvrage de Bénédict-Augustin Morel sont de proposer de ces dégénérescences une analyse globale et d’y intégrer les maladies mentales ainsi qu’une série d’états d’intoxication comme l’alcoolisme et, dans la suite de Buchez, de souligner l’importance des mécanismes d’hérédité morbide dans la formation de types physiques et moraux caractérisés. Mais son analyse se situe systématiquement à l’interface du physique et du moral, des conditions d’existence et des mécanismes héréditaires. Surtout, comme chez Buchez d’ailleurs, cette interaction n’est pas unidirectionnelle : le moral agit, en profondeur, sur le physique et, au travers de l’hérédité, produit littéralement des races.